Une relève attendue

10 avril 1167

J’aime beaucoup cette atmosphère de départ, que ce soit l’agitation qui gagne chacun au fur et à mesure que le temps s’écoule, ou bien la présence des nombreux équidés et cet alignement qui petit à petit se crée à partir du chaos, c’est vraiment quelque chose de grisant.

Pourtant, nous n’allons pas bien loin, car il s'agit juste d'un convoi à l’attention de Balazuc pour aider à la construction du nouveau village, d’après mes informations, le camp fortifié a été terminé il y a peu et c’est maintenant au tour des palissades. Les travaux avancent vite et je suis assez impressionné qu’il y a eu autant de volontaires.

C’est sans doute l’envie de quitter l’espace assez étouffant de la dernière capitale de l’humanité qui les as ainsi motivés, à moins que ce ne soit l’appel de l’aventure ! Maintenant, nous amenons la relève, pour qu’ils puissent se reposer dans un endroit sécurisé, de plus il y a quelques blessés suite aux différents chantiers qui ne peuvent pas rester sur place.

C’est donc ainsi que j’ai pu récupérer cette mission, le chef de la Milice voulant avoir un renfort supplémentaire sur la route, car des bandits ont été signalés récemment, à moins que ce ne soit des bannis, les rapports ont été peu clair à ce sujet. L’important, c’est que je sois payé et que la guilde des Boucliers de Marbrume prenne de l’importance, encore quelques missions comme celles-ci et je vais devenir incontournable dans la région.
Il ne reste plus qu’une personne et nous pourrons partir, je cherche donc des yeux la prêtresse, la bien nommé Gudrun Mercier, car dès qu’elle sera là, le coutilier en charge de la protection du convoi pourra donner le signal de départ aux trois chariots, transportant les dix ouvriers pendant que cinq de ces hommes plus ma personne l’entourent complètement.

Je suis le seul qui se déplace monter sur mon cheval, mais c’est bien normal, car même si j’ai perdu mon titre, j’ai toujours mon étalon et cela, personne, à part les Trois, ne pourra me l'enlever.

Cela faisait un peu plus de deux semaines que Gudrun était à Sombrebois. Le travail ne manquait pas et le bourg était encore en chantier après la vague d'immigration du dernier mois. Mais ça ne devait pas suffire aux personnes haut placées, car il semblait avoir été décidé de reconstruire un village non loin, sur la route entre Marbrume et Sombrebois. On ne pouvait pas dire que les Morguestancais étaient inactifs contre la Fange, ça non ! Ca lui plaisait. En outre, plus il y aurait de villages sur la route, moins elle se sentirait isolée, menacée par la Fange. Par contre l'organisation laissait à désirer, on avait demandé en renfort un membre du clergé pour les soins notamment, en attendant du renfort de Marbrume sans doute.

La prêtresse laissait Marie-Ange de nouveau seule en charge à Sombrebois. Elle la laissa sur le pas du temple de Sombrebois en la saluant avec un grand sourire pour rejoindre le convoi qui devait partir près de la porte.

Les chariots et les voyageurs étaient déjà en place, prêts à partir. Elle reconnut facilement Messire de Rochemont, monté sur un cheval, et le salua d'un hochement de tête rapide, montant prestement avec son baluchon et sa sacoche dans un des chariots à côté des ouvriers. Elle ne voulait pas l'offenser, mais ils auraient tout le temps de se saluer convenablement plus tard et la prêtresse ne voulait pas retarder davantage le départ. Elle avait appris après leur première rencontre que Desmond de Rochemont était chevalier, elle ne s'était donc pas trompée sur son rang.

Le petit convoi se mit en route. Le dernier voyage était encore frais dans sa mémoire, elle aurait voulu ne pas avoir à recommencer aussi tôt. On lui avait dit qu'elle arriverait à Balazuc avant la tombée de la nuit, elle espérait donc qu'il serait sans difficulté.

