[Termine] - Un crétin peut en cacher un autre

Je commençais sincèrement à me demander s'il n'y avait pas quelque chose dans mon attitude qui attirait les emmerdeurs… Décidément, il me semblait bien impossible de rester tranquillement dans mon coin lorsque ce gars là se trouvait dans les parages. A peine fus-je installée à ma table que le borgne vint m'y rejoindre pour me poser une question particulièrement étonnante. Pour autant, je n'y répondis pas tout de suite, trop curieuse de savoir où ce type-là avait pu rencontrer mon frère… Je le laissais donc développer sans rien dire, levant juste les yeux au ciel lorsque je réalisais que le contexte de leur rencontre n'avait probablement rien à voir avec le travail… Ivaad parlait peu voire pas du tout avec les miliciens. Il les appréciait encore moins que moi… Et puis, le borgne parlait de boisson consommée ce qui m'éclaira d'autant plus puisque, malgré ses défauts, mon frère ne buvait jamais en mission.

Je fus bien tentée de lui dire que ce prénom ne me disait rien. Cela me permettrait d'éviter l'humiliation de reconnaître un lien de parenté avec un individu si peu fréquentable. Le borgne pouvait très bien reconnaître quelques traits de ressemblance entre Ivaad et moi, cela ne voulait finalement rien dire. Au fond, en cherchant bien, on pouvait probablement trouver des similitudes chez tout le monde.

Néanmoins, reconnaître mon frère me permettait également de repousser plus encore ce milichien. Alors autant ne pas m'en priver. Mais ce crétin ne m'en laissa guère le temps et vint se planter juste devant moi. Il se trouvait si proche que je pouvais sentir son haleine qui empestait déjà la bière… Je fus bien tentée de le mordre, de le frapper ou encore simplement de lui enfoncer un petit os dans l'une de ses narines mais pour autant, je ne bougeais pas d'un pouce et me contentais de l'observer avec un air impassible. S'il croyait me provoquer ou seulement m'impressionner c'était raté. Je le laissais donc s'éloigner.

-Au fond, cela ne m'étonne pas vraiment. Si je devais me baser sur votre attitude constamment déplacée… Oui, vous pouvez très bien l'avoir effectivement croisé dans l'un de ces établissements douteux. C'est plus facile d'avoir à payer pour vous débarrasser de votre trop plein de… d'énergie hein. Puis avec l'alcool c'est encore mieux, on peut facilement oublier un manque de charisme ou encore de jugeote… lui dis-je tout en me redressant avant d'aller me placer tout contre lui. Je lui offris même un grand sourire. Tout homme lui, vous semblez manquer des deux, même si vous essayez de prouver le contraire… À moins que vous en soyez persuadé, un peu comme mon frère d'ailleurs, lui aussi est extrêmement sûr de lui et pourtant… Il est bien faible devant ses instincts.

J'approchais volontairement mon visage du sien. S'il avait voulu violer mes barrières, je comptais bien en faire de même. Pour autant, je ne m'attardais pas et n'attendis que quelques secondes pour me reculer avant de flatter son petit nez d'une pichenette bien placée.

- C'est bon, vous avez fini de jouer ou pas ? Je ne sais pas trop ce que vous cherchez en essayant constamment de me provoquer, mais je peux vous affirmer que vous n'y gagnerez strictement rien. Retournez donc à votre table...

Son frère ? Ryn était donc probablement un mercenaire aussi, Théo en était quasiment sûr maintenant. Les gestes qu’elle avait eu la veille étaient beaucoup trop précis pour être le fruit du hasard. Ca relevait plutôt d’un long entraînement pour en devenir aussi fluide. Les femmes étaient rares dans ce milieu, mais les morceaux du mystère étaient en train de s’assembler….
Comme le fait que le chaton avait une bien piètre opinion des hommes. En même temps, du souvenir que Théo gardait d’Ivaad, il fallait avoir une sacré carapace pour côtoyer cet homme là au quotidien. Les doux mots que la rouquine lui servit donc l’amusèrent plus qu’autre chose. Ce n’est pas comme si il les avait déjà entendu plusieurs fois auparavant...sans qu'il change quelque chose à son mode de vie.

