[TERMINÉ] Un peu de visite [Rosen x Alaric]

Sombrebois. Alaric était de retour chez lui. Le trajet depuis Marbrume s’était déroulé sans encombre, bien que le soldat se soit découvert un mal de mer désagréable. Il avait passé la majeure partie de la traversée par-dessus le bastingage, rendant ses repas, puis ses tripes quand il n’y avait plus rien eu d’autre. Dire qu’il s’était reposé dans la cité pendant plusieurs jours afin d’être en forme une fois de retour à Sombrebois… Il n’empêche, rentrer par navire était bien plus sécurisant et, même si son corps n’avait pas aimé être balloté, son esprit, lui, avait été heureux de ne pas être à l’affût tout au long du trajet.

En peu de temps, Alaric avait retrouvé ses habitudes, après avoir mené Bravoce aux écuries puis ramené ses quelques affaires dans sa chambre. Il avait salué ou enlacé les habitants du châteaux, rassurés de le revoir en un seul morceau. Hilde avait eu l’air ravie de le revoir, bien qu’il sût qu’ils devraient discuter tous les deux : ils avaient des choses à se dire. Plus tard. Pour l’heure, il devait raconter ses mésaventures, prendre des nouvelles, se reposer encore. Seule Rosen avait manqué à l’appel.

Grignotant nonchalamment un morceau de tourte que Pénélope venait de sortir du four – il récolta d’ailleurs une légère tape sur les doigts – Alaric s’enquérait de la baronne auprès de la cuisinière.

- Dame Rosen est alitée depuis plusieurs jours. La grossesse lui joue des tours.
- Vous pensez que je peux aller la voir ?

Pénélope haussa les épaules, comme si elle ne savait pas quelle réponse était la plus adaptée.

- Au pire, elle me mettra à la porte, ajouta Alaric avant de rire.

Il chaparda un nouveau morceau, échappa au regard faussement sévère de la cantinière puis s’esquiva, sourire aux lèvres. Il n’aurait pas cru se sentir aussi léger, depuis qu’il avait posé ses pieds au château de Sombrebois, la veille. Un festin – ou plutôt, un souper tout à fait normal, au vu des circonstances – avait accompagné ces retrouvailles et il ne lui avait pas fallu dix minutes pour se sentir à nouveau chez lui. La bonne humeur ne l’avait pas quitté depuis, il avait dormi d’un repos sans rêve, bienfaiteur. Les ennuis, ce serait pour plus tard.

Peut-être que « plus tard » était venu. Devant la porte de la blonde, il hésita à frapper, puis se décida. Il ne voulait pas déranger Rosen, mais les paroles de Pénélope l’avait inquiété, ainsi que son absence d’hier soir. Il se demanda si le couple de Sombrebois battait toujours de l’aile ou s’il était à nouveau soudé, prêt à traverser de nouvelles mésaventures.

- Il paraît que Madame la Baronne ne quitte plus son lit, dit-il en rentrant dans la pièce, après avoir été invité. Comment vas-tu, Rosen ?

La relation qu’il entretenait avec la baronne de Sombrebois avait toujours été… Chaotique. Un pas vers une fragile amitié, deux vers une franche hostilité, tous deux avaient du mal à comprendre le rythme de l’autre. Il n’empêche que, puisqu’il était d’excellente humeur et que leur dernière rencontre avait permis de mettre les choses à plat entre eux, il était bien décidé à prendre de ses nouvelles.

Alaric lui sourit gentiment. Elle le croyait mort… Elle n’était pas la seule, vu les exclamations qu’il avait reçues la veille. Il était vrai qu’il avait dû s’absenter presque un mois, alors qu’il était censé partir pour deux semaines tout au plus. À Marbrume, il avait bien eu conscience que tous avaient dû s’inquiéter à son sujet, mais il n’avait eu aucun moyen de les prévenir.

- Oh non, les Trois ne veulent pas de moi. Je suis bien vivant.

Il s’avança, ferma la porte derrière lui et tira une chaise afin de s’y asseoir à l’envers, les bras appuyés sur le dossier. Il ne fallait pas être médecin pour comprendre que Rosen n’était pas au meilleure de sa forme. Le soldat lui trouvait le teint pâle, les traits tirés, de lourdes poches sous les yeux. Que lui était-il arrivé, durant son absence imprévue ?

- Tu as mauvaise mine, confirma-t-il.

