Et il n’en resta plus qu’un
(les paroles de la chanson sont une libre interprétation de la version d’Agatha Christie issu du livre « Ils étaient dix »)La famille Laforge s’est établie à Marbrume depuis de nombreuses générations, trop pour que qui que ce soit puisse dire de quand date leur arrivée, ils y ont prospéré (dans une relative mesure) et s’y sont toujours senti intégrés et faisant partie de la communauté. Si l’on devait remonter loin dans le passé, il y aurait moult détails inintéressants qui pourraient être racontés, la vie banale de gens du peuple… néanmoins attardons nous uniquement sur les éléments qui pourraient vous intéresser, des détails que le père d’Alban lui a expliqué sur sa famille quand il prenait le temps de parler avec l’un de ses fils cadets.
Jehan était l’ainé de la famille, il hérita donc de la forge, sa connaissance du métier et tout le reste de son père, comme il était coutume, qui lui-même l’avait hérité de son père. La rumeur familiale prétendait que la famille avait un jour fait partie des pêcheurs et vivait à l’époque dans le quartier qui s’y rapportait. Anür dans sa grande mansuétude et pour récompenser cette fidèle famille avait permis que l’un des fils de la famille reste pêcheur, l’un devienne charpentier et le dernier forgeron. C’est ainsi que l’un d’eux avait pu s’installer dans la Hanse, son frère charpentier l’ayant aidé à construire une maison robuste qui lui servirait de forge et de logement… mais ceci n’était peut-être qu’une légende. Toujours est-il que les descendants, bien que croyant de la Trinité gardaient un attachement particulier pour la divinité sirène. Et quoi de mieux en étant forgeron à suer toute la journée près d’un feu que de croire en la puissance d’une déesse capable de vivre dans l’eau et par l’eau ?
C’est ainsi qu’il y a une trentaine d’année Alban vit le jour entouré d’un frère et deux sœurs, viendraient par la suite cinq autres membres de la famille. Juste assez pour pouvoir compter tous les membres du foyer sur la main… Les deux parents et les… un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit enfants ! (Alban savait compter, mais il s’en sortait mieux un marteau à la main, marteau de forgeron bien entendu).
Concentrons-nous un peu sur celui qui nous intéresse, je vous raconterai les déboires de sa famille bien assez tôt. Alban grandit sous la surveillance de sa mère et de ses sœurs ainées avec toujours un pied dans la forge puisque celle-ci faisait partie de leur maison.
La forge n’était pas aussi grande au début mais elle fut agrandie au fil des générations et des succès relatifs du chef de famille. On peut trouver cette habitation grande, cependant les deux tiers sont réservés à la forge et à la dépendance qui sert de débarras ou boutique pour les objets sortant du foyer. Les quelques pièces regroupées servent de logement, cuisine, chambres, salle de combat, salle d’accouchement, chapelle de prières, pièce pour se débarbouiller le matin ou le soir de la sueur d’une nuit agitée ou d’une dure journée de travail près du feu… pour dix personnes. Cette partie donne directement accès à la forge qui est directement ouverte sur la rue, ce qui permet aux potentiels clients d’entrer et à la chaleur de sortir. Encore plus bas une vaste pièce pour stocker les armes et boucliers qui ont été forgés et attendent le client qui a commandé la pièce ou un potentiel acheteur.
En résumé, un environnement sain et sans aucun danger pour des enfants de bas âge : des armes tranchantes, des pierres brûlantes, des outils qui trainent partout et un bruit de marteau abattu sur le métal du matin au soir (tant mieux ça couvre les cris des petiots).
Cependant, pas de raison de nourrir une bouche de plus sans qu’elle ne rapporte quoi que ce soit. Dès qu’Alban fut capable de se marcher, d’obéir à un ordre et de ne pas se perdre, il devint assistant auprès de son père et de son frère qui prit à ce moment là du galon dans la hiérarchie de la forge. Aller chercher du bois, l’eau ou les métaux nécessaires à l’activité de la forge, les armes demandés par les clients… sa vie était bien différente de celle de ses deux sœurs, mais quoi de plus naturel ?
Tout cela aurait pu sembler une vie idyllique bénie par Anür par qui est venue le succès, par Serus qui accorda la fécondité cependant Rekni n’avait pas dit son dernier mot…
Dix petits forgerons s'en furent dîner,
L'un d'eux but à s'en étrangler
N'en resta plus que neuf.
C’est vrai qu’on vous a parlé d’une famille de dix. C’était peut-être un mensonge par omission, en effet ils ne furent jamais dix à habiter ensemble car l’un des accouchements se déroula mal, malgré la présence d’une femme qui avait aidé à donner la vie aux autres Laforge. Celui qui devait être le septième enfant vit le jour le cordon ombilical autour du cou et le visage déjà violet par manque d’oxygène. Mort-né.
