Convoi exceptionnel [Alexandre de Terresang]

Le jour était à peine levé depuis une heure que déjà, Mathilde avait quitté sa petite chambre d'une auberge de la Hanse, non sans avoir remercié le propriétaire de son aide généreuse. Il l'avait nourrie, logée et avait même fait en sorte que ses vêtements soient lavés et secs pour son réveil. Tout ça parce qu'elle avait, durant des mois difficiles, été la seule fournisseuse sure et régulière qui lui avait permis de fournir la cuisine et de maintenir un chiffre d'affaires satisfaisant au regard des circonstances. Dans un élan d'honnêteté rare, il lui avait même restitué la bouteille d'alcool qui avait glissé parmi les salades, lors de sa dernière visite. Après une soirée des plus improbables avec un drôle d'énergumène fort sympathique au demeurant, elle avait profité d'une nuit bienfaitrice. Dès que le soleil avait percé les interstices des volets de la chambre, elle s'était levée, avait calé un verre d'eau et s'était mise en route, non sans remercier son hôte.

Après s'être perdue au moins trois fois dans le dédale des rues, elle avait enfin réussi à se faufiler vers l'Esplanade, où elle avait une fois encore dû montrer patte blanche et annoncer les raisons de sa présence. Quelques longues minutes plus tard, on la laissait s'aventurer dans le magnifique quartier qui, malgré certaines maisons moins bien entretenues et des jardins parfois à l'abandon, restait sans aucun doute le plus beau quartier de Marbrume. Enfin, cette fois sans se perdre, elle s'était trouvée face aux imposantes grilles du tout aussi imposant manoir des Terresang.

- Mathilde Dumas. Je suis membre de l'Ordre bordel de merde, arrêtez de me regarder comme si j'étais une fangeuse déguisée et allez dire à monseigneur que je souhaite lui parler aussi vite que possible. DU-MAS.

Aucune patience face aux quelques gardes qui démontrent une méfiance tout à fait logique face à la gueuse qui, bien qu'elle ait soigné sa tenue et sa coiffure, n'en reste pas moins une étrangère sans doute là pour quémander de l'argent.

Ce n'est pas Alexandre qui arrive à la grille mais l'un de ses proches, une femme dont elle a oublié le nom mais pas l'attitude, froide et distante. Elles se sont vues le jour où Mathilde et Alexandre étaient arrivés, presque en retard, pour la grande réunion de l'Ordre. La femme, se souvenant de la nervosité de la fermière, ne lui avait pas adressé la parole mais avait fait en sorte qu'on lui ouvre la grille et les portes du manoir, où on l'emmena dans le seul lieu qui put trouver grâce aux yeux de la fermière : les cuisines.

Là, assise sur sa chaise, attablée avec un tasse de lait chaud au miel, Mathilde attendait Alexandre. Ils avaient eu raison de l'emmener là. Elle était plutôt détendue et devisait gaiement avec une cuisinière qui lui préparait une assiette royale.

Alexandre ne se trouvait pas à sa Résidence en ce jour, il était arrivé hier à Marbrume en compagnie de sa belle sœur et d'une escorte moindre, il avait été convoqué par le Roi, le Roi rien que ça ! Au départ, le Seigneur Bancal pensait qu'il avait décidé qu'il ne lui été plus d'aucune utilité et qu'il pouvait rester dans sa ferme à pourrir, qu'il se passerait de ses services en clair mais non ! C'était une toute autre chose !

Le Roi Sigfroi de Sylvrur avait une idée … une idée qui pourrait coûter la vie à plusieurs personnes comme l'avait démontré l'Opération Reprise du Labret … cela avait été un plan génial mais qui avait coûté la vie à de nombreuses personnes mais pour la bonne cause. Cette génialissime illumination royale n'était qu'autre qu'une expédition pour un projet futur de rénovation du domaine Ventfroid … Attendez, oui, le domaine Ventfroid, celui-ci ! Vous savez celui qui abritait mille personnes et qui est tombé en Juin dernier à cause de la Fange ? OUI, OUI ! Ce même domaine qui doit GROUILLER DE FANGEUX ! Mais Alexandre n'est pas si dingue, il tient encore à sa vie, me direz vous … oui …. non, bah non, en fait. IL EST COMPLÈTEMENT CON, OUI ! IL A ACCEPTE ! IL A ACCEPTE UNE EXPÉDITION VERS VENTFROID ! UNE EXPÉDITION POUR UN PROJET FUTUR DE RÉNOVATION ! UN PROJET FUTUR DE BÛCHER FUNÉRAIRE OUAIS ! Bordel, je vous jure… Ce noble me tuera un jour.

Il avait donc quitté le palais royale avec une certaine excitation, il devait démarrer le projet de cette expédition pour une mission de reconnaissance en premier lieu … il devait coucher absolument sur papier les phases de l'opération délicate ! Enfin, quelque chose qui était à sa hauteur, ah, il va leur montrer aux petits jeunes ce qu'on faisait de bien aussi dans l'ancienne Noblesse !

Il s'était donc dirigé vers l'Esplanade en compagnie de deux soldats Terresanguins qui l'escortaient, il leur donnait des directives presque surexcité … eh beh, il en fallait pas grand-chose au vieux Seigneur pour avoir une ére… pardon, pour avoir de la joie au coeur.

Arrivés au manoir, les soldats se désengageaient d'Alexandre pour accomplir les ordres et ce dernier se dirigea vers l'intérieur de sa Résidence où Anna, sa servante vint lui signaler qu'une personne l'attendait aux cuisines … une personne ? Aux cuisines ? J'espère que c'était pas un autre bourgeois qui voulait que l'Ordre lui vende du bois ou tout autre matériaux, cela faisait bientôt une semaine qu'il recevait des missives pour avoir un peu de bois, un peu de clous …. mais eh ! Payez vous les services de l'Ordre ça vous reviendra moins chers !