Se laissait-elle soigner par Marie-Ange ? Les deux femmes ne parvenaient pas à s’entendre et, vu les déclarations de Rosen à son sujet quelques semaines plus tôt, Alaric n’aurait pas été étonné qu’elle refuse ses soins. Un guérisseur de plus, à Sombrebois, ne serait pas de trop. D’autant plus avec les ouvriers, plus nombreux, qui œuvraient dans le bourg à longueur de journées. Une idée à soumettre à Hector, lorsqu’il y penserait.

- J’ai tout mon temps. Alors, par où commencer…

Il avait conscience que son récit serait une des rares occupations pour la baronne de Sombrebois, alors autant y mettre les formes. Ainsi, il débuta son histoire par sa rencontre avec les naufragés, alors que quatre d’entre eux se faisaient presque lyncher par la populace de Marbrume.

- Je suis intervenu, tu comprends bien. Mais je n’étais pas le seul…

Il relata l’intervention d’un guérisseur du peuple et, plus étrangement, celle de Victor de Rougelac, qui avait essayé de plaider en leur faveur. Malheureusement, ce n’était pas le noble qui était parvenu à les convaincre, mais bien le soldat. Plus proche du peuple, Alaric avait pu trouver les mots justes afin d’épargner les étrangers. Il se contenta d’omettre la fin de cette lugubre histoire : il ne parla pas de l’intention du comte d’engager les rescapés, ni du massacre que le jeune homme avait perpétré.

- Certains accusaient ces étrangers d’être porteurs d’une maladie. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je suis tombé malade.

Or, il savait de source sûre que les habitants d’Hendoire avaient effectivement amené un mal nouveau dans l’enceinte de Marbrume. Cependant, il préférait taire ce détail également, de peur que Rosen fasse un quelconque rapprochement.

- J’ai été admis au temple où une prêtresse s’est occupée de moi jours et nuits.

Il ne remercierait jamais assez Edwige pour sa patience, son écoute, ses conseils. Se confier à un intermédiaire des Trois lui avait fait le plus grand bien, d’autant plus à cette époque de sa vie.

- Elle pense que je m’en suis sorti car je suis encore jeune.

Il haussa les épaules.

- J’ai cru que j’allais mourir, mais je suis bien vivant.

Plus que jamais. Parce qu’après toutes ces mésaventures et sa rédemption personnelle, il y avait eu Sydonnie. Les Trois lui avaient gardé le meilleur pour la fin.

- Voilà pourquoi je suis rentré bien plus tard que prévu… Et toi, comment ça s’est passé ici ?

- Détrompe-toi. Je crois que les dieux nous montrent que tout peut vite s’arrêter… Et qu’on doit en profiter avant que ce ne soit trop tard.

Les Trois étaient suffisamment cléments pour leur fournir ce genre d’indices, malheureusement, les pauvres mortels qu’ils étaient n’étaient pas toujours aptes à interpréter leurs paroles silencieuses. Certains s’enlisaient alors, pensant que les divinités s’acharnaient sur eux, sans les achever pour autant. Rosen devait être l’un de ceux-là. Alaric l’avait été, lui aussi. Il n’avait pas compris pourquoi les Trois lui avaient tout pris, pourquoi il avait survécu. Il se souvenait, qu’à son arrivée à Marbrume, ses camarades miliciens l’avaient surnommé « Miraculé » en réaction à son histoire dans les marais. Peu de personnes pouvaient se targuer d’y avoir survécu seul, aussi longtemps. Le soldat avait haï ce surnom, abhorré la chance qu’ils lui avaient attribuée. Cependant, avec le temps, il en était venu à penser différemment. Les Trois étaient des divinités bienveillantes, s’ils avaient agi ainsi, il devait y avoir une raison, non ? Le plan qu’ils lui réservaient ne pouvait que le dépasser.

- J’y étais sûrement, opina-t-il.

Il était resté deux semaines au temple, sa convalescence avait été longue et fatigante. Si la blonde l’avait vu, elle aurait pu prévenir la maisonnée de Sombrebois. Cependant, le jeune homme n’était pas mécontent qu’ils ne se soient pas croisés : il n’aurait pas voulu la contaminer, ni qu’elle le voit dans cet état.

- Pourquoi es-tu allée jusqu’au temple de Marbrume ?

Il fronça les sourcils, secoua la tête négativement. Il n’avait pas vraiment eu l’occasion d’écouter les rumeurs dans la cité fortifiée. Alité une bonne partie de son séjour, il n’y avait guère prêté attention. Ensuite, il s’était essentiellement reposé, avait récupéré ses biens au Manoir Rougelac et avait fait quelques affaires auprès de marchands. En fait, il avait essayé de ne pas trop penser à son retour ni aux habitants de Sombrebois.

