Une sucrerie ?

- Peu importe la façon dont vous voyez la chose, Messire. Vous êtes en affaire avec Madame Rose, donc vous êtes un client.

Elle ne connait pas vraiment les termes du contrat qui le lie au Jardin mais la tenancière a été très claire. Il faut prendre soin de cet homme-là et le satisfaire autant que faire se peut. Dans le cadre du Jardin, tout est possible bien sûr. En dehors, il en va tout autrement. Iris n’existe plus, il n’y a plus que Clarence et Clarence a simplement peur de perdre son travail si Madame apprend qu’elle a rencontré Desmond en dehors du cadre strict de son « emploi ». Pour autant, la jolie rousse n’est point un monstre d’égoïsme ou d’insensibilité. Cet homme est trempé, il pleut à ne pas mettre un chien dehors, elle ne peut pas le laisser dans cet état et Clémence lui a bien dit d’être attentive envers son prochain, après tout…

- Je suis rassurée par votre promesse.

La promesse d’un chevalier est une promesse en or, à ce que l’on dit. Tranquillisée, elle essaye de suivre le pas immense du noble sang à ses côtés, l’entrainant rapidement parmi les rues, arrivant enfin dans le joli quartier bourgeois pour l’instant tout couvert de grisaille. Au lieu de s’arrêter devant une maison pauvre, Clarence s’arrête devant une haute maison à colombages, aux jolies fenêtres entretenues avec soin et à la haute porte ornée de fers forgés. Une belle porte qu’elle ouvre après y avoir inséré la clé. Elle entre rapidement et prie le noble seigneur d’en faire de même.

Elle tend l’oreille et ne repère aucun bruit en provenance des étages ou de l’office. Clémence n’est donc pas là, fort heureusement. Clarence se défait de la lourde cape gorgée d’eau, une eau qui commence à ruisseler en petits filets sur le plancher. Elle la place sur une patère, près de l’âtre dans lequel les braises rougeoient encore. Les cheveux trempés, la robe collée à son corps, elle se penche pour jeter de grosses bûches dans le foyer. Après quelques instants, le craquement sonore et joyeux du feu qui revient à la vie se fait entendre dans la pièce.

C’est une jolie pièce, autrefois décorée avec goût, un petit salon d’entrée. On peut voir ici et là les traces des bibelots, des meubles qui ont été vendus pour subvenir à leurs besoins. Il ne reste pas grand-chose, ce qui augmente le volume de la pièce. Il y a deux grandes et hautes fenêtres de chaque côté de la porte d’entrée, il y a un âtre entouré de beaux linteaux de pierre taillée, il y a un portrait peint, le portrait d’un homme vêtu de noir, un rouleau dans la main, les cheveux aussi roux que ceux de Clarence, juste au-dessus de la cheminée. Devant le feu, une petite banquette et deux chaises, un petit tapis simple et partout cette odeur de propreté qu’il a déjà pu sentir dans la chambre au Jardin. Un intérieur qui a connu l’aisance et qui est désormais réduit à sa plus simple expression.

- Asseyez-vous, je vais chercher une serviette.

La rouquine s’éclipse déjà, filant dans les escaliers pour se changer et déposer le petit cadeau indemne sur le lit de Clémence. Pendant ce temps, en bas, Desmond n’est pas seul. Loin de là. Il y a dans un coin une paire d’yeux jaunes qui le fixent avant de s’avancer, d’un petit pas gauche, vers l’immense invité du jour. Une boule de poils hirsutes, une toute petite queue hirsute également, un pelage tigré…Gaston s’arrête tout près des bottes de Desmond et le regarde en levant si fort la tête qu’il menace de tomber à la renverse. Un petit miaulement se fait entendre.

Je fronce les sourcils devant le manque de logique de la jeune femme, s’il suffit d’être en affaires avec sa patronne pour être un « client », alors je suppose que le blanchisseur l’est également. J’hésite quelques secondes à la reprendre de nouveau, puis finalement, je n’en fais rien, j’ai déjà essayé de la corriger, mais comme tout individus de sexe féminin, elle veut avoir le dernier mot.

