La famille Lupin était installée dans les bas-fonds du Goulot depuis des générations. Quand Alcide naquit il y trente-trois ans de cela, son père, nommé Ruggieri, était le néophyte d'une bande locale versée dans le recel de malfaiteur et le trafic d'informations. On disait même, dans le secret du milieu, qu'ils magouillaient avec les loqueteux de Sitry ; c'est dire comme ils soignaient leurs fréquentations. Sa mère, appelée Béatrice, était quant à elle issue du Labourg. Une pauvrette de mauvaise vie qui, bien naïve, avait cru à toutes ces belles promesses d'un avenir radieux, tombant en pâmoison devant les charmes du bandit. Classique. Elle accepta de lui faire un enfant et, pauvre cruche, fut pratiquement la seule à s'étonner du comportement de son compagnon, puisqu'il lui démontrait, tout compte fait, qu'il avait d'autres préoccupations cent fois - mille fois,- plus intéressantes que de s'occuper d'un mioche. Boulot. Boulot. Boulot... Boulot.
Ruggieri, c'était le mal incarné. Propre sur lui, les mèches plaquées en arrière, une gueule de rebelle sans cause. On ne pouvait pas dire non plus qu'il était ivrogne, même s'il aimait picoler, ni qu'il s'agissait d'un attardé. Non. C'était le mal, simplement parce qu'il était de nature malveillante. Un homme malsain et particulièrement violent, à la prestance lourde et intimidante ; une terreur. Mais bizarrement, malgré le fait qu'au moins toute la ruelle craignait cet homme, on savait pourtant que son gamin était suffisamment frappé pour l'insulter. Petit déjà, c'était le premier à donner les coups de pieds aux autres enfants, toujours en colère, les poings serrés, la mâchoire crispée quand son père lui affligeait l’œil de l'ombre d'un coquard. Et puis, ce regard assassin qu'il posait sur son paternel en disait long sur son quotidien. Pas plus haut que trois pommes, il savait déjà ce que signifiait les lamentations, les hurlements, les cris poussés par sa mère que lui soufflait l’entrebâillement de leur chambre à coucher.
Alcide voyait prématurément clair... Leurs repas donnaient lieux à ces temps suspendus où le fils dévisageait son père, le jaugeant un instant, le regard défiant tout d'abord, les traits de son visage se décomposant soudain lorsque Ruggieri soulevait sa main en guise d'ultime avertissement ; la promesse d'une gifle dont il se souviendrait longtemps... Enfin, les coups étaient douloureux, c'est vrai, mais c'était pas vraiment le pire. Non. Le pire c'était quand il l'enfermait dehors. Et dans le dédale du Goulot, il n'y avait pas de mot pour décrire - ainsi seul et livré à la nuit, à la prédation d'autrui,- ce qu'il lui avait été donné de voir. Ou ce qu'il n'avait pas déjà vu...
Heureusement qu'il y avait Rhys, la fille du couple voisin. L'enseigne suspendue qui pivotait devant leur porte indiquait
La Pomme Rouge, sorte de Lupanar miteux dont la façade décorée d'érubescentes lanternes n'avait pas besoin qu'on en fasse un dessin pour savoir quel genre de cabrioles on y faisait. Sa ribaude de mère en était la maquerelle, tandis que son paternel ne faisait plus qu'un avec la caisse. Sous les râles d'extases étouffés dans les alcôves, c'était un endroit où tout le monde devenait paradoxalement plus vache. C'est-à-dire que les hostilités particulières et collectives duraient, interminables, saugrenues, entre les clients et l'administration, et puis entre cette dernière et les soldats, et puis entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis encore de tous contre la pègre et enfin la pègre entre eux. Ainsi, les rares qui échappaient à la fièvre, à la faim, à la soif, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de clients finissaient par en crever sur place ; empoisonnés d'eux-mêmes, comme des scorpions... C'était ça que Rhys fuyait, se cachant derrière Alcide, lui-même caché derrière chaque mauvais coups lorsque tous deux vagabondaient dans le Goulot en quête de petits larcins.
Et puis plus tard, plus grands, plus âgés, dépassant la petite vingtaine comme s'ils avaient mis de l'entrain à vieillir, vint le jour où ils s'approchèrent l'un de l'autre. Mais ils étaient tant pressés de vivre que malhabiles, qu'Alcide s'y était prit comme un cornichon, et Rhys comme une godiche, mais était-ce vraiment de leur faute si leurs parents ne leur avaient inculqués ni art, ni manières ? Peut-être même bien qu'ils pensaient que des enfants s'élevaient tout seuls, par la Force des Trois ?