Neuf petits forgerons se couchèrent à minuit,
L'un d'eux à jamais s'endormit
N'en resta plus que huit.
Il faut dire que la mère n’avait pas chômé tout au long de sa vie et elle entama sa huitième grossesse alors qu’elle avait déjà plus de trente-cinq ans. Elle sauva l’enfant, mais personne ne réussit à stopper l’hémorragie.
Huit petits forgerons dans le Devon étaient allés,
L'un d'eux voulut y demeurer
N'en resta plus que sept.
Oh aucun des membres de la famille ne prit jamais de vacances, personne n’eut même envie d’aller voyager. L’une de sœur ainée eu néanmoins l’opportunité de se marier avec un homme qui n’était pas de Marbrume et il était temps pour elle de fonder sa famille. Jamais plus il n’y eu de nouvelles d’elle. Alban espéra un moment qu’il aurait l’occasion de l’accueillir sous son toit et qu’elle aurait profité de l’exode pour revenir à sa ville natale pour se protéger… Depuis deux ans, il a perdu espoir.
Sept petits forgerons fendirent du petit bois,
En deux l'un se coupa ma foi
N'en resta plus que six.
Le bois, comme le feu est un élément essentiel pour la profession de forgeron. Et si les garçons Laforge ont tous su un jour ou l’autre manier le marteau de forgeron, ils ont commencé par la hache pour aller chercher du bois à moindre coût.
Jusqu’à l’accident du frère ainé d’Alban. Malédiction de Rekni ou bénédiction ? Car sans cet accident Alban n’aurait jamais pu hériter de ce qui le défini aujourd’hui.
Six petits forgerons rêvassaient au rucher,
Une abeille l'un d'eux a piqué
N'en resta plus que cinq.
Eté 1664. La dernière-née tomba malade, elle eut des boutons pustulants et une fièvre tenace, elle trépassa en une semaine, contaminant au passage sa sœur qui réussit à s’en sortir avec quelques séquelles. Des rumeurs étranges circulaient déjà concernant les fangeux et la malade fut donc cloîtré dans la plus petite pièce tout le temps de sa maladie, et le corps fut remis à la mer comme le veut la Trinité, mais dans la plus grande discrétion.
Cinq petits forgerons étaient avocats à la cour,
L'un d'eux finit en haute cour
N'en resta plus que quatre.
Vint l’hiver 1664. Certainement la période la plus difficile, la défaite du roi avait causé un coup au moral et la nourriture vint à manquer, chez tout le monde même les Laforge. Le plus jeune frère passa de moins en moins de temps chez lui, et quand il revenait c’était pour partager ce qu’il avait pu dénicher à la table familiale. Personne ne posa de question, cependant cela ne dura pas très longtemps avant qu’il ne soit arrêté pour rapine. Comble du crime, il s’en était prit à un noble et fut condamné à mort pour son crime, l’affaire fut bouclé rapidement.
Quatre petits forgerons se baignèrent au matin,
Poisson d'avril goba l'un
N'en resta plus que trois.
La perte de sa femme suivie par celle de plusieurs de ses enfants, ainsi que le manque de nourriture entraina la chute de Jehan. Lui qui avait toujours été un père fort et vaillant, devint renfermé sur lui-même et ses muscles fondirent… jusqu’à ce qu’ils ne se réveille pas le matin du 21 décembre, le jour de la cérémonie du Voyage.
Trois petits forgerons s'en allèrent au zoo,
Un ours de l'un fit la peau
N'en resta plus que deux.
Janvier 1665. Ne restait plus qu’Alban comme chef de famille, ainsi qu’un frère et une sœur.
Ce jour-là exceptionnellement Alban n’était pas à la forge comme à son habitude, puisqu’il contait fleurette à l’élue de son cœur, après tout il était plus que temps qu’il fonde une famille et sa situation n’était pas pire qu’un autre, au moins avait il un métier et un toit.
Ce jour-là, la Hanse fut attaquée de l’intérieur, et bien des commerçants ne purent se défendre, certainement pas son frère qui était dos à la rue, martelant le métal et ignorant les cris d’alerte. Est-ce que tout se passa vite ? Alban l’ignore, mais lorsqu’il rentra chez lui en courant dès qu’il entendit l’alerte, il ne trouva que le corps inanimé du dernier de la fratrie. Il pleura longuement, lui qui avait pourtant vu ceux de sa famille s’éteindre petit à petit avait rarement cédé au désespoir, mais trop c’était trop.
