[Terminé] En route vers Sombrebois

Marbrume, le 20 mars 1167

Le jour se levait sur Marbrume. Un jour plutôt gris. Le ciel était nuageux, menaçant. Avant la Fange, on parlait de ciel menaçant de crainte de voir arriver la pluie, et d'être trempé. Désormais, la menace était de voir arriver la pluie, et des Fangeux avec. Autant dire que l'ambiance était plutôt morose.

Malgré cela, pour Gudrun c'était un jour plein d'espoir, l'espoir d'une nouvelle vie, meilleure qu'à Marbrume. Cela faisait quelques jours qu'elle avait préparé le matériel à emporter, à la fois religieux et médical. Ses maigres possessions tenaient dans un petit baluchon, et elle avait quelques herbes et instruments de première nécessité dans une petite sacoche en cuir à sa ceinture. Comme à son habitude, elle avait revêtu son grand manteau en laine, capuche baissée pour mieux observer les préparatifs du convoi.

L'heure était matinale, les rues étaient encore désertes et silencieuses. Le convoi se rassemblait devant la porte de Marbrume encore fermée. Des serviteurs du temple avaient amené la lourde caisse de matériel au lieu de rendez-vous. Il ne restait plus qu'à l'embarquer sur la charrette que le Temple avait réservée pour elle. Tout se déroulait donc comme prévu, sauf que... les serviteurs avaient oublié d'emballer la caisse d'une toile cirée. A l'arrivée à Sombrebois, les herbes seraient inutilisables, les mixtures pourries, et les outils rouillés. Impossible aussi de la laisser sur place. Sombrebois restait un petit village, toutes les ressources étaient importantes. Bref, la charrette prévue ne ferait pas l'affaire, il faudrait en trouver une couverte ou bien emprunter une toile inutilisée.

Tout le monde s'affairait autour du convoi, comme une ruche en plein été. Le charretier perdait patience, il devenait urgent de trouver une solution.

- Ben ma soeur, on fait quoi là ? Faut m'dire, sûr que j'veux pas vous froisser et tout, mais là... Voyez qu'on va partir, qu'est ce qu'vous faites de vot' caisse ? Peux pas vous aider, voyez bien qu'je finis d'charger 'vec mes gars !

- Je vais chercher une solution, vous pouvez faire attention à ma caisse en attendant ? Les Dieux vous bénissent.

Faire contre mauvaise fortune bon coeur, elle y était bien forcée depuis presque trois ans. Une contrariété de plus dans un océan de frustrations. Ce pauvre homme ne pouvait rien y faire. Elle partit donc à la recherche d'une charrette couverte, espérant troquer sa place réservée contre une protégée des éléments. Elle ne se voyait pas voyager sur un véhicule différent de celui de sa caisse, et encore moins à pied. Elle n'arriverait certainement pas à suivre avec son boitement.

Code couleur:

Après plusieurs jours que je pourrais qualifier d’inactivité professionnelle, j’avais de nouveau été affecté à une escorte. L’objectif était, comme souvent, de conduire un groupe de Marbrume à une des rares zones habitées hors de la muraille. Cette fois-ci, il s’agissait de Sombrebois.
En plus de deux semaines sans opération extérieure, j’avais eu le temps de faire réviser mon matériel. Non pas que je sache pas le faire, mais j’avais voulu mettre ce temps à profit pour voir ma sœur, Aeryn. Il s’avère que, par ailleurs, j’ai rencontré deux jeunes-femmes à interval très court, mais ceci ne vous regarde pas.

Bref, ma coutillerie se tenait plus ou moins en ordre de départ, attendant que le convoie soit près. Je me tenais un peu à l’écart des hommes, aidant un cocher à tendre la toile servant à protéger le chariot. Cet attelage était prévu pour quelques compléments de réserves alimentaires qui ne rentraient pas dans le chariot prévu. Mon sergent avait, par expérience, pris cette habitude de prévoir un chariot de plus lorsque c’était possible. On ne savait jamais trop ce qu’on allait embarquer sur le trajet du retour. Ce chariot n’était pas encore référencé sur le registre du convoi.

En tendant une dernière corde, j’entendis une femme échanger avec un homme. Tendant une oreille, il s’avéra que c’était le chef de convoi. Il semblait grogner contre la femme, mais cet homme grogneait tout le temps. La femme, qui semblait contrariée, partait en direction des étables et le chef, après un coup d’oeil sur une grosse caisse, haussa les épaules et partit de son côté.
Cela sentait le problème de convoyage à plein nez.

Terminant mon noeud, je m’en allais vers la femme en manteau de laine.

Hey! Madame! Excusez-moi!