Enfin, les années passèrent non sans tumultes puisqu'ils furent embarquer dans la bande au Père Lupin. Parmi les nouveaux receleurs et cambrioleurs, on avait à présent le fils et sa concubine qui, sous un ciel nocturne, avaient pour récente habitude de déambuler sur les toits de Marbrume. Ce n'était pas rare de les y voir s'attarder, l'instant d'un tête à tête. Au pire, il s'y arrêtaient pour adresser quelques bras d'honneur aux soldats... Ah, les damnés du Royaume d'un côté, les Autorités de l'autre, tous, au fond, n'avaient qu'une idée en tête : devenir riches et le demeurer. C'était du pareil au même, l'envers valait l'endroit, la même monnaie, la même pièce, et dans les cœurs aucune différence. Tout pour le buffet.
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Année 1164. Tout ce qui ne mentait pas était honni, traqué, chassé, vomis de haut, haï à mort. C'était le secret que cachait le Peuple du haut comme du bas pour s'épargner la Panique, car le Royaume pourrissait d'Ouest en Est, dévoré jour par jour, de plus en plus sauvagement. Et puis on déploraient les morts, d'abord les cousins éloignés, et puis les proches, par dizaine, puis par centaine. L'angoisse commençaient à gagner les esprits ; on dénichait dans la nuit çà et là des quarts d'heure qui ressemblaient à l'adorable temps de paix, où tout était bénin, où rien au fond ne tirait à conséquence. Un velours vivant, ce temps de paix, où Rhys et Alcide officialisaient leur union devant Rikni, se promettant que dans la tourmente jamais ils ne s'abandonneraient. Mais très vite les nuits, elles aussi, à leur tour, furent traquées sans merci. Il fallut faire encore travailler sa fatigue, souffrir un petit supplément, rien que survivre à la famine. Jusqu'à ce jours où, dans la cité de Marbrume, les rumeurs se confirmaient... On parlait des remous dans l'eau, de la bouse qui s'agitait... Arrivait alors l'inexorable marche, celle d'innommables créatures qui croupissaient dans la bourbe. Aux alentours des remparts, à l’horizon, une chasse à l'homme retentissait des râles bestiaux éructés à la nuit par des ombres scélérates surgissant des marécages. Sans s'annoncer, elles rôdaient. Puis tuaient à tour de bras.
Le père Lupin, lui, voyait l'opportunité d’accroître ses combines en profitant du chaos qu'avaient générés l'apparition des fangeux, sonnant l'heure du Pillage. Réduit à l'état de charognards déferlant sur des villages abandonné à la Fange, le jeune couple se demandait comment le lendemain ils trouveraient assez de forces pour continuer à faire ce qu'ils faisait la veille. Ces milles projets qui n'aboutissaient à rien. Ces tentatives pour sortir de l'accablante nécessité ; tentatives qui toujours avortaient, peinant à se convaincre une fois de plus que leur destin était surmontable, qu'il fallait retomber en bas de la muraille chaque soir, sous l'angoisse de ces lendemains toujours plus sordides. C'était le grand ravage, la désolation et les périls qui, tout autour, les menaçaient du pire... Et le pire ne se fit pas attendre, emportant Rhys dans une vague de griffes, de crocs, jusqu'à s'évanouir au loin dans le paysage forestier, volatilisée, dissoute ! Alcide hurlait pour chacun des appels de détresse qu'elle lâchait encore dans la brume, tâchant de suivre sa voix, tranchant dans la flore des heures durant pour se fabriquer un chemin, mais s'écroula genoux à terre, soudain dépossédé de toute force vitale, accablé par le cauchemar. Confronté à sa propre impuissance, gagné par l'épuisement, il n'eut plus assez de musique en lui pour faire danser l'espoir.