- Et qu’est-ce que tu as encore fait ? demanda-t-il, un sourire sur les lèvres.

Au moins, il avait appris une chose : non, les choses n’allaient pas mieux entre les époux. La veille, il n’avait pas discuté avec Hector en tête à tête, n’avait pas non plus osé aborder ce sujet. Pouvait-il seulement se le permettre ? Il considérait le baron comme un ami, mais il ne pouvait pas non plus surpasser ses droits, se mêler d’affaires qui ne le concernaient pas. Presque pas. La réputation de Sombrebois pesait également sur ses épaules, il le lisait dans les regards des marbrumiens, lorsqu’il avouait où il résidait. Hector s’était fait un nombre incalculable d’ennemis, et il n’avait pas arrangé les choses en épousant Rosen. Alors si en plus ce mariage ne tenait pas la route…

- Arrête de te dénigrer, Rosen.

Encore des plaintes. Ne lui avait-il pas avoué qu’il était fatigué de les entendre ?

- Je ne suis pas étonné, pour Victor… Moi aussi, je me méfie de lui.

Un vrai renard, oui. Sydonnie avait tenu des propos similaires à son sujet. Décidément, Alaric était déterminé à ne jamais accorder sa confiance au gouverneur de Sombrebois. L’homme semblait fouiner partout où il avait quelque chose à y gagner, sans s’inquiéter des conséquences de ses actes.

Pris au dépourvu par la dernière question de la blonde, il bafouilla :

- Euh oui, je l’ai revue.

Et j’ai tout vu.

- Elle m’a aidé à revenir. Je suis revenu par navire ! Mon estomac n’a pas supporté, d’ailleurs, ajouta-t-il en grimaçant. Mais c’est beaucoup plus sûr, pour voyager. Cela fait longtemps que tu es revenue à Sombrebois, au fait ?

Tentative désespérée pour changer de sujet.

Comme d’habitude, la baronne de Sombrebois reste évasive sur ses intentions. Cependant, Alaric comprend sans peine ce que Rosen est allée chercher au temple de Marbrume. Ce lieu de culte et de rédemption offrait bien plus que le petit sanctuaire de Sombrebois. Surtout, il y avait des prêtres là-bas, la plupart prêtant une oreille attentive aux perdus dans leur genre.

Le soldat hocha simplement la tête. Tous les deux, pour des raisons différentes, avaient ressenti le besoin de partir sur de nouvelles bases. Lui-même s’y attelait un peu plus tous les jours, qu’en était-il de Rosen ? La vie n’était pas simple avec elle, même si, comme elle l’avouait, elle y était souvent pour quelque chose. Qu’en était-il de cette rumeur dont Alaric n’avait pas entendu parler ? Malgré sa demande, il n’obtint pas de détails supplémentaires, aussi décida-t-il de laisser tomber l’affaire. C’était l’un des autres arts de la blonde : lancer un sujet de conversation pour au final, rebrousser chemin. Qu’il l’apprenne ou non n’avait que peu d’importance à ses yeux. Ce qui comptait, c’est que cet événement était toujours ancré dans les souvenirs de Rosen et qu’il était évident qu’elle en souffrait. Sa visite au temple n’avait peut-être pas été aussi bénéfique, finalement…

- Moi, je vomis tous les jours et non, je ne m’en plains pas !

Il rit, d’un de ces rires francs qui lui faisaient toujours du bien. Non c’était vrai, elle ne s’était pas encore plainte à ce sujet.

- Tu as raison, c’est vrai, articula-t-il après avoir repris son souffle. Tu as déjà pris le bateau ?

Elle était tout de même revenue une semaine auparavant. Il n’était pas encore sorti du temple à ce moment-là. Lui aussi avait perdu toute notion du temps pendant cette période. D’ailleurs, il n’avait pas récupéré tous ses souvenirs et sans doute ces derniers demeureraient-ils flous jusqu’à la fin de sa vie. La fièvre l’avait fait délirer à de nombreuses reprises, la toux l’avait secoué, Edwige s’était souvent muée en silhouette obscure, parfois mêlée à des rêves, lorsqu’il voguait entre le conscient et l’inconscient.

Évidemment, éviter de parler de Sydonnie avait marché… Pour que la blonde embraye sur Hilde. Alaric soupira, passa une main dans ses cheveux, hésitant.