Je trottinais sur quelques pas pour la rattraper, produisant un fort bruit de cliquetis de boucles de ceinturon, d’anneaux de fourreaux, et de mes divers articles de routes. En effet, nous n’avions pas de chevaux, alors avant le départ des convois, chacun trimballe son propre bardats de bivouac. Une fois sur la route, nous fixons tout là où il reste de la place.
C’était une femme de belle taille au regard bleu et au visage doux, pour les temps actuels. Un cicatrice lui barrait la joue mais elle avait été correctement traitée.

Madame, je suis de la milice, en charge de l’escorte. Vous semblez embarrassée, un souci avec vos bagages? Il y a un chariot presque vide là-bas.

Une voix d'homme accompagnée d'un bruit de ferraille se fit entendre dans ce calme matinal. Gudrun se retourna, intriguée. Un soldat se dirigeait vers elle en la hélant. Cheveux de jais et yeux bleus, combinaison atypique qui n'était pas sans lui rappeler ses frères.
Le jeune homme la rattrapa pour l'informer qu'un chariot vide et couvert était disponible. Gudrun haussa les sourcils. Que quelqu'un prenne la peine de lui courir après pour l'informer que ce qu'elle était en train de chercher était juste là, c'était un miracle ! Le moment de surprise passé, elle afficha un large sourire.

- Merci milicien, vous semblez envoyé par les Dieux ! Je suis soeur Gudrun, cette caisse contient du matériel médical, elle est assez lourde. Est-ce que vous pourriez vous occuper de la charger avec vos confrères ?

La caisse chargée, les miliciens remerciés, Gudrun s'installa comme elle put dans la charrette. Il était temps, les portes de la cité étaient ouvertes et le convoi s'ébranlait déjà...



Le convoi avait bien avancé le premier jour, et ils avaient pu profiter de l'abri relatif des ruines d'un village autrefois appelé Piana pour passer la nuit, dans un confort sommaire.

Fourbue et encore mal réveillée, Gudrun était remontée dans la charrette au matin pour poursuivre la route. Le convoi s'était remis en ordre de marche, avançant lentement. Les convois précédents avaient déjà laissé de profondes ornières à certains endroits, qu'il fallait éviter. Un léger brouillard s'était levé, annonçant sans doute une belle journée ensoleillée. En attendant, cette brume matinale était de mauvais augure et le convoi restait silencieux, à part le bruit des bêtes, les roues qui grinçaient et quelques murmures.

Un enfant se mit à pleurer quelque part devant. Gudrun pria pour qu'il se taise. La Fange n'avait pas de pitié, enfant ou pas le silence était de rigueur ! Il ne s'arrêtait pas. Le brouillard était angoissant, des regards crispés s'échangeaient entre les rares personnes qu'elle pouvait apercevoir. La tension dans l'air était presque palpable. Soupirant, la prêtresse attrapa sa sacoche d'herbes, descendit du chariot en marche, et entreprit de trottiner vers l'avant pour trouver l'enfant.

La femme ne semblait pas outrée que j’ai écouté sa conversation, au contraire elle me remerciait, peut-être un peu trop.

Loghart, Ma Soeur, de la milice extérieure. Je m’occupe de votre caisse, j’en prendrai soin.

Comme promis, j’allais chercher un camarade avec qui je plaçais la caisse dans la charrette. La prêtresse nous remercia de nouveau avant de prendre place sur son attelage. Enfin, le convoi pu se mettre en route dans son brouhaha habituel. C’est toujours pareil, à chaque départ, tout le matériel semble s’étirer, grincer et couiner. Ajouter à cela les cris et les jurons des meneurs d’attelage et la cacophonie ambiante devient vite imposante.
Le trajet se déroule cependant bien, puisqu’à peine les murs franchis, tout le monde se tait rapidement.

Après un bivouac en rangs serrés, très limité en feu et sans que personne ne dorme vraiment, à part moi, nous prîmes de nouveau la route. Personnellement, je me sentais en forme mais un rapide tour d’horizon m’enseigna que je semblais bien être le seul. Chez mes camarades de la milice, c’est habituel. Ceux de garde ne dorment pas et les autres dorment mal.
Pour les civils, la crainte est permanente et le sommeil en conséquence.
Les traits sont tirés, les yeux cernés, les membres tremblotes victimes du froid et du manque de sommeil. Ceux qui ne bougent pas sont souvent enroulés dans des couvertures ou de grands manteaux.

Je remonte le convoi par la gauche, marchant avec mon bardas, un camarade faisant de même sur la droite. Je passe à un moment à côté de Soeur Gudrun, enveloppée dans son manteau lorsque soudain un cris perçant déchira le silence de la troupe. Un bébé venait de se mettre à hurler et ne semblait pas vouloir se calmer.
Ses cris, au travers du brouillard, rendent immédiatement tout le monde très nerveux et il ne faut guère de temps à la prêtresse pour bondir à bas de son chariot pour remonter le convoi en direction des hurlements.
Je m’élance à sa suite.

