Du plus loin que je m’en souvienne, je crois que j’ai toujours été
grande, même enfant. J’ai toujours apprécié ce fait, sans pour autant en prendre pleinement conscience. Aujourd’hui encore, je dépasse les autres femmes d’une tête, peut-être une et demi. Je ne dis pas que cela m’arrange, mais cette différence que j’ai aimée par le passé me semble plus compliquée à gérer de nos jours. Ma
carrure est un plus large que celle qui reste dans les domaines, qui ne font pas tant d’effort physique, qui se cache derrière les murs de la dernière forteresse de l’humanité.
Plus large, plus grande, je n’ai pour autant pas un poids dépassant la norme. Ma féminité n’est pas soulignée par une poitrine développée, bien au contraire, chaque sein doit tenir dans la paume d’une main. Moins douloureux pour mon dos, moins douloureux lors d’une quelconque course.
Ma taille n’est pas marquée ni soulignée par un quelconque corset, cela ne m’a jamais intéressée. Mourir étouffée très peu pour moi et puis avez-vous déjà essayé de porter une bête, de la découper avec la respiration difficile ?
Mes jambes sont longues, plutôt musclées par les nombreux pas que je fais chaque jour.
Mes fesses sont plutôt bombées, unique atout qui peut plaire et que je sais parfaitement utiliser pour attirer quelques regards. Quoi ? N’avez-vous jamais utilisé le moindre de vos charmes, vous ? Si nous continuons notre remontée, vous ne verrez
pas un ventre plat, non, j’ai la chance de pouvoir manger ce qui me plaît. Il y a de quoi agripper, tirer sur cette peau qui s’est vue déformer par une grossesse dont je ne me souviens même plus.
Arrivons-nous à ce qui vous intéresse le plus ? Allons, regardez-moi, un instant, regardez
mon visage. Je suis aussi
pâle qu’un cadavre, malgré le temps que je passe à l’extérieur. Je suis de celle qui ne prend aucune couleur, tout juste quelques rongeurs, suivi de quelques pelades, mais une peau hâlée ou même colorée par les rayons du soleil caressant la moindre parcelle de mon corps, même pas dans mes plus beaux songes.
Ma courbe de
mon nez est fine, son extrémité remonte légèrement pour dévoiler juste en dessous deux
lèvres inégales, mais d’une teinte plutôt rose/rouge. Celle supérieure est un brin plus épaisse que celle inférieure, certainement à cause des morsures de mes nombreux partenaires. Ne vous offusquez pas, allons, venez juste essayer, peut-être que cela vous plairez, non ?
Que reste-t-il ? Le plus beau, le plus doux,
ce regard gris, si pâle, trop pâle, signe de l’âme que je n’ai plus, que j’ai offert à notre véritable dieu : Etiol. L’ensemble est légèrement étiré, parsemé par de multitudes de
cils longs et fins qui battent en rythme en fonction de mes envies. Juste au-dessus se trouve cette broussaille de sourcils clairs, que je tente parfois de dessiner pour m’offrir un regard plus sévère.
Terminer cette description, enfin. Il ne me reste plus qu’à vous parler de cette
longue chevelure blonde, les mèches fines qui s’entremêlent facilement et l’ensemble que je remonte la plupart du temps.
Alors, avez-vous une belle image de moi maintenant ?
Qui suis-je, qui suis-je… Comme mes prénoms, je suis trois. Mes parents n’avaient cependant pas dû prévoir cet état de fait… Quoique. Devrais-je préciser qu’eux même étaient des adeptes de l’Etiol, précieux Etiol. Dieu tout puissant, unique et véritable dieu, renié par les siens, délaissés par les faibles et les ignorants, par ceux qui ne comprennent pas l’importance de la mort, de l’équilibre. Derrière un bien ne doit-il toujours pas avoir un mal ?
