Une récompense qui promet beaucoup

29 avril 1167

La vie c’est comme une boite de confiserie, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Alors que je venais juste de revenir de Sombrebois et aspirais à un peu de repos à la suite d’une nouvelle escorte de convoi, je reçois un message venant d’une tenancière de maison close, me demandant de venir. J’ai un accord avec cette dernière, cet établissement accueil mes hommes et me promet une confidentialité absolue sur ce qu’il se passe à l’intérieur des murs, ainsi que l'assurance qu'aucun d'entre eux ne tombera malade.

C’est donc un marché très équitable et je tiens à le conserver, c’est pourquoi j’arrive devant la porte aussitôt après avoir reçu le courrier. Je suis accueilli par le Muet, le garant de la sécurité des lieux qui me conduit à la belle brune qui gère cette affaire. Elle m’invite à m’asseoir, me servant à nouveau un verre de cet excellent hypocras, puis m’explique la raison de son écrit.

J’apprends ainsi qu’une des « fleurs », une dénommée Lilas, a quelques problèmes avec son petit ami violent. Elle s’est réfugiée dans une auberge miteuse et n’ose pas en sortir, y compris pour travailler, ce qui n’arrange pas du tout mon interlocutrice. Une solution a été trouvée, comme elle a confiance qu’en Iris, cette dernière doit la ramener au Jardin où elle sera hébergée en attendant qu’elle puisse trouver un autre logement.

Je hoche la tête à cette demande, même si je ne comprends pas mon rôle là-dedans, mais j’ai très vite l’explication quand elle m’informe que son homme de main, ne peut pas quitter l’établissement, elle compte donc sur moi pour faire le travail en escortant les deux prostitués ! Elle m’indique avec un sourire qu’elle saura montrer sa reconnaissance avec une faveur spécial et comme je suis déjà là, que je suis un homme curieux et que cette mission ne devrait pas durer bien longtemps, j’accepte.

J’attends donc dehors que mon compagnon de voyage arrive, mon étalon piaffant d’impatience à mes côtés. Je compte la saluer comme il sied à une Dame et l’aider à monter à cheval sans perdre de temps, j’ai en effet beaucoup de chose à faire.

Ce n’était pas la première fois que Lilas se plaignait de son « fiancé ». La jeune et jolie jeune femme, grande brune à l’œil de velours, plantureuse à souhait, parvient à enivrer quiconque d’un seul coup d’œil, et elle traine autant de cœurs derrière elle qu’un Fangeux traîne ses morts. Pourtant, sous son jeu de femme fatale à la séduction innée se cache un cœur tendre et naïf, une femme qui a donné son cœur au premier beau parleur un tant soit peu avenant. Avec un métier comme le sien et un petit cœur d’artichaut, elle n’a pas pu légitimement s’opposer aux demandes intempestives de moments privilégiés totalement gratis. Et là…La belle Lilas a perdu le sourire.

Un jour, Clarence l’a entendue pleurer dans sa chambre, en sourdine, pour que Madame Rose ou le Muet ne l’entende pas. Elle a frappé doucement à la porte puis est entrée, trouvant la jolie femme assise sur un tabouret , le visage caché dans ses mains. Un client venait de partir et avait été brutal. Brutal, parce qu’il a vu les traces de coups, des traces récentes, d’autres anciennes, sur son dos et ses épaules. Il en a donc déduit qu’il pouvait se permettre ce qu’il voulait et Lilas n’a rien osé dire par crainte que le Muet n’entre et ne découvre son état. Elle aussi tient à son travail, parce qu’elle ne sait rien faire d’autre que ce qu’elle fait entre ces quatre murs. Un corps abîmé est moins vendeur, moins désirable. Madame Rose aurait pu la renvoyer, sans état d’âme. Dépourvue de la moindre éducation, elle n’a pas les mêmes ressources qu’Iris qui, ce jour-là, s’est contentée d’écouter et d’apaiser le chagrin par des caresses silencieuses. En rentrant, elle a interrogé Clémence, pour connaître le remède adéquat à appliquer sur de telles blessures et a profité de la nuit tombée pour subtiliser un peu de baume à sa sœur.

Le lendemain, elle avait de quoi soigner Lilas et Iris s’est patiemment occupée d’elle, appliquant le baume sur les blessures en lui parlant d’une voix douce.

- Ce n’est pas un homme pour toi, Lilas…Il est brutal, il te fait du mal…

Lilas ne disait rien, elle se contentait de grimacer jusqu’à ce qu’elle avoue, à demi-mots :

- Je l’aime, Iris. Il dit qu’il m’aime aussi.