Ma Soeur! Une idée de ce qui peut faire ainsi hurler cet enfant?

Je réfléchis brièvement à ce que je venais de dire.

Non, pardonnez-moi, la question est stupide.

Les raisons pouvaient être multiples, le froid, l’ambiance, la faim, ses dents... En revanche, la seule certitude était que s’il ne se taisait pas rapidement, nous pourrions vite avoir de la visite.
Nous arrivâmes à côté du chariot à l’enfant et je me postais dos à la femme, observant l’environnement. L’homme de tête du convoi se positionne à mon opposé de façon à augmenter notre angle de surveillance.

Ma Soeur, si vous pouvez faire quelque chose, je vous en prie, dépêchez-vous!

Alors mon camarade me murmure quelque chose d’inquiétant.

Log! On n’entends plus rien d’autre que ce bébé...Pas même un foutu piaf!

En effet, le copain avait raison. Aucun bruit ne provenait de la forêt.
Rapidement, l’enfant arrêta de crier, plongeant alors le secteur dans un silence de plomb. Le brouillard semblait s’être densifié et l’air rafraîchis. Je dégaine doucement mon épée et lance alors un ordre à l’autre milicien.

Reste là, j’avance. Dès que tu ne me vois plus, tu me préviens.

Armant mon bras, je commence à avancer lorsque le silence est soudainement rompu. Du moins, moi je l’entends. Un sifflement aigu, un souffle rapide. Puis un bruit sourd. Un second sifflement me dépasse.
Alors je me retourne et reviens en hurlant.

FORMATION DEFENSE! On nous attaque!

Un nouveau sifflement, suivi là aussi d’un choc sourd et mat.
C’est la panique, tout le monde cours partout et moi, je me dirige vers la prêtresse. L’enfant à déjà disparu avec sa mère, mais Gudrun est encore là. Je suis totalement focalisé sur mon objectif, à savoir protéger les civils, et agrippe le manteau de la femme pour l’entrainer plus à l’abri.

A votre avis, je me rendrais compte que j’ai une flèche dans le bras avant ou après qu’elle ne s’accroche et se casse contre un chariot?

Gudrun vit le milicien serviable de Marbrume se porter à sa rencontre.

Ma Soeur! Une idée de ce qui peut faire ainsi hurler cet enfant?

La prêtresse ne prit même pas la peine de répondre.

Non, pardonnez-moi, la question est stupide.

Bon, au moins il s'en rendait compte. Le convoi était désormais à l'arrêt, les pleurs de l'enfant avaient dû mettre plus d'un charretier sur les nerfs. Ou bien c'était autre chose. Pas le temps d'y penser. Elle arriva au niveau de l'enfant assez rapidement maintenant que les charrettes étaient arrêtées.

Ma Soeur, si vous pouvez faire quelque chose, je vous en prie, dépêchez-vous!

Encore un qui essayait de juguler son anxiété par un flot de paroles sans doute. Gudrun garda le silence, monta dans la charrette où était assise une jeune femme avec le bébé brailleur dans les bras.
Elle échangea quelques murmures avec la jeune mère, regarda le bébé. Elle finit par hocher la tête et sortir une racine de guimauve de sa sacoche. Elle n'aimait pas se séparer de ses précieuses herbes aussi tôt, mais ce gamin pouvait tous les faire tuer. Avec un petit couteau elle en coupa une partie, la donnant à mâcher au bambin qui s'arrêta aussitôt de pleurer, sans doute plus intrigué par son nouveau jouet que par un effet fulgurant de la racine. Le silence retomba. Un silence pesant, qui n'était plus troublé par aucun bruit. Gudrun se retourna, le milicien aux cheveux noirs avait disparu.

Rapidement, des bruits sourds et un bruit de course précipitée rompirent le silence.

FORMATION DEFENSE! On nous attaque !

La jeune femme sauta rapidement hors du chariot, laissant Gudrun seule à bord. Elle l'aurait bien suivie, mais la course n'était pas vraiment son point fort, alors autant rester là où elle était. Elle ne savait même pas d'où venait l'attaque.

Le milicien reparut rapidement, courant droit vers elle. Une hampe de flèche dépassait de son bras qu'il semblait ignorer, tout à son devoir.

Soldat ! Laissez-moi vous...

