Le Comte, la fermière et les pirates

Sujet: Le Comte, la fermière et les pirates Mer 25 Nov 2020 - 3:22

Usson, le 10 octobre 1166
Aux abords du temple

Épouse-moi. La demande était arrivée spontanément, alors qu'ils se disputaient. Elle avait dit oui. C'était tout à fait logique, tout à fait raisonnable, tout à fait eux. Sur un îlot éloigné des côtes, bien gardé par un oiseau moqueur, Darius et Mathilde s'étaient fiancés un soir d'automne avant de s'unir devant Anür, avec une algue en guise de ruban. Ils s'étaient engagés l'un envers l'autre, et envers les dieux, à s'aimer jusqu'à la mort et à vivre pleinement chaque moment comme si c'était le dernier.

De retour sur le continent, il ne leur restait plus qu'à officialiser leur union aux yeux des hommes. La partie la plus délicate : quel prêtre serait assez stupide que pour accepter de marier, presque en cachette, deux amants sur le champ, sans prendre le temps de les entendre se confier, sans cérémonie particulière et, pire, sans le ruban hautement symbolique? Pourtant, c'est à cette mission que Mathilde s'attaque, celle de convaincre un prêtre qu'elle connait un peu de la marier à un homme qu'elle connait à peine mais qu'elle est convaincue d'aimer depuis toujours.

Quelques minutes après avoir repéré sa cible au temple, et après lui avoir parlé, Mathilde sort, les épaules basses. Pas de prêtre, pas de mariage, pas d’officialisation de ce lien qui pourtant existe déjà. C'est que l'homme considère que les choses sont un peu trop précipitées. Il ne voit pas l'urgence de marier les fiancés et appelle la fermière à la prudence, d'autant plus que l'élu de son coeur est un marin, et qu'il est de notoriété publique que les marins ont des femmes dans chaque port. Sera-t-elle heureuse de le savoir courir les jupons? Pire encore, en bon homme de mer, il sera loin de la ferme et ne pourra pas la diriger... ce qui fait bien l'affaire de Mathilde. Le prêtre mentionne des ouailles à entendre et un blessé à veiller, et suggère à la fermière de revenir demain ou la semaine prochaine pour fixer une date, la laissant complètement désemparée.

Alors qu’elle s’abreuve directement au puits le plus proche, le regard de la jeune femme se pose sur la forge d’où une silhouette familière émerge. Plutôt trapu, les épaules carrées, le regard perçant, c’est Aymeric de Beauharnais qui fait sa tournée habituelle. De Beauharnais. Mathilde hausse les yeux au ciel et ricane doucement. Les Trois ont de bien étranges façons de la rappeler à l’ordre.

- Aym...Messire de Beauharnais! Le Comte a le don de lui confier des missions impossibles qu'il croit être à sa portée. Travailler pour l'Ordre et former des apprentis? Facile. Réunir les meilleurs producteurs de la région pour alimenter les invités du mariage comtal le tout dans un délai dérisoire? Les doigts dans le nez. Accueillir un orphelin pour lui donner une chance dans la vie? Il faudra en rediscuter... Plus tard! Mathilde n'a qu'une idée en tête : si Aymeric lui confie des missions, elle peut certainement lui demander une faveur. Une immense faveur. Tout se passe très bien pour le banquet. Pas de problème, je suis encore bien en-dessous du budget et les gens sont ravis de pouvoir rencontrer le gratin de Marbrume. Avez-vous une minute pour moi? Ou une heure... j'ai un service à vous demander. Deux plus exactement.

A-t-elle parlé en courant vers lui? Évidemment. A-t-il tout compris? Pas forcément, mais la voici devant lui, à lui expliquer entre deux inspirations rapides que Dartagnan l'a demandée en mariage, qu'elle sait que c'est totalement déraisonnable mais qu'ils s'aiment d'un amour indescriptible, et que l'épouser est une évidence. Elle lui parle du prêtre qui trouve le tout un peu trop précipité, lui rappelle qu'il aurait épousé sa promise sur-le-champ s'il n'avait pas été de son rang et lui dit que c'est pareil pour elle, sauf qu'elle ne peut pas le faire parce qu'un prêtre s'est levé de mauvaise humeur et considère que même lorsque la fin du monde est là, se marier peut attendre.

- Pouvez-vous le convaincre? Vous êtes un homme et de haut rang, il vous écoutera plus que moi, j'en suis certaine ajoute-t-elle avec un regard implorant.

***

Que se passe-t-il par la suite? Aymeric de Beauharnais déploie-t-il des trésors de persuasion pour convaincre finalement le prêtre que l'amour ne peut attendre? Lui explique-t-il, comme il sait si bien le faire, que deux veufs n'attendront pas éternellement une bénédiction pour se laisser aller aux plaisirs de la chair et que la naissance d'un enfant, hors mariage, serait bien triste? Le menace-t-il, dans un moment d'égarement, des pires maux s'il ne marie pas la petite fermière si généreuse en dons qui attend là, devant le Temple? Seul le Comte le sait, mais le fait est qu'une heure après leur séparation, Darius apparait à Usson avec son cousin Isak, réquisitionné pour être l'un des témoins, tandis que Mathilde quitte le lieu sacré pour les rejoindre. Elle échange quelques mots avec Isak avant d'avouer le recours à un stratagème inattendu : demander à un noble, honnête de surcroît, de rendre possible ce mariage.

Tant que ton prêtre accepte de nous marier, je me fiche bien de comment tu es arrivée à tes fins.

- Tant mieux... parce qu'il me mènera à l'autel. Mathilde tourne les talons et, d'un pas pressé, regagne le Temple sans même laisser le temps à Darius de répondre. De toute façon il ne peut pas reculer se dit-elle, masquant difficilement un sourire qui s'élargit à mesure qu'elle imagine la tête des cousins.

- Aymeric de Beauharnais, dit-elle, lorsqu'elle a rejoint le Comte à l'intérieur, voici Dartagnan Vortigern et son frère Isarius. Il va me tuer. Isak va me tuer... en me jetant à l'eau sous prétexte qu'il veut m'apprendre à nager.

Mais quelle idée a-t-il eue de vouloir se marier bon sang ! Encore trois semaines d'attente, deux avant que sa fiancée n'arrive et il n'imaginait pas à quel point les préparatifs lui boufferaient son temps. Et encore, il a beaucoup délégué. A la Compagnie des Lames la sécurité, même si sur ce point il est très actif et présent. A Alix les décorations et l'animation et le charme naturel de la chair de sa chair aide à mobiliser les foules, à moins que ça soit vraiment le fait que ce soit un mariage noble au Labret qui mobilise ainsi les troupes, mais le travail abattu est fantastique et de ce côté, Aymeric avalise en gros les choix d'Alix. Puis il y a la bouffe, confiée à Mathilde Dumas, la "dame du Labret", celle qui connait le mieux la région et saura trouver les artisans compétents et méritants afin qu'ils aient un gros coup publicitaire qui fera du bien à tout le monde. Bon, ce n'est pas pour cela qu'Aymeric se marie, mais c'est pour cela qu'il se marie ici, au Labret. Pour mettre le Labret en valeur, pour qu'on en parle, pour qu'on salue tous ces héros qui sont venus vivre ici, face au danger, plutôt que cacher derrière des murs.

Mais s'il aurait aimé payer les différents artisans avec des écus d'or ou des pièces d'argent, une majorité a préféré la publicité ou l'échange de services. Des peaux de lapin contre son costume de marié et la tenue festive de sa fille, cela ne l'a pas trop surpris. Des viandes contre des légumes ou du pain, voire un couple de lapin pour lancer un petit élevage avec les conseils d'usage, c'est sympathique. Mais un des fermiers les plus importants avait besoin d'une réparation sur sa toiture et savait qu'Aymeric avait retapé le domaine Pessan. Là, la négociation a été plus solide mais un arrangement sur un poulinage à venir a fini par les mettre d'accord. Sans oublier ceux qui rêvaient de goûter à des produits de chasse. Ils ont des légumes à foison puisqu'ils les font pousser, mais c'est vrai pour tout, on a envie de ce qu'on a pas. Et tout le monde n'est pas doué pour chasser le gibier. Ce qui fait que pour son mariage, Aymeric a fait des économies de sous, mais pas de temps, jouant au charpentier, au conseiller éleveur ou au chasseur pour les autres. C'est épuisant, mais sympa, il l'avouera sans peine.

Sauf qu'à courir à gauche à droite, il a moins de temps pour les choses importantes, et les Trois savent que sans sa forge, il perdrait des fortunes. Aussi passe-t-il quand il le peut pour aider son forgeron pour tout ce qui est comptabilité, négociation avec les mines avoisinantes ou faire le lien entre la forge et la milice. Aymeric n'est pas le plus grand négociateur ni le meilleur comptable, mais ces connaissances lui ont servi par le passé et le servent encore et c'est un travail qu'il ne peut demander à sa législatrice, enfin, celle de la Comtesse de Pessan, même si elle le conseille utilement pour sa forge aussi. Et depuis six mois, la forge s'en sort pas trop mal. Une position assez unique, la rareté de ce type d'artisan dans le Labret en général puis le talent de son forgeron, ainsi que le rachat à un forgeron qui avait une solide clientèle font que ça tourne bien. Son forgeron et lui font des bénéfices et par les temps qui courent, c'est une excellente chose. Et alors que les points importants ont été traités entre nos deux hommes, voilà que débarque la tornade Dumas. D'abord inquiet car il s'attend à une catastrophe à trois semaines du mariage, Aymeric dévie rapidement vers la surprise puis l'incompréhension. Et quand elle a fini son exposé, Aymeric lui pose une simple question :

- Vous avez pris un mauvais coup sur la tête, Mathilde ?

Il sent bien qu'elle ne plaisante pas. Elle lui rend service actuellement, l'envoyer paître tomberait vraiment mal. Il lui est redevable même si elle ne le vit pas ainsi. C'est un peu l'avantage de leur amitié, ils ne comptent pas vraiment et essaient que chacun soit bénéficiaire de leurs accords. Ca a été vrai pour l'ordre, qui a permis à Mathilde de se développer, ça a été vrai pour Marguerite car au final chacun se retrouvera avec un cheval en plus quasi sans un frais, ici elle se démène pour lui fournir un banquet royal en échange d'une publicité pour le Labret, mais il est conscient qu'elle abat le plus gros travail, lui ne fournissant, au final, que son nom et son titre. Et là, elle aimerait qu'il les utilise pour elle ? Le titre, ça n'est pas magique pour tout, sans doute l'ignore-t-elle...

- J'ai beau être Comte, je ne peux changer les lois divines qu'appliquent ses représentants, à savoir les prêtres. Et les Trois savent que ça m'a déjà fait rager, et ce même avant que je ne sois Comte

Après, il évitera d'en parler. Mais il lui fait un signe d'apaisement.

- Mais je vais essayer. Je vais vraiment essayer, car vous avez l'air d'y tenir et que je peux le comprendre. Si j'avais pu, j'aurais pas attendu non plus. Et pas que pour la nuit de noces. Même si j'essaie d'y voir une utilité pour plein de gens, j'avoue que le côté festif et le fait que les regards seront braqués sur moi m'emmerde à tel point que...

Mouais, tais-toi, Aymeric. Car il n'y a pas de quoi être fier d'avoir songé à coller une baffe à une prêtresse enceinte. Il n'a jamais levé la main sur une femme, du moins hors d'un jeu érotique partagé. La fessée peut avoir du bon. Voilà, changer d'idée peut le mettre de meilleure humeur. Et il se dirige vers le Temple comme il est entré dans le Chaudron, conscient qu'il risque de ne pas en sortir intact. A Mathilde il se fend quand même d'un :

- Vous m'en demandez beaucoup, quand même...

Apparemment, il a amené habilement la chose. Il est là à la demande d'une amie, il reçoit beaucoup de doléance et parfois il doit faire un effort car cela donne de l'espoir aux gens. Il n'a évidemment aucun ordre à donner au Clergé et ça n'est pas son intention, mais il avoue un peu piteusement qu'il préfère affronter la clémence des Trois et du Clergé plutôt que la fureur d'une fermière qu'il préfère avoir comme alliée que comme ennemie. Surtout à trois semaines de son mariage à lui. Si elle le lâche, son mariage à lui risque de virer à la catastrophe, ce qu'il ne peut se permettre. Puis il ajoute qu'il pense, sans certitude, que Serus doit titiller les fiancés et que c'est plus difficile d'attendre pour une veuve qui a déjà connu le loup que pour une jeune mariée qui sait qu'elle doit se préserver, et qu'un époux marin, appelable en mer et partant des semaines, provoquerait un report de l'union non pas de quelques jours, mais de plusieurs semaines. Bref, il s'excuse, platement, pour être venu en parler mais c'est son mariage aussi qui est en jeu. Car tout comme le prêtre qui va le marier, la responsable du buffet des mariés est une pièce essentielle du mariage de l'année. Et que de son bien-être et son enthousiasme à elle dépendent trop de choses. "Vous imaginez l'effet que ça aurait si de retour à Marbrume, mes invités disent que finalement, on ne mange pas si bien que ça, au Labret ?" Oui, il a osé cette question. Et à la fin de la discussion, il se tourne vers Mathilde, dépité :

- Cela a pris des semaines pour que le Temple reconnaisse ma paternité et qu'Alix est bien ma fille. Des semaines ! Alors qu'elle est ma fille et que les preuves étaient là. J'ai dû attendre six mois pour être déclaré veuf, cela signifie aussi six mois où je ne pouvais pas toucher à une autre femme puisque j'étais toujours dans les liens sacrés. Six mois, le délai maximum. Voilà ma puissance face au clergé. Et là, je viens leur demander de marier tout de suite un couple dont j'ignore jusqu'au nom du mari et ils me disent oui ? C'est...

