[Terminé] Nuit et brouillard [Darius Vortigern]

Un moment de réflexion, une petite insulte au passage à laquelle Darius ne fait pas attention, et l'entente est conclue. Bon, au moins, il n'aura pas perdu son temps. Il échange quelques détails supplémentaires avec la vieille femme, et Ombeline en profite pour lui retirer le pichet de bière et le godet. Du coin de l'œil, il remarque l'air de la petite catin. Elle semble complètement désintéressée, à la limite agacée. S'il ne pose pas une nouvelle fois la question à la tenancière du bordel, Darius se demande pourquoi la belle de nuit a assisté à cette rencontre. Elle n'a pas dû y entendre quoi que ce soit d'intéressant. En fait, il ne voit pas ce qu'elle aurait pu tirer d'une transaction aussi banale, mais peut-être est-ce parce qu'il a ce genre de discussions constamment. Il y a des négociations plus palpitantes que d'autres. Celle qu'il vient d'avoir avec la maquerelle ne fait pas partie de ces discussion dont il parlera encore dans quelques années. L'objectif est cependant atteint, et c'est tout ce qui compte.

L'affaire réglée, Darius se lève pour suivre Ombeline, même s'il n'a pas vraiment besoin d'être raccompagné. Il descend l'escalier avec la catin et traverse le couloir avec elle, puis s'arrête un peu lorsqu'elle s'adresse à lui. Est-ce que ça en vaut la peine? Il a beau ne pas crapahuter dans les marais et avoir la milice aux fesses comme elle le pense, il reste un peu étonné par la question. Il l'accueille d'ailleurs avec un bref silence pensif.

« C'est un peu plus compliqué que ça, Ombeline, dit-il calmement, à voix basse. Tout ça, ici, c'est qu'un trait sur un portrait qui change un peu chaque jour. »

Darius marque une pause et détaille la catin qui se trouve devant lui. Est-ce que ça en vaut la peine? Est-ce que quelque chose vaut vraiment encore la peine? Il connaît une belle fermière qui dirait oui sans hésiter. Lui n'en est pas aussi sûr. La fin du monde, ce n'est qu'une question de temps avec la Fange qui rôde.

« C'est une façon comme une autre de survivre, continue-t-il. Ça vaut pas plus ou moins la peine qu'autre chose. Et on fait avec les talents qu'on a. »

Darius sourit en coin, plus pour lui-même que pour elle. Il n'est pas devenu pirate avec la Fange, il l'a toujours été. C'est ce qu'il a connu dès son plus jeune âge. Naviguer. Se battre. Piller. Revendre. Rentrer. Recommencer. C'est simplement le cycle de son existence qui se poursuit. Et aussi étrange cela puisse-t-il paraître, il aime ce qu'il fait. Il aime partir en mer et sentir le vent fouette son visage pendant qu'il tire les cordages du navires. Il aime repérer un bateau et laisser l'excitation le gagner tandis qu'il se demande s'il va réussir son coup ou non. Selon l'interlocuteur, il aime négocier aussi, uniquement pour avoir le plaisir de gagner. Il y a vraiment des manières de survivre pires que celle-là.

« Il y a des avantages et des désavantages à tout. Toi, tu fais des passes pour manger, pour avoir un toit sur la tête. Ça vaut la peine? Ça vaut la peine de laisser des types comme moi poser leurs mains sur toi pour ça? Ça vaut la peine de risquer que certains suivent pas les règles de l'établissement et qu'ils te frappent, ou encore qu'une femme jalouse débarque pour t'arracher les yeux? C'est pas les marais ou la milice, mais c'est pas sans danger non plus. Mais c'est comme ça que tu survis. »

Darius regarde la belle de nuit un instant. Elle est intrigante. Mille fois plus intéressante que sa patronne, à vrai dire. Il aurait probablement préféré négocié avec elle. Il n'est peut-être pas trop tard. Ils ont après tout déjà évoqué l'idée de parler une fois les transactions terminées.

« T'as déjà essayé de faire autrement? demande-t-il, n'étant pas particulièrement pressé de partir. Pour survivre, je veux dire. »

— Et on fait avec les talents qu'on a.

Ombeline souffla un rire par le nez. Drôle de talent que celui de voler et revendre sous le manteau, mais après tout elle était bien mal placée pour critiquer. Il lui retourna la question et elle partit d'un vrai rire tant il lui semblait absurde de renverser la situation. Comment pouvait-il comparer ce qu'il faisait avec son travail à elle ? Leur situation respective n'avaient rien à voir.