Puisque c’est elle qui s’approchait maintenant, le milicien pouvait peut-être tenter un léger baiser ? Peut-être pas...Un effleurement de sa peau avec ses lèvres ? Il fallait doser très justement le risque et la conséquence. Et là le baromètre de l’archer lui indiquait que les conséquences risquaient d’être un poil trop élevées.
Le petit coup qu’il reçu le conforta dans l’idée que la prudence était de mise, le chaton avait encore les griffes bien acérées ! Comment un geste si anodin pouvait faire si mal ?
Théo se frotta le bout du nez avec un rictus boudeur, les sourcils froncés.

« Mais je ne cherche pas à vous provoquer ! »

La réponse avait été un réflexe, puis, de peur de voir les sourcils de la rousse se froncer encore plus de mécontentement, il rectifia le tir.

«  Peut-être un tout petit peu. C’est juste que c’est rare de voir une demoiselle avec du répondant ! Je vous aime bien Ryn contrairement à ce que vous avez l'air de croire. »

Voilà que désormais elle le chassait. Bien, mieux ne valait pas insister pour le moment. La mention de son frère l’avait visiblement contrariée. En même temps, si il faisait partie de ces fameux hommes qui l’avait traitée comme un homme, ça epouvait se comprendre.

« Vous êtes sûre que vous ne voulez pas écouter ce que j’ai à dire ? Quel dommage… Parce que si vous étiez mercenaire, comme j’essayais de le confirmer, j’aurais peut-être pu vous parler d’un contrat »

Les mercenaires avaient souvent du mal à résister à l’appel de la monnaie sonnante et trébuchante. C’était même souvent là un de leur défaut, l’avidité. Ca pouvait effacer beaucoup d’antagonismes…
Certes, Théo surjouait peut-être un peu trop sa déception. Son soupir avait été un peu trop audible pour sembler naturel…Mais l’archer se reprit vite, incapable de partir sur une mauvaise note. Regardant par-dessus son épaule droite, il lui présenta son profil possédant son œil valide, un énième rictus amusé fleurit sur ses lèvres

« Mais comme je suis plus sympa que vous ne semblez le penser, je vais quand même vous donner un coup de pouce. Si ça vous intéresse, présentez vous dans deux jours, peu avant l’aube, près de l’accès principal au rempart du chaudron. Oh ne vous inquiétez pas, on va rester du côté sécurisé. Préparez-vous quand-même à courir si vous venez. Il risque d’y avoir deux ou trois primes, le Chef et moi on fera en sorte que vous en ayez une. »

Le contrat n’était pas encore paru, mais l’archer n’avait absolument aucun doute que ça finirait par arriver. Les suicidaires ne laisseraient pas tomber, ils ne le faisaient jamais. Ils allaient probablement tester la réponse et les forces des miliciens jusqu’à être sûr de leur coup.
Chef allait faire son rapport au sergent en rentrant, la suite logique était d’avoir une journée d’observation et de passer à l’attaque le jour suivant.
Les forces armées étaient cependant trop peu nombreuses pour avoir des renforts de ce côté là, le sergent allait donc devoir débourser quelques sous du trésor pour embaucher quelques mains supplémentaires afin chasser leurs nouveaux amis.
Si certains pouvaient se demander pourquoi, il suffisait de leur proposer de se retrouver face à la porte du Chaudron ouverte. Ils convenaient généralement vite que quelques piécettes avaient moins de valeur que de laisser une chance aux fangeux de s’engouffrer dans la ville.

« Prenez le temps d’y réfléchir après une bonne nuit de sommeil. »

Ryn avait assez peu de chances, en tant que femme, de se faire engager par leur sergent. Beaucoup de leurs supérieurs ne les prenaient pas encore très au sérieux. Si elle avait l’appui d’un coutilier et d’un soldat, cela lui éviterais d’avoir à prouver devant tous qu’elle pouvait avoir le poste au même titre que ses collègues masculins. Et ça c'était uniquement soumis à l'humeur des responsables sur place ce jour-là....

Le ventre du milicien grogna doucement, lui rappelant que son dernier repas remontait à tôt ce matin. Il fit un signe de la main à Ryn et alla retrouver ses camarades. L’histoire de Chef était terminée et ils étaient tous en train de finir leur assiette à grand coup de cuillères. Théo les imita, cherchant tout de même à paraître moins glouton.

Une fois l’estomac plein, la fatigue prit les miliciens, et ce fut de manière plus calme qu’ils quittèrent les lieux. Exception faite du borgne et du Rouquin, qui sifflotaient doucement un air populaire, et paillard, le tout en se jetant des regards entendus. Tels deux garnements, ils étaient en queue de peloton et lorsque la porte se referma derrière eux, le calme revint dans la petite taverne.

