Les affres de l'interdit

✵ 7 mars 1167 ✵

Le marché noir. Lieux aux trouvailles interdites, aux recoins sombres salis par les bas-fonds de l'humanité, pervertis par la famine et le désespoir. Cela faisait des mois que Théanna entendait parler de ce marché noir, situé non loin du Labourg. On pouvait y trouver tout ce que l'on désirait, selon certains. Il fallait parfois y mettre le prix, malgré les risques encouru, car les objets étalés aux yeux de tous possédaient un passé tumultueux. Tantôt illégal, tantôt volé, il fallait prendre garde à ce que l'on désirait acquérir. Sujet d'attention de certains miliciens, il n'était pas rare de voir des altercations éclore au fil des divers contrôles effectués. La plupart du temps, dès que la mention de la milice parcourait les rues du marché noir, tous les vendeurs remballaient leur attirail et s'en allaient se terrer dans leur trou. Jamais l'apothicaire n'y avait posé un pied, mais était venu le jour où le choix ne s'était pas présenté à elle.

Elle manquait d'herbes et son vendeur habituel ne venait que la semaine suivante. Comme elle l'avait craint, il était venu le temps où elle avait besoin de plus. De plus de matériels, de plus d'ingrédients, de plus de plantes. Elle ne pouvait toujours pas se rendre au-dehors de Marbrume, au risque de croiser un fangeux et de rencontrer l'au-delà. Ne lui restait donc plus que quelques options, le marché noir en faisait partie. Elle n'avait pris qu'une chemise en laine, qu'elle avait durement gagnée lors d'une commande importante honorée. Elle s'était d'abord dit qu'elle la garderait pour elle, au cas où ses propres vêtements se déchiraient à un moment donné, mais elle s'était rapidement retrouvée au pied du mur. Elle devait travailler afin de gagner plus, mais sans ses ingrédients, elle ne pourrait pas aller bien loin.

Espérant trouver son bonheur au sein des rues insalubres de ce marché si particulier, elle s'était dirigée vers cette partie de la ville vers la fin d'après-midi. Théanna était plutôt inquiète de s'y rendre aussi tard, craignant d'effectuer une mauvaise rencontre, mais elle n'avait pas su se libérer plus tôt. Elle ne pourrait indéfiniment repousser l'échéance qui l'obligerait à se fournir autre part. La chemise dissimulée dans sa sacoche, elle avait retiré son matériel de récolte. L'apothicaire ne désirait pas perdre plus que ce qu'elle était venue chercher et elle désirait être prudente. Elle n'avait donc emporté que le strict nécessaire.

Plus elle s'enfonçait dans les ruelles et plus l'anxiété la prenait aux tripes. Une femme seule, au beau milieu de ce quartier, quelle merveilleuse idée elle avait eu. La faim tenaillait son ventre, la poussant à avancer au lieu de retrouver la sécurité de sa petite demeure. Si elle ne voulait pas mourir de faim dans un coin de Marbrume, il lui fallait se débrouiller seule. Le trajet se révéla plutôt calme, à sa plus grande surprise. Une fois arrivée au marché noir, elle se mêla à la foule, rencontrant bien plus de visages effrayants que de visages bienveillants. Ignorant les regards portés sur elle, Théanna se concentra sur les étals, observant ce qui était vendu. Rien ne l'intéressait, ni les couverts en argent, ni les bols en étain, ni les vêtements accrochés. Pendant de longues minutes, elle chercha, presque désespérément, ce qu'elle était venue chercher.

Et là, au détour d'une ruelle maculée de flaques composées de liquides multiples et variés, elle trouva enfin son bonheur. S'approchant, le vendeur édenté s'approcha en voyant son air intéressé.

— V'la l'plus belles plantes sur l'marché m'dame !

Une odeur indescriptible lui monta aux narines lorsque l'homme se planta devant elle, si bien qu'elle dû retenir une grimace de dégoût. L'apothicaire hocha de la tête et s'éloigna de quelques pas afin d'examiner les plantes en questions. Hélas, la plupart étaient déjà en état de décomposition. Hors de question d'acheter de tels composants pour ses soins, elle aurait tôt fait de tuer ses clients. Détaillant attentivement l'étal, elle remarqua cependant quelques bardanes qui semblaient être fraîches. Les montrant de la tête, elle reporta son regard sur le vendeur odorant.

— Les bardanes, à quel prix les évaluez-vous ?

Il afficha un sourire goguenard et détailla la silhouette de la brune de haut en bas, s'attardant sur ses hanches. Un passage d'une langue bien trop rouge sur des dents noires, suffit à lui donner la nausée. Hors de question qu'elle exécute ce à quoi il pensait. Mais avant qu'il ne puisse exprimer ses désirs, un jeune garçon passa en courant à côté d'eux, criant à qui voulait bien l'entendre :

— La milice ! La milice est là !

Si tôt les paroles prononcées, tous les vendeurs présents sur le marché s'empressèrent de fermer boutique et ce fut la panique. Certains quittèrent les lieux en courant, d'autres pestaient tant que Théanna en demeura bouche bée. Comprenant qu'il ne serait pas opportun de s'attarder sur les lieux, elle partit sans demander son reste. Traversant le marché d'un pas vif, elle ne cessait de jeter des coups d'œil derrière elle, si bien que cela lui portât préjudice. Une surface dure rencontrée et ses fesses atterrirent sur sol.

— Par tous les dieux...

Un juron échappé de douces lèvres et l'apothicaire se redressa tout en se frottant le coccyx.