Gudrun ne put finir sa phrase car le milicien agrippa son manteau avec force, l'entraînant à bas du chariot. La prêtresse atterrit lourdement par terre, à côté d'une roue, entendant un craquement. Elle s'inspecta rapidement. Loués soient les Dieux, rien de cassé chez elle. Elle tourna la tête vers le milicien à côté d'elle. Celui-ci faisait la grimace, et pour cause : la hampe de la flèche s'était brisée dans cet enchaînement de gestes brusques, bougeant sans doute la tête à l'intérieur des chairs. Si seulement il lui avait laissé le temps de la couper proprement, ce ne serait pas arrivé ! Enfin, c'était bien le comportement d'un soldat ça ! Réfléchir avec ses muscles...

Un instant jeune homme, laissez moi couper le reste avant que vous ne vous fassiez davantage mal. Vous surveillez, je coupe, vous pouvez repartir d'accord ?

Joignant le geste à la parole Gudrun ressortit son petit couteau, scia aussi doucement et rapidement que possible le reste de la hampe. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait à s'occuper d'une telle blessure, et ça ne semblait pas devoir être la dernière...

Elle commençait à ranger son couteau quand l'expression du milicien changea soudain...

HRP:

Crack!

Quelle surprise, la foutue flèche s’est accrochée au chariot pour se casser nette non sans lacérer un peu plus mes muscles. Je me suis saisie de la hampe brisée avant de la balancer rageusement plus loin. Alors que je me retournais vers la prêtresse pour l’amener ailleurs, à l’abri, et non au pied d’un chariot, cette dernière protesta. Elle voulait me prodiguer des soins. Je restais un instant interdit, persuadé que ce n’était pas vraiment le moment.

Elle décida de l’inverse et ne me laissa pas vraiment le choix. Aussi, après m’être accroupis à couvert du chariot, je donnais mon accord.

Faite ma soeur.

Alors qu’elle s'attaquait à couper proprement les lambeaux de flèche, j’ajoutais un petit quelque chose en complément.

Mais par les Trois, faite vite!

L’escorte s’était répartie tout autour des chariots, maintenant agglutinés les uns contres les autres et je pouvais déjà compter un homme à terre qui ne se relèverait pas. La sensation, pendant que Gudrun découpait la flèche, était loin d’être agréable mais heureusement, elle avait le coup de main.

Je serrais les dents lorsqu’une ombre passa devant mon regard. Dans un mouvement réflexe, je repoussais la femme contre le véhicule pour faire barrage et la hache qui nous visait se planta dans le bois de l’engin. Je repoussais l’assaillant de mon épée et s’en suivi un combat que je maitrisais aisément. D’ailleurs, c’est toute l’attaque qui fut facilement repoussée, une fois la surprise passée. Si l’embuscade était réussie, la tactique était nulle. Ils auraient dû rester à couvert avec leurs arcs pour nous fixer sous une pluie de flèches, nous aurions eu toutes les difficultés à nous en protéger et le combat aurait été différent.

Finalement, les bandits furent tués et de notre côté, nous avions un mort et quelques blessés légers. Je me tournais vers Gudrun pour constater qu’elle était en un seul morceau, pour mon plus grand soulagement. Je me dirigeais vers elle, rangeant mon arme, l’adrénaline cognant dans mes veines. Arrivé à sa hauteur, je lui tendis la main pour l’aider à se relever.

C’est terminé ma soeur, rien de bien méchant mais ils nous ont bien surpris. Sans cet enfant, nous aurions sûrement coincé le convoi dans un piège plus en avant.

Je lui servais un sourire qui se mua en grimace. Je baissais alors les yeux pour constater une entaille sinon mortelle au moins sérieuse, à ma cuisse gauche.

Allons bon!

A peine avait-elle fini de ranger son couteau dans son étui en cuir que le milicien la repoussa sans ménagement, lui évitant de peu le choc d'une hache dans son crâne. Le jeune homme repartit dans la mêlée, maniant habilement son épée. N'ayant aucune chance de pouvoir l'aider, Gudrun resta sagement collée au chariot, scrutant le reste du convoi. Dans ce genre de situation, son devoir à elle était de se faire petite, laisser les soldats faire leur travail et rester en vie pour recoudre les survivants. S'il y en avait. Les autres miliciens se battaient aussi, mais ils semblaient dominer les assaillants.

L'un des miliciens était au sol depuis plusieurs minutes, non loin de Gudrun, le long du chariot. Deux tiges emplumées dépassaient de sa poitrine. Après des coups d'oeil de chaque côté, Gudrun se risqua à ramper sur les quelques mètres la séparant de la forme allongée par terre pour découvrir un visage jeune, presque enfantin. Posant la main sur son cou encore chaud, elle ne put que constater qu'il était mort. Quel gâchis. Lui fermant doucement les yeux, elle murmura une prière à l'attention d'Anür et d'Etiol. Elle finit par relever la tête. Les bruits de combat avaient cessé, elle ne voyait plus de combat de là où elle était. Le jeune milicien revenait vers elle. Maintenant que l'urgence était passée, son nom lui revint en mémoire. Loghart, c'était bien ça. Il arrivait à sa hauteur, rangeant son épée et l'aidant à se relever avec galanterie. Il essayait de la rassurer après cet incident, et cela marcha un peu. Elle sourit.