Bientôt, Sombrebois disparut derrière les arbres. Le chevalier se trouvait non loin du chariot où elle était assise.

Bonjour Messire, comment allez-vous depuis notre dernière entrevue ?

Je vois la prêtresse me saluer d’un signe de tête pendant qu’elle monte dans un des chariots et le coutillier donne le signal du départ. Le convoi s’élance lourdement sur la route et je reste, comme en me l’a demandé, prêt des chariots, afin de les protéger en cas d’attaque. Bien sûr, si des bandits tente quoi que ce soient contre eux, je pourrais tous les pourfendre, mais si c’est des Fangeux qui débarquent, je leur dirai de monter le plus rapidement possible à un arbre, avant d’en faire de même, sachant que ce serait un véritable suicide de les affronter.

Je suis donc relativement tendue et je sursaute légèrement quand Gudrun m’adresse la parole, me demandant comment je vais. Pourtant, je me reprends vite et je lui réponds, ne quittant pas des yeux les bas-côtés de la route :

Je vais très bien, passer quelques jours à Sombrebois m’a fait beaucoup de bien.

C’est sûr que passer son temps à faire des allers-retours est épuisant, la tension me fait toujours des nœuds au niveau de ma nuque et plus je vieillis, plus la douleur met du temps à partir. Mais je me dois d’être conciliant envers la représentante des Trois et je la questionne à mon tour :

Avez-vous pris vos marques dans le bourg ?

Cela doit la changer, le temple à Marbrume est beaucoup plus confortable que vivre dans des cahutes au milieu des marais. Alors que j’attendais sa réponse, j’entends un enfant dans le chariot, demandé à sa mère :

Dis maman, pourquoi le monsieur est aussi gros ?

Je sers les dents pour ne pas mettre deux claques au gosse, surtout que sa question fait réagir immédiatement sa mère :

George, arrête immédiatement !

Je regarde immédiatement la personne qui vient de parler, la foudroyant du regard avant de lui dire à voix basse :

Je ne veux pas entendre un seul cri. Le premier qui lève la voix, je l’abandonne ici, c’est bien compris ?

J’ai vraiment devant moi une belle brochette d’irresponsables, tout le monde sait que les goules peuvent être attirées par le bruit.

Le chevalier semblait sur le qui-vive, la garde du convoi était bien assurée.

Tout à fait Messire de Rochemont, l'ambiance est plus... cordiale qu'à Marbrume, du moins c'est l'impression que j'en ai. Et de votre côté, avez-vous pu régler le... problème dont nous avons parlé la dernière fois ?

Le chevalier ne put répondre à sa question, interrompu par un enfant et sa mère assis dans le chariot à côté d'elle. Il répondit avec brutalité, essayant sans doute de les intimider. Si la discipline était plus que nécessaire au vu des circonstances, il aurait pu nuancer ses propos, car sa stature lui donnait déjà un avantage certain. Le gamin semblait maintenant terrorisé. Pas étonnant quand la remarque venait d'un géant musculeux. Elle se pencha pour adresser un sourire à l'enfant et lui chuchoter : Les Dieux nous protégeront, n'aie crainte.

Elle se retourna vers Messire de Rochemont.

Avez-vous déjà combattu des Fangeux Messire ? Je ne doute pas que vous sortiez vainqueur d'un tel affrontement.

Quand la prêtresse me demande ce qu’il s’est passé avec la dame de mes pensées, je me souviens de mon entretien avec Rosen et je lui réponds donc, avec un léger sourire, que certain pourrait considérer comme triste :

Disons que les choses se sont passées différemment que je l’avais espéré, mais je ne désespère pas et peut-être que la situation va changer.

Je reste volontairement vague sur ma réponse, car je ne souhaite pas tout Sombrebois soit au courant de mes problèmes, je tiens à garder ma privé, secrète, car oui, j’ai une vie privée, privé de tout ce qui convient à un noble, certes, mais privé quand même. Je vois également avec un certain plaisir que le gamin semble terrorisé, ce qui est une bonne nouvelle, puisqu'un enfant traumatisé est un enfant calme.