Nous arrivons ainsi dans un quartier bourgeois, assez beau, ce qui m’étonne quelque peu, la plupart des prostitués que je connais vive dans des endroits plus pauvres, mais je ne suis pas au bout de mes surprises, car à la place d’un taudis, je me retrouve devant une charmante maison avec un jardin remplie de fleur de champ et d’autre essences que je ne reconnais pas. Il y a même quelques petits bosquets et le résultat est plutôt joli. Bref, tout cela est assez différent de ce que j’imaginais.

Je rentre à sa suite dans la bâtisse, elle aussi très propre, très bien entretenu et dont l’odeur me semble familière. Comme promis, elle alimente le feu et je peux sentir un peu de chaleur arrivé. Je traverse même la salle pour me mettre devant, afin de me sécher plus vite. Je peux ainsi voir qu’il y a des traces plus claires sur les murs et le sol, signe que des mobiliers ont été enlevé et je commence à croire que j’ai devant moi, la dernière représentante d’une famille fortunée.

Je vois fixé au mur une peinture d’un homme, que j’imagine être le père de la jeune femme, à moins que cela ne soit un aïeul, je n’ai jamais pu reconnaître les différents styles de peinture selon les époques. Pendant mon exploration visuelle, Iris va chercher une serviette et j’espère qu’elle en profitera aussi pour se changer, sinon elle va attraper la mort à se balader ainsi, même si le spectacle est agréable à l’œil.

Alors que j’attendais tranquillement son retour, toujours debout devant l’âtre, une bête arrive et si au début, je pensais que c’était un rat de belle taille, je vois qu’il ne s’agit que d’un petit chat qui me miaule dessus. Je suppose qu’il a faim, à moins qu’il ne veuille défendre son territoire. Pour ma part, j’ai toujours trouvé les chats très utiles, car chassant les souris et j’évite de les tuer ou de leur faire du mal. Je le prends donc doucement dans mes mains et commence à le caresser.

Il semble apprécier mon traitement, car il commence à ronronner, puis au bout de quelques minutes s’endort. Lorsque la jeune femme revient, je lui fais signe de ne pas faire de bruit et je lui demande à voix basse :

Je ne veux pas le réveiller, où dois-je le poser ?

Je sais que certains félins ont des coussins ou d’autres endroits privilégiés. Une fois que la demoiselle me l’aura indiqué, je le pose délicatement et je lui indique d’une voix un peu plus normale :

J’aime beaucoup les animaux, je les effraie beaucoup moins que les êtres humains.

A l’étage, Clarence a vite fait d’ôter ses habits et ses souliers trempés pour les pendre sur un petit portant de bois. Une chemise propre et sèche, une robe simple, de tissu bleu, un châle de laine beige sur ses épaules, elle a noué ses longs cheveux humides en une tresse pour ne pas qu’ils glissent, mouillés, sur son cou ou sa gorge. Elle les sèchera correctement plus tard, quand Desmond sera parti. En attendant, elle descend, les pieds bien à l’abri dans de petits chaussons secs, une large serviette de linge épais pliée sur son avant-bras. Elle a l’air encore plus jeune ainsi habillée, une jeune fille à peine sortie de l’enfance, dépourvue du moindre maquillage, le teint pâle, les cheveux soigneusement peignés et noués. Elle aperçoit le petit chat dans les mains de Desmond et a un sourire avant de lever les yeux au plafond.

- Ce chat…Donnez le…

Elle récupère le chaton endormi des mains du seigneur de Rochemont et le garde tout contre elle. Un miaulement de protestation se fait entendre, rapide et furtif, avant que de gros ronrons sonores ne s’exhalent de sa gorge, alors qu’il se pelotonne dans le châle de laine de Clarence.

- Gaston aime beaucoup la chaleur humaine. Il ne me quitte pas d’une semelle quand je suis à la maison.

Elle lui tend alors la serviette.

- Pour vous.

Clarence prend ensuite place sur sa chaise, lui laissant la banquette pour qu’il soit plus à l’aise.