Derrière lui, un charnier. Il n'y avait plus de Rhys. Plus de sens. Pas plus qu'il n'y avait d'Alcide. Il n'y avait qu'un corps qui se soulevait droit sur ses pieds, animé par on ne savait quel démon, le pantin d'un chaos sans nom où s'entremêlait violences et déchéances, pulsions et cruauté. Brûlant d'une Colère ardente quand il abattait sa lame sur ces poisseux poursuivants, délestant un énième corps de sa tête en un puissant revers, puis tranchant os et ligaments musculeux d'une jambe qui s'était révélée bien trop tendre. Il désirait savourer la géhenne que provoquait sa rage, le Juste incendie. Elle était belle, cette frénésie qu'avait provoqué ses tourments, presque autant qu'elle le rendait vivant. Elle lui disait que ses bottes n'étaient pas faites pour marcher, mais bien faites pour écraser. Elle lui disait qu'il était bon de leur broyer la gorge sous ses semelles, de leur exploser la mâchoire sous son poing. Elle le conduisait à la barbarie, et IL A JOUI de cela. Elle lui susurrait à l'oreille, sa fureur, qu'il était fait d'un même brasier dévorant, que son âme n'était pas si différente des leurs. Que dans les extrêmes qui conduisaient ses révoltes, Alcide et les créatures se comprenaient alors...
Déterminé dans ses recherches, ainsi lancé sur la piste du corps de son épouse, Alcide devait pourtant se rendre à l'évidence. Le fléau qui s'abattait sur le Royaume n'était pas à prendre à la légère, et devait tôt ou tard retourner sur ses pas. Toujours coincé à l'extérieur des murs, il rassembla tout le matériel qu'il pu trouver sur place, dépouillant les maisons abandonnées qu'il croisait, aussi discrètement que possible pour se rendre indétectable aux mille yeux de la horde macabre. Une fois confronté à sa nouvelle réalité, toute possibilité de lâcheté devenait une magnifique espérance à qui s’y connaissait. C’était son avis. Il ne fallait jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d’un massacre dont on était l’objet. Y échapper suffisait au sage... Alors paré pour le camouflage, la chasse et le combat, à cet instant il avait tout du survivant qui maraudait, parcourant les bois, tapis dans les buissons.
Quand il parvint à Marbrume, seul et en lambeaux, Alcide ne croyait plus d'emblée au malheur des Hommes. Il leur demandait seulement s'ils pouvaient encore dormir. Si oui, c'est que tout allait bien. Il ne fermait plus l’œil, lui. Alcide avait perdu l'habitude de cette confiance, celle qu'il faut avoir pour s'endormir complètement... Il ne s'en remettait pas, impossible pour lui de faire son deuil tant Rhys occupait son esprit. Parfois, il se réveillait en sursaut, pensant entendre sa voix, qu'elle rentrait enfin, mais... c'était juste un courant d'air qui sifflait sous sa porte. Le vide, partout autour de lui. Le reste n'avait plus d'importance, plus rien n'existait, pas même les liens qu'il avait pu tisser jadis dans le Goulot. Alcide occultait tout, surtout les siens, se condamnant à l'isolement. Au néant. A la paix.
Contre toute attente, alors qu'il se laissait peu à peu mourir, ce fut la Milice qui le sorti de sa torpeur. Il s'agissait de cette directive en particulier, stipulant que les femmes pouvaient dorénavant intégrer les rangs. Les jours passant, l'idée même qu'une femme se fasse engloutir à sa place commençait à lui triturer les méninges. Et pourquoi les sacrifiait-on pendant que lui plongeait dans l'inertie ? N'était-ce pas dans sa nature, celle que lui avait donné Sérus, d'offrir sa vie pour que puisse persister à travers le temps les femmes et les enfants ? Les femmes, c'était comme Rhys, c'était la vie ; on ne les envoyait pas à la mort... Sans vraiment y croire, lui qui n'avait plus d'inspiration, plus même d’ambition, le jeune homme fit mécaniquement son paquetage, jetant un rapide coup d’œil au tranchant de sa lame avant de la glisser dans son fourreau. Direction le bureau de recrutement ; il s'engageait.
La Milice... Rares étaient les fois où, tous, Alcide comme les autres, ne râlaient pas une bonne partie de l'après-midi. A vrai dire, ses comparses se prenaient plus de bravades que de sourires dans la caserne. Après tout, ça renforçait parfois le sentiment de franche camaraderie... En outre, c'était un bon élément qui n'était pas genre à discuter les ordres. Compétent sur le terrain, démontrant qu'il avait pleine conscience des limites à ne pas franchir, on l'affilia à la milice extérieure, bien que les coutiliers savaient le garder à l’œil vu le venin qui lui écumait parfois de la bouche. Certes, c'était une mauvaise période pour tout le monde, et le jeune Lupin faisait partie de ces éléments qui pouvait affecter le moral des troupes. En bien, comme en mal.