Les apparences

La perspective d’obtenir de jolies robes la fait sourire. De telles tenues pour accompagner son fabuleux collier donneront à quiconque la voit l’impression de richesse qui attire inévitablement ceux qui la recherchent. Les hauts bourgeois, ces fats personnages, en première ligne, prêts à tout pour avoir l’honneur de seulement baiser sa main. Ce sont les proies les plus faciles, les plus enclines à céder à tout ce qu’elle demande. La petite noblesse procède un peu de la même façon. Quoique engoncée dans des codes stricts et des convenances surannées, elle n’agit pas de façon bien différente. Tout au plus le cadre change-t-il. Au lieu des maisons cossues trouve-t-on les beaux manoirs de l’Esplanade. La haute noblesse, quant à elle…lui est presque inaccessible. Ces nobles-là ne fricotent qu’entre eux, jugeant les autres du haut du piédestal sur lequel ils vivent. Sauf s’il se trouve parmi eux un ou plusieurs nobles aux principes moraux un peu douteux, évidemment. Il doit y en avoir. Tout le monde et corruptible. Absolument tout le monde. Une jeune et jolie femme pourvue de magnifiques atours a toujours une longueur d’avance dans toutes les discussions et cela elle le sait très bien.

Autant elle était d’une rare discrétion à la cour de Sibran, autant l’effet inverse se produit ici. Libérée de cet affreux carcan marital, elle a le pouvoir et la maîtrise totale de son destin. Et elle ne compte plus rester en retrait à attendre que les choses bougent. Non, quitte à forcer ce même destin, elle agira comme elle l’entend tout en conservant les apparences. Les prochains mois s’annoncent particulièrement passionnants pour la baronne qui ne peut s’empêcher de gratifier Dorian d’un large sourire des plus ravissants.

Voilà un homme intelligent qui n’a pas cherché à la juger.

- Je n’ai qu’une parole. Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure. Je respecterai mes engagements.

Elle se redresse et prend appui contre la chaise, les bras croisés sur son ventre, pensive. Il s’agit d’un échange de services, c’est vrai, alors que pourrait-elle demander à Dorian en contrepartie ? Elle mène une vie simple, en compagnie d’une domestique et d’un garde. Chacun contribue à sa manière à la survie de tous et à l’entretien de la ravissante demeure que le roi leur a gracieusement prêté. Il y règne un calme et une sérénité absolus en toute circonstance, la vie est plutôt paisible, en somme. Un peu trop paisible. Elle brûle de connaître d’autres choses, de voir d’autres gens, de connaître un peu de satisfaction, à l’image de ce matin, lorsqu’elle a laissé le soleil inonder son visage, en plein marché. Elle rêve de faire du cheval, de festoyer, de rencontrer des gens qui ont cette même passion au cœur.

Elle a un regard pour l’homme qui lui fait face, soudain, comme si une idée brillante lui venait à l’esprit. Voyons un peu…

- Dites-moi…Que pensez-vous des femmes qui prennent les armes ?

Exactement la même question posée à Alexandre de Terresang, sans en reprendre le vocabulaire de circonstance.

- Pensez-vous que ce soit une hérésie ou au contraire une preuve de bon sens ?

Dorian n’a pas pu voir l’arme dont elle a parlé et qu’elle réclame. Il s’agit d’un stylet, une lame fine et assassine, discrète et élégante, redoutablement efficace pour quiconque souhaite abréger une discussion houleuse par un meurtrier coup en traître. Une arme de femme. Parfaite pour la baronne. Elle n’a jamais eu besoin de s’en servir et pourtant elle la porte constamment. Etienne, son garde, lui a appris les mouvements de base, il les lui apprend toujours mais il a cette retenue, cette réserve qui l’empêche de la mettre en situation réelle. Il est bien évident que si elle doit se battre pour sa vie, son adversaire n’aura, lui, aucune retenue. Il en serait peut-être autrement d’un homme tel que Dorian. Elle le jauge du regard, de la tête aux pieds, et ajoute, pensive :

- Je cherche quelqu’un qui n’aura pas peur de m’apprendre. Et qui ne mesurera pas ma personne ou mes aptitudes à l’aune de la paire de seins que je cache sous ma chemise.

Un sourire et un regard directs. Des paroles qui le sont tout autant. Elle attend une réponse en songeant à l’offre que lui avait faite le vicomte. Le rejoindre au Labret. Lui apprendre. Sauf que cette offre s’adressait à une charmante paysanne dont il a ensuite deviné l’identité sans chercher à en savoir plus à son sujet. Il était désormais complètement malvenu de se rendre là bas avec le risque qu’il lui interdise l’entrée de sa demeure. Un risque qu’elle ne prendra pas.