- Pas encore. Il faut que je trouve un moment où on sera seuls pour en discuter. De toute façon, j’y compte bien. Je ne veux pas la laisser dans le doute et… Je ne peux simplement pas m’engager pour le moment.

Il marqua une petite pause. En soi, sa relation avec Sydonnie n’avait pas été des plus simples. Ils avaient beaucoup discuté, avant de succomber – enfin – l’un à l’autre. Cependant, ils avaient pu se mettre d’accord, se savoir sur la même longueur d’onde. Il n’avait jamais eu l’occasion d’avoir cette discussion avec Hilde. Ou plutôt, ils avaient essayé, mais Alairc avait senti, à chaque fois, qu’il la blessait, tandis que la rousse attendait de lui ce qu’il ne pouvait lui offrir.

- Tu crois qu’elle sera fort peinée ? Je n’ai vraiment pas envie de la faire souffrir… J’espère qu’elle comprendra.

Il était tellement plus simple de ne rien se promettre. Pourtant, une petite voix s’insinuait souvent dans son esprit, lui soufflait des mots, des idées qu’il s’empressait de chasser : ne te manque-t-elle pas déjà ? N’es-tu pas pressé de la revoir ? Des pensées qui ne collaient pas du tout avec ce qu’il s’était juré.

- Tu pourras prendre le bateau après ta grossesse, rétorqua-t-il entre deux rires.

Cependant, il supposait que Rosen avait du mal à se projeter. Depuis qu’elle était enceinte, la santé de la baronne de Sombrebois n’était pas au beau fixe. Et après ? En espérant que l’accouchement se déroule sans encombre – ce qui était mal parti, mais le soldat aimait rester positif – la blonde aurait un bébé qui requerrait toute son attention. Alaric avait presque envie de voir ce petit mortel venir au monde. C’était étrange, s’il y avait bien une chose dont il était sûr, c’est qu’il ne voulait pas d’enfant. Le monde était bien trop fou pour en concevoir – même si cette partie-là était appréciable. Soit, quelle vie les parents d’aujourd’hui étaient-ils capables d’offrir à leurs enfants ? Une vie de pauvreté, de peur, de désolation. Alaric ne voulait pas servir une telle vie à ses descendants. Autant ne pas en avoir. Pourtant… S’il avait cru, au début, que les hommes parviendraient à se débarrasser des fangeux, qu’ils retourneraient à la normal un jour… Cette utopie ne lui semblait plus qu’un lointain rêve, difficilement accessible désormais. Dans ce cas, les enfants devenaient des héritiers avec un lourd poids sur leurs épaules : réussir là où leurs ancêtres avaient échoué.

Rosen avait continué de parler d’un marin, avec lequel elle avait failli avoir une aventure. S’il avait bien suivi. Malgré lui, ses pensées avaient divagué bien plus longtemps que nécessaire sur les enfants et tout ce que ces petits bonhommes impliquaient. En tout cas, cette anecdote lui rappela qu’il ne connaissait presque rien de la baronne avant qu’elle n’arrive à Sombrebois. Il esquissa un sourire, lorsqu’elle cessa volontairement de « se dénigrer », l’encourageant sur cette voie.

- On n’a jamais quitté la terre de vue, mais… Oui, c’est différent. Cela m’effrayait un peu, de ne pas savoir ce qu’il y a, tout au bout.

Sydonnie lui avait tenu un discours semblable à celui de la blonde : les deux femmes étaient plutôt enthousiastes, vis-à-vis de l’immensité de l’océan, de l’inconnu qu’il recelait.

- Mais c’est aussi ce qui est attirant. Je me demande, s’il n’y a pas d’autres terres, au loin… Sans fangeux. Ou alors, des survivants, comme Hendoire.

Il aurait préféré continuer de parler de navire, de cordage, et de panorama, mais hélas, la discussion avait viré sur Hilde et la relation qu’il entretenait avec elle et – implicitement – avec la sergente qu’il avait revue à Marbrume. Enfin, il s’agissait sans aucun doute d’une discussion tout aussi houleuse.

- Oui, j’ai réfléchi. Je tiens beaucoup à elle, tu sais. À Hilde. Elle m’a aidé à m’ouvrir aux autres, mais… Elle attend de moi d’être quelqu’un que je ne suis pas. Je compte lui parler rapidement.

Il marqua une petite pause, un pâle sourire se dessina sur ses lèvres, face à la réponse de Rosen.