Même sa mère semble avoir compris, car elle n’ouvre plus la bouche, ce qui permet à la représentante des Trois de me poser une nouvelle question, à laquelle je réponds d’une voix suffisamment grave pour que tout le monde du chariot puisse entendre :

J’ai toujours évité un combat avec les fangeux, ils sont rapides, dotés d’une force terrifiante et surtout ne craigne pas la mort. Il faut en moyenne une dizaine d’hommes pour en venir à bout d’un seul et les pertes seront nombreuses.

C’est ce que l’on appelle enfoncer le clou et je vois de nombreux regards apeurés, et je continu avec un grand sourire, sans doute mon côté sadique :

Je me suis toutefois entraîné encore et encore à la décapitation, car c’est la seule façon de les vaincre d’un seul coup mais chaque combat peut potentiellement être le dernier, car que faire si on est griffés ou mordus ? Certains prêtres disent que l’on perd immédiatement son âme, et vous, qu’en pensez-vous sœur Gudrun ?

Je suis, en effet, curieux de connaître sa réponse, et une fois qu’elle me l’a donné, je vois un buisson bouger. Aussitôt, je pose la main sur la garde de mon épée, attendant de voir ce qui va bien pouvoir en sortir.

Messire de Rochemont semblait avoir fait sa demande pendant qu'il était à Sombrebois. Le sourire qu'il affichait était bien faible et ne montait pas jusqu'à ses yeux. Gudrun n'était que depuis deux semaines à Sombrebois, mais il ne semblait pas y avoir beaucoup de femmes du niveau social du chevalier dans ce bourg. Sans doute avait-t-il envoyé une lettre à Marbrume, dans l'espoir d'une réponse positive ? Vu son air triste, il avait plutôt l'air de s'attendre à un refus.

Je comprends. C'est une bonne chose d'avoir essayé d'avancer, je suis certaine qu'Anür saura vous récompenser pour votre piété.

Les inégalités du chemin continuaient à secouer les passagers des chariots. Tout semblait calme autour d'eux, et les ouvriers étaient calmes également, discutant entre eux à voix basse. Le chevalier continuait à regarder autour de lui tout en répondant à ses questions.

J’ai toujours évité un combat avec les fangeux, ils sont rapides, dotés d’une force terrifiante et surtout ne craigne pas la mort. Il faut en moyenne une dizaine d’hommes pour en venir à bout d’un seul et les pertes seront nombreuses.

Par les Dieux, cet homme était pragmatique. Difficile de s'imaginer que l'on puisse avoir peur de quelque chose lorsqu'on avait sa stature et son équipement. Gudrun hocha la tête lentement, le doute commençant à l'envahir. Que voulait-il dire par "éviter un combat" ? Les abandonnerait-ils à leur sort si jamais une de ces créatures les surprenaient ?

Je me suis toutefois entraîné encore et encore à la décapitation, car c’est la seule façon de les vaincre d’un seul coup mais chaque combat peut potentiellement être le dernier, car que faire si on est griffés ou mordus ? Certains prêtres disent que l’on perd immédiatement son âme, et vous, qu’en pensez-vous sœur Gudrun ?

Messire de Rochemont la rassurait, il était capable de les défendre ! Il avait sans doute simplement voulu les effrayer avec sa première réponse. C'était d'ailleurs réussi, puisque les ouvriers s'étaient maintenant tus, et certains regardaient le chevalier avec de grands yeux.

Eh bien... Ce n'est que mon avis, et vous savez bien que nous ne nous sommes pas encore mis d'accord dans le clergé, mais je pense que non, ce n'est pas possible. La corruption de la Fange est étrange, mais on peut la rapprocher d'une maladie. Or, les personnes malades qui décèdent sont tout de même accueillies dans le royaume d'Anür, n'est-ce pas ? En revanche, les corps qui se relèvent après la mort ne peuvent pas être habités par notre ancienne âme, cela me semble évident.