Non, bon peu importe. Qui suis-je, qui suis-je… Pour le plus grand nombre, je suis Amélise, douce Amélise, gentille Amélise. Oui, viens là petite bouchère, j’ai besoin de viande. Alors j’élève des animaux, des cochons, des chèvres, des chats, des chiens, tous se mangent,
tout peut se manger, non ? Non ça il ne faut pas le dire, shuuuuut. Alors je ne dis pas, je bats des cils, j’opine je dis ‘Oui messire’ ‘d’accord messire’ et je fais des prix, des tout petits prix, minuscules petits prix.
Je donne au temple, je donne à la veuve, je donne à l’orphelin et je dis ‘De nos jours, il faut s’entraîner, non ?’. Oui, tout le monde aime manger, tout le monde a besoin de manger, alors tout le monde a
besoin de moi.
Amélise donc, oui.
Gentille, calme, travailleuse, pauvre femme toute seule qui travaille durement, difficilement avec quelques aides extérieurs qu’elle paye grassement. On murmure même qu’elle aime se
promener nue. Elle ? Oui, moi. J’avoue que les vêtements et moi, cela n’a jamais fait bon ménage, déjà gamine j’aimais tout jeter par les fenêtres. J’aime me glisser dans
les couches des hommes mariés, j’aime réconforter l’épouse éplorée par la tromperie de son mari sans même imaginer que je suis la maîtresse. Avouez, oui avouez que c’est drôle, déposer une main sur l’épaule d’une femme, lui promettre de trouver cette drôlesse qui ose agripper la queue de son époux entre ses dents… En étant cette fameuse drôlesse. Aaaaah, ce que j’aime ça.
Amélise, oh, Amélise, commerçante, fermière, éleveuse, mais surtout bouchère ? Personne n’a jamais vu meilleure travailleuse de la viande et de la chaire.
Derrière Amélise se cache la merveilleuse
Roséa, celle qui au plus profond de sa cave, la véritable cave et non celle qu’on peut découvrir en descendant les petites marches, apprécie
décortiquer les corps, retirant la peau des Hommes. Boire et se baigner dans une cuve de sang, voire même pourquoi pas s’épancher ainsi avec un homme. Oh oui, Roséa aime ça, elle aime regarder les clients repartir avec les petits paquets contenant les morceaux d’humains, elle apprécie réellement quand Amélise répond :
‘tout est bon dans le cochon’. Parfois elle en cuisine, pour mieux camoufler l’ensemble, parfois elle en garde juste pour elle, rien de tel que quelques offrandes à l’étiol pour espérer voir la fameuse et lâcheuse Trinité l’accepter une nouvelle fois parmi eux.
Moi, moi, moi, je suis les deux facettes : Amélise et Roséa, je suis… Mélissandre aussi, mais elle m’ennuie Mélissandre,
trop sérieuse,
trop intelligente,
trop réfléchie,
trop calculatrice. C’est ce qu’il faut pour gérer les sans visages, gérer les p’tits oiseaux, mais bon… C’est embêtant, ennuyant de porter ce masque. Elle est négociante, Mélissandre, elle connaît dû monde Mélissandre, mais personne ne la connaît vraiment.
Fange, fange, fange, je l’aime bien la fange, vengeance des trois, vengeance d’Anür, sainte Anür, salope d’Anür. Moi je pense que c’est l’Etiol qui est responsable des
créatures, oui, j’aime les créatures. Purification de l’ensemble du peuple, je veux regarder tout le monde se faire manger… Et je mangerais même avec elle, peut-être que je serais un jour
fangeuse, oui, peut-être. Qu’Etiol m’accepte et me relève.
Alors qui suis-je, qui suis-je ? Tu me définirais comment toi ? Tu préfères rencontrer qui ? Peut-être qu’on devrait partager un repas ensemble, il paraît que c’est ainsi qu’un rendez-vous commence toujours ?