Iris avait pris le menton de Lilas entre ses longs doigts fins et avait dit, avec un sourire :

- Les gens qu’on aime, on ne les frappe jamais tu sais…

Pas de réponse. Juste une moue songeuse. Bien entendu, les paroles d’Iris sont restées vaines. Pourtant, les choses n’ont fait que se dégrader au point que Madame Rose en a eu vent, elle aussi. Loin de renvoyer Lilas, elle lui a également donné des conseils, afin de ne pas perdre une de ces meilleures sources de revenus. Rien n’y a fait. Lilas est entichée de celui qui lui fait du mal. S’il fallait un exemple de plus de ce qu’est l’amour et de ses ravages, Iris n’avait donc qu’à contempler la superbe brune, ses grands yeux tristes, sa démarche raidie par les coups et son teint pâle. Elle a essayé de l’aider, bien sûr, à plusieurs reprises, mais sans aucun succès. Jusqu’à ce jour où Madame Rose lui demande expressément de la sortir du guêpier dans lequel elle se trouve.

Une taverne et son auberge miteuse dans les bas quartiers. En compagnie de Desmond de Rochemont. Lilas y est depuis plusieurs jours, sans aucune possibilité de fuir, par crainte de voir surgir son « fiancé », ainsi qu’elle l’appelle. Iris n’est pas insensible à ce grand désarroi, bien sûr.

- Si cela peut aider Lilas, j’y consens.

S’il y a bien une personne qui peut la convaincre de sortir, c’est Iris. Et s’il y a bien quelqu’un qui peut les sortir toutes les deux de là à grands coups d’épée si besoin est, c’est le seigneur de Rochemont. L’un dans l’autre, la chose semble facile. Toutefois, Clarence pense qu’il n’est pas très professionnel de demander à un client tel que Desmond de les aider. Elle ignore tout de l’arrangement pris, bien sûr, Madame Rose n’ayant pas jugé utile de le lui expliquer.

C’est donc une Clarence totalement emmitouflée dans sa longue cape qui se présente près de Desmond, effectuant une gracieuse révérence avant de se hisser sur Tempête, sans dire un mot dans un premier temps. Ils ne se sont plus vus depuis ce jour de pluie, ils ne devaient d’ailleurs plus se revoir, à priori. Après de longues secondes de silence, elle murmure enfin, de sous sa capuche baissée :

- Je vous remercie d’aider Lilas…Je suis très inquiète pour elle.

Elle est totalement anonyme sous ce vêtement qui la couvre, toujours pour les mêmes raisons. La confidentialité. La crainte d’être découverte par sa sœur. Entre autres.

- J’espère qu’elle voudra bien me suivre et que cet affreux monsieur qui lui fait du mal ne sera pas présent.

Comme à son habitude, Iris est très classe dans sa présentation et je me contente moi, d’un bref signe de tête avant de l’aider à monter sur mon étalon. Après quelques mètres, elle me remercie et m’indique sa crainte. Il me faut quelques secondes avant de comprendre qui elle appelle l’affreux monsieur, il s’agit tout simple du petit copain de la prostituée, ce dénommé Claude Frollo. J’avoue que j’espère exactement le contraire, car sinon, je vais m’ennuyer ferme. Toutefois, je n’ai pas vraiment envie de parler de cela pour le moment et je lui demande, tout en guidant d’une main sûre ma monture :

Comment allez-vous depuis notre dernière rencontre ?

Je lui laisse quelques secondes pour répondre avant d’aborder le prochain sujet :

Avez-vous bien reçu le rosier ?

J’ai donné la consigne au jardinier le jour même qui m’a bien indiqué qu’il avait fait le nécessaire, mais on ne sait jamais avec les gens de maison, beaucoup sont fainéant de naissance et parfois un coup de fouet est le seul moyen de les motiver à faire correctement leur travail. Une fois que je suis rassuré sur ces points, je peux
continuer notre conversation :

Je n’aide pas Lilas, j’aide votre patronne, car je ne suis pas un client, comme je vous l’ai déjà dit, mais un partenaire en affaires.

La dernière fois, elle m’avait soutenu mordicus le contraire et j’avais lâché l’affaire, mais je sais moi aussi être une tête de mule quand je le souhaite. Je continue donc sur ma lancée, car il y a quelque chose que je ne comprends pas :

Je trouve votre amie très bizarre, si elle assez jolie pour en faire son métier, pourquoi elle n’a pas pris une personne qui la respecte un minimum ?