Il se dirigea alors jusqu'aux cuisines avec une certaine envie de bouffer un truc, bon, au moins, il se disait qu'il allait dans la bonne pièce. Arrivés dans la salle où se démenaient les cuisiniers pour préparer le repas de ce midi , et dire que même sans la présence du Vicomte, ils avaient tout de même du boulot ici à Marbrume, c'est que ça graillait fort les soldats, le Manchot reconnu un visage familier, il se mit à sourire et mis une main sur l'épaule de la cuisinière se dénommant Juliette.

 « Qu'est ce ? »
 « 'fin m'seigneur, j'vo d'mond po c'que vous bouffez au Lobret, lossez mo fore m'boustifolle et t'l'monde s'ro content. »

 « Juliette, je vous demande juste ce que vous préparez. »
 « C'que les soldo ont bien v'lu losser c'te s'mone m'seigneur, p'let forci 'vec des pototes o l'eau, m'seigneur. D'oilleur fodro nous losser une 'tite bourse pour qu'on oille au morché. »

Alexandre se mit à sourire puis acquiesça avant de s'installer face à Mathilde.

 « Alors comme ça on n'annonce pas sa visite, quand es-tu arrivé ? »

 « Et v'lo. »

Dit alors la cuisinière en posant deux assiettes face à la fermière et au manchot, Alexandre allait répliquer mais la femme courtaude se chargea de le faire taire.

 « Oh non, m'seigneur, on diro qu'vez po bouffé d'lo s'maine, z'ovez le teint d'un molode, 'lors v'me bouffer ço, so moquer d'respect o m'seigneur. »

La femme s'en retourna alors à ses fourneaux aux côtés de ses commis et Alexandre se mit à sourire de plus … se faire réprimander comme un gamin devant un invité c'était .. . presque hilarant. Il fixa alors son assiette puis celle de Mathilde.

 « Tu as une aile ? »

- Dame Juliette vous megâtez!

Se masse-t-elle le ventre, qu'elle a déjà bien plein à cause de tout ce que la cuisinière lui a fait ingurgiter? Absolument. Alexandre fait son entrée, visiblement tout aussi décontracté. Les émanations de la cuisine ont sans doute ce pouvoir magique de rendre les gens de bonne humeur.

- Bonjour monseigneur. Mathilde se lève de sa chaise pour le saluer presque comme il se doit : un hochement de tête respectueux, sans doute plus masculin que les révérences des dames, mais ô combien moins maladroit pour Mathilde qui n'apprendra jamais. Question d'ego. Elle n'a pas envie d'être raillée à ce sujet.

Alors comme ça on n'annonce pas sa visite, quand es-tu arrivée? Mathilde se rassoit, heureuse de retrouver son voisin qu'elle n'a pas vu depuis plusieurs semaines. D'abord parce qu'elle l'aime beaucoup, et qu'il lui fait vivre, directement ou non, de drôles d'aventures, mais aussi et surtout parce qu'elle peine à comprendre l'étrange patois de la cuisinière qui parle comme si elle avait un panais chaud dans la bouche. Difficile à dire. Le soleil n'était pas encore très haut, et Juliette a eu le temps de me servir un lait chaud, un morceau de brioche, une poire au four et s'apprêtait à déposer le dîner. Je dirais... deux heures. Maximum.

Juliette dépose les assiettes. Mathilde retient une explosion de rire alors qu'elle réprimande vertement Alexandre. Avec raison. Ici, c'est elle qui dirige, et il n'est rien de plus déplaisant qu'un invité qui ne fait pas honneur à votre cuisine. Mathilde le sait. Pourtant, lorsqu'Alexandre lui demande si elle a une aile, elle s'empresse de la lui refiler en plus de quelques légumes, l'air de rien, et murmure Elle veut me faire exploser. C'est une cuisinière maléfique! et glousse de rire.

- J'ai rencontré du monde que je crois intéressant pour l'Ordre, et je voulais profiter de mon passage en ville pour t'en parler. Tu sais qu'ils ont failli ne pas me laisser rentrer ici?

Elle fronce les sourcils, faussement vexée par sa mésaventure, avant de reprendre. Enfin soit. J'ai voyagé en bateau, ce qui est mille fois plus dangereux que par la route si tu veux mon avis. Je te passe les détails, mais j'ai été sauvée par un marin fort serviable dont le bateau et l'équipage pourraient fournir des services à l'Ordre, contre rémunération. Je lui ai dit que je t'en parlerai.

Éviter les détails, à tout prix. Mathilde ne pourrait pas mentir à Alexandre, elle le sait. Alors s'il peut ne pas trop l'interroger pour qu'elle n'ait pas à admettre qu'ils s'agit d'une bande de pirates, elle serait soulagée. Quoique... Alexandre serait capable de faire affaire avec eux. Ils sont du même sang : ils vont là où se trouve leur profit, et s'il faut frauder un peu pour le bien commun, ils le feront.

 « Maléfique mais compétente » Dit-il en gobant une pomme de terre avec un clin d'oeil.

Le Vicomte laissa alors la demoiselle se plaindre de ne pas être pu rentrer correctement sur l'Esplanade et même dans le manoir, il fronça les sourcils à cette évocation … les gardes connaissaient pourtant bien la Dame du Labret alors pourquoi ne pas la laisser entrer ? C'était bizarre, il fallait qu'il éclaircisse cela ! Il exerça une pression sur le mécanisme de sa prothèse et une dague en ressortit, il se mit à sourire à la fermière et entreprit de prendre sa fourchette pour découper un morceau de blanc de poulet que la grosse cuisinière lui avait délivré.

Il attendit un instant avant d'avaler sa pomme de terre quand il entendit dire que Mathilde avait eu des déboires en mer … bon sang, ce passe t-il un jour sans que cette femme n'ait une galère ? Mais une chose était sûre c'est qu'elle avait le don de trouver la perle rare dans les situations les plus gaves et apparemment, elle avait réussi à palier la disparition du capitaine Leboeuf avec un autre capitaine … non, elle avait dit un marin … hm. Il prit le morceau de poulet qu'il s'était découpé dans sa fourchette et le mit dans sa bouche tout en fixant Mathilde d'un air perplexe.

