La parole et l'épée [PV Darius]

Elle est ébranlée. C’est peut-être bien la première fois qu’on lui parle décemment, sans considération de rang, de classe et de sexe, depuis de nombreuses années. Et c’est terriblement perturbant. Elle baisse la main, elle se détourne à demi pendant qu’il parle, regardant ailleurs, comme si tout ce beau discours ne lui était pas destiné. Il dit des choses étranges, si…exotiques.

- Vivre avec la rage et devoir la contenir dans une petite boite par crainte qu’elle ne ravage tout sur son passage, c’est mon quotidien. Ne pas montrer mes sentiments, jouer une partition écrite d’avance par des années de faux semblants, c’est mon quotidien. Me taire alors que tout mon corps hurle, c’est mon quotidien. Tu ne peux pas comprendre. Tu es un homme. Tout t’est permis. Moi, je devais, autrefois, demander la permission pour pouvoir parler. Demander la permission…pour parler.

Et il ne s’agissait que de conversation usuelle évidemment. Pas de donner son avis sur un conflit ou un problème diplomatique. Dans ces cas, il n’était même pas question de songer à ouvrir sa bouche. Demander la permission pour parler. Demander la permission pour rencontrer une amie. Demander la permission pour tout. Elle n’avait alors pas plus de droits qu’un enfant. En tout cas, elle en avait moins que les lévriers de son époux à qui on permettait tout. Elle détestait ces animaux. De toute son âme.

Elle eut alors un regard pour Dorian, un regard visiblement fatigué par des années de lutte contre ce système injuste qui cantonne les femmes nobles au rang de complotistes en jupes, tout juste bonnes à donner des héritiers et à lancer des ragots autour de tasses de tisanes et de portions de gâteaux. Des marchandises fiancées dès la naissance, mariée à peine nubile, besognée jour et nuit afin qu’elle produise le graal, un héritier et quand cela est fait, abandonnée dans un coin avec juste le droit de se taire. Par un miracle tel que seuls les Dieux sont capables d’offrir, aucun rejeton n’est né de son union avec son défunt époux. Il faut dire qu’il a très vite déserté sa couche, préférant les femmes plus dociles, moins tempêtueuses…

Le plus parfait exemple de cette attitude est son amie Isabelle, tellement engoncée et figée dans les traditions qu’elle n’arrivait même plus à percevoir ce qu’elle pouvait faire elle-même ou pas. C’était d’une tristesse…Ce n’est pas pour rien qu’elle a tenté de la secouer un peu dans les rues de la cité, le jour où l’homme de main de Dorian s’est trompé de cible et l’a emmenée dans un bordel sinistre.

- Je n’ai jamais été grossière aussi ouvertement, tout est donc possible…en effet.

Elle tend la main pour récupérer son arme et la garde, tout en le regardant lui. Il a raison sur au moins un point : elle a la rage d’une guerrière et la grâce d’une princesse, y compris quand elle dit des grossièretés. Et elle le sait. Peut-être est-ce grâce à cela qu’elle pourra tolérer une vie étrange faite d’hypocrisie et de faux-semblants. Peut-être est-ce là la seule libération possible pour une femme comme elle. Une libération sous forme de combat à armes égales, une libération par les armes, parce qu’elle n’en connait pas vraiment d’autres. Serrant la main sur son arme, elle eut alors un sourire, un vrai sourire doux et gentil , un regard teinté d'un certain respect avant de s’incliner un peu en sa direction et de se remettre en position, calme, concentrée.

- Alors ne me ménage pas. Evite juste…de te moquer trop fort, je ne voudrais pas tuer celui qui m’enseigne dans un accès de colère…

Elle sourit plus encore et ajoute, en hochant la tête :

- Montre moi encore.

Esméra semble avoir retrouvé toute sa mesure et tout son self control, bien que tout ceci ne soit qu’apparences. Elle a bien compris qu’elle peut frapper car son partenaire a très largement le dessus et peut donc lui apprendre les parades, comme il est en train de le faire présentement. Les leçons sont multiples pour la baronne. Désapprendre, reprendre, assimiler, attaquer, parer, esquiver, elle est encore loin du compte, très loin même mais sa main est plus assurée sur son arme, elle a moins d’hésitation et quand elle en a, Dorian la reprend, lui explique, lui montre, sans se lasser.