Un énorme soupir

- Fantastique pour vous, hein, je dis pas, mais franchement, j'ai l'impression que le Temple m'en veut, à moi, personnellement. J'vous avoue que je la trouve amère, celle-là !

Mais sa colère s'efface quand elle lui présente son fiancé après lui avoir dit que c'était Aymeric qui la conduirait à l'autel.

- Ah oui, c'est vrai que je m'y étais engagé si je pouvais le faire. Et cela reste un honneur. Du moins si l'heureux fiancé ne me trucide pas parce que je tiendrai sa future à mon bras.

Il lui sourit et lui tend la main.

- Aymeric. Enchanté !

Et il fait de même pour Icarius, sans aucun jugement ni pour l'un ni pour l'autre. Mathilde est amoureuse du premier et il la rend heureuse, c'est parfait. Le reste, il s'en fout. Puis un mariage est une fête et ils la vivront comme ils l'entendent, et c'est un luxe que lui n'a pas. Et dans le fond, cela lui fera un bon divertissement... et un bon entrainement, même s'il se doute que son mariage à lui sera plus préparé que celui de son amie fermière.

Il me mènera à l'autel. Darius a à peine le temps d'entrouvrir la bouche avant que Mathilde regagne le temple à la vitesse grand V. Il ne l'a pas vue venir, celle-là. Un noble qui mène une fermière à l'autel afin qu'elle puisse épouser un ~~pirate~~ marin... Le genre d'idée qui ne vient qu'à une personne comme Mathilde. Le genre d'événement qui n'est possible que pour une personne comme Mathilde.

En se dirigeant vers le temple, Darius échange un regard avec son cousin, qui masque à peine son étonnement face à la tournure que prend la situation. Le futur marié hausse les épaules, légèrement agacé que le noble prenne autant de place dans ses épousailles, puis pénètre dans l'enceinte du lieu sacré. L'important est d'officialiser le mariage et, au fond, la présence d'un notable du Labret ne pourra que leur donner de la crédibilité. Il faut voir le bon côté des choses.

Darius s'avance aux côtés de Mathilde et avise l'homme qui se trouve devant lui. Pour un noble, il paraît assez... rustique, si on veut. Il ne ressemble pas aux mondains qui passent d'une réception à l'autre – le contraire aurait été surprenant, car les soirées de ce type doivent se faire rares au Labret. Il semble être direct et bien comprendre que le futur mari pourrait voir d'un mauvais œil qu'un homme n'étant pas de la famille de l'épouse mène celle-ci à l'autel.

« J'avoue que ça m'a traversé l'esprit, mais apparemment qu'il vaut mieux éviter de commencer sa vie matrimoniale avec une effusion de sang et une fourche plantée dans les fesses », répond-il moqueusement.

Il lève brièvement les mains en signe d'apaisement, comme s'il craignait le célèbre courroux de la fermière du Labret, puis serre la main tendue d'Aymeric d'une poigne ferme. Isak fait pareil, non sans réfléchir à la façon dont il va se venger d'avoir été affublé d'un nom tel que celui d'Isarius.

« Enchanté », disent-ils à tour de rôle.

Même s'ils sont cousins, Darius et Isak passent facilement pour des frères. Au-delà de leurs traits, qui jouent évidemment un grand rôle dans leur ressemblance, ils partagent également des caractéristiques propres à ceux qui mènent le même style de vie. Tous deux ont le teint basané et inégal des hommes de la mer, les mains de ceux qui manient les cordages et tendent les voiles. Ils ont le calme et l'assurance des marins habitués à braver les tempêtes. Un regard suffit cependant pour constater que, du duo, Isak, enfin, Isarius est le plus posé, Darius dégageant une énergie plus forte.

« Je sais pas ce que vous avez dit au prêtre pour le convaincre d'accepter, mais je sens que mon discours aurait pas été aussi efficace que le vôtre. »

L'important, c'est le résultat, et c'est ce que Darius se répète. Il aurait pu dire à Aymeric qu'ils lui doivent une fière chandelle, ce qui aurait été vrai, mais il ne mentionne volontairement rien de tel. Il n'aime pas avoir des comptes à rendre, en particulier à un noble.

« On sait que c'est précipité, mais on voulait pas attendre, continue-t-il. Je vis au rythme des convois et je repars bientôt sans trop savoir quand je vais revenir exactement. Hors de question de courir le risque qu'un séduisant travailleur débarque et essaie de mettre le grappin sur la plus belle fermière du royaume. »

Darius glisse un regard vers Mathilde. Le mariage soudain fera peut-être jaser, mais il pourra désormais se rendre à la chaumière sans qu'ils aient constamment à surveiller leurs faits et gestes. La fermière a déjà avoué à certaines personnes qu'elle se laissait courtiser, mais ils ont dépassé depuis bien longtemps cette étape et plusieurs auraient tôt fait de le remarquer. Entre autres parce que la ferme de Mathilde est un véritable moulin. Impossible pour quiconque de passer à côté sans venir y faire un saut pour saluer la jeune femme et, au passage, voir si elle n'aurait pas un petit encas bien chaud à partager.

Sans dire un mot de plus, Darius tend les quelques fleurs sauvages qu'il a cueillies en chemin pour les offrir à Mathilde, puis lui montre le morceau de voile qu'il a découpé pour leur servir de ruban. Ils sont loin des bandes de tissu s chatoyants que s'échangent probablement les nobles lors de leurs épousailles, mais il s'en fiche. Ils se sont contentés d'une algue, la veille, et la voile rappelle leur première rencontre, qui a eu lieu en pleine mer, au beau milieu d'une attaque de pirates initiée par nul autre que lui-même. Un beau souvenir, quoi. L'autre option était un panais. Beaucoup plus drôle, mais beaucoup moins flexible, malheureusement. Dans tous les cas, Darius est prêt.

- Pour compenser la très menaçante fermière, l'heureux marié est heureusement doux comme un agneau. Enfin... tant qu'un loup n'entre pas dans la bergerie. Mathilde rit de bon coeur. Aymeric a subi quelques colères complètement injustifiées de la part de la fermière, et Darius sait qu'elle n'a pas froid aux yeux. Ils ont beau plaisanter sur son caractère parfois impétueux, tous deux ont déjà pu se sentir menacer par l'ombre d'une fourche aux pointes acérées. Elle pourrait leur retourner la boutade. Après tout, l'un a passé sa vie à combattre sur les champs de bataille, l'autre à piller les navires qui avaient le malheur de croiser son chemin. Des quatre compères qui se tiennent là, dans l'entrée du Temple d'Usson, elle est sans nul doute la plus douce.

Bâtir la réputation de Dartagnan ne sera pas très difficile, à condition de ne pas trop dévier de la vérité. Avec le temps, et à force de rencontrer des menteurs qui excellent dans leur art, Mathilde a compris qu'on s'embourbe moins dans les histoires si celles-ci sont solidement ancrées dans le réel. Que connait-on de Darius, au Labret? On sait de lui que c'est un marin qui a secouru Mathilde lorsqu'elle était en mauvaise posture face à des pirates. On lui reconnait sa tendance à protéger la fermière, quitte à briser la mâchoire d'un homme qui tenterait de lever la main sur elle... et c'est à peu près tout. Quelques rares personnes se souviendront peut-être d'une ou deux missions menées pour le compte de l'Ordre, à condition que de Terresang en ait parlé.

Mathilde acquiesce lorsque Darius évoque l'urgence de se marier. Il vient confirmer les propos qu'elle a tenus un peu plus tôt à Aymeric, avec la pointe d'humour qu'elle lui connait. Des séduisants travailleurs, elle en croise certainement chaque semaine, mais aucun ne peut rivaliser avec le pirate au regard si intense, regard qu'il lui lance justement là, comme pour ponctuer sa phrase, et qui immédiatement lui met le feu aux joues. La fermière sourit. Ils se sont déjà mariés devant les dieux, leur union est plus que consommée, et pourtant elle continue de réagir comme si c'était la première fois qu'elle le rencontrait.

Mathilde accueille les fleurs sauvages avec un regard plein de tendresse. Des pissenlits, du trèfle, quelques marguerites et des tiges de graminées noués sommairement forment à ses yeux le plus beau des bouquets, et la plus douce des attentions. Mathilde prélève une fleur de trèfle et l'accroche à la cuirasse de Darius. C'est parfait murmure-t-elle uniquement pour lui. Une simplicité folle pour une cérémonie pourtant si importante. En temps normal, on aurait organisé une grande fête, un banquet sur la place d'Usson ou dans la cour de la ferme. La parentée même la plus éloignée aurait parcouru le royaume pendant des jours pour être présente à l'événement. Il y aurait eu de la musique, des danses et un grand feu de joie une fois la nuit tombée. Des hommages auraient été rendus aux Trois, avec une attention particulière pour Sérus auquel on aurait demandé avec une ferveur particulière de bénir l'union des jeunes mariés. Puis, alors que la fête continuerait de battre son plein, le couple se serait éclipsé pour s'unir à l'abri des regards. Mais la Fange ne permet plus ce genre de fête. Terminés les banquets des longues soirées d'été. La musique s'est tue en même temps que les chants des familles dont les membres ont été peu à peu pris par la Fange. Alors qui s'étonnera, finalement, de la simplicité d'un mariage entre une fermière et un marin?

Un prêtre au visage émacié sortit de l'ombre pour rejoindre les quatre fidèles rassemblés dans le narthex. Un tout petit mariage, vite plié, entre un homme et une femme qui ne survivront peut-être pas à la semaine. Combien de morts étaient sortis de ce Temple depuis son arrivée? Une bonne dizaine, en quelques semaines. Pourtant le père Odilon se comptait chanceux. Il y avait plusieurs herboristes et rabouteux dans la région qui prenaient en charge des blessés qui, eux aussi, avaient parfois la malchance de ne pas se remettre de leurs blessures. Et puis certains hommes disparaissaient de temps en temps, au cours d'une journée de bûchage. On ne les revoyait pas, et on se doutait de leur sort. D'une certaine façon, les soigneurs et les disparitions venaient alléger la peine d'Odilon qui voyait peu à peu les âmes s'éteindre pour rejoindre Anür, le laissant là, lui, bien vivant, portant comme d'autre la lourde tâche d'accompagner les vivant jusqu'à ce que leurs yeux se ferment pour toujours.

- La mariée? Le marié... Le regard d'Odilon passa du visage d'Isak à celui de Darius. Aucun des deux n'était plus élégant que l'autre. Seule la fleur de trèfle -un signe de chance- trahit une volonté de se distinguer pour l'occasion. Le marié, donc. ... et deux témoins. Personne d'autre?
- Personne, mon Père. J'ai perdu ma famille, et Isarius est la seule famille que Dartagnan ait encore. Bien sûr, elle aurait pu compter sur la présence des gars, sur celle de ses voisins également, ainsi que sur quelques rares amis à Usson, mais personne ne sait. Personne ne sait. Cette pensée assombrit un instant le regard de Mathilde. Aurait-elle aimé que d'autres soient là? Sans aucun doute, parce qu'elle aime profondément l'homme qu'elle épouse et qu'elle a envie de partager son bonheur. Elle a envie de le montrer, de l'exposer, de le faire pleuvoir sur les journées tristes du Labret pour qu'il s'infiltre dans les coeurs et rejaillisse dans toutes les maisonnées. La Mathilde est amoureuse, malgré les temps difficiles, peut-être y a-t-il un peu d'espoir malgré tout?
- Eh bien allons-y. Mes bien chers enfants, nous sommes ici pour être les témoins de l'union de deux êtres pour l'éternité, et au-delà de la mort, sous le regard des hommes et devant celui des Trois. Avez-vous des rubans à me confier?