Un mensonge de plus ou de moins... Elle lui avait donné l'avis d'une de ses consoeurs de Marbrume, c'était donc un demi-mensonge. Bien évidemment, avec Etiol dans la balance, son avis ne pouvait être le même. Elle se posait davantage la question, non pas de la perte de son âme, mais de l'endroit où elle irait après sa mort, si la Fange la rattrapait. Serait-ce dans le lumineux royaume d'Anür ? Ou dans les infinis marécages putrides d'Etiol ?

Toujours pensive, elle remarqua tout de même Messire Desmond porter la main à son épée. Elle scruta les bois alentours, ne voyant rien. Tout à coup, un cerf jaillit sur la route, devant les chariots. Le gamin poussa un petit cri de terreur en voyant ce grand animal aussi près et aussi soudainement. Une mule tirant le premier chariot se mit à braire.

Les paroles de la prêtresse me rassurent un peu, car je n’ai aucune envie de perdre mon âme si un fangeux me blesse. Je suis en plus d’accord avec elle quand elle suppose qu’il s’agit d’une maladie, c’est également mon avis, contrairement à certain qui parle d’une punition divine. Si je comprends bien, sa théorie est qu’une personne touchée par les goules, meurt, son âme va au côté d’Anur, puis le corps se relève sans âme.

Après cela suppose de nouvelles questions, qu’est-ce qui permet au corps de se relever et de bouger ? C’est un véritable mystère, tout cela est quand même loin d’une maladie. Mais je n’y pas vraiment d’y penser puisqu’un cerf traverse la route ! Voilà une véritable bénédiction de Serus, mais un des gamins prend peur, car il se met à crier et je lui jette un regard assassin, qui le fait arrêter aussitôt.

Mais ce n’est pas fini, car c’est maintenant au tour d’une mule de commencer à braire et je me dépêche d’arriver à son niveau, pour lui mettre un vigoureux coup sur la tête. La bête oscille un peu, mais réussit à rester sur ses jambes, ma méthode est certes un peu brutale, mais elle se révèle efficace, l’animal n'émet plus le moindre son et recommence à tirer docilement le chariot.

Je peux donc revenir tout sourire vers le chariot et je lui dis, enthousiaste :

Nous sommes bénis des Dieux ! Je ne doute pas que Serus soit à notre côté.

C’est vrai que voir un cerf a toujours été un signe de chance, étant l’animal préféré d’un des Trois. Il est même interdit de les chasser, et les rares peaux que les nobles puissent avoir sont prélevés sur des bêtes déjà mortes. Le reste de notre voyage, jusqu’à la pause du midi se passe bien et les miliciens présents avec nous s’arrêtent quelques minutes, afin de distribuer le repas et permettre à ceux qui ont une envie pressante de la satisfaire.

Quant à moi, je rejoins la religieuse qui ne doit guère être habituée à autant d’effort et je lui demande :

Vous allez bien ? Le voyage n’est pas trop fatiguant ?

Le chevalier fit taire la mule d'un coup sur la tête. En général, frapper une mule la faisait braire encore plus fort, mais ce coup-là devait être sacrément puissant car l'animal se tut immédiatement. Gudrun fronça les sourcils : si le colosse tuait la pauvre bête, le convoi risquait de prendre du retard.

En tous cas, le cerf était effectivement un bon présage. La prêtresse hocha la tête en signe d'assentiment.

Le convoi fit une pause un peu plus tard. Messire de Rochemont vint poliment prendre des nouvelles de la prêtresse.

Je vous remercie de vous en inquiéter, tout va bien pour le moment. Mais, je ne suis plus de toute jeunesse, et j'imagine que la fatigue me rattrapera avant ce soir.