/!!!!\ Attention, mes mignons, je ne suis pas une de vos prêtresses soudoyant Anür ou rêvant de m'épancher dans des draps avec Rikni. Mon histoire est en adéquation avec l'Etiol, aussi fourbe, sadique et sanguinaire... Si tu as l'âme fragile, ne vas pas t'aventurer dans mes souvenirs... Qui sait ce que tu pourrais y trouver... /!!!!\
Bla-bla-bla fin de l’histoire. Quoi ? Ce n’est pas ça que tu veux entendre ? Ah oui, non, je dois parler de ma misérable petite vie, dois-je mettre de l’émotion, faire semblant de m’attrister, ou bien ça ira ? Ça ira, alors regarde. Replongeons-nous ensemble dans les méandres de mes souvenirs. N’imagine pas voir un bébé, ou une gamine, qu’est-ce que tu crois, que je me souviens de tout ça ? Non. Pas vraiment.
◈
Année 1149 – 8 ans
- « Amélise, tu peux mettre la table ? »
- «
Encoooooooooooooooore »
- « Dépêche-toi, c’est prêt et n’oublie pas de remonter ton lapin, c’est le grand jour pour lui.»
Toujours la même histoire, toujours oui. Descendre les marches, ouvrir la trappe dans la cave presque invisible à l’œil nu, déclencher le mécanisme, descendre l’échelle, arriver dans l’obscurité, allumer une bougie et observer les différents corps qui sont là. J’ai compris que ce n’était pas normal lorsque j’ai amené Éléonore ici et que son corps est juste là maintenant à atteindre d’être cuisiné, son sang goutte encore sur le sol, l’imprégnant de cette manière ineffaçable. Je lâche un soupir, place mes mains sur les lèvres, sur mon nez, l’odeur est désagréable et me donne souvent envie de vomir. J’attrape un lapin bien vivant, celui que j’ai élevé sagement depuis plusieurs mois, je l’ai trouvé et maman m’a promis que j’allais pouvoir le garder. Aujourd’hui, comme j’ai 8 ans, j’ai le droit de l’amener dans ma chambre. Je n’ai pas encore de prénom, mais je vais en trouver un, peut-être que Éléonore lui ira bien.
- «
Shuuut viens la petite boule de poil. On va être ami, toi et moi, tu veux bien ? Oui ? »
Il se retrouve dans mes bras, son petit nez gigote drôlement et ses moustaches viennent effleurer mon poignet, ça me chatouille, ça me fait rire. Éléonore, oui elle aussi elle me faisait rire. Éléonore, c’est décidé. Je le bloque dans mon haut, de façon à ce qu’il ne tombe pas, sa petite tête vient ressortir au niveau de mon cou et ses griffures lacèrent involontairement ma peau, ça me fait mal, mais je lui pardonne. Je me relève, esquive les corps qui pendent juste là, me grogne dans un pied qui était juste à mon niveau avant de remonter l’échelle pour refermer la trappe et mettre la table. Jamais être en retard. Jamais.
- « Amélise, tu as ton lapin ? »
- «
Oui, elle s’appelle… »
- « Donne. »
Je penche légèrement la tête, sors Éléonore de mon haut, doucement, lentement, j’enfouis mon nez dans sa fourrure toute douce avant de la montrer à maman. Elle est belle Éléonore, tellement belle. C’est un couinement, puis du sang, je me suis mise à hurler si fort, si fort, que je crois que j’ai manqué de m’effondrer.
- « Comment elle s’appelle ? »
- «
Elé…Elé…EléOOOnore » que je sanglote
- « Elle sera ton premier sacrifie pour Etiol, tiens, badigeonne-toi du sang sur le visage, lave-toi les mains et viens manger. »
◈
Année 1153 – 12 ans
- « Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? »
- «
Un corps est un corps, ce n’est pas que l’enveloppe de l’âme. »
- « Exactement, donc tu vas récupérer avec ton père les cadavres, fin de la discussion. »
Ouais, c’est ça, fin de la discussion. Éléonore, on ne lui a pas demandé son avis de savoir si son corps pouvait être libéré de son âme pour l’offrir à Etiol. Eux non plus là-bas, on ne leur a pas demandé leur avis. Fais chier. Je monte dans la charrette en pleine nuit, le regard fatigué et un masque trop grand pour moi sur le visage. J’ai jamais réellement compris pourquoi on devait faire tout ça, c’est vrai quoi. Pourquoi je n’avais pas pu être élevé par la voisine, elle élève ses enfants normalement elle. Fais chier. Me laissant secouer par les vas et vient des roues s’empourprant dans les marais, je reste silencieuse, sentant le regard de cet homme qui de mémoire a dû m’adresser trois fois la parole depuis que je suis née.