Dites-moi… Que pensez-vous des femmes qui prennent les armes? Darius arque légèrement un sourcil. Qu'est-ce que ça peut bien faire, ce qu'il en pense? En réalité, il n'est pas pour ou contre. Oui, c'est bizarre de voir une femme manier les armes, en particulier celles qui choisissent l'épée. Oui, c'est étrange de voir une milicienne se balader à Marbrume. Mais à quoi s'attend-on dans un monde pareil? À ce que la moitié de la population ne prenne pas les moyens qu'il faut pour essayer de sauver sa peau face à une menace sans précédent? Ce serait plutôt con. Alors même si Darius ne peut pas dire que c'est une vision à laquelle il est totalement habitué, il ne fait pas partie des hommes qui vont engueuler une femme parce qu'elle veut se servir d'une arme. Il a mieux à faire de ses journées.

Est-ce une hérésie ou une preuve de bon sens, une femme qui sait se servir d'une arme? Darius hausse les épaules avec indifférence.

« Chacun devrait être libre d'essayer de sauver sa peau comme il peut », offre-t-il pour toute réponse.

Ils se regardent un instant, se jaugeant l'un l'autre de la tête aux pieds. Leurs regards se croisent, s'accrochent. Elle met finalement un prix sur sa collaboration : qu'il lui apprenne à se battre. Voilà une demande particulière. C'est bien la première fois qu'on réclame de lui des leçons de combat en échange de services rendus.

Darius sourit en coin, amusé. Sophie est de plus en plus surprenante et son petit caractère n'est pas pour lui déplaire. Il est à présent plutôt curieux de la voir une arme en main. D'ailleurs, il n'a pas vu ce qu'elle utilise. Vu sa carrure, probablement pas une épée. Un arc? Non, elle ne lui demanderait pas de lui apprendre – il n'a clairement rien d'un archer. Une dague? Peut-être. C'est une lame accessible pour les femmes, facile à dissimuler et à sortir en cas de pépin.

« J'ai pas peur de t'apprendre, Sophie, et je vais te traiter comme je traiterais un homme, accepte-t-il finalement. C'est pas un problème pour moi, même si je trouve toujours dommage d'abîmer une belle demoiselle. »

Darius sourit moqueusement s'étire un peu et fait rouler ses épaules.

« Je suis pas toujours à Marbrume, par contre, je fais pas mal d'aller-retour, explique-t-il. Je suggère qu'on se rencontre quelque part pour l'échange d'informations et que la leçon ait lieu après ça. Je trouverai un endroit. Par contre, il va falloir trouver un moyen de communiquer. Il y a lieu où je peux te faire envoyer quelque chose si je veux qu'on se rencontre? »

Contrairement à elle, Darius ne sait pas lire ou écrire, mais ça ne l'empêche pas de communiquer pour autant. Il est assez astucieux pour avoir ses propres codes. Nul doute que Sophie s'y fera.

« Et tu utilises quoi, comme arme? ajoute-t-il avant qu'elle puisse répondre. Tu as des bases ou pas du tout? Juste pour savoir où on commence. »

- Je suis bien d’accord avec vous mais…le poids des traditions est lourd à porter quand on est une femme. Et une femme avec une arme à la main, surtout quand elle porte un nom distingué, est une hérésie pour l’immense majorité des hommes.

Elle ne peut s’empêcher de pincer les lèvres avant de baisser la tête. Bien sûr, il ne peut pas vraiment comprendre. C’est un homme. Il ne saura jamais ce que c’est que d’être enfermé après avoir un peu goûté aux joies simples d’une vie sans contraintes. Il ne saura jamais ce que c’est, d’épouser quelqu’un qu’il ne connaît pas. Être l’objet de tractations et de contrats, au lieu d’être aimé pour que ce qu’on est. Être à la merci du moindre caprice, de la moindre saute d’humeur, être moquée, humiliée quotidiennement, parce qu’elle est femme et qu’elle doit donc rester à sa place. Une place à peine plus enviable que celle du chien, à qui pourtant on permet tout. Être sous la coupe d’un homme détestable qu’elle aurait pu blesser d’une gifle. Un homme qu’elle a failli tuer. La Fange lui a au moins épargné ce geste et s’est occupée de la venger. Redressant la tête, elle lui lança un regard rempli d’amertume et de déception. Oui. Elle apprendra à se battre, parce que cela lui a toujours été interdit. Parce qu’elle en a envie et qu’elle en a décidé ainsi.