- Je fais bien plus confiance aux animaux qu’aux gens. Ils savent reconnaître les personnes mauvaises ou celles qui ont de peu louables intentions. Les gens, eux, portent des masques sans arrêt, on ne peut se fier qu’à peu de monde, en cette ville.

Elle gratte le pelage du bout de ses ongles, provoquant un surcroît de ronronnements heureux, ce qui l’amuse beaucoup. Le fait que Gaston se soit placé dans les mains de Desmond est un signe plutôt encourageant, donc.

- Pour la défense des gens en général, vous êtes plutôt impressionnant, Messire. Immense. Et vous portez une épée si grande…De plus vous affichez les armes d’un homme puissant à Marbrume. J’imagine que tout cela conjugué provoque une certaine crainte mêlée de respect chez la plupart des gens, de la jalousie ou de la haine chez d’autres…Cela doit être difficile d’inspirer ce genre de sentiments constamment…

Elle est directe et honnête, ne cherche même pas à le ménager un peu. Elle dit les choses comme elle les voit et comme elle les ressent, comme d’habitude.

- J’ai bien vu la façon dont ces trois hommes vous regardaient tout à l’heure. Ils étaient plein de haine. Et de peur à la fois. Cela se passe souvent comme cela, dans votre quotidien?

La jeune femme revient, habillée très simplement et me demande de lui donner le chat, ce que je fais avec mille précautions. Mais ce n’est pas suffisant, car ce dernier se réveille et se cache littéralement dans le châle de laine de sa propriétaire. Quand elle m’indique que le félin adore la chaleur humaine, je hoche la tête pour montrer que je l’avais compris également.

Une fois libéré de l’animal, je prends la serviette et commence à me sécher les cheveux. D’habitude, je mets une sorte de crème dessus qui est destiné à les garder sur mon crâne, mais elle est restée dans les fontes de mon cheval, je la mettrai donc plus tard. Alors qu’elle s’assied, moi, je reste debout pour profiter plus longtemps du feu et je l’écoute me parler de confiance.

Elle semble avoir de multiples interrogations à mon sujet auxquelles je réponds bien volontiers, mon regard perdu dans les flammes :

Si l’on doit diviser le monde en deux, entre les mauvaises personnes et les bonnes personnes, je serais sans aucun doute dans la première catégorie. Depuis l’âge de douze ans, je fais peur, j’ai essayé de me montrer amical, mais les gens me voyaient plus comme un monstre, alors, comme c’était plus facile d’obtenir leur soumission que leur respect, j’en suis devenu un. La grande épée, mon armure de plaque, tout cela me permet de réaliser le rôle que les gens m’ont donné, celui d’une brute.

Je me retourne vers elle pour lui dire en souriant d’un air triste :

Tout comme le cliché qu’une jolie femme doit forcément être idiote. Donc oui, c’est parfois difficile, mais parfois grisant d’avoir ce pouvoir. Mon quotidien est d’inspirer la peur et si cela ne me dérange pas envers des ennemis ou des étrangers, je n’ai également que peu d’amis.

Je me retourne vers le feu, toujours captivé par les flammes :

C’est la vie que j’ai choisie, j’aurai pu entrer dans les ordres ou faire complètement autre chose, mais je suis doué pour me battre et je continuerai, jusqu’à ce que je tombe sur un Fangeux.

Autant, je ne crains guère les hommes, autant les goules sont ma hantise, car une simple morsure ou griffure peut faire de vous un monstre. Je me rends compte alors que j’ai dû ennuyer mon interlocutrice avec toutes mes histoires, je me dirige donc vers la banquette en lui indiquant :

Désolé, j’ai toujours tendance à trop parlé. J’aimerais me sécher un peu avant de partir, peux-tu te retourner le temps que le fait ?

Ce ne serait guère convenable de me retrouver torse-nu devant une dame.

- Je comprends.