La douceur de ses gestes la surprend, parfois. C’est un homme rude, la délicatesse avec laquelle il arrête son poignet l’étonne quelque peu, alors qu’il lui montre comment déstabiliser son adversaire avec une partie peu utilisée de son arme. C’est vrai, elle n’y aurait jamais songé et elle trouve l’idée très astucieuse, en plus d’être utile. Elle a un sourire et sans attendre recommence le geste, trouvant dans cette méthode toute la perfidie des lames traîtres. Tous les coups sont permis, quand il s’agit de sauver sa peau, après tout. Et ce coup là est terriblement efficace pour déstabiliser son adversaire. Un adversaire qui pose des questions. Elle abaisse son arme, esquisse un sourire en murmurant :

- Quand ton homme de main m’a enlevée dans la rue, j’étais déguisée en homme. Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait, de me déguiser, j’ai commencé…j’étais encore mariée.

Elle garde sa lame à la main et la regarde, quelque peu nostalgique.

- C’est Etienne qui me l’a donnée. Il pensait que ce serait une protection pour moi lorsque je me baladais en pantalon et chemise sous une cape dans notre bourg.

Elle recule d’un pas et sourit toujours, un peu plus distante, cette fois, pensive, plongée dans de profondes réflexions et souvenirs. Doit-elle confier tout ceci à ce contrebandier ? Peut-être. Cela lui permettrait de savoir à qui il a affaire exactement. Ce sont des événements auxquels elles refusent de songer, parce qu’ils la mettent toujours dans une colère absolument ingérable. Le genre de colère qui accompagne très mal un arme telle que la sienne. Pourtant, elle décide de s’ouvrir, parce qu’elle a besoin de se confier à quelqu’un qui, elle le sait maintenant, ne la jugera pas.

- Il me suivait comme mon ombre au château. Mon mari me faisait suivre partout pour s’assurer de ma « sagesse ». Ce qui ne l’empêchait pas, lui, de prendre du bon temps en compagnie de dames attirées par son or. Y compris ma propre sœur. Etienne savait tout. Un jour, après avoir compris que ma sœur couchait avec mon mari dans mon propre lit, j’ai demandé à Etienne de me laisser seule. Il a refusé, je lui collé…une patate sur le nez, comme disent les gens dans le coin. Il a ouvert tout grands les yeux et je pense qu’il ne les a jamais vraiment fermés depuis…

Elle eut un regard lourd pour Dorian. La trahison est quelque chose qu’elle vit extrêmement mal. Et il pourra mesurer toute l’étendue de sa haine envers cet homme affreux qu’était son défunt époux dans ses yeux. Elle ne s’attarde pas pourtant, elle regarde toujours son arme avec un sourire, pensive.

- Comme mon mari faisait ce qu’il voulait, j’ai décidé de faire de même. Sauf que moi, je ne l’ai jamais trompé. J’aurais peut-être du. J’aurais au moins eu un peu de bon temps au milieu de cette solitude. Alors, je me suis déguisée en gentilhomme. Au moins, j’avais la douce illusion de pouvoir faire ce que je voulais sans que quiconque n’y ait rien à redire.

Esméra fit tourner la lame dans sa main, amusée, avant de poursuivre :

- Quand la Fange a attaqué notre château, j’étais en train de soulever l’idée qu’il fallait nous attendre à subir un siège. Mon mari a mis fin à mes mots par une gifle. Comment te dire ce qu’il m’est passé par la tête à ce moment-là…Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est sortir cette lame que tu vois là, et m’avancer vers lui, pour lui trancher la gorge. J’y serais parvenue si les Fangeux n’avaient pas envahi notre château et si je n’avais pas eu à faire un choix entre ma vengeance pour toutes les humiliations subies ou sauver ma vie. J’ai sauvé ma vie. Il est mort en couinant comme un goret qu’on saigne. La Fange m’a empêchée de me salir les mains mais je le jure devant les Trois…

Elle range son arme dans son fourreau, un regard dur posé sur le contrebandier, le genre de regard rempli de détermination qu’on retrouve chez les canailles, de la fierté mêlée d’une vaste suffisance :

- Si la Fange ne l’avait pas fait à ma place, je l’aurais fait couiner moi-même. Il était ignoble. Et faible. Un lâche sans aucun sens de l’honneur. J’ai fui avec toute une troupe. Quand nous sommes arrivés à Marbrume, nous n’étions plus que trois, Etienne mon garde…

Elle sourit en coin et ajouta, amusée :

- Sophie, ma suivante. Et moi. La baronne Esméra de Sibran.