Mathilde lance un regard à Darius. Le ruban de son premier mariage a-t-il survécu à la mort de son épouse? Elle n'en est tout à coup plus certaine. Sans dire un mot, elle plonge la main dans sa besace et en sort le ruban de lin qui a tenu sa main liée à celle de Philibert, il y a quelques années. Ce jour-là, elle épousait un bon ami, contre sa volonté, la mort dans l'âme.

Dans le coeur de Mathilde, les émotions se mêlent. L'instant est à la fois infiniment joyeux, parce qu'elle s'apprête à vivre une cérémonie qui viendra sceller un amour qu'elle peine à tenir secret, incroyablement grave, parce que malgré ses questionnements qui parfois frôlent l'hérésie, s'unir à lui avec la bénédiction d'un prêtre est d'une importance capitale, et totalement affolant... parce que cette histoire de ruban lui rappelle ce choix qu'ils devront faire, une fois morts : se tourner vers leur premier ou leur second mariage?

Alors qu'Odilon leur indique le chemin pour se diriger vers le coeur du Temple d'Usson, un chemin bien facile à trouver compte tenu de la petitesse de la bâtisse par rapport à celle de Marbrume, Mathilde saisit le bras d'Aymeric et lui murmure Est-ce que c'est maintenant que vous me rassurez sur ma capacité à faire des choix plus ou moins raisonnés et raisonnables, et que vous m'assurez que suivre mon coeur est une bonne idée? Parce que je crois que j'aurais besoin d'un petit laïus là, maintenant. Elle ne le regarde pas, sa voix n'est qu'un murmure. Devant eux, son époux avance vers une cérémonie à laquelle il ne croit peut-être pas mais qu'il accepte de vivre par amour pour elle.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Mer 6 Jan 2021 - 16:20

- J'peux pas dire, j'ai jamais eu de fourche dans les fesses, même si je suis convaincu que Mathilde y a songé à de nombreuses reprises

Il sourit. Le futur monsieur Mathilde ne manque pas d'humour. Mais pour une orpheline, être menée à l'autel par un noble ou un prêtre a quelque chose de magique et de prestigieux, même si, il n'en doute pas, elle aurait préféré le faire avec son père. Malheureusement, cela, on ne le choisit pas et lui est honoré d'accompagner Mathilde à l'autel. Et quand le fiancé se demande quel discours Aymeric a bien pu tenir pour convaincre le Temple de faire ce mariage, il répond simplement :

- Un appel au bon sens saupoudré d'une menace qui n'en était pas vraiment une, je n'ai pas envie de me mettre les Trois à dos, puis le rappel qu'un service qui m'est rendu peut avoir un retour positif. Je fais partie des bons donateurs au Temple je pense et mon mariage est assez attendu et mettra le Labret en lumière. L'un dans l'autre, ça les a convaincus.

Oui, présenté comme ça, ça donne l'impression que le Temple rend plus service au Comte qu'au couple de futurs mariés, mais Aymeric l'assume. Si Mathilde lui a demandé ce service, c'était pour qu'il joue de ses armes à lui. Sûr que si la demande était tombée trois semaines après son mariage à lui, ses arguments n'auraient eu aucun écho. Mais ici, le fait qu'il puisse paniquer et rater la fête post nuptiale à cause d'une Mathilde frappée de la maladie de l'âme, ça a eu son effet, vu les invités attendus.Voilà que le futur marié lui explique les raisons qui précipitent ce mariage et Aymeric sourit.

- Dès qu'elle m'a dit que vous étiez marin, j'avais compris le caractère d'urgence du mariage. J'ai été de la milice, de l'externe et une mission dans les Marais ou le Labret pouvait nous tenir éloigné de la maison des semaines. Pas tant en raison du voyage, mais aussi pour les soins, et votre vaisseau est à soigner aussi en cas d'avarie ou mille et une raisons qui vous empêchent de rentrer. Un voyage à vide trop cher pour votre capitaine, une météo menaçante ou une aide obligatoire à fournir sur le port. Je ne suis pas marin, à regret je vous l'avoue, donc mes exemples ne sont pas parfaits. Mais il me plaisait bien de me rendre au port pour croiser du marin, et parfois taper dessus. Des gars rudes, courageux mais honnêtes, pas rancuniers. Bataille terminée, ça se finissait autour d'une bière et j'avoue que j'étais requinqué pour une semaine. J'crois qu'ils m'aimaient bien, sans trop m'avancer.

Par orgueil, il n'a pas dit pourquoi il n'était pas allé dans la marine alors qu'il aurait pu. Bon, officiellement, il prétendra que ça n'est pas pour tenir le crachoir alors qu'un mariage doit avoir lieu, mais la vérité est là, ça fait partie de ses plus grosses désillusions, bien vite surmontée cependant. Et ils arrivent pour la cérémonie avec le laïus du prêtre et c'est l'instant où Aymeric réalise qu'ils ne sont qu'eux quatre, alors que Mathilde aurait pu avoir bien plus de monde. Son forgeron et Guillaume, déjà, Alix sans aucun doute, parce qu'elle aime ce qui est "romantique" et croit au beau mariage, ses ouvriers à elle, Alexandre sans doute. C'est encore plus précipité qu'il ne l'avait compris. Et forcément, c'est le moment où Mathilde panique.

- Vous n'êtes pas noble de sang et pouvez épouser qui vous voulez. Vous pouvez faire un mariage d'amour. Ce n'est pas un fermier, il sera catastrophique à la ferme. Mais vous rougissez en le regardant et vos yeux pétillent. C'est clair que vous l'aimez et cette raison seule fait que vous devez l'épouser. Et pour ne rien gâcher, même si c'est un beau parleur avec les dames, il tient à vous aussi car vous vous complétez bien. Oh, j'imagine que ça sera explosif par moments, mais ça en vaudra la peine. Alors, vous allez au bout de votre idée pour faire de ce mariage le second mariage le plus réussi du Labret. Après le mien, évidemment.

Il lui aurait volontiers fait une bise sur le front pour la rassurer mais c'est un geste qui sur sa fille passe merveilleusement bien et qui ici pourrait être mal perçu. Aussi se contente-t-il de lui tapoter la main pour la rassurer. Et quand ils arrivent à l'autel à hauteur du futur marié, il confie Mathilde à Darius et recule en souriant. C'est ce mariage-là qu'il aurait voulu pour lui. Idalie, allons à l'autel maintenant et faisons fi des convenances. Mais qui aurait négocié pour lui pour que le mariage se fasse de suite ? Désormais la suite appartient aux futurs époux et au prêtre. Et quelque part, c'est pas si mal le mariage, quand on en est spectateur. Il appréciera moins quand il en sera l'acteur.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Sam 9 Jan 2021 - 0:32

C'est parfait. Darius sourit tandis que Mathilde accroche à sa cuirasse un trèfle, comme pour rendre sa tenue plus festive. Oui, c'est parfait. Il n'a pas besoin de grande cérémonie ou de mille invités. Juste d'elle et de la bénédiction des Trois.

Le prêtre apparaît et Darius le salue d'un geste de la tête respectueux, acquiesçant également quand il semble hésiter à qui coller l'étiquette du marié. Pendant que Mathilde s'adresse au clerc, le pirate jette un coup d'œil à son cousin et au comte. Un bandit et un noble. Un drôle de duo pour un mariage bien singulier.
Prêt à lancer la cérémonie officiellement, le prêtre demande aux futurs époux s'ils ont des rubans à leur confier. Un court silence s'installe, puis Darius secoue lentement la tête.

« La Fange ne l'a malheureusement pas épargné, mon Père », explique-t-il simplement, le regard brièvement plus sombre.

Le prêtre affiche un air grave, solennel, puis hoche la tête. Il s'agit là de circonstances qui ne sont tristement plus si exceptionnelles, le Fléau ayant mis à feu et à sang de nombreuses bourgades. Les chanceux qui ont réussi à fuir ne retournent en général pas derrière. Partir en quête d'un ruban peut-être déjà en cendres serait du suicide. Le religieux comprend. Anür comprendra.

Suivant le geste du maître de cérémonie, Darius ouvre la marche dans le temple. Derrière lui, il croit entendre Mathilde murmurer à l'oreille de son ami. Le remercie-t-elle d'avoir réussi à convaincre le prêtre de les marier, voire de ne pas avoir jugé son choix d'épouser un marin et même d'avoir compris l'urgence de tenir les noces? Lui chuchote-t-elle une anecdote pour tenter de se détendre? Est-elle nerveuse, en fait? Darius jette un petit coup d'œil par-dessus son épaule et sourit en coin. Elle a des papillons dans le ventre. Un peu comme lui.

Arrivé à l'autel, Darius s'arrête et se tient droit, son cousin se postant non loin de lui et offrant un sourire amical à Mathilde lorsqu'elle s'installe. Après avoir récupéré le nouveau ruban et effectué quelques préparations, le prêtre regarde tour à tour les mariés.

« Chers amis, nous sommes ici pour lier, avec la bénédiction des Trois, les âmes de cet homme et cette femme pour l'éternité », commence-t-il.

Darius accroche son regard à celui de Mathilde. Déjà, alors que le clerc mène la cérémonie, il lui fait des promesses silencieuses, les seules qu'il ne craint pas de briser. Sous le regard d'Anür, je te promets de t'aimer à jamais. Sous le regard de Serus, je te promets de prier pour un miracle, pour cet enfant qui te manque et que tu veux chérir. Sous le regard de Rikni, je te promets de traverser toutes les épreuves à te s côtés et de me battre pour te protéger, quitte à y laisser ma propre vie. Sous le regard des Trois, je te promets qu'aucun homme ne t'aimera autant que je t'aime.

« Dartagnan Vortigern, Mathilde Dumas, poursuit le prêtre après un long discours. Vous engagez-vous à respecter les commandements des Trois à travers les liens sacrés du mariage.

- Je m'y engage », répond Darius le premier.

Odilon attend la réponse de Mathilde, puis entreprend de nouer les mains des nouveaux époux dans un rituel qui, compte tenu de leur veuvage respectif, diffère de celui réservé aux mariés n'ayant jamais connu d'union.

Darius baisse un instant les yeux sur le lien tangible qui l'unit maintenant à Mathilde. En voyant les rubans entrelacer leurs mains, il se sent pris d'un étrange vertige. Pendant quelques secondes, le passé et le présent s'emmêlent, les émotions se bousculent. La voix du prêtre s'estompe et Darius sent à peine le doigt du clerc tracer sur son front la marque d'Anür. Il ne sent plus que les rubans, la chaleur de la main de
Mathilde dans la sienne, la douceur de sa peau.

Darius expire longuement – il n'avait même pas réalisé qu'il ne respirait plus – et repose son regard sur Mathilde. Il met deux bonnes secondes avant de réaliser que le silence règne et que tout le monde le fixe avec insistance.

« Dartagnan? répète le prêtre.

- Oui, je le veux », dit Darius avec la plus grande certitude au monde.
Devant l'air perplexe du clerc et l'expression d'Isak, qui se retient de rire, le marié comprend qu'il ne répond pas à la bonne question.

« Je comprends que j'ai manqué la question, mais je le veux quand même. C'est parfois difficile de se concentrer sur votre discours quand on a la plus belle fermière du royaume devant soi.

- Vos vœux et votre cadeau, Dartagnan », le rappelle simplement à l'ordre

Odilon, qui en a vu d'autres.

Darius acquiesce, puis se rapproche lentement de Mathilde pour dire à voix basse :
« Mes vœux, tu les connais et les Trois les connaissent, Mathilde. Ils sont réservés à nos oreilles et à nos cœurs, et je te les répéterai autant de fois que tu le veux dans notre intimité. Je t'aime. Tout simplement. »

Il recule légèrement, puis détache de sa ceinture sa dague pour la tendre à Mathilde.

« C'est pas joli, c'est pas romantique, mais elle m'appartient depuis que je suis gamin et elle m'a jamais fait défaut. Je veux qu'elle te protège comme elle m'a protégé toutes ces années quand la mer m'appelle loin de toi. »

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Sam 16 Jan 2021 - 4:57

Vous n'êtes pas noble de sang. Mathilde sourit. C'est gentil de préciser de sang. Ça laisse la chance d'avoir d'être noble de coeur, ce qui est sans doute, à ses yeux, mille fois mieux. Dans le fond Aymeric est dans le vrai : elle n'a aucune raison d'épouser Darius. Il sera probablement épouvantable dans les cultures, ne pourra jamais totalement anticiper les travaux des champs, et ne restera jamais suffisamment pour les mener à terme. Elle lui parlera de rendement, il n'entendra que le mot profit. Il fera un aussi mauvais fermier que les apprentis paysans crevant de faim qu'on a raflé à Marbrume pour les envoyer au Labret. Mais elle l'aime. Sincèrement. Il est un choix d'amour et non de raison, même Aymeric qui l'a rencontré quelques minutes plus tôt l'a compris.