- Et je ne la remercierai jamais assez pour ces quelques mois d’insouciance qu’elle m’a offerts. J’avais besoin de cet été, cela m’a fait du bien.

Alaric se releva de sa chaise, écarta les bras comme pour embrasser tout le château, et par extension, tout Sombrebois.

- Sombrebois fut un souffle d’air frais, pour moi. Sans ce lieu…

Il grimaça. Que serait-il devenu, à Marbrume ? Un milicien perdu dans la masse ? Ici, il avait pu œuvrer personnellement pour ce qu’il voulait mettre en place, il avait pu se battre pour une nouvelle famille. Sombrebois lui avait donné un but plus concret, moins maussade que celui de mourir dans la boue, sous les griffes de fangeux, sous les coups de bandits. Alaric avait la sensation que, s’il était resté dans la ville fortifiée, il n’aurait pas pu grandir. Il ne serait pas devenu l’homme qu’il était aujourd’hui.

- J’ai pu respirer ici, me poser, m’accepter. J’espère que tu arriveras à ressentir ça, toi aussi.

Il savait que la blonde avait du mal à trouver sa place et le havre de paix qu’elle avait espérer trouve en ces lieux n’avait pu combler ses attentes.

- Tout change. Victor construit le bourg et, même si je ne l’apprécie pas, ces travaux sont une bénédiction pour Sombrebois. J’ai cru comprendre que l’entente n’était pas des meilleures, avec Hector ? questionna-t-il, en référence aux dires de la baronne, un peu plus tôt.

Il ne faudrait pas que ça ralentisse la reconstruction…

Alaric se prend à rêver d’une contrée lointaine, sans fangeux pour venir y semer la désolation. En fait, comment était le duché, le royaume, avant que ces créatures ne leur tombent dessus ? Les souvenirs du soldat se limitaient au travail à la ferme, au commerce sur les routes. Cependant, même à cette époque, certaines routes étaient peu sûres, entre bannis et bandits, pauvres mendiants prêts à tout pour obtenir un quignon de pain. Oui, les pauvres étaient simplement un peu moins pauvres, les riches un peu plus riches. La vie était-elle meilleure pour autant ? L’arrivée du fléau avait simplement exacerbé leur quotidien.

L’univers auquel pensait Rosen ressemblait plutôt à un paradis, le monde d’Anür peut-être ? Fallait-il survivre, faire de son mieux face à toutes ces épreuves, pour obtenir une nouvelle vie entre les bras de la déesse ? Tout ceci ne serait qu’une mise à l’épreuve ? Alaric soupira avant de sourire à la blonde et au changement de sujet. Son père lui avait toujours dit que les femmes étaient dotées de caractères changeant, que les hommes n’étaient pas souvent capables de suivre leurs pérégrinations mentales. Cet état de fait était d’autant plus vrai lorsqu’elles étaient enceintes. « Souviens-toi, Al ! lui avait-il dit, quand ta femme portera tes enfants, veille à tous ses caprices ! » Ils avaient ri tous les deux.

Face à sa question, il secoua la tête.

- Non, pas du tout. Je ne pense pas quitter Sombrebois, enfin, j’y reviendrai toujours. Tant que les travaux ne seront pas plus avancés, je ne pense pas partir, mais après…

Il marqua une petite pause afin de choisir ses mots.

- Je veux me rendre utile. Si Sombrebois est devenu sûr et n’a plus besoin de moi… Peut-être que j’irai aider ailleurs, conclut-il.

Ce n’était pas le travail qui manquait, dans les environs. Il ne pensait pas forcément à Marbrume, le Labret avait toujours besoin de protection, les nombreux convois également, et puis, il restait des forts, des bourgs à reprendre à la fange. Cela faisait plusieurs lunaisons qu’il y pensait et les choix du gouverneur de Sombrebois abondaient en ce sens. Victor avait ses hommes, sa capitaine, son armoire à glace pour veiller sur le bourg. Avec le temps, il n’était plus sûr d’avoir sa place, même dans le château. Alaric avait l’impression qu’un changement se profilait à l’horizon.

- Alors rassure-toi, tu vas devoir me supporter encore un peu.

Un sourire espiègle sur les lèvres, il lui fit un clin d’œil.

- Tu crois que je pourrais parler, à Hector ? Qu’il m’écouterait ?

Au départ, le château de Sombrebois s’était arrêté au baron et au soldat, encore milicien à cette époque. Oui, il y avait toujours eu Rodron, Hilde, Florian, Pénélope et Marie-Ange, mais tous étaient les loyaux serviteurs du château. Alaric avait toujours eu une place particulière, il avait joui d’une liberté que les autres n’avaient pas. Depuis peu, enfin, depuis le mariage d’Hector avec la blonde, le jeune homme avait eu de moins en moins l’occasion de s’entretenir avec son patron.