- « Pourquoi tu boudes ? » Ah. Quatre.
- «
On est obligé de faire ça ? »
- « On est les représentants des sans visage, on exploite des informations et protège nos alliés. On est obligé de faire ça. »
Fin de la discussion, je connais le refrain, même pas besoin d’être barde pour ça. On arrive, il fait si sombre, j’ai le masque sur la tête, la capuche trop grande pour moi, je saute dans la boue, m’enlise sans le voir. Alors on se met à charger les corps, la multitude de corps, sans dire un mot, puis on rentre. Le soir même l’ensemble est découpé. Il n’a jamais voulu me dire à quoi ça servait tout ça. De la bonne nourriture pour cochons, ouais tu parles, ils vont finir par exploser nos cochons. Moi je suis montée me coucher dans ma couche, en passant par l’étape prière pour Etiol. Je peux pas m’empêcher de me demander si il est vraiment bien Etiol… Au temple, on arrête pas de me dire que Anür, Serus et Rikni sont les seuls… Je ne comprends pas, elle a l’air si douce Anür, si douce…
◈
Année 1155 – 14 ans
- « Bon appétit »
Je viens de déposer mes fesses sur la chaise, silencieuse. J’ai des cernes importantes sous les yeux et je ne peux m’empêcher de dévisager ceux qui n’ont de cesse de prier ce Dieu que je ne peux plus voir en peinture. Je laisse mes doigts s’enrouler autour de la cuillère avant de tendre mon récipient dans un geste presque las. À quoi bon faire semblant. Ma famille est dingue. Je l’ai compris –enfin lorsqu’Amandine m’a invitée chez elle. Tout le monde prie la trinité, tout le monde sauf nous, nous et les autres inconscients qu’on voit de temps en temps. Je laisse un soupir bruyant s’échapper de mes lèvres. Je rêve d’une vie normale chaque nuit, j’en rêve ouais, mais putain je sais que ça n’arrivera jamais. Mes parents s’occupent de mort, de putain de mort et…
- « Donne-moi ta gamelle mon trésor »
- «
Il dure beaucoup de temps nos cochons, j’ai encore compté ce matin, il n’en manque pas un. »
- « Parce que ce n’est pas du cochon, ma chérie, ça te suffit ? »
Je pose le tout devant moi, tournant la cuillère dans le potage dont les copieux morceaux de viande viennent flotter à la surface. Ça a toujours été notre chance, ça, l’unique. Être éleveur, ça permet d’avoir ce que tout le monde convoite, de la bonne nourriture. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle ne m’a pas dit qu’elle avait tué une autre bestiole, ce n’est pas comme si j’ignorais que notre deuxième cave y avait des corps et que les corps servaient à nourrir nos braves cochons.
- «
Tant mieux, je me suis attachée à Groin, c’est notre dernier petit et… »
- « Ce n’est pas Groin, mon poussin. Mange ton assiette ça va être froid »
Je déteste quand elle fait la mère complètement normale. Nianiania mon poussin, mon canard, ma chérie, mon trésor. Putain de famille. La journée était déjà suffisamment merdique comme ça, faut qu’elle en rajoute avec des petits mots doux. J’ai déjà dû me taper l’ensemble des corvées de la ferme, plus une éducation sur des dieux que je n’ai pas le droit d’aborder à la maison. Merde putain. De rage, je porte l’ensemble à mes lèvres, de rage, je me dépêche de manger. Elle a dû changer quelques plantes, ça donne plus de goût, m’enfin pour moi ça a le même goût que le cochon qu’on mange tout le temps.