Même si c'est un beau parleur avec les femmes... Mathilde hausse un sourcil. Le Comte est perspicace. Beau parleur et probablement capable d'arriver à ses fins avec les belles de trottoirs. Des soirées explosives, il y en aura. Il y en a déjà eu. Et des nuits passées à se pardonner l'un l'autre pour s'éveiller au petit matin plus amoureux encore. C'est un mariage heureux qui l'attend. L'issue sera fatale à l'un comme à l'autre, mais avant de mourir, ils se seront aimés, et c'est probablement tout ce qui compte. Le deuxième mariage le plus réussit. Mathilde rit doucement.

- Évidemment, répète-t-elle sur un ton complice. Merci dit-elle alors qu'il lui tapote gentiment la main. Elle ne sait pas vraiment ce qu'est un mariage réussi. Auparavant, elle espérait simplement que Sérus bénisse son union avec Philibert, et que son époux soit bon avec elle et travaillant. Mais aujourd'hui... aujourd'hui, donner la vie est un espoir qu'elle a perdu, et elle s'en accommode un peu mieux maintenant que Darius lui a avoué préférer profiter un peu du temps qu'ils ont à deux. Le regard de Mathilde se pose sur la nuque de son époux, qui avance devant elle. Un mariage réussi, c'est peut-être seulement l'union de deux êtres qui s'aiment suffisamment que pour affronter ensemble la fin du monde. L'aime-t-elle assez? Il se retourne brièvement pour capter son regard. Elle sourit. Bien sûr qu'elle l'aime assez. Trop.

A côté d'elle, Aymeric semble faire une répétition de sa propre cérémonie. Lui aussi est amoureux, mais son union à lui viendra avec des devoirs et des impératifs. Mèneront-ils à bien les tâches inhérentes aux nobles? Leur amour survivra-t-il au quotidien? Mathilde a envie de souligner à ce sujet qu'elle n'a pas encore pu rencontrer la Comtesse et qu'elle est sur le point de s'en offusquer, mais le petit cortège s'arrête et Aymeric confie la fermière au pirate. Elle lance un regard brillant à son ami. Merci. Merci d'être là, encore et toujours. Et de donner jour après jour tort à mon père. Il doit fulminer de voir sa fille considérer un noble comme un ami. Vous êtes un bon ami.

C'est dans un silence relatif que le prêtre prépare les rubans, avant d'entamer la cérémonie. Curieusement, la nervosité a quitté Mathilde aussi simplement qu'elle s'est emparée d'elle, quelques minutes plus tôt. La voix du prêtre lui parvient comme un murmure, alors qu'autour d'elle, son monde ne se résume qu'à sa famille : Isaak, son cousin. Aymeric, son ami. Darius, son époux, dans les yeux duquel elle se noie bien volontiers au gré des promesses silencieuses qu'il semble lui faire. L'émotion la gagne sans qu'elle ne lutte pour l'arrêter. Ils ne sont plus dans un temple, ils sont quelques part les deux pieds dans l'eau fraîche de la mer d'automne, à s'échanger des voeux, le coeur battant, et la promesse silencieuse de s'aimer tant qu'un souffle de vie les animera... jusqu'à ce que la voix de Darius la ramène sur la terre ferme.

- Je m'y engage. reprend-elle. Je m'y suis déjà engagée, mon père. Mathilde esquisse un sourire presque moqueur. Trop tard.

Le prêtre Odilon entreprend de nouer les rubans autour de leurs mains, dans des mouvements qui n'ont rien à voir avec sa première union. Tant mieux... parce que le premier mariage est loin d'être une réussite. Mathilde retient un petit rire nerveux. Darius, lui, semble plus grave. Est-il plongé dans le doute? Regrette-t-il de se retrouver dans un temple, avec un prêtre, un noble et une fermière, à unir sa vie aux yeux de tous? La marque d'Anür efface les questions silencieuses.

Vient le moment de l'échange des voeux, qui début par un grand silence, suivi d'un regard perplexe du pirate, d'un maladroit Oui je le veux. Mathilde se mord la joue pour ne pas rire alors que Darius avoue ne pas avoir toute la concentration requise. Le beau parleur la fait légèrement rougir, malgré une pirouette évidente pour ne pas avouer qu'il était plongé dans ses pensées au lieu d'écouter attentivement les mots sacrés. Ses voeux prononcés, il sort une dague en guise de cadeau, de quoi la protéger même lorsqu'il sera loin d'elle. Il le sait, elle la portera toujours à sa ceinture et sera en quelque sorte toujours avec elle. Je trouve ça d'un romantisme fou. Tu me protègeras toujours!

A son tour la fermière prend la parole. Si les Trois ne m'avaient pas envoyée sur les mers et face aux pirates, jamais je ne t'aurais rencontré. Si Rikni ne t'avait pas insufflé la force et le courage de me porter secours, nous ne serions pas là. Tu m'as offert des milliards d'étoiles à contempler ce jour-là, tu te souviens? Jamais personne n'a jamais été aussi heureuse que moi de faire un voyage si périlleux. Mathilde rit doucement. Ce qui est bien, avec cette histoire de Dartagnan qui sauve Mathilde des griffes des pirates, c'est qu'elle ne ment pas vraiment, et qu'elle ne craint pas que son âme soit damnée pour avoir osé mentir dans le lieu sacré qu'est le temple d'Usson. Tu es le choix le plus déraisonnable que je pouvais faire. Un marin, souvent absent, à la vie mille fois plus rocambolesque que la mienne. Tu ne seras pas le meilleur fermier du Labret, et je n'essaierai même pas te retenir sur la terre ferme. Tu n'es pas un choix logique. J'ai espéré toute ma vie pouvoir faire ce choix. Épouser l'homme que j'aime. Je te promets de t'aimer, chaque jour, depuis l'aube que ton sourire illumine jusqu'à la fin de la nuit, sans répit. Je t'aime Dar. Pour toujours.

Mathilde résiste à la terrible envie de l'embrasser. Quelques secondes de silence s'écoulent alors qu'elle le regarde tendrement. Et en plus il est beau. Le toussotement du père Odilon la ramène à la cérémonie. Le cadeau! Mathilde, qui a accroché la dague à sa ceinture après avoir confié son bouquet à Aymeric -il paraît que ça laisse présager un mariage pour le porteur du bouquet... ce qui en ces temps apocalyptique augure que la promise arrivera saine et sauve au Labret- plonge la main dans sa besace pour en tirer son cadeau.

- Moi aussi j'ai un cadeau! Je voulais te l'offrir hier mais je n'ai pas trouvé le bon moment... Mathilde sourit. On a commencé par se disputer, puis on s'est mariés, et avec la nuit de noces, je n'ai pas vu le temps passer. Le fait que les prêtres soient incapables d'entendre les pensées de leurs ouailles est une réelle bénédiction, songe la fermière. D'un geste maladroit, parce que le faire gracieusement avec une main nouée relève de la prouesse, Mathilde déplie une bande de cuir épais dans le creux de sa main. Attends... c'est pas évident! Faudrait vraiment penser à échanger les cadeaux avant de nouer les rubans lance-t-elle à Odilon qui reste de marbre. La fermière, elle, rit doucement et finissant par déployer totalement ce qui se révèle être un bracelet sur lequel une curieuse pierre est enchâssée. Je l'ai trouvée il y a longtemps sur la plage. Mon père m'a dit que c'était de l'ambre. Il y a un morceau de feuille dedans. L'ambre l'a enrobé, de sorte qu'elle ne meurt jamais. Elle est éternelle, comme l'amour que je te porte. Et puis comme ça, je serai toujours avec toi, même si tu t'en vas au bout du monde, pirate.

Le père Odilon reprend la parole, le temps d'une longue prière lancée aux Trois. Il implore Sérus de bénir l'union de ces deux âmes en leur offrant de beaux et forts enfants qu'ils élèveront dans la foi de la Trinité. Il demande à Rikni d'accompagner ce couple naissant tout au long de la vie, dans toutes ses épreuves, afin que leur amour jamais ne meurt. Enfin, à Anür il demande bienveillance et protection pour ceux dont les destins sont liés à jamais.

Une fois le registre signé, avec un simple M pour Mathilde qui ne sait pas écrire, le père Odilon se contente de déclarer Monsieur le Comte, monsieur Isarius, permettez-moi de vous présenter monsieur et madame Vortigern. Vive les mariés. Et tandis que le prêtre s'adresse aux témoins, Mathilde, elle, ne résiste plus et embrasse tendrement son aimé.

***

Quinze minutes plus tard, un Comte, deux marins et une fermière partagent un verre à l'auberge d'Usson. La salle est remplie d'hommes et de femmes qui sont des visages tantôt connus de Mathilde, tantôt ceux de voyageurs de passage. Tous, pourtant, trinquent à la santé des jeunes mariés. Il faut dire que la voix stridente de Sophie, la serveuse, a su attirer l'attention de tous alors qu'elle s'exclamait Quoi?! Mathilde Dumas a accepté d'épouser un homme?

- Merci, Aymeric. Je n'aurai jamais assez de toute une vie pour vous remercier correctement, mais je réitère tout de même mes remerciements pour cette intervention auprès du prêtre. J'ai cru qu'il allait nous expédier ça vite fait bien fait, mais même pas... il a pris le temps de nous offrir une cérémonie complète. Je pense que je vais devoir revoir à la hausse mes dons au temple pour les prochains mois. Maintenant..., ajoute-t-elle en coulant un regard à Darius, arrange-toi pour vivre longtemps. Très longtemps. Se marier pour être veuve la semaine suivante... une autre farce que la Fange serait bien capable de faire.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Mar 26 Jan 2021 - 15:34

Un regard au frère du marié sera la réponse d'Aymeric au fait que la Mathilde lui file son bouquet entre les mains. Il a une tête de domestique ou d'ouvrier agricole ou quoi ? Mais comme le regard est plutôt amusé, les témoins de cet échange de regard n'y verront aucune offense, pour la simple raison qu'il n'y en a pas. Il est plutôt amusé par la nervosité de Mathilde. C'est étrange pour une fille aussi spontanée d'être finalement aussi nerveuse face à une décision qu'elle a prise et qu'elle devrait assumer. Mais au final, elle assume bien et les mariés ont l'air heureux.

- Vivent les mariés !

Il l'a dit avec le coeur. En aidant à la célébration de ce mariage, il n'est pas impossible qu'Aymeric ait sauvé le sien. Bah, ça ne coûte rien de le penser et ça fait du bien au moral, puis cette pause est la bienvenue, lui qui est sous pression. C'est un solitaire, qui peut partir plusieurs jours dans les Marais où il a plus de chance de croiser un fangeux qu'un humain, alors les sollicitations liées à son mariage lui pèsent. Et quand Sophie exprime sa surprise que Mathilde ait épousé un homme, Aymeric ne peut s'empêcher de répondre :

- Pourquoi ? Vous vous attendiez à ce qu'elle épouse un cheval ou un panais ?

Mais bon, du monde s'agglutine pour féliciter les mariés et Aymeric a fait honneur aux mariés en étant présent à la cérémonie et en acceptant de se faire payer un verre. Il a beau être Comte, les sous ne poussent pas sous les sabots des chevaux et une bonne cervoise ne se refuse pas. Mais un Comte reste un Comte, un éleveur un éleveur et un futur marié un homme à l'emploi du temps hyper chargé. Cette pause aussi surprenante que délicieuse lui donnera un bon motif de conversation avec ses gens et sa fille une fois de retour au domaine. Quelques commerces sont encore à voir avant de rentrer et Aymeric a "perdu" assez de temps.

- Vous avez sans doute mieux à faire désormais, et moi aussi, même si mes obligations ne sont pas encore maritales. Encore tous mes vœux à vous deux, c'était très agréable. J'espère que mon mariage sera aussi réussi, même si, à mon grand regret, il sera moins spontané. Je vous envie tous les deux !

Et c'est sur ces mots qu'il quitte l'auberge où certains ont dû le reconnaître, mais pas tous. Aymeric est plus connu de nom que de visage et il n'est pas impossible qu'il parvienne finalement assez bien à se fondre dans la foule. Ce n'est que sur son cheval qu'on le remarque le plus, mais parce que ces montures sont remarquables. Lui ressemble plus à ce qu'il est : un chasseur, avant d'être un Comte. Possible que ça soit pour ça que Mathilde l'aime bien, finalement.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Mer 27 Jan 2021 - 23:47

Mathilde trouve la dague d'un romantisme fou, ce qui amuse Darius. Il se gardera bien de lui raconter les ravages que cette lame a causés au fil des ans. Maintenant, celle-ci n'a qu'un seul but : protéger la fermière contre les menaces quand il ne sera pas là pour chasser les malotrus ou les Fangeux. Même si c'est peu probable dans un monde comme le leur, Darius espère malgré tout que Mathilde n'aura jamais à se servir de la dague, que celle-ci restera sagement accrochée à sa ceinture comme une sorte de porte-bonheur. Un beau souhait pour une belle journée.