Vous en revanche vous semblez encore plein d'énergie. Sans vouloir vous offenser, vous qui vivez par l'épée, vous devez avoir eu votre lot de blessures aussi, comment arrivez-vous à continuer ? Pensez-vous vous arrêter un jour ?

Les paroles de la prêtresse me rassurent, je n’aurais pas à la porter sur mon cheval, ce qui me laisse les mains libres pour combattre en cas d’attaque. Lorsqu’elle me pose, à son tour, quelques questions sur ma situation actuelle et future, je lui réponds en souriant :

Il est vrai que j’ai reçu de nombreuses blessures, mais je m’en suis toujours sorti sans trop de casse. Ce sont les Trois qui me donne la force de continuer jour après jour.

En plus, j’aime bien tuer, alors je ne compte pas me priver de ce plaisir. Comme je ne suis pas sûr que la représentante des Dieux puisse me comprendre, je garde cette pensée pour moi et je continue notre discussion :

Concernant mon avenir, j’ai fondé récemment une guilde de mercenaire, les Boucliers de Marbrume et je compte bien la faire suffisamment prospérer pour que je n’ai plus à crapahuter dans les marais.

J’écoute ses éventuelles remarques avant de remarquer que le petit garçon de la carriole, nous épie depuis un bon moment, il ne semble pas vouloir s’approcher, puis prenant son courage à deux mains, il s'avance enfin et me demande d’une petite voix :

Y sont méchants les Fangeux ?

Je reste un moment interdit devant sa question à laquelle je ne m’attendais absolument pas, mais très vite, un large sourire se dessine sur mon visage et je m’accroupit pour que mon visage arrive à peu près au niveau du sien puis je lui dis d’une voix douce :

C’est une très bonne remarque, est-ce que le lapin est méchant quand il mange un pissenlit ? Je ne pense pas que ces êtres privés d'âmes comprennent la différence entre le bien et le mal.

Je vois que j’ai complètement perdu mon jeune interlocuteur et je lui ébouriffe gentiment les cheveux, le seul geste d’affection que je connais et je lui réponds simplement :

Oui, ils sont méchants.

Cette fois-ci, il a compris, car il hoche la tête et me demande :

Et toi ? Tu es méchant ?

Décidément, ce gosse a de drôles de questions ! Je réfléchis quelques secondes et je lui dis en toute honnêteté :

Oui, je suis méchant mais moins que les Fangeux, enfin je pense.

Ainsi donc il était chevalier, mais aussi mercenaire. Une combinaison bien étrange. Néanmoins, il pensait à l'avenir, il avait des projets. Elle ne pouvait s'empêcher d'admirer une telle détermination en ces temps si troublés.

Que Rikni vous aide à rendre ce duché plus sûr ! acquiesca-t-elle.

Le petit garçon terrorisé du matin s'avança alors pour discuter avec le géant. Sa peur était-elle déjà partie ? Les enfants étaient si téméraires ! Ou peut-être que voir la prêtresse discuter avec cet ogre l'avait rassuré ? Allez savoir, mais le chevalier de Rochemont lui enseigne alors des leçons de vie... à sa manière.

Elle n'était pas bien sûre non plus de comprendre en quoi on pouvait comparer les Hommes à des pissenlits. Mais l'idée était là. Si elle comprenait bien ce qu'il avait voulu dire, c'était que les Fangeux étaient aussi méchants que... des lapins. Et lui-même... encore moins. Et pourquoi n'était-il pas sûr du dernier point ?

Vous semblez avoir une grande patience avec les enfants Messire, je suis surprise ! Mais pourquoi ne pas prendre l'exemple de loup et de moutons, comme dans les contes ? Considérez-vous les hommes quelconques comme des pissenlits inoffensifs ?

Le chevalier eut tout juste le temps de répondre que la conversation fut interrompue par le chef de convoi, qui ordonnait la remise en route du convoi. Il fallait arriver avant la tombée du jour, le temps était compté.