Et c’est très vrai. Elle le comprend très bien, elle s’imagine le garçon de douze ans hors normes qu’il devait être et toute la frustration qu’il a du ressentir. Elle le comprend même si elle n’a jamais vécu cela sous cette forme. Elle était jolie, très jolie, elle pouvait se faire plein d’amis, la Fange en a décidé autrement. La faim aussi. Elle baisse un peu la tête en murmurant :

- Cela étant, les brutes ne couvrent pas les filles de leur cape et ne prennent pas soin d’un chaton entre leurs mains. Il y a ce que l’on voit de vous et ce que vous êtes, et à priori il semble que tout soit complètement différent.

Elle n'a pas d'amis, à part sa soeur, donc elle le comprend très bien...Clarence lui adresse un sourire gentil et doux avant d’ajouter :

- Mais il est vrai que je peux me tromper, je ne vous connais pas, après tout.

Elle se lève alors, pour le laisser seul face aux flammes afin de se sécher :

- Prenez tout le temps qu’il vous faudra, je vais à l’office préparer une tisane…

Le petit chat dans les bras, elle salue d’un bref signe de la tête pour se faufiler vers l’arrière de la maison, à l’office. Elle ôte son châle et en fait une boule qu’elle place sur une chaise avant d’y déposer le petit chat qui ne proteste même pas, toujours endormi. Un regard vers la porte qui mène vers le jardin…la pluie tombe fort et pourtant, elle l’ouvre, cette porte, juste pour sentir cette odeur qu’elle aime bien : celle de la terre mouillée qui s’élève pendant la pluie. Ses pauvres fleurs souffrent bien sûr. Les coquelicots sont déjà presque tous dépourvus de leurs pétales de sang, les marguerites penchent la tête, fouettées par les implacables gouttes…Un soupir et la voilà qui met de l’eau à chauffer dans la pette marmite disposée sur le feu. Bien vite, l’eau fumante se retrouve dans un grand récipient garni d’herbes de toutes sortes, des fleurs séchées. Une odeur délicieuse s’élève dans la pièce, celle d’une tisane aux senteurs fleuries, sa préférée. Elle remplit deux grandes tasses rudimentaires et ferme ensuite la porte de l’office, jetant un œil attendri sur Gaston qui ronronne fort.

De là où elle se trouve, elle demande, avant de s’emparer des deux tasses :

- Monseigneur, êtes-vous visible ? Puis-je revenir ? Peut-être qu’une tisane vous ferait du bien…

La jeune femme se trompe en insinuant que je ne suis pas une brute, j’en ai toutes les caractéristiques, j’en suis donc une. Mais encore une fois, je lui laisse le dernier mot, ne pouvant rien contre la fameuse « intuition » féminine. Elle part ensuite faire une tisane, pour elle, je suppose, car je lui ai bien indiqué que je n’en voulais pas.

Je peux ainsi enlever ma chemise et mon pantalon afin de les sécher quelque peu devant la cheminée. Grâce à la serviette, j’arrive à enlever toute trace d’eau sur ma peau et je fais quelques mouvements pour me réchauffer un peu. Me sécher le dos est toujours aussi difficile, mais après quelques contorsions, j’y arrive enfin.

Au bout de quelques minutes à peine, je l’entends me demander si elle peut revenir et je lui dis précipitamment :

Juste un petit instant encore.

Notre dialogue me parait un peu surréaliste, hier encore, je ne la connaissais pas et aujourd’hui je suis en sous-vêtements dans son salon, c’est vraiment très étrange. Dans tous les cas, je me dépêche de me rhabiller même si mes vêtements ne sont pas encore complètement secs, ils ont au moins arrêté de goûter sur le sol, c’est déjà cela. Je n’ai plus qu’à lui annoncer :

C’est bon, je suis présentable.

J’espère en tout cas l’être, même si en passant ma main dans ce qui me reste de cheveux, je les sens se rebiquer, la peste soit de la pluie ! Je dois avoir une tête bizarre maintenant. Je la vois revenir avec non pas un mais deux bols remplis d’un liquide chaud, vu la vapeur qui s’en dégage, et je lui dis, d’un ton fataliste :

Je vais prendre ta tisane, je commence à penser qu’il est inutile de te faire changer d’avis quand tu as quelque chose en tête.