Elle tendit la main vers lui, en montrant la gourde d’un geste de la tête, et ajouta :

- Je peux ? J’ai soif.

Cela n’a pas l’air de le surprendre. Au contraire. Et Esméra semble en être soulagée. Jouer la comédie n’est pas du tout son fort, même si elle adore se déguiser en d’autres personnes, prendre une autre identité que la sienne. Elle ne sait pas garder bien longtemps les choses pour elle. Quoiqu’il en soit, lorsqu’elle prend la gourde des mains du contrebandier, elle ne le quitte pas des yeux alors qu’elle apaise sa soif, sans la moindre notion d’élégance, comme tout à l’heure. Qu’il soit au courant ne change rien, in fine. Au contraire, ça l’aide même à prendre quelques aises, rendant un sourire charmant à son interlocuteur, en même temps que sa gourde.

- Finalement, le résultat est le même, en effet. J’ai été débarrassée d’un homme parfaitement détestable. Et détesté.

Elle hausse alors un sourcil avant de détourner un instant la tête, en se demandant ce qu’il avait vu. Un bout de…un bout de bois ? Elle tourne totalement la tête vers sa main et pouffe de rire, à l’entendre singer de la sorte la noblesse. La baronne écoute, très amusée, avant de jouer le jeu, changeant littéralement de posture, prenant une pose moins digne, le dos un peu vouté, la tête penchée sur le côté, le poing sur la hanche. D’une voix affreuse de vieille femme, une voix digne des pires tavernes de la cité, elle répondit, en tapotant la joue de son professeur :

- C’pas grave, m’gamin. T’es ben ben mignon d’vouloir me rendre plus jolie, t’sais.

Elle ricane en même temps que lui avant de se redresser, malicieuse. Que cela fait du bien…Il lui est impossible d’avoir ce genre de relation avec Etienne. Ce dernier est bien trop épris de sa situation et pétris de convenance pour seulement oser porter la main sur elle. Il a du respect pour Esméra, un profond et digne respect. Rien de plus. Jamais il ne se laisserait aller à la toucher, même pour enlever quelque élément inesthétique dans sa coiffure. La baronne trouve l’attitude de Dorian amusante. Tantôt brutal, tantôt moqueur, tantôt charmant, quel drôle d’homme il fait. Une conclusion qui corrobore celle de Dorian à propos de la baronne, ce qui ne manque pas de la faire sourire, de toutes ses dents. Le sourire parfait de la canaille.

- Disons que je tiens aux apparences, c’est absolument essentiel. Quant à mes secrets…

Elle suivit le geste de sa main, à nouveau, se demandant soudain si elle ne devrait pas secouer sa crinière une bonne fois pour toute afin d’en ôter tous les résidus. Cela lui donne l’occasion de l’observer de plus près, avec un peu plus d’attention. Il est décidément très beau, dans le genre dangereux ténébreux au sourire ravageur. Sûr qu’un homme tel que lui a du briser des dizaines de cœurs sur son passage. Elle le sait, la beauté physique est un atout non négligeable, quand on fait des affaires. Nul doute qu’il sait s’en servir, à peu près comme elle le fait, d’ailleurs. Un peu gênée d’en arriver à ces conclusions elle toussote avant de reprendre, en regardant ailleurs :

- Les secrets, c’est ton domaine. Je pense qu’en tant que « contrebandier », tu sais garder ce qu’on te confie. Donc…à vrai dire, je ne m’inquiète pas vraiment. Quant à être prudente…

Elle baisse la voix, tout comme lui l’a fait :

- J’ai été prudente toute ma vie et je n’ai jamais été aussi malheureuse. Prendre des libertés…Voilà ce qui me donne encore une raison de me lever le matin. Est-ce donc si mal, de vouloir vivre un peu pour soi ? Apprendre les choses qu’on m’a toujours refusées ? Faire des affaires ? Tant que je ne fais pas de mal à quiconque, je ne vois pas pourquoi je devrais me priver.