Je fais le signe des Trois quand la prêtresse m’accorde la bénédiction de ma déesse préférée, Rikni, puis elle me pose quelques questions sur ma fable et je lui réponds en souriant, le jeune garçon étant toujours à nos côtés :

Je pense que le loup et le mouton ne correspondent pas vraiment à notre situation, ils se connaissent depuis des années et les chacun sait exactement pourquoi il fait cela, il peut même y avoir une communication entre les deux, alors que pour le lapin et le pissenlit, il n’y a aucune communication possible, les deux sont fondamentalement étrangers, et ne peuvent même pas comprendre le but de l’autre.

Je vois du coin de l’œil que de nombreux voyageurs du convoi se sont rassemblés tout autour de nous, même les miliciens, tout en gardant une vielle vigilante se sont rapproché et c’est donc entouré de plus d’une dizaine de personnes que je continue mes explications :

Un homme est, pour un fangeux, comme un pissenlit, on l’arrache et on passe un autre. Un loup, lui n’aura plus faim après une victime, mais le lapin continuera jusqu’à ce qu’il soit temps pour lui de revenir à son terrier. Le pissenlit lui ne connait même pas la notion de faim ou de terrier, il en sera toujours incapable.

Je vois de nombreuses personnes acquiescer à mes paroles. La nature des goules est indéfinissable, personne ne sait d’où elles viennent, leur but, ni même si elles ont uns. Le chef de convois, voyant sans doute que la pause a assez duré nous interrompt et demande d’un ton peu courtois aux roturiers de retourner dans leurs chariots respectifs.

Pour ma part, je retourne à ma place, proche du transport de la prêtresse et je lui demande :

Vous semblez avoir beaucoup de questions envers les Fangeux et je suis curieux de savoir si dans le pays dans lequel vous venez, comment les gens les ont considérés ?

Le chevalier se mit à lui expliquer le sens de son image. Gudrun hochait la tête, intriguée. Son raisonnement se tenait, mais cela lui faisait d'autant plus froid dans le dos. Ils n'étaient tous que de simples pissenlits, condamnés à voir venir la mort, réduits à l'impuissance ? Etait-ce ainsi qu'il fallait voir l'humanité ? C'était une vision bien pessimiste. Ils remontèrent dans les chariots en silence pour reprendre la route. Les mines de ses camarades de voyage étaient un peu plus morose encore que le matin. Le gamin qui avait abordé le chevalier semblait pensif. Gudrun se demandait comment il avait compris l'explication du chevalier. Il ne semblait pas terrorisé, étonnamment.

Avant qu'Allange ne tombe, pendant les quelques semaines entre la nouvelle de l'arrivée des morts et notre départ, de nombreuses théories ont circulé. Tout comme ici d'après ce que j'ai constaté. Est-ce une maladie, une punition divine ou bien une mise à l'épreuve ? La ville est tombée assez rapidement, nous n'avons pas eu le temps d'y penser davantage à vrai dire.

Non, ils n'avaient vraiment pas eu le temps de se poser des questions... Le temps était à l'action alors, il fallait survivre, coûte que coûte.

Mais après plus de deux ans de voyage en mer dans des conditions difficiles, j'ai appris à redouter certains hommes autant que les Fangeux Messire. Votre image me semble bien trouvée, excepté le fait que les pissenlits ne s'égorgent pas entre eux. Bien que cela soit parfois nécessaire, Rikni m'en soit témoin, certains semblent tuer uniquement par plaisir, tout comme les Fangeux.

Oui, décidément, Etiol avait bien été servi durant ce voyage, mais ça ne semblait pas avoir suffi pour qu'il délivre ce Royaume de la Fange. La charrette s'arrêta brusquement, envoyant tous les passagers glisser vers l'avant. La roue droite était embourbée dans une profonde ornière.