- «
C’est quoi si ce n'est pas du cochon, vous avez tuéq quoi comme bestiole ? »
- « Gertrude, tu sais, la voisine vivant à Usson, elle avait un contrat, un homme est venu déposer le corps ce matin. »
J’ai vomi, j’ai hurlé, j’ai crié, j’ai tout jeté et je me suis enfermée dans ma chambre. Je crois que j’ai passé plus de sept jours à me faire vomir, jusqu’à ce plus rien n’accepte de sortir.
◈
Quoi ? Allons, il ne faut pas être choqué, avec le recul, je me dis que c’est plutôt bien joué, franchement ? Si j’ai des enfants, je ferais exactement la même chose, je payerais très cher juste pour pouvoir observer ma tête de l’extérieur le jour de cette révélation, franchement. Allez, ne faites pas vos dérangés, on a tous nos p’tits secrets de famille non ? Puis bon, faut bien comprendre à cette époque, moi je vivais normalement… Ouais ‘fin si on fait abstraction d’Etiol, des p’tits sacrifices et de l’étrange décoration de notre deuxième cave. Hormis ça, dites-vous bien que ma vie était normale, je sortais avec mes amis, j’avais des règles… C’était un peu différent que ceux des voisins, mais franchement, hein, on ne choisit pas sa famille !
◈
Année 1158 – 17 ans
- «
Tu promets ? »
- « Je te promets Amélise, c’est un repas tout ce qu’il y a de plus normal. Tu l’apprécies vraiment hein ? »
- «
Oui, rien d’étrange hein, tu me promets ? »
- « Amélise pour qui tu me prends ? »
Armand, c’est un ami, un ami que j’apprécie, il habitude dans un village voisin, Genevrey, je crois, oui ça doit être ça. Il vient pour la première fois manger à la maison, c’est la première personne qui vient manger à la maison d’ailleurs. Je l’apprécie, il me fait sentir normale, il me fait rire. Je crois que je vais partir avec lui ouais, laisser derrière moi tout le reste, absolument tout le reste. Plus d’Etiol, plus de cadavres, plus de réunions des sans visage, ouais, la normalité enfin. Mais je ne pouvais pas faire ça, sans un dernier au revoir à mes parents ? Ça reste ma famille, la seule et l’unique alors bon… C’est Armand qui a eu l’idée de ce repas, je n’ai pas vraiment osé lui parler des petits secrets de notre famille. Enfin, on frappe c’est lui, allons-y. J’observe de loin, je suis plutôt surprise, tout ce passe bien, ça sent horriblement bon dans la pièce, on s’installe à table, on commence à manger et… Je sombre.
J’ai mal à la tête, je ne comprends pas trop ce qui vient de se passer. Ça me lance un peu de partout. Je sens un truc battre fort dans mon torse, si fort, tellement fort. Ma bouche est pâteuse et mes yeux semblent avoir quelques difficultés à s’acclimater. Puis je reconnais l’endroit : la cave. La vrai cave, qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce ? C’est mon cri que j’ai entendu ? Réellement ? Ce corps allongé là, juste là ? Non… NON NON NON NON. Je me suis précipitée, je l’ai serré contre moi, si fort, si fort, si fort oui.
- «
Debout Armand, debout, s’il te plaît… »
Je n’ai pas eu de réponse, non, jamais… C’est son sang qu’il y a sur mes doigts, que je sens imbiber ma peau découverte de tout morceau de tissu. J’ai beau pleurer, hurler, il ne se réveil pas, il ne se réveil pas non. Combien de temps je suis restée là, contre lui à supplier n’importe quelle putain de dieux de me venir en aide ? Combien de jours ? Et puis la trappe à fini par s’ouvrir.
- « Si tu as faim mon poussin, ou soif, ton repas est juste devant toi. »
- «
SALOPE »
- « On ne parle pas comme ça à sa mère Amélise, Roséa, Mélissandre. Soit tu te nourris, soit tu meurs. Manger ou être manger il faut choisir. »
Combien de temps encore ? Combien de putains de temps ? Je sais plus, je crois, je sais plus. Je me suis mise à prier Etiol si fortement, à haïr si fortement, à me détester, détester mes parents, l’ordre. Je voulais juste mourir et pourtant, pourtant ouais, après un temps qui m’avait paru une éternité, j’avais fini par piocher directement dans se ventre ouvert pour manger. Vivre ou mourir hein ? J’avais choisi. Mais je venais de renaître aussi, complètement.