Je bois donc doucement la boisson, afin de ne pas me brûler la gorge, qui est étonnamment bonne, d’habitude, je mets une bonne quantité d’alcool, mais là, il n’y en a même pas besoin, alors je la complimente en lui souriant :

C’est délicieux.

Puis, reprenant mon sérieux, je lui indique :

Je suis à peu près sec, je vais pouvoir partir car j’ai assez abusé de ton hospitalité, toutefois, avant de prendre congé, je me sens un peu ton obligé, tu m’as offert des boissons, héberger chez toi, dépenser des bûches pour le feu et j’ai en plus mouiller ton intérieur. Cela fait beaucoup, même pour moi, alors je souhaite t’offrir un cadeau, je le ferais livrer à l’adresse de ton choix, pour éviter tout problème.

Je la laisse réfléchir, puis je lui dis :

Ce sera la moindre des choses, après tout, nous ne nous reverrons plus jamais.

- Ma sœur me dit parfois que je suis une mule. Elle a souvent raison.

Clarence lui tend la tasse avec un sourire malicieux tout en notant que ses habits ne goutent plus sur le plancher, ce qui est une bonne chose. Elle se rassoit tranquillement, tout en sirotant la tisane. Elle n’a rien de particulièrement exceptionnel, c’est un mélange ordinaire de quelques fleurs et plantes afin de fortifier le corps après un séjour un peu long sous la pluie.

- C’est juste une boisson chaude, cela ne peut vous causer du tort après cette promenade forcée sous la pluie. Tant mieux si elle vous plaît, je suis contente.

Au moins elle aura fait son possible pour qu’il ne tombe pas malade, dans la limite de ses moyens. Toutefois, elle hausse un sourcil en l’entendant expliquer qu’il a abusé de son hospitalité. Elle hausse les épaules, avec un sourire.

- Vous n’avez abusé de rien du tout, c’est moi qui vous ai proposé un abri. Cela dit, si vous tenez absolument à m’offrir quelque chose en retour…

Elle regarde le fond de sa tasse. Que demander ? Des robes ? De la nourriture ? Elle a tout cela, dans des quantités limitées bien sûr, mais l’essentiel est là. Tout ce qu’elle pourrait demander serait du superflu. Alors quoi ? Petit à petit, une idée se fraye en son esprit. Puis des mots s’élèvent, tranquillement.

- Il y a peut-être quelque chose que vous pourriez faire pour moi, si cela ne vous coute rien ou que cela ne vous dérange pas trop.

Elle a un regard plein d’espoirs pour Desmond.

- Je ne parviendrai jamais à entrer là vous vous rendez, Messire. Quand j’étais petite, on me racontait les merveilles de l’Esplanade, les jardins, les grandes et riches demeures, les chevaliers, les héros…Alors si je ne peux m’y rendre, pourriez-vous m’en apporter un tout petit morceau ? Pour notre jardin ?

Elle rougit un peu.

- Vous m’avez dit que le seigneur qui s’est attaché vos services possèdes de nombreuses essences et de nombreuses fleurs. Pensez-vous que vous pourriez m’obtenir un simple pied de rosier ? Il serait d’accord de se séparer d’un petit pied pour orner notre jardin, vous croyez ?

Je ne peux que hocher la tête pour montrer mon accord quand elle m’informe que sa sœur la qualifie de tête de mule, car elle a bien raison. Elle répond ensuite à ma demande et après moult détour, souhaite juste un pied de rosier.

Heureusement, il s’agit d’une fleur que je connais, alors je visualise assez bien. Je suis quand même surpris, la plupart des gens demande de la nourriture ou un produit de luxe qu’ils pourront échanger plus tard, mais cela ne semble pas être son cas. En tout cas, c’est un objet facile à acquérir et je lui indique donc :

Cela ne représentera aucune difficulté. Où veux-tu que le jardinier te l’apporte et concernant la couleur, tu préfères le rouge ou le blanc ?

Il y a les deux dans le jardin de la famille Rougelac, il vaut mieux ne pas se tromper. J’attends donc sa réponse et je lui dis d’une voix douce :

Maintenant je vais partir, tu devrais te sécher un peu mieux les cheveux, sinon tu vas attraper froid.