- S’il n’y a que le côté jolie demoiselle qui vous gêne, je peux sans problème me déguiser en homme, de manière plus convaincante qu’aujourd’hui. Aujourd’hui…Je voulais juste sortir mon amie de sa prison. Je crois que j’ai réussi. Quoiqu’il en soit…Je ferai mieux la prochaine fois.

Elle se reprend un peu et passe son index sur son menton, tout en réfléchissant. Oui. Evidemment. Il va bien falloir convenir d’un lieu de rendez-vous ou, à tout le moins, d’une façon de communiquer. Elle a parfaitement conscience que l’écriture est absente de l’éducation de toute une frange de la population et elle le regrette. Il va falloir s’organiser d’une autre manière et elle y réfléchit à toute vitesse. Ils pourraient se rencontrer au Temple, bien sûr, elle s’y trouve très régulièrement afin d’apporter toute l’aide dont les prêtres pourraient avoir besoin. Quoiqu’il en soit, se rencontrer dans cet endroit sacré, surtout pour parler de choses aussi légères, n’est pas du tout approprié. Elle connaît, par ailleurs, trop mal la cité pour qu’elle le laisse décider d’un endroit qui pourrait ressembler à celui dans lequel ils se trouvent tous les deux à l’instant. Hors de question de remettre un orteil dans un endroit pareil. C’est vraiment trop gênant. Qui plus est, elle ne pourra être accompagnée de son garde. S’il devine de quoi il retourne, il serait capable de l’enfermer dans sa chambre. Non. Si elle veut garder les apparences sauves, elle n’a pas vraiment le choix. Il n’y a pas vraiment d’autre solution, elle demande alors :

- Si vous parvenez à me trouver de quoi écrire, je peux vous donner un laisser passer qui vous permettra de vous rendre directement chez moi. Ce n’est pas bien difficile à trouver, c’est une des plus petites demeures de l’Esplanade.

Enfin…par comparaison avec les autres résidences, évidemment. Elle n’habite pas non plus dans un clapier à lapins, très loin de là.

- Quant à ce que j’utilise comme arme, il vous suffit de le demander à votre homme. C’est lui qui la garde, là, pour le moment.

Elle a un sourire, un vrai sourire doux et gentil cette fois. Esméra se sent mieux. Elle n’a pas face à elle un butor. Il fait preuve d’une certaine finesse en comprenant que le jugement ne serait absolument pas productif et en lui parlant de son arme comme si cela était tout à fait normal d’en posséder une. C’est…rafraîchissant. Et cela l’apaise, un peu. Elle continue donc :

- Il s’agit d’un stylet. Je n’ai jamais porté d’épée. Ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. J’ai quelques bases, oui, mais mon garde rechigne à m’apprendre, à se mesurer à moi. Il a peur de me faire du mal. Il retient ses gestes. Pour lui, savoir se défendre, donner un coup de pied là où ça fait mal et courir vite sont largement suffisants pour faire face à un bandit. Mais…la menace la plus importante, à mes yeux, ce ne sont pas les bandits, c’est la Fange. Et un Fangeux se fiche bien qu’on lui fiche un coup de pied dans les valseuses. Si tant est qu’il en possède.

De toute façon, elle sait très bien qu’il est impossible de les approcher d’aussi près sans y laisser la vie. Il lui faut donc pouvoir les atteindre avec une arme un peu plus efficace qu’un long cure-dent effilé.

- Je n’aime pas d’être sans défense. Si on m’attaque, je voudrais pouvoir rendre les coups. C’est tout. Je n’aurai pas toujours un garde pour assurer mes arrières et, de nos jours, croire que tout va bien en se promenant une fleur à la main à regarder voler les papillons est de l’inconscience pure. Donc voilà…Si vous voulez bien m’apprendre un truc ou deux…

« Mh, ça ira. Pas besoin de te déguiser en homme. »

Darius sourit avec amusement, puis écoute la proposition de Sophie concernant leur moyen de communication. Il arque légèrement un sourcil, surpris. Elle est prête à lui écrire un laisser-passez afin qu'il puisse entrer à l'Esplanade. C'est une excellente idée. Et une très mauvaise idée. Une idée inconsciente, surtout. Oh, lui n'est pas contre, loin de là. Ça va lui faciliterait drôlement les choses sur plusieurs aspects. Ou peut-être pas. Ça l'exposerait sans doute énormément – il ne fait pas exactement bon chic bon genre comme le reste des habitants de l'Esplanade. À méditer.