- Il faut se méfier de Victor, mais n’oublions pas qu’il agit dans ses intérêts. Or, Sombrebois lui rapporterait beaucoup d’argent, une fois son projet de reconstruction terminé. Même s’il voudra toujours plus, il vaut sans doute la peine de l’écouter et de voir ce qu’il propose…

Il laissa sa phrase en suspens, plongé dans ses pensées. Alaric ne pensait pas être assez malin pour faire face à Victor, pas à ce jeu-là. L’homme userait de tours pour abuser sa confiance sans doute, même s’il était déjà sur ses gardes. Les joutes verbales, l’argumentaire, la rhétorique, ce n’était pas son truc. En revanche, si Hector se donnait la peine de l’écouter, sans doute pourrait-il voir clair sans son jeu… Non ?

- Non, mais notre muraille a déjà plus d’allure maintenant qu’au mois d’août.

De plus, ils étaient parvenus à repousser les créatures, les travaux de fortification les ayant ralenties.
Flèches et arbalètes avaient fait le reste, sans parler de la célèbre hache d’Hector.

- Victor recrute de l’aide, des soldats, il a même une capitaine de sa garde…

Alaric haussa les épaules. Il n’y avait rien de plus à ajouter. Avec le temps, il n’était pas sûr d’être aussi essentiel pour Sombrebois, il y aurait de quoi le défendre. Une part de lui aurait voulu continuer d’œuvre pour le château et le bourg, mais il y avait encore tant à faire à l’extérieur. Pas tout de suite, comme il l’avait dit à Rosen, sa priorité demeurait entre ces murailles. Si la situation évoluait, cependant, il savait qu’il partirait. Les dieux savaient qu’il aimait cet endroit et qu’il le considérait comme sa maison, mais Alaric ne pouvait pas se tourner les pouces alors que d’autres lieux, d’autres habitants pouvaient avoir besoin de son aide.

- Hé bien, des problèmes qu’il rencontre avec Victor ? Peut-être qu’il m’écoutera. Tu as bien dit que la situation était tendue, en ce moment.

Il croisa les bras sur son torse et grimaça à l’évocation de Hilde. Dire qu’il pensait avoir mis ce sujet de côté pour le reste de la journée, au moins.

- Hilde n’a rien à voir là-dedans. Ma situation personnelle est moins importante que celle du bourg, rétorqua-t-il.

Les arguments de Rosen au sujet d’Hector n’étaient pas faux. Il en prit bonne note, tout en réfléchissant à un moyen de résoudre les différents problèmes que rencontraient baron et gouverneur. Il était vrai que le baron de Sombrebois était têtu, mais il n’était pas idiot, il savait écouter lorsque la situation l’exigeait. Sans doute devait-il y avoir toute cette accumulation : les soucis que traversaient le bourg, ses disputes de couple répétées, les traumatismes qu’il avait vécus dans les marais dont Alaric n’en avait jamais rien su… Même pour un gaillard comme Hector, c’était difficile à gérer. Le soldat comprenait aisément qu’il perde rapidement patience, d’autant plus face à un homme comme Victor, prompt à sauter sur la moindre occasion qui lui serait profitable.

- J’espère ne pas l’énerver… Mais aux dernières nouvelles, tu as de meilleurs arguments que moi pour le détendre, non ?

Il rit avec Rosen puis, face à sa toux, il lui tendit un bol de soupe refroidie qui trônait sur sa table de chevet. Pénélope avait dû lui amener au moment du repas, mais la blonde n’y avait pas touché.

- Je sais que tu ne veux pas manger, mais… Cela te ferait du bien.

Il tenait toujours le bol qu’il n’osait pas lui mettre directement sous le nez, de peur de l’indisposer.

- Quand j’étais malade, au temple… Je n’ai presque rien su avaler pendant des jours. Et ce que je mangeais, je ne le gardais pas. Enfin, j’ai peu de souvenirs, la prêtresse m’a raconté. Ensuite, j’ai réussi à manger un peu de bouillon, et, même si je n’avais pas faim, je sentais que mon corps en avait besoin.

Il marqua une petite pause, pas sûr de pouvoir la convaincre.

- Pour ta santé, mais aussi pour celle de l’enfant que tu portes, tu devrais essayer.