— Tu dis tout ça comme si j'avais choisi cette vie plutôt qu'une autre. Ou comme si j'avais le choix aujourd'hui. Moi je ne suis pas un homme capable de naviguer, de tenir une arme et de se battre. Moi je suis une petite prostituée qu'on a vendu à son bordel alors qu'elle était môme et qui ne saurait même pas te mettre une gifle si elle le voulait. Mes options pour survivre sont plutôt limitées si tu veux mon avis.

Elle s'adossa à la rampe qui séparait le couloir du grand vide jusqu'à la salle sous eux. D'ici ils pouvaient entendre le vacarme des rires et des conversations sans pour autant être vraiment en vue ou être entendu.

— Si je dois me battre pour autre chose, il faut que ça en vaille la peine. Je n'ai pas beaucoup de marge d'erreur et si je suis encore vivante, c'est uniquement par la grâce des Trois... Et parce que d'autres sont morts pour moi, fit-elle avec un air sombre. Tu connais mal la maison si tu penses que je risque quoi que ce soit ici. Alors j'ai plutôt intérêt à bien calculer mes mouvements.

Elle écarta les mains l'air de dire que c'était comme ça et que l'on y pouvait rien. Se lamenter en boucle sur sa condition n'avait jamais été sa solution préférée et aujourd'hui elle n'avait plus assez confiance en son avenir pour se laisser porter, alors il était temps de s'essayer à d'autres possibilités. Mais prudence était mère de sûreté, il n'était pas question qu'elle se précipite.
Avec un soupir, elle croisa les bras, le yeux quelque part dans le vague devant elle. Le cliquetis des griffes de Kornog l'alerta de l'arrivée du chien et un instant plus tard, un énorme molosse noir fit son apparition. Il flaira rapidement le pirate avant de passer à côté de lui et vint chercher l'attention de sa maîtresse. Elle lui accorda toutes les caresses du monde sans rechigner.

— Enfin, la vie de contrebandier n'est certainement pas faite pour moi ! Mais c'était plutôt instructif de vous voir tous les deux. Tu repars tout de suite ou tu vas dépenser quelques pièces en bas pour un repas ?

S'il n'est pas particulièrement pressé de partir, Ombeline, elle, paraît pressée de le mettre dehors. Darius se dit qu'il s'est peut-être trompé en croyant qu'ils pourraient discuter et potentiellement s'entendre. La vie de contrebandier n'est pas pour elle. Faire un échange de bons procédés avec un pirate ne l'intéresse pas. C'est dommage. Elle a la discrétion qu'il faut pour être une bonne informatrice. Elle côtoie les gens qu'il faut, aussi. Il ne va cependant pas insister. Il a eu à peu près ce qu'il voulait en mettant les pieds dans cet établissement et c'est ce qui compte. À écouter la catin s'opposer à tout ce qui peut sortir de sa bouche, il se doute que négocier avec elle ne servira à rien.

Si Darius pense qu'Ombeline a encore le choix de changer son destin, il n'en dit rien. Elle semble vouloir se complaire dans sa situation et rester une petite prostituée qu'on a vendue à un bordel. Sa vie ne doit pas être si terrible si elle est prête à s'en contenter. Peut-être a-t-elle seulement perdu espoir, aussi. Il ne se pose pas la question plus longtemps qu'il le faut, car, au fond, il s'en fout. Il a voulu lui tendre la main, essayer de l'aider à avancer d'une manière quelconque en échange d'informations, et elle préfère stagner. Elle est celle qui perd au change.

« Si tu le dis, Ombeline », se contente de répondre Darius en haussant les épaules.

Un bruit attire alors l'attention du pirate, qui pivote. Un énorme chien noir débarque et le flaire avant d'aller retrouver sa maîtresse. Darius sourit vaguement en coin en regardant la catin caresser son compagnon à poils, qui ne semble certainement pas s'en plaindre.

« Non, je vais partir, déclare-t-il en jetant un coup d'œil en direction du rez-de-chaussée, d'où lui parviennent des éclats de rire et le brouhaha des conversations. C'est bruyant et même les contrebandiers aspirent à un peu de tranquillité, de temps en temps. Pas besoin de m'accompagner, je devrais savoir me débrouiller. »

Darius fait quelque pas pour s'éloigner vers l'escalier. Juste avant de descendre, il pivote vers Ombeline.

« Si jamais tu aspires à quelque chose d'autre ou as besoin de quelque chose, un de ces jours, tu me feras signe, offre-t-il simplement. Je suis toujours à la recherche d'informations pertinentes et c'est encore mieux quand la personne qui me les donne semble avoir un bon esprit critique en plus d'être discrète. »

Il la laisse sur cette proposition, terminant simplement alors qu'il descend les marches :

« Salut, Ombeline. »

Et il s'engouffre dans la cacophonie de la salle commune pour quitter la Balsamine.

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