Darius réfléchit pendant que Sophie lui explique qu'elle utilise un stylet. Une arme fine et discrète. Une arme parfaite pour une femme comme elle. Il n'a pas particulièrement d'expérience avec ce type de lames, mais il sait assez bien manier son épée et sa dague pour être en mesure d'enseigner quelques petites choses à son interlocutrice. Contrairement au garde du corps, il ne compte pas retenir ses gestes. Bon, il n'ira pas jusqu'à risquer de la blesser gravement, mais il va l'entraîner comme il se doit. Si elle récolte quelques bleus ou égratignures, elle s'arrangera pour les masquer et apprendre de ses erreurs. Elle veut apprendre à se battre, alors il va lui montrer comment sauver sa vie. Pas comment parer le coup de quelqu'un qui fait tout pour ne pas la blesser. C'est complètement inutile. Dans les rues, les mécréants ne retiendront pas leurs coups. Dans la nature, la Fange va être comme elle l'est toujours : sans pitié.

« Je vais faire mieux que ça, Sophie, dit-il. Je vais t'apprendre jusqu'à ce que tu sois douée, jusqu'à ce que tu puisses avoir de vraies chances de t'en sortir si tu croises un type comme moi dans la rue. C'est-à-dire un type qui fait probablement deux fois ton poids, qui manie les armes depuis longtemps et qui n'a pas trop de pitié quand il a une cible. »

Darius offre un sourire en coin à Sophie. Tout ça risque d'être assez intéressant, même pour lui. Ça va le changer de ses activités habituelles.

« Je te conseille juste de commencer à essayer de trouver des moyens d'améliorer ton endurance physique, de t'entraîner entre les rencontres. Être encore vive alors que ton adversaire fatigue dans un combat, ça peut te permettre de te sortir de situations qui semblent désespérée. »

Darius hausse les épaules. C'est un conseil au passage.

« Pour en revenir à cette histoire de laisser-passez, c'est une bonne idée, mais ce serait à utiliser de façon exceptionnelle. J'ai pas envie de me faire trop remarquer et je passerai pas exactement inaperçu dans un beau monde comme l'Esplanade. Je vais plutôt te faire parvenir un message par coursier. Un morceau de tissu jaune, c'est un rendez-vous le lendemain matin. Bleu, c'est le lendemain après-midi. Rouge, c'est dès que possible. Si toi tu veux me rencontrer, tu fais envoyer quelque chose – à toi de voir - à l'auberge de la Rose aux vents. Le message va se rendre à moi. Après, tu attends que je te réponde. Ça peut prendre du temps, je suis pas toujours ici, mais je vais te répondre. Quant au lieu... »

Darius jette un regard autour de lui, l'air un peu moqueur. Les bruits se sont calmés. À présent, seuls de doux gémissements leur proviennent depuis la chambre d'à côté, et ils doivent réellement être silencieux pour les entendre.

« Ce sera pas ici, évidemment. Je vais faire quelques recherches et te revenir avec un lieu approprié pour ce qu'on veut faire. Tu auras les indications dans le premier message par coursier. J'ai quelques idées, mais je dois faire des vérifications. Si quelque chose foire, si t'es pas au rendez-vous, je vais peut-être aller chez toi. Ça te va? »

L’évocation de l’endurance physique la fait doucement sourire, assez pour qu’elle détourne un instant la tête. Oui. Bien sûr. Il s’imagine sans doute qu’elle passe son temps à parler aux oiseaux en jouant de la harpe, ou à broder des écharpes en songeant à son prince qui doit arriver sur son beau cheval blanc pour l’emmener loin de cette vie de misère et de fange. Ralala. Elle secoue un bref instant la tête, les yeux mi-clos. Elle ne répondra rien. Elle n’expliquera pas ses heures d’exercices physiques en dehors de tout regard réprobateur, ses entrainements avec Etienne, bref, toutes ces activités si indignes d’une dame mais qu’elle effectue quand même, parce que tel est son bon plaisir. Non. Elle lui laissera la surprise. Il pensera sans doute devoir enseigner à une de ces mollassonnes de nobles dames pas même fichues de courir dix mètres sans s’essouffler. Et elle jouera son rôle à la perfection. Qui sait ? Peut-être qu’elle pourra lui apprendre un truc ou deux, au passage, on ne sait jamais.

- Cela me convient. Tant que nous nous rencontrons dans un endroit plus approprié et…silencieux, ça me convient très bien.

Elle a bien retenu le code à employer, elle se lève et ajuste ses vêtements, replace une mèche de cheveux derrière son oreille, et ajoute :

- Je pense que nous avons fait le tour de la question. Je désire récupérer mon arme, je vous prie.