Moi qui pensais que les hommes riches voulant une maîtresse à entretenir étaient légion, j’ai dû me tromper, à moins que ce ne soit une masochiste, qui aime se faire frapper, même si c’est plus un truc de gens bizarre. Bref, je me pose plein de questions et je finis sur une dernière :

Entre vous qui pensez que personne ne voudra d’une ancienne prostituée et votre copine qui prends n’importe qui, il n’y a pas un juste-milieu ?

- Je me porte fort bien je vous remercie. J’espère qu’il en va de même pour vous…

Clarence se cramponne comme elle peut à cet énorme cheval dont elle sent les muscles rouler sous elle. Elle n’aime pas tellement être juchée en hauteur de la sorte, elle est beaucoup trop visible aussi prend-t-elle un soin infini de s’enrouler correctement, en prenant toutes les précautions pour qu’on ne la reconnaisse pas.

- Quant au rosier…il est déjà planté dans mon jardin, j’avais creusé un petit trou, tout exprès près du muret. Le meilleur endroit pour une plante, du soleil, un peu d’ombre, ce sera parfait. Je doute d’avoir des fleurs cette année, peut-être l’année prochaine…En tout cas, je vous remercie…vraiment.

Elle a entouré la plante de mille précautions, bien consciente qu’elle n’aura probablement plus pareille chance. De la paille au sol, de l’eau en suffisance, un tuteur pour lui permettre bien pousser…Elle a fait de son mieux même si elle n’a que peu de connaissances en jardinage.

Clarence sourit en remarquant qu’il ne la tutoie plus.

- Vous jouez sur les mots, pour moi cela ne fait absolument aucune différence…Vous êtes un client à partir du moment où vous payez pour nos services, même si ce n’est pas vous qui en profitez, si je puis dire.

Elle lève un regard doux pour Desmond, signifiant par là qu’elle ne désire pas particulièrement le contredire pour le plaisir. Elle lui expose juste son point de vue. Tout comme il est en train de le faire à propos de Lilas. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est assez manichéen, ce point de vue. Iris ne répond rien pendant quelques secondes, laissant passer un groupe de paysans portant des ballots de choses indéfinies sur leurs dos.

- Le physique ne fait pas tout…Lilas est une femme remarquable et gentille, belle comme un jour d’été sans nuage, mais…elle n’a aucune volonté face aux beaux parleurs. Elle s’abreuve de leurs paroles et il suffit que l’un d’entre eux soit doux dans son approche…comme son fiancé…Elle m’a raconté ce qu’il lui faisait. C’est un homme indigne. Il ne mérite pas une femme comme notre Lilas.

Elle triture ses doigts, un peu nerveuse à l’idée qu’il soit là bas. Iris n’est pas bien courageuse et elle ne sait pas se battre. Lors d’un conflit, elle est cette personne qui se planque sous la table en attendant que ça passe. Alors de là à aller potentiellement défier un homme deux fois plus fort qu’elle sur son propre terrain…enfin pour autant qu’il soit présent évidemment, ce qu’elle ne souhaite pas du tout.

- Les hommes qui respectent les femmes sont rares. Ceux qui respectent leur femme en connaissant leur passé semblent être des légendes…J’imagine qu’en sachant ce qu’elle fait, il a voulu en faire sa putain gratis en jouant sur ses sentiments…Ce ne serait pas le premier et ce ne sera certainement pas le dernier à le faire, Monseigneur.

Les dernières paroles de Desmond la heurtent profondément. Elle n’y répond pas immédiatement d’ailleurs, préférant détourner la tête pour cacher la peine qu’il vient de lui faire. Si, bien sûr qu’il y a un juste milieu. Probablement. Peut-être. Elle n’a jamais aimé aucun homme. Elle ignore tout de ces sentiments si beaux qu’elle connait uniquement par le biais de ses lectures. Iris connait la réputation des prostituées. Elle sait très bien que l’amour d’une putain ne vaut pas bien cher dans la balance des sentiments…du moins c’est ce qu’elle pense. Peut-être parviendra-t-elle à changer d’avis avec le temps mais pour l’instant elle préfère ne pas s’aventurer sur ce terrain-là, bien trop glissant à son goût. Elle ne désespère pas de trouver l’amour un jour, une romance idéalisée par toutes ses lectures et par son imagination débordante. Une romance dans laquelle elle n’est plus une putain et où celui qu’elle aime est un héros.

- Nous ne sommes plus très loin…, finit-elle par murmurer pour toute réponse.