 « Un Marin dis-tu ? Et il t'as sauvé alors que tu étais sur un navire en partance du Labret pour Marbrume ? Un marin ou un capitaine ? »

Il mâchonna la viande qui était parfaitement cuite comme tout ce que faisait la cuisinière qui été aux commandes des cuisines de la Résidence depuis bien avant la Fange puis il but une gorgée à la coupe de vin qu'elle lui apporta prestement.

 « Donc je résume, tu as été sauvé par un marin, qui a un navire, d'ennuis que tu avais sur un navire « allié » en partance pour le Labret pour Marbrume et tu l'as convaincu de peut être aider l'Ordre en échange d'une rétribution… dis moi que ce n'est pas un pirate ou un contrebandier. »

Dis moi que ce n'est pas un pirate ou un contrebandier. Mathilde aurait pu blêmir si elle avait été plus en forme, mais après la traversée éprouvante, la petite nuit passée à l'auberge ne lui avait pas rendu ses couleurs. Alors elle ne blêmit pas. Mais elle hausse un sourcil. Tabarnââââk! Le petit criss! Lit-il dans ses pensées? Impossible. A-t-il un indicateur qui l'a suivie tout ce temps? Impossible. On se détend, Mathie.
La fermière adopte un air relativement offusqué.

- C'est quoi cette question? Généralement, les pirates sont ceux qui apportent des ennuis, pas ceux qui sauvent les jolies fermières de mauvais pas.

Elle n'a pas menti. Ce n'est qu'une généralité après tout. Les pirates lui avaient effectivement apporté des emmerdes : elle n'avait plus un seul légume, s'était gracieusement faite dévisager, avait essuyé des commentaires gras et lubriques et, pour couronner le tout, elle avait failli se faire violer sur le pont du bateau par un pirate. En matière d'emmerdes, on fait difficilement mieux.

- Moi, les titres et la navigation, c'est pas mon point fort. C'est comme les grades dans l'armée, et le protocole des nobles... Elle affiche un sourire amusé. Alexandre a été témoin de sa méconnaissance totale du protocole. A plus d'une reprise. Je sais pas si le navire lui appartient, il se peut qu'il le loue. Mais le fait est qu'il avait l'air relativement respecté lorsqu'il donnait des ordres, et il s'est très bien conduit avec moi dès le moment où j'ai posé le pied sur le bateau alors... Elle haussa les épaules. Il doit être capitaine, éventuellement.

Mathilde saisit une cuillère pour jouer avec un morceau de poulet, finit par détacher un morceau et le porte à sa bouche. Il devrait emmener sa cuisinière au Labret. Et me la prêter de temps en temps. Elle rit doucement à cette pensée qui ne franchirait pas la barrière de ses lèvres.

- Je ne l'ai pas vraiment convaincu, j'ai juste dit que l'Ordre aurait peut-être bien besoin d'un bateau rapide qui pourrait distancer facilement les pirates, ce qui éviterait que comme il y a deux jours, la cargaison de nourriture leur tombe dans les mains. Parce que c'est ce qui s'est passé, Alexandre. On s'est fait aborder, ils ont vidé la cale, et adieu la bouffe. Une fois de plus. Elle est fâchée. Réellement. Parce que tout son travail s'en va dans les mains de gens malhonnêtes. Parce que ses légumes, qui devaient aider l'Ordre, sont perdus, et que c'est au moins la troisième fois cet été. Si au moins on pouvait garantir les livraisons, on deviendrait des partenaires d'affaires plus fiables, et on pourrait en tirer un peu plus de profits qu'on pourrait réinjecter pour nos petits protégés. Peu importe qui est le convoyeur, en fait, on a vraiment besoin de sécuriser les biens de l'Ordre.

Alexandre était perspicace, il n'avait pas besoin d'informations de la part d'une quelconque personne pour savoir quand on lui mentait ou alors qu'il se tramait quelque chose mais à dire vrai, le visage de la jeune fermière ne trahissait aucune expression de mensonges mis à part qu'elle avait l'air étonné que le Vicomte lui pose cette question … ce qui était peut être tout a fait légitime après tout mais qu'importe, il avait uniquement demandé cela pour voir sa réaction. Si un membre du peuple était prêt à aider l'Ordre, il se fichait bien de ses origines ou qu'il soit criminel ou non, tant qu'il ne tuait pas de gosses ou alors n'élevait pas de Fangeux dans les égouts pour en faire des gladiateurs, cela lui allait.

Elle continua néanmoins à se justifier par ses nombreuses ignorances, était-il capitaine, oui ou non ? Elle avait le don ,en plus de s'attirer des galères, de couper les cheveux en quatre pour répondre à une simple question.

Alexandre but une autre gorgée de sa vinasse et reprit une pomme de terre avant dde s'apercevoir derrière lui que les soldats de la Garde de Terresang rentraient à leur tour dans les cuisines pour demander la bectance. Juliette avait déjà brandit sa longue cuillère en bois sans crainte des hommes d'armes mais le Sang-bleu s'interposa sans bouger.

 « Je peux savoir ce que vous faîtes ? »

Le grand blondinet était surpris de voir son commandant ici mais prit quand même la parole.

 « On vient demander à manger, mon seigneur ... »

 « Et votre garde ? »

 « L'équipe du midi est en place, mon seigneur. »

 « I'ment m'seigneur ! Choque fois ils se romènent o vingt p'bouffer tout c'qu'il y o ! ço fo vingt milles fois que j'leur dit d'ottendre ! »

Alexanddre se mit à soupirer, cela l'étonnait d'ailleurs que la courtaude connaisse des chiffres si hauts mais ce n'était pas le plus important, apparemment la Garde Terresanguine se relâchait quand il n'était pas là … il but une gorgée de son vin et fit un clin d'oeil à Mathilde pour lui signaler d'attendre. Il ne prit même pas la peine de poser les yeux sur le soldat qu'il reprit en mangeant sa pomme de terre.