La baronne a un regard pour Dorian, toute droite au milieu de la pièce. S’il avait douté un instant avoir face à lui une noble dame, tout doute est en un instant envolé.

- En espérant que votre homme n’a pas graissé ma lame de ses vilaines pattes.

Maintenant, comment va-t-elle aborder ce sujet avec Isabelle ? Et avec Etienne ? Ce butor de Nolan a tellement bien fait son travail que son chapeau est tombé, il va falloir qu’elle explique ceci à Etienne. Et il sera mécontent, c’est certain. Quant à Isabelle…à la réflexion…il vaut peut-être mieux ne pas aborder ce sujet, cette escapade, l’enlèvement et …Dorian. Est-ce qu’elle va lui raconter ce gredin ? Son séduisant sourire en coin ? L’aura de danger qu’il dégage ? Son étrange marché ? Non. Par les Trois, bien sûr que non. Isabelle, aussi aimable, douce et gentille qu’elle soit, ne comprendrait pas du tout ce qui a poussé Esméra à conclure un tel marché. Elle ferait tout pour l’en empêcher. Donc non, tout s’est bien passé, il n’y a pas eu d’incidents, il n’y a eu aucun problème, c’est ce qu’elle racontera. Il ne lui reste plus maintenant qu’à trouver le moyen de rentrer au Temple, de manière discrète, pour que personne ne voit son accoutrement. Elle réfléchit à tout ceci, le sourire aux lèvres, tout en regardant Dorian, d’un air tranquille.

- Une dernière recommandation avant que je ne m’en aille ?

Elle cache bien son impatience de sortir de là et pourtant…Elle inspire et expire de manière contrôlée, prête à prendre la fuite et à courir aussi vite qu’elle le peut pour rejoindre le Temple. Elle estime s’en être assez bien sortie, mais bon, tant qu’elle n’est pas en dehors de ces murs, tout peut encore arriver, donc elle se maîtrise.

Un endroit plus approprié... et silencieux. Darius offre un sourire amusé à Sophie. Il ne sait pas si l'endroit sera nécessairement plus « approprié », mas il ne s'agira pas d'un bordel, et c'est probablement déjà un bon début pour elle. Il va devoir faire quelques recherches. Il a des idées, mais trouver un lieu qui leur conviendra à tous les deux ne sera pas aussi facile que l'on pourrait le croire. Elle est noble et il ne peut donc vraisemblablement pas sélectionner un point de rendez-vous dans les bas quartiers. Peut-être quelque part non loin du port, entre la jolie partie et la partie que les marins de tout acabit fréquentent. Une sorte d'entrepôt serait probablement idéal... Assez grand pour qu'ils puissent se mouvoir avec aisance, assez inintéressant pour qu'on n'y porte pas plus attention qu'il le faut. À méditer.

Sophie se lève. Elle est prête à partir et demande à récupérer son arme avec toute la politesse dont l'on peut s'attendre d'une noble. Darius ricane quand elle dit espérer que Nolan n'a pas graisser sa lame de ses vilaines pattes. À son tour, il se lève tranquillement. Ils ont en effet fait le tour de la question – il ne reste maintenant plus qu'à voir s'ils respecteront tous deux les engagements pris au cours des dernières minutes.

Darius observe tranquillement Sophie. En fait, ils se dévisagent l'un l'autre sans se dépêcher, sans tenter de cacher cet intérêt mutuel encore difficile à décrire. Une dernière recommandation avant que je ne m’en aille? Darius sourit en coin de nouveau, fait un pas en direction de Sophie, puis un autre. D'un geste presque doux, il lui retire des mains le morceau de tissu avec lequel elle a épongé son cou sanguinolent un peu plus tôt et effleure la petite égratignure du dos de son index. Il se détourne ensuite pour entrouvrir la porte et échanger quelques mots à voix basse avec Nolan. Celui-ci lui tend quelque chose, dont il se saisit avant de revenir vers Sophie. Un morceau de tissu propre, probablement un reste de celui qui avait été déchiré pour confectionner le bandeau de fortune.

« Pas de recommandations particulières pour le moment, Sophie, aucune chose à laquelle une femme intelligente comme toi ne pense pas déjà, dit Darius. Par contre, on va sortir comme on est entrés. Je ne révèle pas mes planques et, honnêtement, il vaut probablement mieux que tu ne voies rien de ce qui se passe ici et dans les alentours. Tu permets? »

Il lui montre le bandeau et n'attend pas vraiment de réponse pour passer derrière elle. Leurs corps sont proches, assurément bien trop pour la bienséance, mais il ne la touche pas. Il se contente de passer le tissu devant le visage de Sophie afin de lui couvrir les yeux et d'attaquer le tout. Ses gestes sont calmes et assurés, presque de manière rassurante.