À son tour, Mathilde prononce ses vœux. Darius la fixe droit dans les yeux et boit ses paroles pour s'en imprégner et s'assurer qu'il ne les oubliera jamais, qu'il pourra se les répéter silencieusement quand la mer les séparera. Il sourit en coin en se remémorant les circonstances incongrues de leur rencontre et tout ce qu'elle a su éveiller en lui en quelques heures à peine. Dès les premiers instants, il a su qu'elle était unique, qu'elle était pour lui. Non, ils ne sont pas un choix logique l'un pour l'autre. Et après? La mer et la terre les ont poussés l'un vers l'autre, et ils s'aiment d'un amour si déraisonnable que s'unir sous le regard des Trois est tout simplement devenu un impératif. Le choix logique peut aller se terrer dans un trou et ne jamais en ressortir.

Mathilde termine ses vœux et Darius se retient de jeter un regard vers le prêtre pour lui signaler d'accélérer la cérémonie, car il ne pense qu'à une chose : prendre son épouse dans ses bras et l'embrasser amoureusement. Mais Mathilde n'a pas totalement fini. Elle aussi a un cadeau pour Darius, qui la questionne des yeux. C'est normalement au mari de faire un présent à sa dulcinée. Enfin, selon la tradition. Force est d'admettre qu'ils ne font rien comme les autres.

Avec difficulté, Mathilde tire de sa besace un bracelet en cuir surmonté d'une étrange pierre. Darius observe le cadeau tout en écoutant les explications de son épouse. Il sourit et relève les yeux sur elle, la remerciant en silence. Il le portera toujours, elle peut en avoir la certitude.

Odilon reprend, puis signe le registre avec Mathilde. Un M et un D, voilà tout ce qu'ils sont en mesure d'écrire tous les eux. C'est suffisant, et c'est surtout parfait, en particulier pour lui, qui n'aurait pu signer son véritable nom.

Les derniers détails réglés, Odilon félicite les nouveaux époux. Il n'en faut pas plus à Darius pour attirer Mathilde a lui et l'embrasser pour célébrer leur union officielle. Monsieur et madame Vortigern. Le pirate et sa belle fermière.

***

Le cri strident et surexcité de la serveuse fend le brouhaha de l'auberge et accapare subitement l'attention de tout un chacun. Quoi?! Mathilde Dumas a accepté d'épouser un homme? L'annonce entraîne les commentaires bruyants des habitués qui connaissent bien la fermière. Certains trinquent déjà, d'autres s'exclament avec étonnement, et d'autres encore délaissent leurs activités pour venir féliciter les mariés et étudier l'époux avec curiosité. Même le comte de Beauharnais y va de son commentaire, ou plutôt d'une blague qui fait sourire toute la tablée. Darius – ou plutôt Dartagnan – se prête au jeu des présentations, en disant juste assez pour satisfaire les plus intrigués et laissant la parole à Mathilde pour le reste. Avec un tel engouement, la nouvelle aura fait le tour d'Usson d'ici quelques heures. Les rumeurs suivront évidemment, et Darius sent que Mathilde en aura une poignée à lui raconter quand il reviendra de mer.

Durant un moment d'accalmie, Mathilde s'adresse à son ami noble, le remerciant une nouvelle fois de son intervention. Darius appuie ses paroles d'un simple hochement de tête et sourit moqueusement quand elle lui intime de vive longtemps, très longtemps.

« Oui, Madame », répond-il en ricanant tout bas.

Isak jette un regard à son cousin et secoue la tête en souriant avant de prendre une gorgée de bière. S'il est présent, il reste plutôt effacé, ne désirant pas s'attirer des questions inutiles ou s'imposer plus qu'il le faut dans le bonheur des mariés. D'ailleurs, quand Aymeric annonce son départ, il décide qu'il est aussi temps pour lui de partir.

« Je vais devoir vous abandonner, dit-il en se levant. Félicitations encore. Et bienvenue dans la famille, Mathilde. »

Isak hoche la tête à l'adresse de la fermière, puis termine son verre. Il repose ensuite son attention sur son cousin :

« Je t'attends demain matin, comme on a dit. Profitez-en aujourd'hui. »

Isak salue une dernière fois son cousin et Mathilde, puis quitte discrètement l'auberge. Darius envoie la main à Isak, puis revient à son épouse.

« Un autre verre et on rentre à la ferme? », propose-t-il, souhaitant que Mathilde puisse profiter encore un peu de l'ambiance de fête qu'ils ont entraînée dans cette auberge probablement bien plus tranquille en temps normal.

***

Lorsqu'ils arrivent à la ferme, Darius et Mathilde sont accueillis par les grands gestes d'un Philippe qui s'approche avec une mine soulagée. Même si Mathilde lui a dit de s'inquiéter si elle n'était pas revenue dans trois jours, il s'est inquiété pendant son absence. Il peut se passer énormément de choses en trois jours - même en deux jours, à vrai dire. Et c'est précisément ce qu'il constate en voyant le ruban soigneusement enroulé autour du poignet de Mathilde. Il s'arrête et écarquille les yeux, interdit.

« Ma?!... », échappe-t-il tandis que le marin et la fermière sont à quelques pas de lui.

Darius retient à peine son amusement face à l'expression de Philippe. Un peu plus loin, Gauthier lance aux autres employés que Mathilde est revenue et galope presque en direction de sa patronne, coupant l'herbe sous le pied à Philippe, qui avait fini par ouvrir la bouche pour ajouter quelque chose.

« Ma! T'es de retour, c'est super! C'est ta chèvre qui va être contente! Je sais pas pourquoi, mais elle en a vraiment après nous et elle a bouffé le fond de culotte du pauvre Jehan! C'est drôle, mais c'est pas drôle parce qu'il a le cul à l'air depuis ce matin et il commence à faire frisquet, hein. J'ai voulu essayer de repriser pour l'aider, tu sais, mais il a voulu arrêter après que j'lui ai piqué les fesses avec l'aiguille... Tant pis p... C'est quoi ça? »

Gauthier s'arrête et fronce les sourcils en regardant le tissu noué autour du poignet de Mathilde.

« Tu... t'es mariée? lâche-t-il. Mais avec qui? Avec lui, avec... Dartagnan le marin?! »

À cette question, Darius n'en peut plus : il éclate d'un grand rire qui se répercute partout sur la ferme, de ceux que les gars devront s'habituer à entendre au milieu des champs de panais.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Jeu 28 Jan 2021 - 22:23

Pour être spontané, ce mariage est spontané. Décidé la veille, entrepris une première fois entre les fiancés, puis une seconde fois de façon plus formelle devant un prêtre un peu poussé par un Comte on ne peut plus bienveillant. Ça va coûter cher en dons, et Odilon ne se gênera certainement pas pour rappeler à la fermière qu'il s'est montré prompt à réagir à un moment où elle avait réellement besoin de lui. Une fois la saison des récoltes terminée et le champ fermé, Mathilde se promet d'être d'une assiduité sans pareille au temple d'Usson. D'ici là, elle ne manquera certainement pas les Trois d'avoir permis que la cérémonie se soit déroulée dans l'urgence.

Alors qu'Isaak et Aymeric se lèvent pour quitter la table, Mathilde les remercie une fois encore. Elle ne le dira pas à haute voix, parce qu'ils ont un peu triché sur les identités des marins, mais elle est heureuse de gagner un cousin. Une famille. A bientôt, Is. Très commodes ces raccourcis de noms qui évitent de se tromper dans un élan de spontanéité. C'est un pirate qui lui a appris ça. Un pirate avec lequel elle prend un nouveau verre en souriant face à la légèreté du moment. Dans l'auberge, pendant une petite heure tout au plus, on s'amuse, on rit, on célèbre la vie et on oublie le quotidien.

***

- Bonjour Philippe! Mathilde suit le regard de l'apprenti, posé sur son poignet autour duquel les rubans sont enroulés, et sent le joue lui monter aux joues. Elle regarde Darius, qui arbore un large sourire, et résiste à l'envie de lui prendre à nouveau la main, comme elle l'a fait durant presque tout le trajet du retour, entre deux pauses pour l'embrasser en plein jour, sans se soucier de potentiels regards indiscrets. Un peu plus loin, Gauthier accourt, comme s'il avait craint pour la vie de la fermière... ou pour le fessier de Jehan, dont l'histoire ne manque pas d'arracher un éclat de rire à la brune qui reconnait bien là le caractère peu docile de l'animal.

- Jehan devrait pouvoir trouver son compte avec un pantalon de Philibert. Je raccommoderai son pantalon plus tard. Mais Gauthier n'écoute pas, les yeux rivés sur le poignet de Mathilde.

- Avec Dartagnan le capitaine, oui. Mathilde rit sans doute aussi fort que Darius, avec l'impression d'être une enfant dont le mauvais coup vient d'être exposé au grand jour. Cette fois, elle ne se retient pas et le prend par la main. Dartagnan s'est déclaré, a demandé ma main hier soir et je la lui ai accordée. Nous nous sommes mariés ce matin, parce qu'il repart en mer demain et que vous savez comme moi que les aléas du transport par la mer font en sorte qu'on ne sait pas quand il reviendra. Ma patience étant légendaire... Mathilde appuie de façon exagérée sur ce dernier mot, bien consciente de son défaut majeur. Elle se fend d'un immense sourire. Si vous croisez Roger, vous le remercierez de ma part. Quelque part, il est l'artisan de tout ça... Devant l'air incertain de Jehan, qui arrive sur les entrefaits, Mathilde se sent obligée d'expliquer en peu de mots. Roger m'a fait une crise de jalousie par rapport à mon invité, a remis en doute ma vertu, et m'a menacée. Dartagnan l'a ramené à un état moins menaçant et les gars sont allés le raccompagner auprès de sa femme pendant que Dar veillait à ce que rien d'autre ne m'arrive ce jour-là, devenant une fois encore mon honorable sauveur. Nous nous sommes revus, et de fil en aiguille, un simple lien d'affaires est devenu un peu plus important au point que... Elle regarde son poignet et soupire, l'air faussement désolé ... que nous ayons à nous acquitter d'une horrible petite fête improvisée pour finir la journée et célébrer monsieur et madame Vortigern.

L'image d'une fermière rayonnant de bonheur, un bouquet de fleurs sauvages à la main, un ruban enserrant son poignet et le coeur on ne peut plus léger aux côtés de son marin dont l'oeil est encore légèrement jauni par un vieil hématome est on ne peut plus inattendue. Forment-ils un joli couple? Assurément. Deux caractères bien trempés, aux vies diamétralement opposées, aux valeurs bien différentes, mais dont les coeurs battent l'un pour l'autre sans pouvoir l'expliquer autrement que par la fatalité. Tous deux écorchés par la vie et par leurs quotidiens respectifs, aussi dangereux l'un que l'autres. Tous deux étonnement détendus et souriant par cette belle journée d'automne dont le ciel n'est peuplé que de rares nuages blancs et moelleux.

- Ça veut dire qu'on a fini notre journée, m'dame? Jehan a les fesses à l'air et ne refusera pas, malgré un bout de chemise qui lui couvre le postérieur, d'aller les réchauffer à l'intérieur.

Mathilde hoche de la tête, et ce simple hochement arrache un cri de joie à Marcus, resté en retrait. Allez vous laver, faites-vous beaux et prenons le temps de nous remettre de nos émotions. Jehan, je vais te chercher un pantalon ajoute-t-elle en se retenant de rire. Est-ce que je peux te demander de mener Marguerite à son domaine pendant que je sauve Jehan d'une éventuelle pneumonie? Non mais sérieusement, les gars, vous auriez dû piocher dans le coffre, vous savez que c'est là pour ça enfin!

Laissant Marguerite aux bons soins de Darius, Mathilde emmène Jehan, penaud, les mains couvrant son postérieur, vers la chaumière. Marcus file vers la grange en criant Je vais être là dans une heure!, suivi de Gauthier qui ajoute avec mon pipeau! Marcus, embarque un seau d'eau au moins! Attends! Seul Philippe reste, visiblement un peu secoué par la nouvelle, auprès de Darius.

- Est-ce que... est-ce que tu comptes te faire paysan et prendre en main la ferme? Elle est là, la vraie question de Philippe. Jusqu'ici, Mathilde a repoussé toutes les discussions sur le mariage, arguant qu'aucun époux ne prendrait en main la ferme de sa famille. Elle y avait consacré sa vie, elle ne la laisserait pas filer entre les mains d'un homme seulement intéressé par cette petite ferme qui avait pris tellement d'ampleur... et si ce point de vue avait tendance à froisser les esprits, Philippe, lui, comprenait Mathilde, si bien qu'il s'était juré de veiller à ce que ce genre de chose n'arrive pas. Et c'était arrivé. Elle s'était laissée conter fleurette par un bellâtre, somme toute sympathique, et allait lui céder corps et bien.