 « Hm'pf … et vous comptiez manger où ? »
 « Dans la grande salle, mon seigneur ... »
 « Retournez à vos postes, vous viendrez manger ici dans les cuisines quand j'en aurais fini avec mademoiselle Dumas et cinq par cinq … vous aurez une ration et pas une de plus. »

Le soldat se résigna aux ordres et partit prévenir ses camarades qui devaient sans doute attendre derrière les portes … Alexandre se disait que depuis Bertrand se trouvait au Labret avec oui, les jeunes gardes de sa Résidence étaient quelques peu … indisciplinés, il devra s'en occuper dans un moment opportun, pour le moment, il avait à faire. Il adressa un petit sourire à Mathilde.

 « Malheureusement même avec la fin proche de l'Humanité, l'être humain est égoïste. Tout pour sa petite personne et les autres peuvent aller se faire foutre mais heureusement nous sommes là. Ne t'inquiète pas Mathilde, de la nourriture cela se remplace et même si cela prend du temps , nous le prendrons. J'ai d'ailleurs appris la mort de l'un des hommes qui avait rejoint ta ferme et que l'autre s'était blessé … Tu as besoin que je t'envoie d'autres hommes ? »

Il mangea le reste du poulet avec rapidité et eut une grimace, il regarda sa prothèse et d'un mouvement, la dague rentra à l'intérieur … il fallait maintenant remettre le mécanisme en place mais cela attendra.

 « Malheureusement … pour convaincre ton bonhomme de nous aider à sécuriser nos biens, je vais devoir te demander de servir de négociatrice pour l'Ordre. Je n'aurais pas le temps de m'en occuper étant donné que je dois préparer une expédition pour Ventfroid, ce sont les ordres du Roi en personne…. Si tu le souhaite, je peux t'avoir l'appui d'un des législateurs de l'Ordre. »

Mathilde entend des bruits de pas. Par les Trois, voilà qui offrait une distraction parfaite pour changer de sujet de discussion! Plusieurs personnes. Beaucoup de personnes. Elle se retourne pour voir arriver les gardes affamés. Eh bien bravo la discipline... La fermière se contente d'écouter l'échange entre eux, la cuisinière et le Vicomte. Elle n'a pas à intervenir, et ne reviendra certainement pas sur le sujet qui ne la regarde absolument pas. Néanmoins, elle prend conscience que pour Alexandre, gérer sa résidence de l'Esplanade et celle d'Usson risque de devenir un sacré défi.

La nourriture se remplace. Mathilde fit une petite moue boudeuse. Non, ça ne se remplace pas. Du moins pas en claquant des doigts, et elle sait que bon nombre de personnes ne peuvent se permettre d'attendre une autre livraison. Et que dire des légumes qui prennent tout l'été à pousser, et qu'on ne récolte qu'une seule fois dans l'année?

- On ne remplace pas ce qui est perdu, Alexandre. Perdre des planches et devoir reporter un chantier c'est une chose. Priver des être humains de nourriture en est une autre. Je sais que les vols ne représentent pas grand chose au regard de ce que le Labret envoie, mais à la longue, ça commence à chiffrer. C'est un manque à gagner, et rien que sur le bateau, il y avait de quoi nourrir une bonne quinzaine de familles pour la saison. C'est énorme. Mathilde soupire. Elle sait maintenant que les pirates revendent une bonne partie de la cargaison à ceux qui ont les moyens de se ravitailler sur le marché noir, mais elle a conscience que les plus démunis n'ont pas accès à ces ressources. Ce sont eux qui paient, au prix fort : leur vie. Et pour Mathilde, une vie en moins est un espoir de moins contre la Fange.

- La perte de mes gars était la raison principale de ma visite, en fait. Avec les récoltes qui s'en viennent, j'aurais besoin de deux paires de bras supplémentaires si je veux réussir à implanter les cultures d'automne à temps. Marcus a le bras brisé, le soigneur dit que ça va prendre plusieurs mois avant qu'il ne puisse être tout à fait opérationnel. Je lui ai proposé de faire des tâches à sa portée mais il n'est plus aux champs pour le moment. Et avec la disparition de Mathieu, ça commence à être juste. Si tu peux me trouver deux dégourdis, j'en serais bien heureuse. Et puis ça ferait du bien aux autres, un peu de sang neuf. Alexandre mange tandis qu'elle parle, et une fois qu'elle a fini de lui demander son aide, elle l'imite, sous le regard approbateur de Juliette. Une chose est sure, Mathilde quittera la résidence le ventre plein.

- Je dois revoir Dar' demain. Es-tu certain que je puisse faire une bonne négociatrice? Y a des subtilités que je ne saisis pas toujours, des engagements que l'Ordre prend et dont je ne suis pas toujours au courant, je ne voudrais pas que ça nuise, ni à toi, ni à l'Ordre, ni à la mission. Si un législateur peut se disponibiliser au Labret, je t'avoue que je me sentirai un peu plus à l'aise. Les intérêts de l'Ordre passent, et passeront toujours, avant ceux des autres. Même si l'autre est un charmant contrebandier sanguinaire. Si la Fange lui a appris quelque chose, c'est bien que les histoires d'amour finissent mal. En général. Elle fronce légèrement les sourcils. Alexandre a-t-il bien dit Ventfroid?

- Tu dis que le roi t'envoie à Ventfroid? Mais c'est plein de fangeux là-bas. Tu... Enfin ce n'est pas possible, tu ne peux pas y aller! Le visage de la fermière trahit une inquiétude montante. Elle ne comprend pas. Pourquoi le roi enverrait-il un noble là-bas? Pour une mission suicide? Que reprochait-il à Alexandre pour lui infliger pareil châtiment?

La fermière n'avait pas tort … la nourriture était un bien trop précieux pour être perdu, elle se remplaçait oui, mais cela prenait du temps et le temps il n'y en avait pas quand la population mourrait de faim notamment avec ce qu'elle avait entreposé dans le navire qui devait la mener jusqu'à Marbrume. Il soupira à son tour, l'espoir était le nerf de cette guerre et si même les humains commençaient à faire perdre cet espoir, il n'y aurait plus rien pour faire face à la Fange.