La réponse de la prêtresse me laisse sur ma faim, je pensais que des habitants d’un autre pays auraient forcément des idées originales, mais ce n’est pas le cas. Je n’ai jamais voyagé, pourtant, j’étais persuadé que les gens différents, qui ne sont pas comme nous, auraient des idées différentes, comme se tromper en priant quatre Dieux par exemple.

Ils ont d’ailleurs eu de la chance dans leur malheur, c’est vrai qu’ils ont tous perdu, mais en échange, ils connaissent la vérité sur la trinité et c’est déjà bien pour leurs âmes. Pour moi, qui suis sujet au mal de mer par gros temps et qui ne sait pas nager, passer deux ans sur un navire me semble inconcevable.

Elle semble craindre les hommes, ce qui ne m’étonne pas, des gens vénérant Etiol sont prêt à tout, y compris des sacrifices humains, c’est ce que la rumeur dit, donc c’est forcément vrai. Quant à tuer pour le plaisir, je n’y vois pas vraiment de mal, on appelle cela aimer son travail et moi j’adore le mien. Toutefois, je dois donner une bonne image à Gudrun et je lui réponds en souriant :

Ne vous inquiétez pas, que ce soit un pissenlit ou un lapin qui nous attaquent, je vous protégerais. Je suis après tout formé au maniement des armes depuis ma plus tendre enfance.

C’est la grande différence entre un gueux et moi, ainsi que mon équipement de qualité supérieure bien sûr. Le convoi s’arrête brusquement et je peux voir qu’une roue, c’est enfoncé dans une grosse ornière. Il ne semble pas avoir de blessé, à part le petit garçon qui aime poser des questions qui a maintenant une grosse bosse à la tête.

Je vois la majorité des passagers sortir et je descends également de mon cheval. Prenant la charrette à deux mains, je bande tous mes muscles pour la soulever.

Test de force:

Centimètre après centimètre, je décolle la roue du sol et j’arrive à la mettre sur la route. Tout le monde semble soulager de ne pas faire le reste du voyage à pied et une fois que nous repartons, j’indique à l’envoyé des Trois :

Nous allons bientôt arriver à Balazuc, c’est juste derrière le prochain marécage.

Nous avons bien marché et nous y serons avant la nuit, les Dieux sont avec nous. Une fois arrivé là-bas, je suis interpellé par une des personnes étant sur la chariot, un certain Jacques Lepetit qui m'ayant entendu, souhaite travailler pour ma guilde, afin de lutter contre les fangeux. Après le test habituel, auquel il survit malgré quelques blessures, je décide de l'intégrer dans mon organisation.

Gudrun descendit du chariot avec les autres passagers, laissant la place aux solides gaillards pour sortir le véhicule de l'ornière. C'était sans compter sur le chevalier de Rochemont qui arriva aussitôt, descendit de cheval et souleva la charrette pour la sortir de l'ornière. Quelle force herculéenne ! Concentré sur son effort, il avait abandonné l'expression étrange qui était apparue sur sa figure alors qu'elle répondait à ses questions, et qu'elle n'avait pas pu déchiffrer. Ils purent tous remonter rapidement dans la charrette, et Messire de Rochemont sur sa monture. Etait-il fier de son exploit ? Ou était-ce simplement une routine pour lui ? Un homme comme lui serait certainement très utile sur un chantier, mais Gudrun se retint bien de lui dire. Elle ne le connaissait pas encore très bien, mais on pouvait facilement constater qu'il était de naissance noble et qu'il en était fier.

Le convoi reprit sa route, lentement mais sûrement. Bientôt, on put apercevoir au loin des palissades en construction, et derrière elles, d'autres palissades, plus petites, entourant un camp fortifié situé au pied d'une falaise. La fin de la route approchait, et le soleil n'était pas encore couché. Le trajet avait été tranquille finalement, et Messire Desmond l'avait agréablement distraite, suffisamment pour oublier la peur quelques instants pendant cette journée...