En effet, je crois bien que les Dieux sont avec nous.

Loghart souriait aussi. La victoire les rendaient un peu... euphoriques. Désormais, c'était son tour à elle d'entrer en jeu. Il lui restait à extraire la tête de la flèche restée dans le bras du jeune homme, sans compter les autres petites coupures des autres à n'en pas douter. Pas de temps à perdre !

Eh bien, maintenant, vous montez dans ce chariot pour que je puisse...

Elle fut interrompue par une grimace du milicien. Suivant son regard, elle aperçut une grande tache sombre sur la cuisse de Loghart.

Allons bon!, fit-il avant de s'effondrer.

Elle appela deux autres miliciens pour l'aider à faire un bandage de fortune sur la jambe de Loghart et à le monter dans le chariot. A ce rythme-là, sa sacoche d'herbes ne ferait pas long feu...




Le convoi s'était remis en route. Loghart était à demi allongé le dos sur un sac de grains, les fesses sur le fond en bois du chariot : personne n'aurait toléré qu'une mare de sang vienne gâter les provisions si précieuses. Gudrun avait retiré la tête de la flèche sans complications, et les autres miliciens avaient défilé tour à tour dans le chariot pour quelques coupures et contusions bénignes. Pour la jambe, c'était une autre histoire. Un autre milicien l'avait aidée à lui enlever sa jambière en cuir, déchirer la jambe du vêtement qu'il portait en dessous et faire un bandage bien serré, imprégné d'un remède. Elle avait tenté de recoudre la plaie proprement, mais avec les cahots du véhicule, cela avait été assez... hasardeux. Pour le reste, c'était aux Dieux d'en décider, et Gudrun s'employait maintenant à prier pour le succès des soins apportés plus tôt, mains jointes et yeux fermés. Ses prières n'étaient guère plus que des murmures, inaudibles avec le bruit des chariots autour.

J’ouvris des yeux vaseux et fit un rapide tour d’horizon.
Face à moi, un des chariots du convoi était mené par un vieux barbu et je trouvais étrange d’être face au conducteur. C’est alors qu’il me traversait l’esprit le fait que je ne marchais pas mais que j’étais assis sur un autre chariot. En effet, les rambardes en lattes de bois, la toile au-dessus du crâne, le sac de grains dans le dos et une personne statique à côté de moi ne pouvait se justifier que par le fait que j’étais dans une charrette.
La véritable question était, pourquoi n’étais-je pas en train de marcher avec les camarades? Pas à cause de la flèche que j’ai prise dans le bras, cela ne m’empêche pas de manier l’épée de l’autre. Mais alors quoi?

Ah! Oui, c’est vrai!

Hummgpff!!

Un chaos sur la piste venait de faire sursauter le chariot, m’envoyant une violente décharge électrique dans la jambe gauche. Là, tout de suite, la raison pour laquelle je n’étais pas à gambader avec les copains me parut évidente.
Ma jambière trainait à côté de moi, mon pantalon était foutu et un copieux bandage ornait ma cuisse. La personne à mes côtés n’était autre que Soeur Gudrun qui psalmodiait des prières. Je me tournais vers elle pour chercher son regard, la trouvant les yeux clos.
Alors, j’attendais patiemment qu’elle eut terminé.

Je vérifiais que mon pied répondait correctement et, constatant son bon fonctionnement, décidais de m’en remettre aux talents de la femme qui m’accompagnait. Si seul le muscle était touché, et que la plaie était correctement traitée, ce serait l’histoire de quelques jours. Sinon, je risquais au mieux l’infection, voir l’amputation, si ce n’est la mort.
Bah! On y passe tous un jour ou l’autre.

Ma soeur, votre verdicte?

Elle venait de rouvrir les yeux, aussi lui posais-je la question avec un sourire. Elle me semblait compétente et le pansement renfermait ce qui semblait être un cataplasme.

Un grognement. Gudrun termina sa prière et ouvrit les yeux pour observer le blessé. Étonnamment, celui-ci était réveillé et la regardait en souriant.

Ma soeur, votre verdict?

Elle ne put s'empêcher de sourire d'un air amusé. Les paroles de Loghart semblaient tellement... détachées à chaque moment important que c'en était perturbant.