« Mon homme va me redonner ton arme et je vais te la rendre quand nous serons sortis, continue-t-il d'une voix tranquille, son souffle près de l'oreille de Sophie.
Je vais te raccompagner un peu plus loin pour éviter que tu fasses des mauvaises rencontres. Je pense que tu en as assez eues pour aujourd'hui. »

Son ton est taquin et il poursuit dans la même lancée quand il demande :

« Des protestations? Tu préférerais que mon charmant associé te ramène, peut-être? »

Esméra a perdu depuis longtemps l’habitude d’être proche de quelqu’un. La seule personne qui peut s’en vanter est Sophie, sa suivante. C’est elle qui l’aide à s’habiller, c’est elle aussi qui lui apporte les soins nécessaires lors des jours du bain. Hormis ces fugaces échanges typiquement féminins, elle rechigne toujours à approcher les gens, comme s’il s’agissait d’une preuve de faiblesse. Elle sait que quand on laisse quelqu’un entrer dans son espace personnel, les conséquences peuvent être dramatiques. Isabelle, son amie, avait parfaitement compris ce besoin d’indépendance et ne lui tenait pas rigueur de la froideur dont elle fait parfois preuve à son égard. Son défunt époux trouvait sa peau aussi froide que celle d’un serpent. Peut-être est-ce le cas. Elle n’avait jamais aimé son approche, ni ses gestes, brutaux et violents. Elle avait cédé parce qu’ils étaient mari et femme, que c’était dans l’ordre des choses de laisser ce butor indélicat la posséder. Maintenant, tout est différent. Elle a le contrôle. Elle a le pouvoir sur son propre corps et ne compte pas vraiment le céder à quelqu’un d’autre.

Aussi, lorsque le bandit lui reprend des mains ce pansement de fortune pour caresser sa blessure, elle ne peut s’empêcher de reculer d’un pas. Et là, peut-être pour la première fois depuis qu’elle est en sa compagnie, il pourra voir sur son visage l’expression terrible d’une peur mal contenue. Son teint a pâli, tout comme ses lèvres, elle a détourné le visage. Même si le geste est doux, presque tendre, elle n’en veut pas. Elle ne lui a rien demandé. Il n’est donc pas question qu’on pose la main sur elle sans sa permission ou sans contrepartie dument négociée. Tout séduisant qu’il soit, le gredin n’en est pas moins un homme, habitué sans doute à toutes les prérogatives et joyeux privilèges dus à son sexe, notamment de pouvoir faire ce qu’il veut d’une femme quand elle se trouve toute proche de lui, en position de faiblesse. Peut-être que oui. Peut-être que non. Peut-être est-il un bandit avec des principes. Peut-être que non. Dans le doute, elle préfère faire savoir que les gestes tels que ceux-là ne sont absolument pas les bienvenus pour l’instant.

Ce fut bien pire encore quand il se glissa derrière elle pour bander ses yeux. Non, bien sûr qu’elle ne le lui permet pas, mais a-t-elle le choix ? Si proche, il ne pourra manquer de constater à quel point elle est terriblement mal à l’aise, même si elle essaye de se dominer. Plongée dans le noir, à la merci d’à peu près tout et n’importe quoi, elle ne peut s’empêcher de grommeler :

- Laissez votre homme là où il se trouve, il en a assez fait pour aujourd’hui.

Elle frémit à l’écoute de ses paroles soufflées à l’oreille, comme s’il s’agissait d’une confidence. Une chance que cette rencontre soit sur le point de se terminer, il pourra voir la chair de poule marquer son épiderme dans le creux de sa nuque.

- Prenez garde à mon arme, s’il vous plaît, je n’ai pas les moyens de m’en acheter une neuve…

Les yeux bandés, elle se dégagea doucement de ce collé-serré un peu trop tendancieux à son goût pour enfin demander :

- Y allons-nous ?