La baronne lui rend à peu près le même sourire avant de faussement réfléchir, l’index sur le menton, les yeux en l’air :

- Si j’avais été prudente, je ne serais pas ici à passer les meilleurs moments de ces douze derniers mois. Quant à Etienne…Si, bien sûr, je vais certainement lui rendre la monnaie de sa pièce en le battant à son propre jeu. Il me suffira de jouer mon rôle de demoiselle en détresse le temps que je me perfectionne avec toi. Il n’y verra que du feu. Et quand ce sera le moment…

Elle plonge son regard dans le sien, sourire en coin, pour murmurer :

- J’ai appris qu’il n’y a rien de pire pour un homme que d’être battu par une femme, quel que soit le sujet ou le domaine. J’ai bien hâte de lui rendre la monnaie de sa pièce mais…je suis patiente. Je ne le ferai que lorsque je serai sûre et certaine de remporter la partie.

La baronne ne dit plus rien, elle se contente de le regarder, amusée par la situation. Elle-même se rend compte qu’elle commence à réfléchir et à penser comme la canaille.

- Tu as une mauvaise influence sur moi, Dorian. Jamais je n’aurais vu les choses sous cet angle avant aujourd’hui…

Tu laisses tomber ta retenue inutile.

Cette phrase la fait sourire. Il ne croit pas si bien dire. En vérité, elle a encore quelques barrières, des barrières que le contrebandier est train de souffler, par des gestes d’une douceur plutôt déstabilisante. Un frisson la secoue brièvement, de sentir une main autre que celle de Sophie, habituée à manipuler cette somptueuse chevelure noir corbeau pour la retenir dans un filet de perles d’acier, sur sa nuque. Il est tout près, bien trop près pour que tout ceci demeure une conversation normale entre deux canailles qui s’entraînent. Et là…la baronne est tout simplement perplexe.

Certes, la technique est agréable, infiniment plus plaisante que celles de ces gros porcs de l’Esplanade qu’elle méprise de tout son cœur. Certes, il est beau à en faire voler en éclat tout le reste de raison qui hante encore son esprit en ébullition. Certes, elle n’aurait qu’à faire deux pas pour lui donner un baiser. Sauf que…

- Bien sûr que si, tu as une influence. Je te montre ?

Alors des deux petits pas qui la séparent de lui, elle en fait d’abord un premier. Un pas suffisant pour permettre que sa main gauche se lève jusqu’à la nuque du bandit, délicate étoile diaphane posée sur une peau chaude. Ses doigts jouent négligemment avec une petite mèche de ses cheveux, dans le but de lui arracher quelques frissons, tandis qu’elle lui sourit, pensive. D’où elle se trouve, elle peut parfaitement sentir l’odeur étrange et tout à fait nouvelle de son partenaire de lame, la chaleur qui se dégage de lui. Dorian, lui, plus grand de quelques centimètres, aura une vue parfaitement dégagée sur ses appâts, lesquels sont présentement étranglés dans une robe lacée. Elle sent bon. Toujours…et ce malgré les efforts fournis.

- Dois-je continuer à prendre des libertés, selon toi… ?

A dire vrai, elle n’attend pas sa réponse. Elle franchit le second pas et se colle à lui à présent, sa main gauche affermissant sa prise sur sa nuque, pour l’attirer à elle, dans un sourire mutin. Elle transpire la sensualité par tous les pores, jouant son rôle à la perfection, peut-être même ne l’a-t-elle mieux joué qu’aujourd’hui, pour cette occasion particulière. Dans une caresse d’une tendresse époustouflante, elle laisse ses lèvres effleurer celle du contrebandier tandis qu’un mouvement de sa main droite agit son corps en entier. Se haussant un peu sur ses pieds afin d’atteindre son oreille, elle murmure, dans un souffle chaud qui aurait rendu fou n’importe quel homme :

- Tu es mort. J’ai gagné.

Au même moment, une pointe faussement menaçante vient s’enfoncer sous les côtes du pirate, le stylet d’Esméra encore dans son fourreau. L’intrigante a profité de son petit manège pour lui rappeler de rester sur ses gardes, à sa façon. Esméra se penche alors un peu en arrière, sa main gauche posée sur l’épaule de Dorian, pour le fixer d’un œil pétillant de malice et de triomphe.

- Alors ? Je ne suis peut-être pas très habile avec une lame, pas encore mais…je sais utiliser celles que la Nature a bien voulu me conférer, tu vois ?

Un sourire taquin, un clin d’œil amusé, une lueur de défi qui brille dans son regard. La baronne est manifestement contente de son petit tour et le dévore du regard, un regard de velours sous de longs cils qui ne papillonnent pas. Il a ouvert une porte en effet. Ce n’est rien de le dire…