C'est une blessure grave, comme vous pouvez vous en douter. J'ai fait de mon mieux vu les circonstances, je suis même étonnée que vous ne vous soyez pas réveillé pendant que je recousais la plaie. Soit vous étiez trop faible, soit vous êtes sacrément coriace. Je ne sais pas. En tous cas ça ne guérira pas avant plusieurs jours. Pas suffisamment pour vous permettre de marcher.

La bonne nouvelle c'est que j'ai pu retirer la flèche sans souci. Cette blessure là devrait vite cicatriser. Et seul un de vos compagnons d'arme est mort durant l'attaque. Vous êtes le seul réellement blessé à vrai dire. Ce qui ne remet pas en cause vos compétences au combat ! ajouta-t-elle précipitamment. Elle espérait que cet homme-là n'était pas trop susceptible, elle aurait dû faire plus attention à ses paroles, encore une fois.

Les blessures et leurs conséquences, les hommes d'arme connaissaient. C'était leur quotidien. Ce qui inquiétait davantage Gudrun à l'heure actuelle c'était que cet homme en semblait... blasé ? Même si son optimisme était contagieux, il y avait des choses qu'elle ne pouvait pas laisser passer.

Serus nous enseigne que le corps est sacré. Je n'ai pas eu l'impression que vous vous en souciiez réellement, que ce soit sur le champ de bataille, à la fin, ou même maintenant. Est-ce le cas ?

Je sentais que le sourire que Gudrun m’offrait n’était pas...amusé.
Je l’écoutais sagement répondre à ma question et me faire un point sur la situation. Nous avions donc bien un mort mais j’étais le plus gravement blessé. Elle m’expliquait qu’elle avait pu soigner sans problème ma blessure au bras, extrayant la pointe de flèche et recousant le tout. Celle-ci ne mettrait que quelques jours à cicatriser.
Pour celle à la cuisse, l’histoire était tout autre.
Si je ne relevais pas sa surprise quant au fait que je ne m’étais pas réveillé pendant l’opération, je ne pus que rire doucement lorsqu’elle ajouta une précision sur mes compétences.

Vous en faite pas Ma Soeur, je ne suis pas du genre susceptible. Merci beaucoup pour vos soins. Entre vos mains, je suis certain de m’en tirer.

Elle enchaîne avec un sermon sur le sacré du corps selon Serus. Je hochais la tête, un peu perplexe.

Vous avez entièrement raison Gudrun. Mais j’ai aussi fait le serment de protéger les civils et la cité au péril de ma vie si nécessaire. Aussi, je ne puis reculer devant un danger pour ma simple sauvegarde. De plus, j’ai reçu une éducation et un entraînement très...particulier. Je ne suis pas immunisé à la douleur, mais disons que je la gère correctement. Mon père nous disait que “si on a mal, alors on est en état de combattre”.

Je m’enfonçais un peu plus contre mon sac de grains.

N’y voyez pas là du mépris pour le sacré ou une confiance personnelle trop extrapolée. C’est juste que j’ai appris et grandi dans la douleur et la certitude de mourir par les armes.

Le milicien se disait peu susceptible. Gudrun jugeait que c'était peu probable. Mais il savait se montrer poli et aimable, donc ce n'était déjà pas si mal.

Il hocha la tête lors de son sermon. Elle se demanda s'il écoutait vraiment. Il semblait que oui, puisqu'il se mit soudain à s'épancher sur sa vie. Elle l'écouta sans rien dire avant de déclarer :

Gardez les excuses pour vous. Chacun a ses raisons de braver les lois des Dieux, mais seuls eux jugeront de leur validité. En attendant, tentez de vous faire pardonner par les actes.

N’y voyez pas là du mépris pour le sacré ou une confiance personnelle trop extrapolée. C’est juste que j’ai appris et grandi dans la douleur et la certitude de mourir par les armes.

Une bien triste certitude pour un homme si jeune. Comme le disent les écrits, il y a un temps pour tout, un temps pour guérir, et un temps pour mourir, un temps pour tuer et un temps pour vivre. Rikni et Serus ne s'opposent pas, ils se complètent au contraire. Tout comme...

Tout comme rien du tout. Elle avait failli parler d'Anür et d'Etiol, quelle folie ! Mais est-ce que la folie ne serait pas plutôt de prier seulement trois Dieux ? Si Serus et Rikni s'opposaient, où était la force qui compensait celle d'Anür ? Elle se renfrogna, en colère contre elle-même pour la maladresse qu'elle avait failli commettre, et contre ce duché qui ne priait pas correctement.

Enfin, je pense que vous avez compris l'idée.

Elle se tut, mal à l'aise, et tourna les yeux vers le paysage qu'on voyait par les ouvertures de la charrette. Rien à voir, à part des bois sombres et humides, ce qui n'améliora pas son humeur. Mieux valait essayer changer de sujet pour lui faire oublier cet incident.