Tout dans mon attitude, dans ma posture, exprimait cette envie de le voir disparaître de ma vue. Il m'aimait bien ? Tant mieux pour lui, mais la réciproque n'existait pas. Je ne le connaissais pas le moins du monde et n'avait vu de lui que ce tempérament railleur qui m'était bien difficile à tolérer. Je ne comprenais pas ce besoin de sourire pour tout et trouvais cela bien hypocrite. Je ne comprenais pas ses taquineries et les trouvais toutes plus agaçantes les unes que les autres. Quelque part, je retrouvais en lui quelques airs familiers rencontrés chez tant d'hommes avant lui. Il me rappelait Finn, toujours souriant, mais certainement beaucoup moins franc que lui. Il m'avait dit une fois qu'un visage souriant pouvait être bien plus perturbant qu'un masque impassible… Et au fond, ce crétin avait bien raison… Il y avait un peu d'Elwin dans son regard, un peu de Log également. Je retrouvais dans son oeil la même lueur familière...Ce côté pétillant étrange qui me faisait penser aux chats de mon enfance lorsque ceux-ci venaient de repérer une proie. De la curiosité, beaucoup de malice aussi. Peut-être aurais-je d'ailleurs pu le trouver amusant ou au moins intéressant, s'il ne me rappelait pas tant Ivaad dans son comportement trop charmeur pour être supportable. De plus, ils se connaissaient et le borgne semblait même l'apprécier… N'importe quoi. Il ne pouvait être que stupide ou bien peu recommandable pour cela.

Néanmoins, je connaissais mon frère et savais par quoi il était passé. Je l'avais vu sombrer dans le désespoir après la perte de sa fiancée dont j'avais depuis bien longtemps oublié le nom. C'est cet événement qui l'avait fait basculer dans l'alcool, les femmes et la stupidité exacerbée par ses faibles instincts. Mais malgré tout, je ne trouvais aucune excuses acceptables à ce changement brutal dans son comportement ou seulement dans sa personnalité. Kaël, lui aussi, avait perdu la femme qu'il devait épouser. Il avait perdu mon père, sa figure de repère, son modèle, et pourtant, il ne s'était pas laissé sombrer… Au contraire, il n'avait fait que s'améliorer, laissant l'insouciant jeune homme qu'il était jadis dans la maison miteuse que nous avions été contraint d'abandonner. Alors, peut-être que ce milicien était un homme aussi faible qu'Ivaad pouvait l'être et que, lui aussi, se cachait derrière cette stupide envie de séduire son monde comme s'il pouvait le contrôler ainsi… Ou se contrôler lui-même… Bof. Je ne tenais pas particulièrement à pousser mes interrogations plus loin. Pour moi, cet homme-là ne méritait pas plus d'intérêt et n'étant pas particulièrement douée pour cerner la personnalité des autres, autant ne pas chercher à comprendre.

En revanche, le milicien réussit à m'étonner en devinant mon métier… Du moins, si je pouvais encore qualifier le mercenariat de métier à ce moment-là. Ma dernière expérience avait été expéditive et même si elle m'avait rapporté quelques pièces, elle m'avait surtout laissée sur ma faim… Ma vie manquait cruellement d'action et ce depuis de longs mois. Personne ne voulait embaucher une femme et sans mes frères, je n'étais même plus une vraie Monclar aux yeux des employeurs potentiels… Je me demandais si, lors de leurs brèves conversations, Ivaad avait parlé de ma situation au borgne puisque celui-ci me proposa même un contrat… Enfin, s'il s'agissait vraiment là d'une proposition et non d'une simple blague pour, de nouveau, se payer ma tête. Après tout, il ne m'avait fourni aucun détail me rappelant, par la même occasion, ce grand-père étrange dans sa boutique qui empestait les fleurs séchées.

Je résistais tout de même à l'envie de l'interroger sur le sujet. Je voulais qu'il s'éloigne et revenir sur ma demande en le rappelant filerait un sacré coup à ma fierté. Alors je ne dis rien et l'observais regagner sa table avant de regarder la mienne.

Deux jours, avait-il dit, peu avant l'aube… Près du chaudron… Très bien, je m'y rendrai et je serai alors fixée sur la véracité de l'existence ou non de ce fameux contrat.