◈
Je vous passe le restant de cette petite vie qui venait de partir en fumée, ouin, ouin que j’étais triste. Je me souviens plus réellement de tout ça, je sais juste qu’elle a fini par m’ouvrir après plus d’un an, me forçant à m’alimenter des corps, à dépiauter l’ensemble. J’avais le droit qu’à ça, du sang et des humains. Bon appétit bien sûr. Savez-vous combien de fois j’ai vomi ? Combien de fois j’ai léché mon vomi sécher sur le sol tellement que j’avais faim, tellement que j’avais soif ? Mais ça m’a renforcée, ça a fait de moi celle que j’étais. Ça m’a permis de m’éditer ma vengeance de laisser Etiol venir à moi, de le comprendre, de l’écouter. Il me parlait ouais, ouais, ouais, il me parlait chaque nuit, matin, journée, je n’en sais rien il faisait tout le temps sombre dans cette cave. J’ai appris à en connaître le moindre recoin, le moindre petit recoin. Et puis un jour, un jour POUF j’étais libre. Je pouvais sortir, marcher, participer aux réunions des sans visage, j’étais là, eux aussi, mais j’étais trop faible, trop seule pour m’occuper d’eux, non, beaucoup trop faible. Alors j’ai attendu, attendu, attendu le bon moment. La patience, oui, la patience, j’étais devenue une prédatrice et j’avais ma proie chaque jour juste devant moi.
J’avais ma petite habitude vous savez, je m’abandonnais dans les draps des hommes, mariés de préférence, ça m’évite l’attachement et puis ça me permet de m’arranger pour toujours laisser un petit dessous… C’était tellement bon, tellement drôle d’observer de loin la réaction de l’épouse bafouée… Pauvre petite mignonne, le mari si parfait, si fidèle, si bon, si doux… Ceux-là, ça a toujours été mes préférés, ceux qui disent non au début, non la deuxième fois, la troisième fois et qui t’entraîne dans ta couche pour te refaire l’arrière fessier. Oui, parce que ça, c’est bon pour les maîtresses pas vraies ? Ouais, les maîtresses si elles boitent pendant des jours, aucun problème, mais alors les officielles, non, non, il ne faut pas, surtout pas… Et puis un jour, un jour, j’ai eu l’occasion de me venger, oui… de me venger.
◈
Année 1162 – 21 ans
J’avais attendu qu’arrive ce fameux jour depuis si longtemps, tellement longtemps. On ne s’attaque pas à des sans visage comme ça, j’avais eu le temps de l’apprendre. Savez-vous ce que ça fait de vous lever chaque jour durant trois longues années devant ceux que vous rêvez de voir sombrer ? Moi je sais et croyez-moi, je souhaite offrir ce sentiment à qui le veut bien. Ils m’avaient tout pris, j’allais tout prendre, mais avant ça, j’avais dû apprendre. Mettre mon masque, assister aux réunions, me faire connaître, influencer sur les informations, avoir mes propres petits oiseaux, mes petites langues pendues que je sais flatter au besoin. Pas moi, non pas moi évidemment, shuuuuut. Le corbeau. Chez nous, nous avons tous un masque représentant un animal, ma famille à le corbeau depuis des générations. On fait partie des fondateurs, alors, ne soyez pas surpris de l’attente. C’est en évoluant auprès de nos proies qu’on devient un meilleur chasseur. J’allais prendre leur place si précieuse, j’avais récupéré les contacts, on connaissait ma voix, ma silhouette, à présent, je pouvais aisément prendre cette place qui me revenait, qui m’appartenait, oui elle était mienne à moi, juste à moi, rien qu’à moi. J’avais attendu qu’ils partent en plein milieu de la nuit récupérer les corps à l’endroit habituel, j’étais descendue dans la précieuse cave, jolie petite cave, je m’étais badigeonnée du sang des morts avant de me mettre à hurler aussi fort que possible, j’étais sortie dans la rue là, juste là, gémissante, agonisante. Terriblement pitoyable, pauvre petite chose fragile.