Je lui donne la serviette que j’ai beaucoup utilisée et qui est bien humide. J’aurais bien dit au revoir au chat, mais il doit être en train de dormir. Pourtant, j’entends un petit miaulement et je vois la petite boule de poil, encore mal réveiller, se diriger vers moi, je la prends donc encore mes mains et elle se met doucement à ronronner. Je la caresse quelques secondes et je redonne Gaston à sa propriétaire, lui disant simplement ;

Prends-en soin.

Maintenant, que je suis sur le pas de la porte, je n’ai plus très envie de partir, je ne sais pas si c’est la chaleur du feu, la compagnie de la jeune femme ou la pluie qui continue à tomber à verse à l’extérieur, mais je serais bien resté un peu plus. Comme si je voulais gagner encore un peu de temps, je lui fait une dernière remarque :

Tu es une jeune femme assez atypique et très sympathique. Ton futur mari aura beaucoup de la chance.

Je lève même la main pour lui ébouriffer les cheveux, car c’est le seul geste d’affection que je connais, mais comme je ne sais pas comment elle va le prendre, j’arrête mon geste à mi-course. Si elle n’a rien d’autre à ajouter, je m’apprête à sortir.

C’est un peu comme si on venait de lui offrir le plus merveilleux des cadeaux. Desmond ne peut certainement pas mesurer toute l’importance de ce qu’il vient de dire. Un rosier ! Avoir la reine des fleurs dans son jardin ! Elle pensait ne jamais pouvoir y parvenir et pourtant, ce tout petit espoir de rien du tout, ce rêve de gamine est là, servi sur un plateau d’argent entre deux grandes mains plus grandes que sa propre tête. Elle dépose son gobelet sur la table et serre ses mains devant sa bouche, le regard luisant de joie.

- Honnêtement, la couleur importe peu mais si je peux choisir, alors je choisis les roses blanches.

Il peut voir qu’elle est touchée, elle rayonne littéralement de contentement avant de rire et de passer une main sur ses cheveux humides et tressés.

- Je sais, c’est pour cela que je ne m’éloigne pas des flammes.

Elle s’empare pourtant de la serviette qui est trempée et s’en va rapidement l’étendre à l’arrière, vers l’office, pour qu’elle puisse sécher correctement. Ce faisant, elle réveille le petit Gaston qui s’en revient dans le salon de son petit pas gauche, miaulant comme un damné, sans doute pour protester contre son réveil et tout le bruit en provenance du salon. La petite bête se dirige vers Desmond qui s’en saisit à nouveau pour le caresser. Gaston mordille un bref instant l’épaisse paluche du noble sang avant de ronronner bruyamment et de miauler de joie. Cela amuse beaucoup Clarence qui, une fois de plus, récupère son chat en disant un simple « merci ».

Il est sur le pas de la porte, sur le point de s’en aller, mais il semble indécis. Clarence, elle, hoche la tête, observant l’immense silhouette de Desmond qui obstrue la lumière du jour. Son futur mari ? Plaisante-t-il ? Le sourire disparaît instantanément.

- Les femmes comme moi n’ont pas d’époux, Monseigneur, vous devez certainement le savoir. Elles sont l’épouse temporaire du plus offrant. Personne ne voudrait d’une femme telle que moi en sachant ce que je fais.

Elle caresse son chat, un peu blessée parce qu’il vient de dire mais elle ne le lui montre pas. Il n’a peut-être pas voulu être blessant volontairement après tout. Peut-être s’agit-il juste d’une maladresse. Elle a un regard perplexe pour ce geste qu’il voulait poser avant d’ajouter, d’une voix douce.

- C’est la contrepartie d’un emploi qui paye bien et qui nous permet de vivre mieux que le reste de la population.

Clarence inspire profondément avant de regarder la pluie qui tombe encore.

- J’ignore où vous devez vous rendre mais il semble que les Trois n’ont guère envie que la pluie cesse.