***

Quelques minutes plus tard, Mathilde regarde Jehan s'éloigner en riant discrètement. Sur le seuil de la porte, elle attend, mains bien ancrées sur ses hanches, que Darius se soumette à la tradition : porter la mariée comme une princesse et l'emmener à l'intérieur pour la déposer en douceur sur le sol de leur maison. Leur refuge.

Sujet: Re: Le Comte, la fermière et les pirates Ven 29 Jan 2021 - 18:54

Devant l'étonnement général, les nouveaux mariés ne peuvent qu'éclater de rire à l'unisson. L'un après l'autre, les travailleurs manifestent leur surprise, voire leur choc, comme si voir la fermière un ruban autour du poignet relevait de la réalité parallèle. Alors que son époux continue à rire, Mathilde se lance dans quelques explications qui sont aussi près de la vérité qu'elles peuvent l'être. Bien sûr, il ne s'est pas déclaré la veille, et ils ont commencé à leur idylle avant l'épisode « Roger », mais l'histoire tient la route et n'a rien d'un mensonge. Vu les circonstances de la naissance de leur relation, c'est déjà bien.

D'humeur festive, Mathilde propose à ses travailleurs de fêter l'événement, une suggestion qui s'avère fort populaire. Darius n'avait pas prévu cette célébration, mais il l'accueille avec bonne humeur, surtout en voyant sa belle fermière aussi rayonnante. Elle aurait sans doute voulu que Philippe, Gauthier, Marcus et même ce nouveau, Jehan, assiste aux noces. Si trinquer en leur compagnie la rend heureuse, il ne compte pas s'opposer à son souhait. Ce sera l'occasion pour lui d'apprendre à mieux connaître les travailleurs et pour eux de voir que Mathilde est entre bonnes mains avec lui.

Darius ricane devant l'air misérable du pauvre Jehan, dont le pantalon a attiré les foudres de la chèvre de la place. Plus compatissante que lui, Mathilde offre d'aller cherche un pantalon au jeune homme et lui demande de s'occuper de Marguerite.

« Je refuse jamais un tête-à-tête avec Marguerite, tu le sais bien », répond-il en retirant sa main de la sienne pour prendre les rennes de la jument.

Sur ces mots, chacun part se préparer, à l'exception de Philippe, qui reste auprès de Darius. Si le pirate s'affaire à escorter la véritable reine de la ferme à ses appartements, il fait malgré tout signe à l'apprenti de le suivre s'il le souhaite.

« Non, commence-t-il simplement. J'ai épousé Mathilde, mais je reste un marin, Philippe. Je vais apprendre quelques trucs pour filer un coup de main quand je suis là, mais ça fera jamais de moi un véritable fermier. »

Darius fait entrer Marguerite dans son enclos et vérifie qu'elle a à manger et à boire avant de se tourner de nouveau vers Philippe.

« Si on veut que la ferme devienne un désert où rien pousse, oui, je peux m'en occuper, ajoute-t-il, moqueur. Sinon, je pense qu'il vaut mieux que je laisse ça à Mathilde. Elle sait comment gérer ses terres. C'est pas moi qui vais lui dire quoi faire. Comme c'est pas elle qui va me dire comment gérer mon bateau. »

Philippe regarde Darius avec un semblant de perplexité. Le pirate l'observe, se disant qu'il doit être en train de juger si ce qu'il vient d'entendre est la vérité ou un simple mensonge destiné à apaiser les craintes. Est-il de ces maris qui promettent à leur femme une forme d'indépendance avant de la leur retirer quelques semaines plus tard ou tiendra-t-il ses promesses?

« Mais ça reste chez moi, la ferme Dumas, reprend-il. Au quotidien, ça change pas grand-chose. Ça veut juste dire que ceux qui osent s'en prendre à la ferme et faire chier ma femme m'auront sur le dos. Je leur conseille pas. J'ai parfois mauvais caractère. »
Nul besoin de faire un dessin à Philippe, qui se rappelle certainement la violente bagarre qui a éclaté entre le marin et Roger. Darius sert un regard entendu au travailleur, puis lui donne une tape amicale sur l'épaule.
« Allez, t'en fais pas, c'est pas demain la veille que je vais remplacer Mathilde. Va te changer avant qu'elle vienne te gronder avec sa fourche. »

Darius salue Philippe d'un hochement de tête, puis s'éloigne en direction de la chaumière. Avant de partir à son tour, l'apprenti fermier le suit des yeux, espérant que le marin tienne parole.

***

Lorsqu'il arrive à proximité de la chaumière, Darius découvre Mathilde en train de l'attendre, mains sur les hanches. Il sourit avec amusement et se rend jusqu'à elle d'un petit pas de course. Sans prévenir, il la cueille comme une mariée et entre dans la maison en riant et en l'embrassant passionnément. Après avoir fermé la porte d'un léger coup de pied, il pose Mathilde sur le sol et l'enserre, glissant une main contre sa nuque pour poursuivre leurs baisers.

« Je t'aime, Mathilde Vortigern », souffle-t-il tandis qu'il s'arrête brièvement pour la regarder dans les yeux.

Il dépose quelques baisers plus tendres sur les lèvres de son épouse. Sa belle fermière, officiellement.

« Tu sais que c'est extrêmement difficile de te regarder pendant toute une cérémonie sans pouvoir t'embrasser? ajoute-t-il en allant chatouiller le cou de Mathilde de petits baisers. Et tu sais que c'est presque cruel d'inviter tes gars à fêter alors que j'ai juste envie d'honorer Serus avec toi jusqu'à l'épuisement total? »

Darius pouffe dans le cou de Mathilde, puis revient l'embrasser, l'une de ses mains allant traîner contre ses fesses.

« Mais ça va être bien, dit-il finalement à propos de la fête improvisée. Je sais que ça compte pour toi. On va s'amuser et ça va être l'occasion de montrer à tous tes gars que j'ai pas l'intention de transformer la ferme du tout au tout. Philippe a un peu peur. »

Darius sourit un peu, puis retourne à ses caresses et à ses baisers. Dans un murmure tout à fait innocent, il pose une question tout aussi innocente :

« Tu leur as donné une heure, c'est ça?... »

Le capitaine sert à son épouse un regard espiègle et un sourire malicieux. Union bénie des Trois ou non, il reste le même...

Mathilde s'envole dans les bras de Darius en poussant un petit cri amusé. C'était exactement ce qu'elle attendait. Et tandis qu'ils passent le seuil de la chaumière, elle l'enlace et l'embrasse en riant. Retrouvant finalement le sol, elle enserre doucement le visage du pirate dans ses mains et le couvre de baisers, lorsque son mari ne vient pas capturer ses lèvres.

- Mathilde Vortigern... Elle le murmure pour elle-même. Sans doute le répétera-t-elle de nombreuses fois dans son esprit pour réaliser que cette pure folie est bien réelle. Qu'elle a épousé ce curieux bonhomme avec lequel elle a passé une nuit à discuter, quelques semaines plus tôt. Qu'elle a cédé à son coeur sans écouter sa raison, qui pourtant avec un bon millier de prétextes pour s'opposer à cette relation. Et pour faire exploser d'émotions, encore et encore, ce coeur qui bat si fort en elle. Mathilde sourit. Je suis désolée, si le père Odilon avait été aveugle, je te jure que je t'aurais embrassé avant la fin de la cérémonie! Mais nous avons partagé cette épreuve, monsieur mon mari. J'avais une vue imprenable sur ton petit coquard et je mourrais d'envie de mettre fin à toutes ces prières pour t'entrainer loin de tout témoin. Mathilde ricane. Je crois que j'ai un faible pour les vilains garçons. Un en particulier. Parcourue d'un frisson, elle rentre sa tête entre ses épaules pour échapper aux baisers qui chatouillent son cou, en vain puisque Darius réussit même à pouffer de rire dans son cou, relâchant une bouffée d'air chaud qui vient mordre sa peau pour provoquer un autre frisson.

- C'est un peu calculé, avoue-t-elle au sujet de la petite fête. Ça compte, parce que les gars sont un peu ma famille adoptive forcée, et c'est calculé. Plus on te cache, plus tu attireras la méfiance, plus on cherchera à savoir qui tu es vraiment, et plus on risquera de découvrir des choses qu'on ne veut pas qu'ils découvrent. Mais plus tu es présent dans le quotidien, en partageant un repas ou en étant au coeur de mes conversations quand tu es en mer, moins on partira à la pêche aux cachoteries. Tu feras naturellement partie du décor, et tu seras donc complètement chez toi, chez nous. Le sourire de la fermière s'étire. Et comme penser à toi est l'une de mes plus grandes passions... Elle rit doucement et dépose un léger baiser sur ses lèvres. Elle le protègera de son mieux. Elle les protègera. Après tout, leurs destins sont maintenant liés. S'il est pris, elle risque d'être pendue haut et court, parce qu'il sera difficile de feindre l'ignorance sur les activités de son époux. Dans l'esprit de la fermière, le plan est clair : parler de Dartagnan encore et encore, répondre aux questions avec des demi-mensonges comme elle le fait depuis leur rencontre, et endormir doucement la méfiance en distillant des bribes de leur histoire d'amour. Mais tu peux aussi considérer que je suis une fermière cruelle ajoute-t-elle alors que, faisant mine de délacer le col de la chemise de son amant, elle finit par s'en écarter et s'en aller vers la pièce voisine en lançant Une heure, c'est le temps de préparer un petit repas pour les hommes de la maisonnée et de la ferme, trouver quelques bouteilles et mettre la table.

En riant, Mathilde, qui est désormais dans la pièce voisine, pousse un coffre pour libérer une trappe qu'elle ouvre, et descend dans le tout petit cellier creusé à même la terre. Elle en ressort avec un petit jambon -après tout, c'est une grande occasion!- et quelques légumes qu'elle a déposés dans sa jupe qu'elle a repliée pour improviser un panier. Pas le temps de faire une poule -il faudrait la tuer, la plumer et l'arranger avant de pouvoir la cuir, beaucoup de travail pour une petite fête qui commence bientôt-. Elle dépose son butin sur la table et sert le plus mutin des sourires à Darius. Et comme je suis cruelle, il se peut que ça me prenne effectivement une heure.

Si Darius essaie de l'attraper pour l'attirer à elle, elle l'esquive pour saisir un couteau et faire mine d'être légèrement menaçante. En réalité, il ne lui fait que quelques minutes pour éplucher et couper les légumes, les jeter dans un plat de céramique et le déposer sur un tas de braises chaudes, juste à côté des deux bûches de Darius a ajoutées pour raviver le feu dans la cheminée. Au milieu du plat qui chauffe désormais tranquillement dans le foyer trône fièrement le jambon, dont la couenne encore grasse ne tardera pas à fondre pour enrober les légumes d'automne, transformant le tout en un plat réconfortant dans lequel tout le monde piochera.

Lorsqu'enfin, la table est débarrassée des épluchures -dont les poules raffoleront plus tard- et du couteau, que Mathilde a lavé ses mains et que son regard croise, pour la quinzième fois au moins celui de Darius, provoquant un léger émoi, elle se décide à ne plus fuir. Contournant la table en dénouant ses cheveux, elle l'interrompt dans son activité pour se blottir dans ses bras. Là, maintenant, Darius, avec tes bras autour de moi et toi dans ce chez-nous, je suis parfaitement heureuse. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureuse, en fait. Peu importe le temps que cela dure. Une heure, ou toute une vie. Mathilde relève le menton et regarde Darius. Je t'aime, Vortigern. Je ne te le dirai jamais assez, je crois. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour déposer un léger baiser sur ses lèvres, et se maudit intérieurement de ne pas avoir prévu un petit-déjeuner de fête, au lieu d'un repas au moment de leur retour. Ils ont eu le luxe d'être seuls un long moment, et elle aurait en fait préféré continuer à profiter de ce même luxe. Les mains dans la nuque du pirate qu'elle attire à elle, Mathilde se demande s'il est bien raisonnable de miser sur la ponctualité des gars. La notion du temps est très relative, et n'est qu'une histoire de perception propre à chacun. Une heure, ce n'est qu'une façon de diviser le temps entre le lever et le coucher du soleil, et le tout varie avec les saisons. A la ferme, ils n'ont ni cadran solaire ni clepsydre pour mesurer le temps. La fermière ne peut que se fier sur la perception des gars... Gars qui vont soit avoir peur d'arriver trop tôt, soit ne pas songer que leur chère patronne puisse avoir envie d'un brin de tranquillité pour rendre hommage à Sérus, comme le dit si bien Darius.

C'est exactement alors qu'elle se perdait dans ses réflexions et dans le cou de son époux que trois coups se font entendre. Un toc toc toc qui sonne la fin de l'intimité. Trois coups qui sont suivis d'une porte qui s'ouvre très lentement, laissant apparaître un Gauthier un peu intimidé.