- «
Aidez-moi » hurlais-je «
Aidez-moi » suppliais-je «
Par la trinité venez-moi en aide » enchaînais-je
Me précipitant jusqu’à la caserne j’avais frappé tellement fort et là, là j’avais joué mon plus rôle. Celui de toute une vie, de toute ma vie. Comprenez bien, moi pauvre petite jeune fille, encore pure, innocente, vierge. Je venais de trouver dans ma cave –la vrai celle où je venais tout juste de remonter les corps de notre petit et charmant secret-. J’accusais mes parents, qui venaient de repartir en plein milieu de la nuit, suppliante, terrifiée, m’accrochant au bras de ce charmant homme d’armes, battant des cils pour évacuer les larmes.
- «
Ils vont me tuer moi aussi, ils vont revenir, ils vont revenir»
Et ce fut le début de la fin, le commencement, le vrai commencement. La force armée s’était rendu à mon domicile avait observé l’ensemble des corps démembrés, bons nombres avaient vomis, pauvre petite âme peut habituer. Qu’Etiol vous garde mes petits, oui, il vous aidera à trouver la force dans la plus sombre des obscurités. Les pauvres bougres étaient arrivés presque au même moment, à peine un pied-à-terre qu’ils se faisaient emmener puis pendre au petit matin. J’étais là ce jour-là, juste devant, observant, détaillant, savourant pleinement ce moment. Je passais pour la pauvre petite chose et eux, enfin pour ce qu’ils étaient réellement, des monstres, des horribles monstres. Je récupérai tout, l’ordre, la ferme, la liberté et eux… Plus rien, envolé, fini, disparu.
◈
Année 1164 à aujourd'hui (1166)
Ma vie fut plus calme ensuite, j’ai dû reconstruire, touuut reconstruire, mais j’avais perdu le goût de vivre, mon objectif. Le jeu venait de se terminer, j’avais absolument tout ce que je pouvais désirer. Une ferme, une liberté, une influence. Je m’ennuyais, ouais, atrocement, douloureusement. Je poursuivais les habitudes, les corps, j’avais bien essayé de manger autre chose que de l’humain, mais franchement… Alors, j’ai voulu mettre un peu de piquant, un peu de folie, je me suis mise à offrir de la viande au clergé, ouais, de la viande humaine, gratuitement là. Un p’tit don pour aider ceux qui en ont besoin et vous savez quoi ? Ils n’ont rien vu, absolument rien ! Que la Trinité me protège, me garde et tout le tralala, les idiots, les putains d’idiots. Alors j’ai continué, ouais, mais je n’avais pas suffisamment de corps, j’ai dû ralentir sur les dons et l’ennui et de nouveau venue me chatouiller.
J’avais fini par réussir, absolument tout, l’ordre fonctionnait bien, on avait des influences partout, aucune information ne passait au travers de nos filets. Les assassins venaient à nous pour se débarrasser des restes encombrants, les p’tits brigands aussi, ma vie était d’un ennui mortel que même Etiol devait trouver pitoyable. Et puis, il y a eu cette folle rumeur, cet imprévu, cette incompréhension… Et vous savez quoi ? J’y ai cru, j’y ai cru, mais j’ai voulu voir tout sombrer de mes propres yeux. Rompre l’ennui, j’ai attendu, attendu, attendu, attendu, jusqu’à les petits oiseaux donnent de moins en moins signe de vie et là, seulement là je suis partie.