Sophie a un mouvement de recul lorsque Darius lui prend le morceau de tissu des mains. Elle semble avoir peur, ce qui surprend quelque peu le pirate. Que craint-elle de sa part? S'il avait voulu lui faire du mal, il aurait agi bien avant et il n'aurait certainement pas pris la peine de conclure une quelconque entente avec elle. Malgré tout, il ne peut pas lui en vouloir de se détourner ainsi. Il l'a kidnappée – involontairement, mais quand même. Il a tient en otage, à sa merci – même s'il est sur le point de la libérer. Il reste un bandit. Un bandit et un homme. Et en réalité, c'est surtout la partie « homme » qui semble être le problème pour Sophie. Elle en a après ceux de son sexe. Encore une fois, comment lui en vouloir? Nombreux sont probablement ceux à vouloir brimer sa liberté. Elle a sans doute aussi eu son lot d'expériences désagréables. Darius ne lui demande pas. Il sait qu'elle ne répondrait pas.

Darius attache le bandeau et tente de détendre l'atmosphère en taquinant un peu Sophie. Ils sont proches, mais il ne maintient pas la proximité plus que nécessaire, d'une part parce qu'il l'entend grommeler, d'autre part parce qu'elle se dégage elle-même assez rapidement.

« Oui, on y va, confirme-t-il simplement. Et t'inquiète pas pour ton arme, je devrais réussir à pas abîmer quelque chose dont la fonction première est d'être assez solide pour blesser. »

Darius regarde un instant Sophie tandis qu'elle a les yeux bandés et ajoute :

« Je vais prendre ton bras pour te diriger. »

Il prend l'un des bras de Sophie et sort en sa compagnie. À voix basse, il échange quelques mots avec Nolan, qui lui rend l'arme de la jeune femme. Darius s'emploie ensuite à emmener Sophie, vérifiant que la voie est libre chaque fois. Il la prévient tout bas du nombre de pas approximatif à effectuer, lui indique lorsqu'il y a un escalier et la soutient au besoin. Ils finissent par passer une porte qui mène vers l'extérieur. Sophie peut entendre le brouhaha de la ville parvenir plus clairement à ses oreilles. Ils parcourent une ruelle et tournent quelques coins de rue avant de s'immobiliser.

« Tu peux enlever ton bandeau », dit-il simplement.

Quand Sophie voit de nouveau, Darius lui tend son arme, comme promis. Ils se trouvent dans une ruelle déserte, mais la clameur distante du marché est audible depuis cet endroit.

« Va tout droit, tourne à gauche à la deuxième ruelle, puis presque tout de suite à droite. Continue et tu vas déboucher juste à côté du marché. Je peux t'emmener ailleurs si tu te sens pas en sécurité là. Sinon, je pense qu'on peut se dire à bientôt, Sophie. »

Il lui sourit en coin et lui tend la main. Il n'a visiblement pas l'intention d'y déposer un baiser comme un gentilhomme le ferait, mais plutôt de la serrer comme pour sceller leur entente une bonne fois pour toutes.

« Je vais te faire livrer les robes promises dès que je mets la main sur quelque chose de convenable pour toi. Tu peux faire parvenir le laissez-passer à l'auberge. Je pense pas en avoir besoin, mais on sait jamais. La vie est surprenante, parfois. »

Il la regarde et lui sert un sourire entendu. Il n'a aucun doute qu'elle va être d'accord avec lui là-dessus...

La poigne de Dorian n’est absolument pas comparable à celle de Nolan. Rien à voir avec la brutalité pure et dure de ce dernier. Il est prévenant, gentil, lui évite les écueils, la guide de son mieux, elle pourrait presque le confondre avec un véritable gentilhomme si elle n’avait ce bandeau sur les yeux et l’impression d’être accompagnée de toutes ses craintes faites chair. La sortie du bâtiment est rapide, ils marchent tranquillement quelques temps jusqu’à ce qu’enfin ils s’arrêtent et qu’il l’autorise à enlever son bandeau. Elle ne se fait pas prier, bien entendu et c’est les yeux plissés par l’effet de la joyeuse lumière du jour que la baronne observe les lieux, cherchant un point de repère qu’elle ne trouve évidemment pas. Par contre, elle entend le brouhaha du marché, signe que finalement, elle n’en est pas si éloignée. Elle reporte alors son attention sur le bandit et lui tend le bandeau, en même temps qu’elle récupère – enfin – son arme si précieuse avec un soulagement qu’elle ne cherchera même pas à dissimuler.

Lui qui a l’habitude de manier des armes et de les utiliser, il pourra noter que la baronne sait parfaitement ajuster son arme à sa ceinture, avec des gestes précis et rapides, signes qu’elle n’est pas du tout novice en maniement de ce genre d’arme légère. Elle rabat immédiatement sa cape sur son corps, autant pour se dissimuler elle que son arme, du mieux qu’elle peut. Elle n’a plus son chapeau, il est tombé au sol, elle ne sait où et doit probablement faire le bonheur de quelqu’un d’autre à l’heure qu’il est. Quoiqu’il en soit, elle ne pourra sans doute pas faire illusion longtemps. Elle possède une splendide chevelure de jais luisant de santé, qu’il pourra d’ailleurs observer un peu mieux, tout autant qu’une allure indéniablement féminine, y compris sous les habits d’Etienne. Il faudra donc forcer le pas, être attentive à tout et surtout faire profil bas jusqu’au temple où elle pourra reprendre ses habits de dame.