J'ai cru comprendre que vous n'étiez pas seul. Vous avez des frères ? Ils sont encore en vie ?

C'était le genre de question qu'on évitait de poser depuis la Fange. Elles pouvaient déclencher trop de réactions violentes... Malgré sa compassion pour Loghart, elle espérait que cette question le chamboulerait trop pour qu'il se pose davantage de questions sur elle.

Je fus un peu surpris par la réaction de la prêtresse. Je la trouvais brusquement très froide dans son discours, très moralisatrice. J’avais l’impression qu’à ses yeux je n’étais qu’un vulgaire profane, se jouant des préceptes divins.

Vous savez Ma Soeur, je crois et je respecte les Trois. Il n’empêche que j’entends ceux qui parlent des Quatre. Comme vous le dites, ce sont eux qui jugeront nos actes en fin de compte. J’entends aussi ceux qui disent que la fange est une punition des Dieux. Mais si c’est effectivement le cas, ne devrions-nous pas accepter cette punition sans mot dire au lieu d’essayer de vivre malgré tout? Il est vrai que je dois faire plus dans la mesure pour respecter ce corps que les Dieux m’ont donné. Mais je dois aussi faire honneur à la conscience qu’ils m’ont prêté, c’est un ensemble que les Trois nous offrent, il faut ménager tous les aspects. Ma conscience me dicte de protéger les civils et de défendre la Citée.

Je l’écoutais attentivement, mon regard ne pouvant lui laisser aucun doute sur le sérieux de l’attention que je lui portais. Elle s'interrompit brutalement et, conclut en éludant, me laissant alors imaginer ce qu’elle avait voulu dire.
Bien évidemment, je trouvais son point de vue un peu biaisé du fait de son état. Pour une prêtresse, sans doute est-il compliqué de ne pas mettre les textes en avant dans sa réflexion, tout comme il est difficile pour moi de ne pas réfléchir d’abord par stratégie, offensive et combat.

C’est une certitude triste, assurément, mais elle est pourtant réaliste. Chacun à la certitude de mourir un jour mais nul ne sait quand ou comment. Si je m’attends à y passer par les armes sans avoir fondé de famille, rien ne m’assure que je ne m'éteindrais pas avec une longue barbe blanche, du fond de mon lit et entouré d’une myriade de petits enfants. Cela seuls les Trois le savent. Mais j’ai bien saisi l’idée Ma Sœur.

Elle semblait soudainement perturbée et je me demandais ce qui l’avait ainsi interloqué. Elle changea alors de sujet, me questionnant sur ma famille, puisque j’y avais fait allusion.
Je décrochais mon bardas, libérant mon torse de l’attirail encombrant, ne pouvant de toute façon pas marcher, autant se mettre à l’aise.

Aux dernières nouvelles, il me reste une sœur d’environ un an ma cadette et trois grands frères. J’ai perdu deux de mes frères en même temps que mon père à l'arrivée de la fange. Ma mère, elle, est décédée en mettant ma sœur au monde, je ne l’ai pour ainsi dire pas connu.

Je lui offris un sourire sincère.

Et vous Ma Sœur? Parlez moi un peu de vous également!

Je lui lançais un clin d'oeil amusé.

Puisque je ne peux pas courir, autant discuter!

Gudrun avait du mal à se se remettre les idées au clair. Pourquoi lui parlait-il des Quatre ? Avait-il compris... ? Ou non ? Etait-ce une menace voilée ? Elle ne répondit donc rien à ses tirades sur les Dieux, de plus en plus perturbée.

Il semblait avoir réfléchi à la question, il était plus croyant qu'elle ne le pensait. Sur le fond, rien à redire, chacun son rôle. Mais sa façon d'ignorer la douleur, les blessures, ça n'était pas normal. Son cas n'était pas perdu, la prêtresse aurait sans doute le temps de lui en reparler avant l'arrivée à Sombrebois. D'ailleurs, malgré ses blessures encore fraîches, le milicien se contorsionnait pour décrocher ses plaques de cuir. Non, il n'avait sans doute pas écouté ce qu'elle disait, il était même sacrément têtu. Elle l'aida rapidement à se dégager du reste avant qu'il ne rouvre ses plaies, pendant qu'il lui parlait de sa famille.

Il avait perdu ses parents et ses frères. Encore une tragédie. Presque tout le monde en avait connu, et elle avait été témoin de nombreuses folies avant d'arriver à Marbrume. Mais ça ne rendait pas la chose plus facile à supporter. C'était comme si chaque acte, chaque mort, chaque tragédie épuisait un peu plus sa capacité à faire face. Elle avait commencé par prier pour chaque âme, mais elle s'était vite rendue compte que c'était impossible.