Heureusement qu’il lui restait sa sœur, qui se maria rapidement avec un jeune homme pour qui le commerce n’avait pas de secret. Il s’installa à la forge et à eux trois ils réussirent à maintenir le commerce à flot. Alban forgeait, son beau-frère gérait l’afflux de nouvelles demandes pour s’équiper d’une arme et renvoyait ceux qui ne pouvaient pas payer et sa sœur s’occupait de la maison et des tâches ménagères.
Deux petits forgerons se dorèrent au soleil,
L'un d'eux devint vermeil
N'en resta plus qu'un.
1er mai 1666. Sa sœur l’avait supplié de sortir pour une fois et d’assister au couronnement du roi. Alban ne sortait plus tellement de sa forge, excepté pour aller prier comme tout le monde. Même s’il avait l’impression qu’Anür, Serus et Rikni l’avaient abandonné, il ignorait ce qu’il avait pu faire pour s’attirer leur défaveur et ne tenait pas à plus les fâcher, au contraire il veillerait à les contenter.
Toujours est-il que Rikni n’avait pas fini de jouer ses tours, car la journée qui aurait pu être ensoleillée et agréable vira vite au cauchemar lorsqu’une nouvelle attaque de fangeux déferla sur la ville. La peur qui déferla dans les entrailles d’Alban le glaça d’abord sur place, puis il se dit qu’il fallait protéger à tout prix sa sœur et s’armer à la forge. La foule ne lui en laissa pas la possibilité, la débandade l’éloigna de sa sœur et malgré leurs cris ils se perdirent de vue en à peine quelques minutes. Sa dernière vision de la benjamine fut celle de sa main tendue pour attraper celle de son frère, son visage rougit d’effort, les cheveux volant au vent et puis… elle disparut dans la foule. Alban se rassura en priant Anür pour que son beau-frère réussisse à rester avec sa femme. Il rapidement fut assigné au groupe de construction d’une barricade. Avec son physique, c’était le choix le plus judicieux. Il fit son possible pour aider ses voisins, amis, connaissances et les inconnus qui se relayaient pour parer au désastre.
14 000 personnes étaient mortes. Un chiffre qui ne voulait rien dire pour Alban. Lui il avait perdu les deux dernières personnes qui mettaient un peu de lumière dans sa vie…
***
En quelques années la vie d’Alban avait changé du tout au tout. De forgeron reconnu et prospère dans la ville qui l’avait vu naître et grandir, il avait senti son destin basculer en même temps que celle du monde. Difficulté d’approvisionnement en matériaux neufs, puis la famine qui avait durement touché tout le peuple. Toutefois c’était surtout la peur et la suspicion qui avaient été les pires effets ressentis. Alban avait d’abord cru que la ville et ses remparts pourraient le protéger indéfiniment. Puis il y avait eu ces attaques à l’intérieur des murs de la cité, et tant de morts… Impossible de se sentir en sécurité, de pouvoir faire confiance aux étrangers qui s’étaient réfugiés dans la ville. Qui était un traître ? Qui ne croyait plus les dieux ? Et même… qui avait été mordu et était dangereux ?
On ne pouvait plus dire au revoir à ses disparus de manière approprié, il avait fallu changer les coutumes, les habitudes qui géraient leurs vies depuis des centaines d’années et avaient fait leurs preuves. Voilà pourquoi les dieux étaient mécontents. Quelque chose avait brisé le fragile équilibre de leurs vies, et rien ne serait plus pareil.
Certes désormais il était plus vital qu’auparavant de s’armer pour sortir ou juste survivre, cependant travailler plus ne retirait pas l’angoisse. Tout comme prier les dieux de faire disparaître les fangeux n’avait eu aucun effet. Malgré tout, on continuait de prier, on continuait d’espérer pour mettre un pied devant l’autre et persister à vivre. Étant le dernier de la lignée, il devait s’entêter à survivre pour ses parents, pour ses frères et sœurs qui n’avaient pas eu la même chance que lui. En barricadant sa porte deux fois plus, et en guettant le moindre bruit suspect dès le couvre-feu. La nuit était devenue synonyme de danger et de craintes, Alban surveillait la course du soleil tout au long de la journée. Astre généreux l’été et si avare en hiver.
Alban n’avait encore pas eu la malchance de croiser les fangeux, toutefois avoir constaté les dégâts sur le corps de son frère avait été bien suffisant pour lui inspirer toute l’horreur de ces monstres venus de ses pires cauchemars. Et les efforts de la milice qui patrouillait ne réussissait pas à calmer les palpitations de son cœur qui scandait les rumeurs perçues « même l’armée du roi n’a eu aucune chance contre la fange, que pourrait faire un petit groupe de miliciens ? ». Cependant il les armait, en espérant qu’un jour Anür, Serus et Rikni leurs viennent en aide…