- Je vais me débrouiller, ne vous donnez pas cette peine.

Elle ne s’attendait pas non plus à une quelconque galanterie de sa part, cela lui paraitrait bien trop étrange, surtout après leurs échanges de tout à l’heure dans cet endroit inapproprié. Elle serra donc la main avec toute la vigueur qui la caractérise, un fin sourire aux lèvres. Voilà quelque chose qui lui plaît. Une poignée de main…Plus que le geste, c’est le signe d’entente qu’il représente qui lui plaît. Pour une fois, quelqu’un lui accorde assez de confiance pour sceller une entente. Un accord qui fait fi de tout rang, sexe ou autre considération. Oui. Ici il s’agit de la signature concrète d’un contrat qui peut être profitable à tous deux, si chacun respecte sa part du marché, ce qu’elle entend faire, bien entendu. Dans ce geste, la baronne voit des perspectives nouvelles qui sont loin de lui déplaire. Il ne reste plus à Dorian qu’à tenir sa parole. Elle pourra déjà en avoir un aperçu lorsqu’elle recevra les robes. Par les Trois, en recevoir une est déjà une bénédiction, alors plusieurs…

- Les temps sont difficiles pour tous, trouver de pareilles tenues relèvent de l’exploit. Je suis curieuse de voir si vous y parviendrez.

Elle opina en silence lorsqu’il parla du laisser passer et dit enfin, pour clôturer la rencontre, tout en le regardant, vaguement amusée :

- J’aime les surprises. La prochaine fois, si vous désirez m’enlever, venez en personne, là vous me surprendrez. Je vous souhaite la bonne journée, Dorian !

Elle s’inclina légèrement avec toute l’élégance qu’on peut attendre d’une noble dame, se redresse, lui adresse enfin un vrai sourire assorti d’un clin d’œil espiègle avant de s’enfuir en trombe, courant à très vive allure. Il ne reste de la baronne qu’un peu de poussière soulevée par sa course et le bruit d’un rire qui disparaît rapidement sous les clameurs du marché.

Darius regarde Sophie reprendre son arme et l'ajuster à sa ceinture un léger sourire en coin. Elle lui a dit qu'elle s'entraînait un peu avec son garde du corps, et il se dit maintenant qu'elle doit aussi pratiquer seule. S'il ne doute pas avoir un niveau nettement supérieure au sien, il ne va pas faire l'erreur de la sous-estimer. Il sent qu'elle lui réserve encore quelques surprises.

Sophie refuse son offre de la raccompagner plus loin. Il se contente d'acquiescer, un air amusé sur le visage en l'entendant dire que trouver les robes promises relèvent de l'exploit. Elle ne semble pas certaine qu'il va réussir à livrer la marchandise. Il ne répond rien, son expression parle pour lui : il est prêt à réaliser des exploits et, un bon matin, les robes vont apparaître sur le pas de sa porte.

Il rit un peu à ses salutations. Aller l'enlever en personne. C'est mal de le mettre au défi ainsi, il serait bien capable de le faire juste pour la surprendre. Il doute que ce soit une excellente idée, par contre. Il est moins certain qu'elle serait aussi amusée s'il décidait de concrétiser ce plan foireux...

« Mh, je vais y penser, ça pourrait valoir le déplacement », ricane-t-il.

Sophie s'incline avec élégance pour lui dire au revoir. De son côté, Darius la salue d'un léger hochement de tête. Il a devant lui une dame de la haute société, et elle a devant elle un bandit du peuple qui ne s'embarrasse pas des convenances. Ils forment un duo improbable né de circonstances tout aussi improbables et, pourtant, malgré leurs différences évidentes, ils sont parvenus à un terrain d'entente. La suite promet d'être intéressante.

« À bientôt, Sophie. Essaie d'éviter les ennuis. »

Il lui sourit une dernière fois avant de la voir partir en trombe et filer comme une flèche. Le rire de Sophie lui parvient brièvement, puis se fond dans la clameur lointaine du marché. La noble est disparue. Il se détourne pour quitter à son tour la ruelle. Il a, après tout, fort à faire : les exploits, ça ne se réalise pas tout seuls!