Loghart affichait néanmoins un grand sourire. Rien ne semblait pouvoir entamer la bonne humeur de ce garçon !

Et vous Ma Sœur? Parlez moi un peu de vous également!

Lui parler d'elle ? Quelle idée ? Sans être pudique, Gudrun avait perdu l'habitude de ce genre de conversation. On ne lui en avait pas posé depuis son arrivée à Marbrume, à part au Temple mais... Il avait fallu se méfier de tout un chacun. D'ailleurs, peut-être que le soldat essayait de lui tirer les vers du nez en ce moment même ? Cela effleura son esprit un instant, mais personne ne serait assez fou pour se faire ouvrir la cuisse simplement pour parler avec elle. Elle sourit de nouveau.

Je n'ai pas grand chose à dire, si ce n'est que ma famille aussi a été emportée par la Fange. Ou du moins je le présume. Mon mari également. C'était un soldat, comme vous. Je n'ai pas eu de ses nouvelles avant de quitter Allange...

D'ailleurs, vous me parlez de petits enfants mais êtes vous seulement marié ? J'imagine que oui vu votre âge et votre énergie !

Merci Gudrun!

Dis-je alors qu’elle m’aidait à enlever mon bordel.
Cela dit, je voyais bien qu’elle ne semblait pas adhérer pleinement à mes arguments. Elle n’en dit rien de plus, mais elle n’était pas d’accord avec moi, pas complètement. Je la vis même faire une moue particulière, preuve qu’elle était vraiment mal à l’aise. Sans trop comprendre pourquoi, j’avais du mal à imaginer que cela avait un rapport avec ce que je disais, elle semblait brièvement méfiante.

Elle se radoucit cependant rapidement et m’offre un sourire avant de parler un peu, très peu, d’elle. Sans grande surprise sa famille fut également fortement touchée par la fange. De nombreux morts et son époux, soldat, disparu. Je notais qu’elle le considérait bel et bien comme disparu et non pas comme mort. Surement sa raison lui dictait de le croire décédé mais que son cœur gardait secret l’espoir que!

En revanche, j'ai eu énormément de mal à garder un semblant de sérieux lorsqu’elle me parlait de mariage.

Hum! A ma connaissance, aucun des trois frères qu’il me reste ne sont mariés. Ma sœur, ma foi, je l’imagine peu fonder un jour une famille, il faudrait déjà un homme pour oser l’approcher. Quant à moi...Non Ma Soeur, je ne suis pas marié. Pour parler honnêtement, j’ai même connu très peu de femmes. Comme je vous le disais, nous avons été élevés pour le combat.

Je lui sourit amicalement.

Cela ne signifie pas que je ne cherche pas à revoir un peu ma copie sur certains points. Je dois avouer que fonder une famille ne me déplairait pas. Encore faut-il que je trouve femme aimant les têtes-brulées…

Je m'esclaffe sans trop faire de bruit et en grognant lorsque la plaie à ma cuisse tira un peu trop. Je devais veiller à ne pas dégrader son travail.

Le milicien sembla amusé par la question de Gudrun sur le mariage. Elle ne voyait vraiment pas ce qu'il y avait de drôle. En tous cas, elle avait vu juste depuis le début !

Vous voyez ? Vous vous cherchez encore des excuses ! Arrêtez d'accuser votre père de tous vos maux, maintenant qu'il est mort, cela ne tient qu'à vous de vous marier. Et soyez plus gentil avec votre soeur, elle est à votre charge maintenant, et elle ne mérite sans doute pas que vous parliez d'elle comme ça.

Elle se radoucit un peu.

Néanmoins je dois dire que vous restez honnête dans vos actes, tous vos collègues ne sont pas aussi regardants...

Comparé aux miliciens qu'elle avait rencontrés récemment, Loghart semblait être un ange tombé du ciel.

Encore faut-il que je trouve femme aimant les têtes-brulées…

Cela sembla amuser Loghart qui en rit d'abord, avant de grogner, sans doute de douleur. Encore une fois, Gudrun ne comprit pas ce qu'il y avait de drôle là-dedans.

Mais vous savez bien que le mariage n'est pas qu'une question d'amour. Tant mieux si c'est le cas, je ne peux que m'en réjouir, mais vous savez, l'amour vient aussi avec le temps que l'on passe ensemble, du moment que chacun y met du sien. Vous êtes jeune, en bonne santé, vous faites un travail honnête, avec une paie régulière, je suis certaine que si vous cherchiez un peu, vous devriez trouver une jolie jeune fille qui serait prête à vous prendre pour époux, tête brûlée ou pas !