Ce fut un véritable massacre, une fin tragique. C’est en arrivant à Marbrume que je compris mon erreur, à trop chasser l’ennuie je venais de tout perdre, absolument tout. POUF. Ça ne m’a pas fait rire, croyez-moi, vraiment pas. Les gens arrivaient par centaines, on s’entassait, ça puait la mort, la chair. On me décrivait les monstres comme des humains, des humains sans conscience assoiffée de viande. Un peu comme moi quoi, non ? Bon je n’avais jamais osé dire ça. Avec mes quelques économies emportées, je me suis réinstallée dans Marbrume, je n’avais plus de petits oiseaux, plus d’informations, plus rien. Quoi qu’il faille positiver ouais, des corps, j’en avais juste devant ma putain de porte dans les bas quartiers. Alors quoi ? Non allez, faites pas comme-ci vous ne me voyez pas venir ? J’ai fait ce que je savais faire : vendre de la viande. J’ai ramassé les morts, j’ai découpé et je vendais tout ça calmement, j’ai pu me refaire de l’argent, des échanges et au revoir le bas quartier pour les quartiers un peu plus fréquenté. Dans les égouts, j’ai retrouvé des miens, alors j’ai fait courir le bruit que les sans visage étaient encore envie, que la secte des marais aussi. Mais je n’ai jamais eu de retour.
Mon Labret me manquait, les créatures m’effrayaient, mais n’allez surtout pas le répéter. Elles sont comme moi finalement, les monstruosités… Comme moi, bon ok, quand le Labret a été repris, qu’ont accusé les sectaires, ça m’a fait rire ? C’est nous les dangers, alors que c’est notre brave petit Duc qui s’amuse à fermer les portes ? Ahahah, non, vraiment, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, c’était fou. L’affaire Sarosse, la fameuse, avec des hurlements des amis et familles de l’autre côté des remparts. Elles ont tout bouffé, la fange j’veux dire, dans des bruits horribles, dégueulasses, violents, raaah si j’avais des ongles et des dents aussi efficaces, je passerais moins de temps à tout retirer et tout charcuter, j’vous le dis-moi. Ça m’a fascinée, réellement. Enfin tout ça pour dire que parce que monsieur a failli rejoindre sa si précieuse Anür, qu’il nous accuse nous ? Les adeptes d’Etiol, qu’il crève, on l’emportera avec nous, il viendra faire errer son âme, se fera malmener si fort que même si son derrière était passé dans la couche d’un mari infidèle qu’il marcherait encore droit.
Je suis retournée au Labret, j’ai du tout reconstruire, en évitant d’y laisser ma vie. Plus j’observais les créatures, plus j’avais la sensation qu’elle n’était que le fruit d’Etiol. Qui d’autre que lui aurait pu envoyer des bêtes nous ressemblant si fortement ? Ça ne pouvait être que ça, on devait juste comprendre comment nous faire reconnaître de cet allié de taille. Un an à tout reconstruire, une année entière et puis peu à peu j’ai retrouvé des petits oiseaux, peu à peu les réunions ont repris et les sans visage survivant sont revenus, avec mes liens j’ai récupéré des bêtes, cochons, vaches, poules, tout, absolument tout. En plus petite quantité évidemment, mais tout quand même…. Et puis quoi ? La reconstruction commence bien par quelque part non ?
J’ai pu refaire des dons avec les corps que je récupérai de nouveau et puis un jour, j’ai dérapé. Ivre, j’avais fini par me marier, l’homme m’avait sautée toute la nuit, sans même s’apercevoir que c’était l’ennui mortel, ouais… Je sais, j’ai dit que j’aimais les hommes mariés, oui, mais pas le mien du coup, c’est ça la subtilité. Du coup j’ai dérapé, complètement, je l’ai tué, je n’ai pas fait exprès ce n’était pas de ma faute, il m’a dit qu’il m’aimait vous comprenez ?
Je l’ai dépiauté et je l’ai offert au clergé le lendemain. Qu’Anür me protège, ahah, ouais ou qu’elle s’achète des nouveaux yeux, parce que c’est mes petits protégés, ils ne se rendent même pas compte qu’ils se bouffent entre eux. Puis j’ai repris une routine, une routine qui est bien loin de ma haute influente. Je commence à pouvoir aller au marché de Marbrume, ma fermette n’est pas à son meilleur jour, mais les réparations avance, l’ordre est presque remonté. Et maintenant ? Bah on avance et vous alors ? Quand est-ce que vous venez me rencontrer ? Allez, j’suis pas comme ça, j’vous offre même le dîner.