La jeune fermière avait besoin de deux autres paires de bras, le Vicomte fini sa bouche avant de répondre et tout cela sous l'oeil averti de la courtaude … hm, Juliette prenait son rôle de chef cuisinière un peu trop à coeur, un peu plus et on la prendrait pour la mère du seigneur mais il l'aimait bien… sinon, elle ne serait pas là.

 « Je vais voir parmi les membres de l'Ordre, je pense qu'il y aura des volontaires … tu n'imagine même pas le nombre de personnes qui voulaient être formés aux champs la première fois que l'on a demandé pour rejoindre ta ferme. »

Et c'était vrai … apparemment, les ouvriers de l'Ordre voulaient se spécialiser dans plusieurs branches et celle des champs était celle où l'on voulait être le plus mais qu'importe, si les membres de l'Azur ne se décidaient pas seuls, le Vicomte le ferait probablement et ce ne seront pas les ouvriers basés sur Marbrume qui seront les plus à même de participer à ce programme initié par Aymeric de Beauharnais mais bien ceux qui seront au Labret.

Il but une gorgée de vin et un sourire se dessina sur ses lippes … c'est dingue comment la fermière pensait ne pas être capable de rien qui sortait de sa zone de confort, c'était un truc à travailler mais pour l'heure, il lui répondit.

 « Je t'enverrais Reginald Denric, c'est mon notaire … il sera là en qualité d'observateur et interviendra que si nécessaire. Ne t'inquiète pas, je suis sûr que tu seras très bien. »

Son assiette fini, il mit la fourchette dedans et la recula avant d'éructer … il sourit, cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas fait un bon repas et la cuisinière fut satisfaite mais le large sourire qu'elle arborait disparu en même temps que l'apparition de la mine déphasée de Mathilde.

 « V'tfroid ?! V'rigolez ? »

Alexandre lui adressa un regard noir et elle haussa un sourcil avant de disparaître avec l'assiette, le Vicomte fronça les sourcils … oui, les Fangeux étaient présent mais cette expédition était une véritable aubaine ! Il leva sa main valide vers elle et tenta de l'apaiser.

 « Les Fangeux sont des prédateurs Mathilde et les prédateurs migrent quand il n'y a plus de sources de nourriture, le domaine est tombé en début d'année, je pense qu'il doit rester quelques traînards mais ce ne sera pas un gros danger, le domaine est vaste.

Le Roi m'envoie là bas pour préparer une expédition de rénovation du domaine, ce dernier est tombé parce qu'il avait une trop large parcelle à défendre, si réduisons le terrain, si nous rénovons le nécessaire … imagine ce que nous pourrions faire ? Imagine un peu, les ressources que nous aurons et c'est une véritable aubaine pour l'Ordre ! Une véritable aubaine pour Marbrume, pour désengorger les bas-quartiers… un nouveau refuge pour les bannis mordus qui pourront vivre là bas et aider comme ils le peuvent et surtout … éviter de se transformer trop proche de Marbrume. »

Alexandre avait récemment accueilli quelques mordus sur l'insistance de Mathilde, il avait au départ refusé mais elle n'avait pas eu tort, c'était des pauvres âmes qui ne savaient plus aller.

 « Ne vois pas ça comme un châtiment mais comme une pré-récompense à mes services ! Imagine si je récupère le domaine au nom du Roi, il m'en fera peut être cadeau et par conséquent à l'Ordre… Seigneur Alexandre, Vicomte de Terresang, Maître de l'Astre d'Azur et Comte de Ventfroid, ça sonne bien non ? Et il y aura des fermes à superviser ! Ça serait un merveilleux travail pour toi même si tu en as déjà avec la tienne mais imagine tout ce que nous pourrions faire ! »

Denric. Au moins elle le connait, c'est une bonne chose. Elle l'a rencontré lors de son premier passage chez de Terresang. Rassurée, Mathilde hoche de la tête.

- Si tu penses que je peux faire les choses correctement, alors soit. Je vais faire de mon mieux, histoire de ne pas te décevoir. ajoute-t-elle en souriant. C'est précisément là la raison pour laquelle elle garde tant de réserves face à ses capacités : Mathilde ne veut pas décevoir Alexandre. Il compte beaucoup pour elle, c'est l'un de ses rares amis et elle ne voudrait pas ne pas être à la hauteur de ses attentes.

Ce qu'elle aime beaucoup, chez Alexandre, c'est qu'il ne reste jamais longtemps sans projets, et celui de Ventfroid semble l'inspirer bien plus que l'Ordre ou son installation au Labret. Elle ne peut s'empêcher de hausser un sourcil. Voir les Fangeux comme des prédateurs qui migrent avec la nourriture, elle n'y avait jamais pensé. Ça avait le mérite d'être logique, tout en étant rassurant : l'expédition devrait être rondement menée et avait de bonnes chances de revenir.

- Mais Alexandre... Pourquoi le roi ne commence-t-il pas par sécuriser le Labret correctement? Avec les parcelles qui ne sont pas cultivées, on pourrait accueillir des familles et désengorger la ville. Produire plus de ressources aussi. Et produire mieux, en sécurité avec plus de bras pour le travail des champs. Les palissades sont des passoires à Fangeux et à bannis par endroits... tu crois pas que ça serait plus sage de commencer par consolider ce qu'on a déjà avant de courir vers d'autres endroits?

Elle lui sourit tristement.

- Tu pourrais être Comte du Labret. Ou juste Alexandre, voisin de la veuve Dumas.

Marbrume a le don de réveiller des ambitions folles dans l'esprit du vieil homme. Elle le sait bien. Il n'est pas le même, au Labret, où il n'a pas à supporter le protocole trop lourd, puisque personne ne connait réellement les manières de la cour. Là-bas, il y est le Vicomte, mais surtout un homme reconnu pour être bienveillant, bon vivant, fort aimable et très serviable avec quiconque lui demande de l'aide. Ici, de retour à l'Esplanade, la fièvre de la notoriété et de la hiérarchie l'a repris. Avec tout ce qu'elle peut amener de mauvais : les inimités, les vexations, les humiliations, les trahisons. Tout ce qui finira par avoir sa peau.