La jeune femme me sert encore une idée toute faite et cette fois-ci, je ne me retiens pas et lui ébouriffe gentiment les cheveux pendant deux secondes, pour la rassurer un peu, avant de lui dire :

Tu te trompes, je t’ai dit que j’avais peu d’amis, mais l’une d’elle est une prostituée, qui a décidé de changer de vie et qui est partie vivre au Labret au bras d’un prêtre, je suppose qu’ils ont maintenant moult enfants. Même le forgeron qui m’a forgé l’épée que tu vois à mes côtés est tombé fou amoureux d’une autre résidente d’un jardin et est prêt à tout pour l’épouser.

Je lui souris pour l’encourager, en complétant mes propos d’une voix que j’espère être assez persuasive :

Ce que je veux te dire, c’est que ton travail ne définit pas qui tu es. Tu trouveras un mari qui voudra de toi pour tes qualités et aussi pour ton physique. Si le regard des autres est trop dur pour toi à affronter, il te reste la vie dans d’autres villages, où personne ne te posera de question sur ton passé.

Je ne sais pas si je vais réussir à la faire changer d’avis, madame tête de Mule, mais j’aurais fait de mon mieux. Je lui demande ensuite :

Tu ne m’as pas répondu sur le lieu de livraison, où dois-je envoyer le jardiner avec le rosier blanc ?

C’est une bonne question, car j’aurais oublié cette adresse dès que j’aurais passé le seuil de cette maison. J’ouvre enfin la porte et cela fait comme un rideau à l’extérieur, tellement la pluie est dense, je mets ma cape sur le dos et la capuche sur mon crâne en lui répondant simplement :

Je vais d’abord récupérer mon cheval à la taverne, puis je pars chercher mes affaires sur l’Esplanade, avant d’aller escorter un convoi, départ ce midi, direction Sombrebois !

C’est en effet mon travail maintenant, même si je serais accompagné de quelques-uns des hommes que j’ai récemment embauché, dont le dernier est un certain Thomas Dubois. J’attends de voir si la jeune femme à de nouvelles questions, dans le cas contraire, je quitte l’endroit, en me retournant une dernière fois pour faire un bref signe de la main à ma ravissante hôtesse.

Un geste de sa large main dans les cheveux de Clarence et la voilà toute ébouriffée, la tresse défaite. Le geste est en soi adorable mais il embarrasse beaucoup la jeune femme qui n’est guère habituée à de telles démonstrations. Elle replace ses cheveux encore humides, rapidement derrière ses oreilles, toute rouge.

- La question ne se pose pas en ce qui me concerne.

A part des allusions bien lourdes à propos de sa beauté ou de son célibat, aucun homme ne s’est jamais vraiment déclaré ou n’a manifesté de quelconque sentiment. Alwin ne compte pas, ce gamin est le fils de Madame, pas tellement un soupirant. Il est plutôt cet être indéfini oscillant entre le larbin et l’amoureux, un amour qui ne durera pas. Et pourtant il s’impose de rester dans le couloir quand elle reçoit, elle le sait parce qu’elle le voit, triste à périr. Combien de fois n’a-t-elle pas du le sermonner…

- Mon travail ne définit peut-être pas qui je suis, mais il définit la façon qu’auront les hommes de me percevoir. Toutefois, si votre amie a pu convoler au bras d’un prêtre…j’imagine que je suis en droit d’attendre un héros sur son cheval blanc prêt à tout pour la dame de ses pensées…

Elle regarde un instant ailleurs et murmure :

- Vous pouvez le faire porter au Jardin. Je le récupérerai là-bas. Je vous remercie, Messire. Que les Trois vous gardent, soyez prudent…

Lorsqu’il sera sorti, elle restera un instant sur le pas de la porte avant de la fermer tranquillement. Seule elle se met à sourire en voyant le sol plein d’eau, puis à rire aussi.

- Heureusement que Clémence n’est pas revenue du Temple alors qu’il était en train de se sécher…Par Anür, je pense qu’elle aurait été capable de le jeter dehors à coups de pieds dans le derrière…Pfrrr…Viens Gaston, on va éponger tout ça.