- Scusez, mais les gars ils veulent faire savoir qu'ils sont prêts et que ça sent rud'ment bon dans la cour. Et ils disent que si on commence plus tôt ça s'ra bien apprécié, pa'ce qu'on n'a pas becqueté aujourd'hui et que ça nous laiss'rait le temps après de rentrer les bêtes avant l'coucher du soleil.

Mathilde, qui s'est légèrement reculée dès que les coups se sont fait entendre, sourit avec bienveillance. Gauthier est clairement gêné, les autres l'ont envoyé en mission parce que visiblement, personne ne savait quand arriver... et quand l'estomac réclame, quelques minutes peuvent paraître une éternité. Restez pas dehors va. J'espère que t'as trouvé ton pipeau!

Un cri de ralliement plus tard, l'espace de vie de la chaumière se retrouve envahi par les apprentis. Chacun semble chez soi. Gauthier s'installe pour jouer de la musique. Philippe dresse une table, aidé d'un Marcus plutôt silencieux. Jehan fait mine de danser, entre deux railleries au sujet de son fessier maintenant recouvert. C'est un joyeux capharnaüm dans lequel Mathilde se demande si Darius trouvera sa place. Et comment il la prendra.

- Z'êtes un sacré veinard, m'sieur Vortigern! Ma' est une bonne cuisinière! J'l'aurais bien épousée, mais j'suis déjà mariée et, excusez mais, elle est un peu trop têtue pour moi! Gros éclats de rires alors que Mathilde fait mine d'assomer Jehan avec sa cuillère en bois. Philippe désigne une chaise en bout de table, au dossier un peu plus haut que les autres, dotée d'un accoudoir, l'autre ayant été brisé autrefois. La place du maître de maison. La chaise était laissée vide jusqu'ici, je pense que c'est désormais là que vous pourrez vous asseoir. La fermière hoche de la tête. C'était la place de mon grand-père, puis de mon père, puis de Philibert. C'est une vieille tradition que je serais heureuse de perpétuer. Et elle regarde les gars, un air faussement menaçant sur le visage, les mains sur les hanches. Mais attention, vous autres. Dans les champs, c'est moi la patronne. Si vous voulez que Dartagnan soit votre maître, vous irez travailler sur son bateau! Marcus, qui a le mal de mer, semble horrifié de cette perspective. Gauthier, qui a bien saisi l'ironie de la menace, ponctue la phrase de quelques notes tragiques... et tout le monde se remet à rire.

- J'pourrais pas. C'est beau, les bateaux sur la mer, mais moi je suis un vrai terrien. Et ma fiancée serait pas d'accord d'attendre indéfiniment mon retour. Marcus s'est risqué à prendre la parole. Et ose une question. C'est vrai ce que vous avez dit à Philippe tantôt? Vous comptez rester marin au lieu de prendre soin de votre épouse et de la ferme?
- C'est pas ça, Marcus. Dartagnan s'occupe de son navire, Ma' de la ferme, et ils se bâtissent une jolie petite affaire avec chacun leur spécialité. Et quand Dartagnan n'est pas là, nous veillons sur Ma' comme nous le faisons depuis des mois. Si quelqu'un veut s'en prendre à Ma' et à la ferme, eh bien il nous aura au cul. Par hasard ou à dessein, Philippe regarde justement Darius à ce moment-là, et il est presque impossible de dire s'il s'agit là d'une menace ou d'un serment. Mathilde a capté le regard et se promet de crever l'abcès avec son homme de confiance. Plus tard.

Comme pour mettre fin à un débat inutile, parce qu'elle est certaine de pouvoir se défendre seule, Mathilde, qui a tressé sommairement ses cheveux afin de se composer une attitude d'épouse respectable, dépose un pichet de vin du Labret sur la table.

- Cuvée Marine, du sieur Gascon. Reçue en remerciement de la part du vigneron qui sera l'un des fournisseurs officiel du mariage du Comte! Alors Marcus, quand est-ce que tu comptes l'épouser ta belle Éléanore? Et nous la présenter, surtout! Je connais l'épouse de Philippe et celle de Jehan après tout!

Les gobelets sont très vite remplis, et sur un air de pipeau, les discussions partent dans tous les sens.

Un faible pour les vilains garçons. Darius ricane à ces paroles, non sans poursuivre ses baisers dans le cou de son épouse, qui lui explique le pourquoi de la célébration improvisée. Pour toute réponse, il lâche quelques Mh mh. Il donne sans peine raison à Mathilde, conscient de devoir faire partie dès maintenant du quotidien – presque – banal de la ferme Dumas pour se tailler une place et éviter qu'on se pose trop de questions à son sujet. Il doit trouver l'équilibre entre lui-même et Dartagnan, entre le pirate et le marin, entre le criminel et l'honnête homme. Une part de vérité, une part de mensonge. Comme toujours.

Quand Mathilde laisse entendre qu'elle est une fermière cruelle, Darius plisse le nez. Il sent qu'elle va s'éclipser, et c'est exactement ce qu'elle fait après avoir fait mine de délacer le col de sa chemise. Il tente de la retenir, mais il est trop tard. Habile, son épouse lui échappe pour partir dans la pièce voisine chercher ce dont elle aura besoin pour préparer le repas.

« Je veux bien me contenter d'une collation si ça réduit le temps de préparation », lance-t-il en ricanant.

Darius fait quelques pas en direction de la pièce voisine, juste à temps pour voir Mathilde en sortir avec son butin. Il attend qu'elle ait déposé le tout pour tenter de se glisser dans son dos et l'enlacer, et recule à peine devant le couteau faussement menaçant qu'elle pointe vers lui.

« Étrange comme cette situation m'est presque familière », plaisante-t-il en se remémorant les premières secondes de leur rencontre, alors qu'il la découvrait cachée dans la cale du navire qu'il était en train de piller.

Darius attise le feu pour la cuisson, puis revient auprès de Mathilde, laissant ses mains se faire baladeuses sans nuire aux gestes de celle-ci. Quand son épouse arrive aux étapes plus critiques du repas, il s'écarte de son chemin et tente de se rendre utile, sortant les plats qu'ils utiliseront pour manger et les gobelets qu'ils rempliront d'alcool. Un instant, il sort même pour aller remplir une cruche d'eau, histoire d'offrir quelque chose aux plus sages ou de prévenir les maux de tête de ceux qui auront trop picolé. Alors qu'il s'affaire à sa manière, il ne manque pas de jeter des regards appuyés en direction de Mathilde et de lui servir des sourires charmeurs, juste au cas où elle trouverait en elle la volonté de jouer contre le temps. Une heure, c'est plutôt long, après tout...

Après un énième échange de regards, Darius voit Mathilde détacher sa chevelure et contourner la table pour se blottir dans ses bras. Il délaisse aussitôt le gobelet qu'il était sur le point de déposer au bout de la table pour accueillir sa belle fermière contre lui et répondre à son baiser. Il sourit aux paroles de son épouse. Elle est parfaitement heureuse, plus que jamais auparavant. Lui aussi goûte à un bonheur rare, un bonheur sur lequel il avait décidé de faire une croix après la mort de sa famille. C'est étrange. Presque trop beau, trop doux pour être vrai.

« Et je ne l'entendrai jamais assez », répond Darius à la déclaration de Mathilde, venant chercher les lèvres de son amante pour de nouveaux baisers.

Darius enserre Mathilde et abandonne une main contre ses fesses pour la presser contre lui. Il en est à songer à emmener son épouse dans la pièce voisine pour un moment d'intimité sans risque qu'ils soient surpris par une porte ouverte à la volée lorsque de petits coups sont frappés contre ladite. Il plisse le nez et s'écarte légèrement de Mathilde, tournant la tête vers Gauthier. Malgré l'interruption, il sourit amicalement au travailleur. Ce n'est que partie remise.

Bientôt, la chaumière est envahie par une bande d'hommes qui salivent en humant l'agréable odeur du jambon qui cuit. Entre la musique et les pas de danse improvisés, l'ambiance est animée. Darius prend sa place sans trop réfléchir dans cette petite foule. Un groupe d'hommes reste un groupe d'hommes, qu'il soit composé de marins ou de fermiers, et il a l'habitude des blagues, railleries et autres interactions légères.

« Mathilde, têtue? réagit-il en riant au commentaire de Jehan. J'ai jamais remarqué, c'est très subtil comme trait de caractère, chez elle... »

Il ricane de nouveau en se protégeant de la cuillère de bois vengeresse, puis acquiesce en regardant la chaise désignée par Philippe. La place de l'homme de la maison. Sa place. Ce n'est qu'un symbole, mais il a son importance. Cette chaise lui appartient parce qu'il est officiellement chez lui. Comme pour répondre à l'invitation de Mathilde, il s'installe à l'endroit désigné. En riant aux propos de Mathilde et des autres, le pirate songe que c'est la première fois depuis l'arrivée de la Fange qu'il peut dire habiter quelque part sur la terre ferme.

Un instant, les rires s'estompent pour laisser place à une discussion plus sérieuse. Vous comptez rester marin au lieu de prendre soin de votre épouse et de la ferme? Darius arque légèrement un sourcil.

« Être marin m'emp... », commence-t-il avant d'être interrompu par Philippe.

Darius croise le regard de Philippe. Il pensait avoir à peu près dissipé les inquiétudes de l'apprenti un peu plus tôt, mais celui-ci semble avoir bien des choses sur le cœur. Pense-t-il que Mathilde s'est fait avoir par un beau parleur, qu'elle a mis en jeu sa ferme sans réfléchir? Essaie-t-il de montrer au nouvel époux que personne n'a besoin de lui, plus précisément que Mathilde n'a pas besoin de lui? Darius observe Philippe un instant. Ils se sont toujours bien entendus jusqu'ici. Peut-être le fermier doit-il simplement voir par lui-même qu'ils ne sont pas ennemis et qu'il n'a rien à craindre tant qu'il respecte Mathilde.

« C'est comme Philippe dit », répond finalement Darius à Marcus, laissant Mathilde changer le sujet de la conversation.

En d'autres circonstances, Darius aurait volontiers demandé à Philippe de se montrer direct avec lui. Mais inutile de gâcher cette fête à laquelle Mathilde tient. Après un dernier regard à l'apprenti, il se joint à Mathilde pour mettre de la pression sur Marcus, qui râle un peu avant de promettre d'inviter sa belle bientôt. Les discussions s'enchaînent ensuite de façon un peu désorganisée, mais avec bonne humeur.

Quand le repas est servi, tous mangent avec appétit et font l'éloge de la cuisine de la fermière. Le jambon est vite englouti et les gobelets se vident et se remplissent à bon rythme. Après avoir léché jusqu'à la dernière miette présente dans son assiette, Gauthier se remet à jouer, mais ses talents au pipeau sont maintenant à l'image de sa consommation d'alcool. Quand l'apprenti commence à s'emmêler dans ses notes un peu trop souvent, Darius décide de changer le mal de place en montrant à la tablée un ou deux chants de marins. Il ne chante pas particulièrement bien, mais les hommes s'enthousiasment et la maison se remplit de chants éraillés.

« Il faudrait avoir des chants de fermiers! », s'exclame Jehan avant de s'époumoner dans un charabia où mots et cris d'animaux se fondent.

Après un énième rire, la chaumière retrouve un semblant de calme. Assis à table, Darius a glissé ses doigts entre ceux de Mathilde, et Marcus observe leurs mains entrelacées et le ruban noué autour du poignet de la fermière.

« Tous les fermiers de la place auraient voulu t'épouser, et toi, tu choisis un marin, lâche-t-il en riant un peu. Tu fais vraiment rien comme les autres, Ma.

- Et heureusement, sinon, je serais un homme malheureux, dit Darius en jetant un regard complice à Mathilde.

- En tout cas, c'est certainement pas en chantant que tu l'as charmée! ajoute Gauthier en s'esclaffant.

- Mais non, avec une femme dans chaque port, il doit avoir ses trucs! lance Philippe. Me regarde pas comme ça, Dartagnan, je blague, je blague! »

Philippe lève les mains devant lui en signe de paix.

« Je sais pas si t'as visité beaucoup de ports ces temps-ci, mais même si les Trois autorisent un jour les mariages entre hommes et Fangeux, je préféreras que Mathilde reste ma seule épouse », répond Darius sur le ton de la moquerie, même s'il est à peu près certain que Philippe ne plaisantait qu'à moitié.