- Je comprends ton enthousiasme. Je comprends aussi que c'est un honneur que le roi te fait, et tu as probablement de bonnes raisons de t'emballer à ce point. Je ne connais Ventfroid que de réputation, et on n'en parle plus vraiment depuis sa perte. Mais... enfin promets-moi que tu vas faire attention, hein? Vous commencerez par sécuriser un bâtiment? As-tu besoin de nourriture?

Mathilde ne masque pas son inquiétude. Ces deux-là ont une tendance à se surprotéger mutuellement dès qu'ils en ont l'occasion. Une escorte royale pour une fermière, des bons petits plats cuisinés avec amour pour l'expédition d'un héros...

- Tu as une meilleure vision stratégique que moi, Alexandre. J'avoue que la mienne ne s'arrête qu'aux abords immédiats de ma ferme, c'est bien assez comme ça.

Et c'était vrai. Mathilde n'a pas vraiment étudié le Labret sous forme de carte, c'est une représentation qu'elle est incapable de se faire mentalement, même si elle a eu l'occasion, à deux ou trois reprises, de voir des plans. Elle sait où se trouvent les villages, elle sait s'orienter, elle se fiche un peu de connaître les tracés des côtes et la largeur totale du plateau. Elle connaît les distances, c'est suffisant.

- Si tu es capable de me ramener un gros pot de terre de là-bas, je pourrais déjà te donner un premier avis sur ce qu'il y aura à faire côté cultures. Mais ne prends pas de risques inconsidérés pour un pot de terre, d'accord? Bordel de merde, Alexandre, dans quoi vas-tu te fourrer encore? Mathilde a les larmes aux yeux. Elle imagine toutes les situations possibles. Le domaine grouillant de fangeux. Les accidents en cours de route. Les chutes. Un assassin dont la mission est de faire échouer l'expédition. Tout. Quelle idée débile. A cet instant précis, Mathilde considère, une fois de plus, que le roi est un sombre crétin qui prend de mauvaises décisions.

- Quand pars-tu? Fais-tu escale à Usson? Elle pourrait essayer de rassembler quelques vivres, préparer du pain en suffisance, peut-être même planter quelques légumes qui pourraient être prêts à temps. Trois semaines pour des radis et des salades, six pour des pois... Elle pourrait aussi prendre les excédents du potager. Tout comme Juliette, la cuisinière, le disait, il était hors de question qu'il soit mal nourri.

Mathilde se masse les tempes. Beaucoup de choses à penser, et elle est tellement fatiguée que ça se bouscule un peu dans sa tête. Heureusement, elle ne boit pas d'alcool, ça sonnerait sans doute la fin de ses capacités de réflexion.

- Au fait, y a un cordonnier qui va t'envoyer sa note. Alexandre lui répond-il avec une mine étonnée? Peut-être, peut-être pas, mais elle se justifie. Tu te souviens de Genevrey? Je t'ai dit que tu me le payerais. Une paire de chaussures neuves. Du bon cuir, bien cousu, bien cloué. Ça ne serait pas arrivé si tu m'avais laissée partir seule avec Marguerite. Elle leva une main autoritaire pour l'empêcher de parler. Depuis, je suis allée à Najac, seule, et une autre fois à Genevrey. Denric a trois propositions sur la table. Ne me refais jamais ce coup-là sans m'en parler, Alexandre. Je sais que j'étais pas en grande forme le mois dernier, que Rougelac, Sombrebois et Alcide ont épuisé mes ressources mentales mais tout de même. Me coller ces miliciens au cul était sans doute la pire chose que tu puisses me faire.

Elle a parlé calmement, sans animosité. Bien sûr, Alexandre a eu raison de ne pas la laisser filer seule, surtout dans l'état émotionnel dans lequel elle se trouvait à ce moment-là, mais elle ne l'admettra jamais. Trop fière, trop indépendante. Dans la mesure où une fermière comme moi n'a pas de chaussures de marche dignes de ce nom, c'était soit mes bottines de cuir, soit mes sabots de bois. Mes bottines n'ont pas supporté le choc. Je vais chercher les nouvelles demain matin. Merci de me les offrir, tu es adorable conclut-elle avec un sourire ravi, avant de plonger son nez dans un gobelet d'eau pour masquer partiellement son hilarité.

 « Un fermier viendra avec moi, c'est un natif de Marbrume … ne me regarde pas comme cela, je n'allais pas t'emmerder pour aller à Ventfroid, tu es trop précieuse pour une expédition comme celle-ci.  »

Oui, bah, oui … Alexandre n'était pas dupe. Il savait que cette expédition vers Ventfroid était une mission dangereuse et il ne voulait pas voir ses proches venir avec lui … il fallait au moins une personne digne de confiance pour garder l'Ordre en place. Ventfroid était dangereux et malgré l'optimisme du Vicomte dans cette mission, il savait que quelques Fangeux étaient encore là bas et il serait ardu pour les éviter.

Allait-il faire escale à Usson ? Hm … c'était un trop grand détour, du moins … il le pense. Peut être que si le navire été endommageait, il irait faire escale vers le Labret et de toute façon, les marins allaient sans doute en avoir marre de dormir dans une couchette au milieu de l'océan alors qu'ils seraient près des villages côtiers -ou presque-.

 « Je ne sais pas encore, je n'ai pas encore prévu de parchemin de route mais n'ait crainte … nous aurons de la nourriture, néanmoins si cela se passe mal, le navire fera très certainement une escale à Usson. Je pars le 17 dans peu de temps, donc.»

Par les Dieux, il espérait que cela ne soit pas le cas. Cette mission était une aubaine et si elle s'avérait être un échec cela ferait une sacrée chute de réputation pour le Seigneur de Terresang et adieu les contrats … par Rikni, voilà qu'il raisonnait comme un mondain ! Faut vraiment que cette cité soit derrière lui !

C'est alors que Mathilde lui asséna une nouvelle … hein ?! Un cordonnier allait lui envoyer une note ? Ooooh … hahaha … un sourire se dessina sur les lippes du vieil homme puis un petit rire sortit de sa bouche … la fameuse mission pour Genevrey qui avait coûté à Mathilde un peu de dignité mais elle avait gagné assurément un peu plus de respect pour la hiérarchie … hein ? De qui on parle au juste ? Pas d'elle. Il but la dernière gorgée de son vin … il buvait à une vitesse qu'il n'avait sans doute pas le goût du précieux liquide sur son palais mais il avait un semblant de vertige, il montra alors sa coupe à Juliette qui soupira avant de lui verser une troisième fois une coupe de vinasse.

 « Merci. » Il reporta son regard sur Mathilde toujours avec un grand sourire.

 « Au moins, tu as ramené des propositions et une note de frais. » Voilà, vous avez compris d'où venaient les notes de frais maintenant ? Elles ont probablement été inventée par la demoiselle Dumas qui soutirait de l'argent à son patron.

 « Je te charge d'assister Denric et Bertrand pour les négociations qui aurons lieu en mon absence. Dès mon retour, je veux un plan détaillé de ce qui doit être fait et refait dans le système de tourelle de défense du Labret pour voir si on peu améliorer tout cela et préparer une distribution de nourriture dans l'un des villages reculés de Marbrume et du Labret. »

Il but une gorgée -oui encore- et reprit.

 « Tu as fais de l'excellent travail, Mathilde… »

Il se tourna vers Juliette et les cuisiniers qui étaient occupés à leur tâche puis se tourna vers Mathilde tout en murmurant.

 « J'aimerais savoir une chose … je sais que parfois des bannis sont vers le Labret, je te parle de vrais bannis … as-tu déjà eu à faire à eux ? J'aimerais rencontrer leur leader. »

Tu es bien trop précieuse pour une expédition comme celle-ci. Mathilde fronce les sourcils. Alexandre poursuit, en indiquant que tout est réglé pour la nourriture. Même pour cela, elle ne pourra pas l'appuyer. Pas de petites galettes d'avoine pour remonter le moral du Vicomte, qui aurait songé, en en mangeant, que la fermière avait pensé à lui, l'homme. Elle songe qu'il ne sait même pas à quel point elle tient à lui.

- Toi aussi, tu es précieux. Tu m'es précieux. Arrête de parler comme si tu me faisais part de tes dernières volontés, j'aime pas ça!

Elle le voit boire plus vite que de raison. A quoi joue-t-il? A son âge, il va être ivre dans deux verres. Et Juliette qui le ressert... Mathilde lui fait de gros yeux. Arrête de le servir, bon sang, il va rouler sous la table!

Alexandre investit Mathilde d'une mission, celle d'assister Bertand et Denric pour les négociations qui auront lieu en l'absence du Vicomte. Mathilde écarquille les yeux. Est-ce qu'il est sérieux?! C'est un honneur, un terrifiant honneur qu'il lui fait. Faire des contacts, rendre des visites, c'est déjà beaucoup. Conclure des pré-accords, c'est énorme. Finaliser les accords, c'est complètement impensable pour elle, une femme du peuple, une fille de la terre. Elle le sait, il lui fait confiance, mais venant d'un noble, d'un homme, c'est aussi inattendu que déroutant. Elle n'a pas besoin de lui dire qu'elle fera de son mieux, il le sait.

Le système de défense du Labret, elle ne le connait qu'au niveau d'Usson, mais elle sait à qui elle peut s'adresser pour savoir dans quel état il se trouve. A la caserne, un couillier borgne connait le sujet sur le bout des doigts. Elle ira le voir avec Bertrand, qui est sans aucun doute le plus à même de comprendre le système défensif. Pour la nourriture... le père Grimoald peut-être? Mathilde a fait quelques voyages au Labret, mais de temple en temple, les prêtres doivent certainement s'échanger des informations au sujet des besoins de leurs fidèles.

Alexandre se retourne pour jeter un oeil vers le personnel de cuisine avant de ramener son attention vers Mathilde. Il se penche un peu et lui murmure quelques mots. Des vrais bannis? Mathilde masque difficilement un ricanement.

- Tu te fiches de moi? Alexandre, ils m'ont enlevée pour faire chanter l'Ordre. Évidemment que j'ai eu affaire à eux, tu le sais. Je sais pas qui est leur chef, moi j'ai eu droit à un pauvre con incapable de maîtriser ses élans de colère.

Elle lui montre la paume de sa main, barrée d'une large cicatrice encore rosée.

- Le jour où on est partis pour Genevrey, tu as dit que j'avais fini dans les griffes de malotrus. C'était bien pire que ça, Alexandre. On m'a kidnappée pour faire chanter l'Ordre, et si j'avais pas menti sur l'état des finances et des décideurs, supposément à l'article de la mort, je m'en serais pas sortie vivante. Ils m'auraient découpées en petits morceaux, Alexandre. Je sais pas ce que tu veux faire avec eux, mais compte pas sur moi pour jouer à l'appât.

Évidemment, elle a des contacts. Quand ils veulent bien la contacter. Elle ne connait pas vraiment l'organisation de leur village, elle sait seulement qu'il existe et que le rouquin qui l'a marquée n'est pas le chef. Mathilde est inquiète. Qu'est-ce que de Terresang peut bien vouloir faire avec des bannis?

Le profane qui voyait cette scène penserait que Alexandre se faisait la fermière dans le foin de son étable, que la gourgandine lui affûtait l'épée mais que nenni, l'entourage du Vicomte savait qu'il était proche avec celle-ci et c'était un peu une relation père-fille et les deux avaient des sentiments réciproques l'un à l'autre.

Il ne parlait pas comme si il faisait son testament, non. Il était réaliste, les dieux avaient peut être prévu un autre chemin pour lui, peut être qu'Anür mettrait un terme à sa longue vie de guerrier, après tout … il avait fait plus que sa part pour ce monde en perdition mais si telle était la volonté divine, il continuerait à faire reculer la Fange.