Les travailleurs pouffent de rire, puis Marcus demande, curieux :

« Allez, il a fait quoi le Dartagnan pour te conquérir, Ma? »

La tension mise de côté, l'alcool versé, et bientôt le repas servi laissent les suspicions bien loin de l'atmosphère désormais détendue et festive qui règne dans la chaumière. La nourriture est bien loin d'égaler les banquets festifs d'autrefois, mais pour un mariage improvisé, Mathilde considère que cela fait largement l'affaire... avis qui semble partagé par les hommes, qui engloutissent leur part entre deux commentaires élogieux. La fermière prend le temps de savourer la nourriture autant que le moment, simple, chaleureux, enveloppant. Elle ne peut s'empêcher de se revoir, durant quelques secondes à peine, assise à cette même table quelques mois plus tôt, seule et désespérée. Après un hiver interminable, le printemps a apporté son renouveau. La ferme a repris du poil de la bête, jusqu'à l'été où, malgré les difficultés, les Trois ont décidé de lui offrir un brin de réconfort aux côtés d'un homme qui l'épouse, elle, la veuve Dumas, à l'automne. C'est le début d'une nouvelle vie. L'hiver peut bien s'en venir avec ses nuits interminables, son froid mordant et ses journées nuageuses, elle n'a plus peur.

Les notes stridentes de Gauthier tirent Mathilde de cet instant de sérénité. Elle grimace en riant, consciente que le vin fait son effet et que le musicien improvisé n'a pas l'endurance des marins, dont les chants résonnent maintenant dans la chaumière, à travers la voix de Darius, pour le plus grand plaisir de la fermière qui retrouve, le temps de quelques chansons, l'ambiance paisible d'une nuit sur le pont d'un navire, quelque part au milieu de la mer, sous un océan d'étoiles. Jehan, de sa voix la plus criarde, tente d'enchaîner avec une chanson terrienne, mais se mélange dans les paroles et finit par rendre les armes sous les rires de son auditoire. C'est alors que la seule voix féminine de la maisonnée ose timidement fredonner un refrain, elle qui ne fredonne habituellement que pour elle.

Le pauvre laboureur,
Il est toujours content,
Quand l'est à la charrue,
Il est toujours chantant.
Il n'est roi ni prince,
Ni duc, ni seigneur
Qui ne vive de la peine
Du pauvre laboureur.

La fermière hoche de la tête pour saluer les applaudissements. Qu'ils soient sincères ou exagérés, elle n'en a cure. Elle ne se questionne pas sur l'honnêteté de chacun, mais se contente de vivre le moment présent. Dans un geste on ne peut plus naturel, qui trahirait presque le fait que leur lien ne soit pas si neuf qu'ils le prétendent, les doigts des mariés s'entrelacent doucement. Qu'il est bon de ne pas avoir à garder une distance, ou à faire attention aux gestes et aux regards que l'on porte à l'autre, de peur de révéler un secret trop bien gardé. Ce mariage, songe la fermière, enlève un poids tout en liant des vies pour le meilleur qu'ils vivent et pour le pire... qui est à venir.

Marcus prend la parole, soulignant le caractère peu commun du choix de Mathilde qui hausse les épaules à défaut d'explications. Elle ne fait rien comme les autres, elle le sait. Elle dirige une ferme, seule. Elle se laisse embrigader dans une bataille contre la fange au lieu de raisonnablement fuir pour sauver sa vie. Elle héberge des bannis, brave les Trois en aimant une femme, épouse un pirate... Son regard ne s'assombrit même pas lorsque Philippe évoque les autres femmes qui l'attendent dans les quelques ports encore en fonction. Darius répond avec un trait d'humour, un autre, et elle rit.

- Dartagnan m'a tirée d'un bien mauvais pas, je vous l'ai déjà raconté. Et il m'a offert ce qu'aucun fermier ne pourra m'offrir : une nuit sous les étoiles. En tout bien tout honneur, sur un pont de bateau fréquenté malgré l'heure tardive, je vous rassure. Mais quel spectacle! Mathilde sourit, les yeux perdus quelque part dans le vague. Il n'y avait pas tant de monde sur le pont, mais il était inutile de le préciser. Il ne m'a pas considérée comme une potentielle épouse. Ni comme une femme qui pourrait lui apporter une ferme et une vie confortable. Ni comme une femme que l'on séduit pour le plaisir avant de disparaître au petit matin ajoute-t-elle en regardant Philippe. Il a simplement cherché à savoir qui j'étais, moi, Mathilde Dumas. Et il m'a permis de découvrir qui il était. Et quelque part, les Trois ont dû trouver qu'une fermière totalement imperméable aux petits trucs de marin était sans doute le meilleur choix pour lui, tout comme un marin exaspérant semble être le meilleur choix pour moi. Mathilde pointe le sourire charmeur que Darius leur sert justement à ce moment-là. Vous voyez? Parfaitement exaspérant!... et elle part à rire.

La lumière baissant est le signal silencieux pour les gars qui se lèvent, plus par habitude que par réel souci de laisser les jeunes mariés en tête à tête. Traverser la cour et regagner la grange se fait sans encombre, habituellement, parce que la vieille grange est toute proche de la chaumière et que le trajet est vite parcouru, mais les seules fois où ils s'y risquent de nuit, c'est parce qu'il y a une réelle urgence. La Fange exige que l'on redouble de prudence.

Mathilde se lève pour les raccompagner à la porte, échangeant une accolade chaleureuse avec chacun d'eux alors que Darius reçoit de solides poignées de main en guise de salutation. Même Philippe, qui semble s'être détendu, se plie à l'exercice avant de quitter. Tu fais partie de la famille, maintenant. Alors j'te réserve quelques petits travaux pour pas que tu perdes la main quand tu r'viendras. Une petite phrase anodine qui sonne soit comme une bénédiction, soit comme une promesse de mise à l'essai : des petits travaux pour prendre soin de la ferme, comme eux tous, ou pour le garder à l'oeil et tenter de déjouer des plans imaginaires. Philippe a été relativement sage sur l'alcool, contrairement à Gauthier que Jehan soutient en marchant. Mathilde referme la porte avec soin et la verrouille à double tour, alors que le soleil disparaît derrière l'horizon, laissant derrière lui un ciel encore coloré d'orange pour quelques minutes.

- Ça s'est plutôt bien passé conclut-elle en s'adossant à la porte. D'autant plus qu'il reste un fond d'alcool de prune qu'ils n'ont pas vu. Mathilde ricane. Elle n'a vidé qu'un gobelet de vin, et semble décidée à ce que ce ne soit pas son dernier. Tu l'aimais, le vin? Il va être servi au mariage du Comte, j'espère qu'il l'aimera. Soudainement inquiète, Mathilde tend la main vers Darius, saisit doucement sa chemise et l'attire à elle avec un regard étrange. Approche un instant. Un peu plus près. Encore. Finalement, alors que jusqu'ici elle semblait être extrêmement attentive à un point situé quelque part sur le front de Darius, son visage est tout à coup fendu par un sourire taquin. T'es vraiment trop grand Vortigern, faut que je ruse pour... Elle n'achève pas sa phrase, préférant l'enlacer pour l'embrasser tendrement. Enfin seuls. La journée lui a paru si longue. Jouer la jeune mariée a quelque chose d'épuisant. On monte? murmure-t-elle entre deux baisers.

Une nuit sous les étoiles en tout bien tout honneur. Darius regarde Mathilde et lui sourit en coin. Cette fois, nul besoin de jouer sur les mots pour dire la vérité. Le soir de leur rencontre, il ne s'est rien passé. Enfin, rien que l'on pourrait leur reprocher, hormis une trop grande proximité pour deux inconnus. Ils ont joué aux cartes – il a évidemment triché -, ils ont parlé des constellations – il en a bien sûr inventé – et ils ont dormi l'un contre l'autre – il a profité de chaque seconde. Il a attendu le lendemain pour l'embrasser, pour lui voler un baiser sous le regard d'Anür. Il y a des limites à être raisonnable...

Darius écoute Mathilde et acquiesce lentement pour confirmer ses dires, jusqu'à ce qu'elle se déclare totalement imperméable aux petits trucs de marin. Il arque alors un sourcil faussement outré et lâche :

« Pas totalement imperméable, quand même... »

Il appuie ses dires en lui servant son sourire le plus charmeur, puis accompagne le rire de Mathilde. Les travailleurs se joignent à eux, pouffant devant la scène. Pour un marin et une fermière, pour deux personnes que tout oppose à première vue, ils sont drôlement bien assortis. Peut-être Dartagnan saura-t-il rapidement se tailler une place à la ferme, semblent-ils se dire. S'il rend Mathilde heureuse, il mérite au moins une chance de prouver qu'il peut être utile et qu'il a à cœur l'avenir de la ferme Dumas.

Les couleurs du ciel annonçant la tombée imminente de la nuit, les travailleurs se lèvent et saluent les mariés. Darius serre la main de chacun d'entre eux et les remercie même d'être venus célébrer avec eux. Philippe ne fait pas exception à la règle, et le pirate est plutôt soulagé de voir que celui-ci semble avoir baissé sa garde. S'il ne craint pas l'apprenti fermier, il aimerait autant que possible éviter de se mettre à dos les employés de Mathilde, surtout pour des broutilles. La ferme doit continuer à tourner et il a mieux à faire que de se battre avec des agriculteurs réfractaires au changement – changement qui, de plus, est l'affaire de Mathilde et de personne d'autre.

« Ça marche, répond Darius à Philippe lorsque celui-ci propose de lui réserver quelques travaux pendant son absence. On regardera ça à mon retour. »

Darius échange un regard entendu avec Philippe, puis opine du chef pour le saluer. Des yeux, il suit les travailleurs tandis qu'ils s'éloignent, jusqu'à ce que Mathilde referme la porte de la chaumière. Ça s'est plutôt bien passé. Le capitaine sourit en coin et acquiesce d'un petit mouvement de tête.

« Oui, ça a été, confirme-t-il. Ils doivent juste se faire à l'idée que leur précieuse Ma' s'est mariée sans prévenir et qu'elle a donné son cœur à un étrange marin plutôt qu'à un gentil terrien. »

Darius ricane quand Mathilde évoque un fond de bouteille d'alcool aux prunes ayant échappé à la vigilance des gars.

« Il était bon, répond-il à la question de sa belle fermière au sujet du vin, laissant celle-ci l'attirer à elle. Mais j'ai pas un palais raffiné comme ton ami noble, t'as bien goûté à ce que je bois à bord. »

Il sourit moqueusement, se rappelant la grimace de Mathilde au moment de tremper ses lèvres dans l'eau-de-vie. Alors qu'il se rapproche de son épouse, il imagine de jolies coupes remplies de cet élixir de pirates être servies à une soirée de mondains. Il paierait cher pour voir cela. Mais pas maintenant. Là, tout de suite, il lui serait bien difficile de renoncer au baiser que lui offre Mathilde pour tout l'or du monde.

« Et c'est un problème que tu doives ruser? chuchote-t-il, taquin. Ça me plaît bien, moi... »

Darius enlace Mathilde et glisse une main dans ses cheveux, les libérant de la tresse faite à la va-vite à l'arrivée de Gauthier et des autres. Il lui sourit, une lueur espiègle dans les yeux, puis se perd dans de nouveaux baisers, à la fois tendres et joueurs, gorgés de désir. On monte?

« Ah, tu veux monter? », murmure-t-il en feignant la surprise entre deux baisers.

Darius caresse les hanches et les fesses de son épouse, puis soulève celle-ci pour lui permettre de l'encercler de ses jambes. Quand elle se retrouve face à lui, un brin surélevée, il quitte ses lèvres pour embrasser son cou.

« Je te pensais totalement imperméable aux petits trucs de marin, ma brave et belle fermière », souffle-t-il en riant, non sans poursuivre ses baisers aguicheurs.

***

Les premiers rayons du soleil commencent à peine à percer le couvert de la nuit lorsque Darius se met à parsemer la nuque de Mathilde de baisers. Il est tôt, mais pour le capitaine, il sera bientôt l'heure de rejoindre l'équipage et de repartir en mer – dès que le ciel sera assez clair pour permettre un trajet relativement sécuritaire. Malgré une courte nuit de sommeil, Darius est bien éveillé, et il serait sans doute déjà en train de se préparer si la tentation de rester auprès de Mathilde n'était pas aussi forte.

« Tiens, on dirait que t'es encore plus belle maintenant que t'es femme de pirate... », dit-il à voix basse quand Mathilde finit par pivoter vers lui dans le lit.

Il lui sourit moqueusement avant de l'attirer davantage à lui pour l'embrasser. Du bout des doigts, il caresse le bras de Mathilde, jusqu'à rejoindre le ruban encore attaché au poignet de celle-ci. Avant de partir, il devra le lui retirer – et le garder en sécurité jusqu'à la fin.

«On fait l'amour, puis on mange? suggère-t-il dans un murmure. Ou on mange, puis on fait l'amour? Ou on fait juste l'amour... Tu sais comment je suis, je m'adapte. »

Son torse se soulève dans un rire presque silencieux. Il y a longtemps qu'il ne s'est pas senti aussi heureux.