Le Seigneur de Terresang avait envie de boire et il avait longuement roulé sa bosse avec l'alcool, il n'y avait donc aucun soucis … dit-il avec un début de vertige mais ce n'était probablement rien ! Il but alors une seconde gorgée plus lentement cette fois lorsque la jeune demoiselle lui énonça que effectivement, elle avait déjà eu à faire à ses salopards… lui même l'avait apprit il y a peu par son conseil dirigeant qui avait reçu une missive des bannis… cela avait eu pour effet de faire pousser une gueulante à Alexandre qui n'avait pas été mis au courant et qui aurait pu faire crever la pauvre fermière, si cela n'avait été que lui, il aurait largement payé sachant qu'il voulait leur parler, il avait besoin de petits yeux et d'oreilles pour connaître les agissements dans les marais… ça c'était avant de savoir qu'ils avaient fait cramer la main de la jeune Dumas.

 « Je voulais que ces gens aident l'Ordre pour ses déplacements hors de Marbrume et du Labret mais après ce qu'ils t'ont fait, je pense plutôt à éradiquer leur village… ou du moins, m'occuper de ceux qui t'ont kidnappé et fait du mal. »

Il posa alors sa coupe devant soi … cela faisait un petit moment qu'il l'avait dans la main, ça faisait un peu bizarre en la posant mais bref ! Il regarda la porte puis reporta son regard vers Mathilde avec un léger sourire.

 « Quoi qu'il en soit, je m'occuperais de cette affaire à mon retour de Ventfroid. Je vais être obligé d'écourter notre rendez vous ma chère fermière, j'ai des choses à faire et j'espère bien être prêt pour l'expédition… je compte avertir Bertrand pour le travail à faire en mon absence mais sache que tu as ma totale confiance. »

iJe voulais que ces gens aident l'Ordre pour ses déplacements hors de Marbrume et du Labret mais après ce qu'ils t'ont fait, je pense plutôt à éradiquer leur village…

Mathilde regarde Alexandre en silence. Demander de l'aide aux bannis… Cet homme n'a aucune limite quant aux moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à ses fins. Naturellement elle devrait réprouver son idée, mais elle ne le fait pas. Elle est elle-même protégée par au moins l'un d'eux, et non le moindre. Un échange de bons procédés dans lequel elle trouve son compte tout en respectant ses valeurs : aider les être humains, quels qu'ils soient, à survivre. Un demi-secret, qu’elle protège jalousement pour ne pas nuire à ceux qu’elle couvre. Pour ne pas se nuire à elle-même également. Quel sort réserve-t-on aux complices des ennemis de Marbrume? La pendaison.

Mathilde pèse ses mots lorsqu’elle se décide à répondre à Alexandre. Ne pas mentir, ne pas trahir un secret, décidément, cette conversation est vraiment délicate. Tout serait beaucoup plus simple si elle ne flirtait pas autant avec des activités plus ou moins illégales. Le Vicomte se montrerait-il compréhensif si elle s’ouvrait complètement à lui? Peut-être. Lui-même a ouvert la porte à l’idée de coopérer avec les exilés de la ville. Trempe-t-il déjà dans d’autres affaires douteuses?

- Je ne sais pas s'il y a vraiment un village, au Labret ça relève de la rumeur et personne n’a été capable de confirmer cette idée, mais les éradiquer ne servira à rien d'autre qu'à aider la Fange. En plus, si tu en manques quelques-uns, ils se vengeront. Seul celui qui m'a fait ça mérite un châtiment, et la mort est quelque chose de bien trop doux pour lui.

Un léger sourire énigmatique se dessine sur son visage.

- Méfie-toi si le banni que tu croises est roux, d'accord? Si tu vas de l'avant avec cette idée, choisis soigneusement ton interlocuteur, demande-lui des preuves de son influence parmi les bannis et ne négocie que des choses qui pourront être utiles à la survie d'un petit groupe en hiver. Contre ma vie, ils voulaient un cheval, des outils et une charrette de provisions. Le roux m'aurait probablement supprimée une fois les cadeaux reçus, alors tâche d’avoir quelques coups d’avance. Ne les laisse pas voir ton point faible. Et démerde-toi pour que tes tractations ne redirigent pas l’attention vers moi. J’aimerais ne pas être à nouveau prise en otage. Les convaincre que l’Ordre n’en a rien à cirer de moi n’a pas été une mince affaire, et avec les responsabilités que tu me confies en ton absence, je suis certaine de ne plus être crédible si j’avais à nouveau à les affronter.

Je vais être obligé d'écourter notre rendez vous ma chère fermière. Mathilde hoche de la tête. Est-ce que je peux pousser ma chance au point de te demander un lit pour la nuit qui vient? Je quitte Marbrume demain, et je t'avoue que la perspective d'une journée dans une auberge pleine de saoulards ne m'enchante guère. Je préfère de loin les cuisines où l'on prend le temps de siroter un verre sans que de parfaits inconnus de me cassent les oreilles. J'aiderai Juliette pour le service des gardes, en échange.

Mathilde se lève et fait signe à Alexandre de faire de même. Un grand gaillard, solide malgré le temps qui passe et les blessures qui n’ont pas épargné son corps. Elle sourit, un peu tristement sans doute, à cause de la crainte qu’elle a de ne pas le revoir. Elle l’enlace, se hisse sur la pointe des pieds, dépose un léger baiser sur sa joue piquante et lui murmure Je t’aime beaucoup tu sais? Fais attention à toi, là-bas, le tout sous le regard perplexe d’une Juliette ébahie. Elle l’éteint un instant, puis le relâche, s’écarte et le regarde droit dans les yeux. Ne t’avise pas de me faire le coup de mourir, Alexandre de Terresang, parce que je retrouverai ton cadavre pour lui botter le cul en bonne et due forme. Une menace dénuée de crédibilité, mais qui en dit long sur sa peur de perdre son voisin, allié, ami, homme-au-lien-pas-vraiment-bien-défini.