Le décor vient en effet de changer. Il y a moins de monde, les maisons penchées les unes sur les autres ne diffusent aucune lumière, il y a des petits enfants pieds nus, en chemise, sur le pas de leur porte, occupés à montrer Tempête du doigt comme s’ils étaient à un spectacle. Les rues sont boueuses, certaines totalement exemptes de pavés et il y règne une affreuse odeur de pourriture qui oblige Iris à poser le revers de ses doigts sur son nez.

- Elle se cache à la taverne du chien noir, d’après ce que m’a dit Madame Rose…Vous connaissez cet endroit ?

Je suis rassuré quand la femme m’indique qu’elle va bien et qu’elle a bien reçu le rosier, je n’aurai pas à demander à Victor de faire fouetter par son intendant. Pour la suite de notre discussion, je me rends compte qu’elle n’a pas changé, utilisant un argument fallacieux pour me contredire encore une fois.

La discussion bascule ensuite sur son amie et pour résumé, c’est une conne. Je ne vois pas comment la qualifier autrement, une femme qui tombe amoureuse d’un homme violent, alors qu’elle peut avoir moult prétendants, est une idiote, jolie certes, mais une idiote quand même. Elle m’explique alors que ce genre de chose arrive souvent, mais j’ai des doutes, moi, je ne suis jamais tombé sur une telle femme, alors que j’en ai fréquenté des prostituées et pas qu'une !

Soit, je n’ai pas eu de chance, soit je suis loin d’être aussi charmant que son fiancé et je crains de connaître déjà la réponse. Je devrais peut-être, avant de lui casser les bras, demandé à ce jolie-cœur, comment il a fait. Je me rends bien compte qu’elle ne répond pas à ma dernière question, préférant rester silencieuse, et que j’ai dû faire une bourde quelconque en la posant, comme je ne veux pas faire de peine à mon interlocutrice, je lui dis :

Je suis désolé si mes paroles t’ont blessé, ce n’était pas mon but.

Voilà, je n’ai guère l’habitude de m’excuser, mais la jeune femme parait si fragile emmitouflé dans son vêtement que je peux m’empêcher d’éprouver une certaine pitié pour elle, sentiment qui d’habitude m’est complètement étrangé. Nous arrivons ainsi dans le quartier où se trouve l’auberge et le moins que je puisse dire, c’est que l’endroit est loin du standing de l’Esplanade. Ça pue, ça grouille de rats et d’enfants, les deux principaux porteurs de maladie de la cité, je vois même un homme allongé en pleine rue et je n’arrive pas à distinguer s’il est mort ou vivant, même si pour moi, cela ne fais pas de différence.

Quand Iris me demande si je connais la taverne où se terre son amie, je lui indique simplement :

J’en ai déjà entendu parler, mais je n’y suis jamais rentré.

Ce n’est pas vraiment le genre d’endroit que je fréquente d’habitude, ne voulant pas être couvert de puces en dormant là-bas. En tout cas, l’endroit est bien visible, car au milieu d’une placette dont la moitié des habitations est en ruine. Je laisse mon cheval près de l’entrée, n’ayant guère peur qu’on me le vol, Guerre sachant très bien se défendre tout seul et j’aide la prostituée à descendre, la portant si besoin pour éviter qu’elle marche trop dans la boue.

J’entre le premier, baissant la tête, car l’entré est trop basse pour moi. À l’intérieur, toutes les conversations se sont tues et je toise les cinq personnes présentes, qui boivent une infâme mixture que je ne toucherai même pas avec leurs mains. Je libère ensuite le passage à la jeune femme, attendant d’elle qu’elle prenne la suite de notre mission de sauvetage en main, après tout, c’est elle qui possède la compétence charisme de notre groupe.

- Ce n’est rien, Messire…

Les mots sont soufflés de sous la capuche. Il ne l’a pas fait exprès, elle en est convaincue. A dire vrai, elle est contrite à présent qu’il a remarqué sa tristesse. Il va falloir apprendre à mieux cacher ses ressentis, il est bien possible qu’un jour ceux-ci jouent en sa défaveur. C’est du moins ce qu’elle se dit alors qu’il s’excuse.

Arrivée devant le tripot, Clarence ne peut s’empêcher de frémir de dégoût. Elle est habituée aux endroits sains et propres, elle-même étant une adepte convaincue de l’hygiène personnelle. Il ne passe jamais une journée sans qu’elle ne prenne soin d’elle ou de son environnement, autant que faire se peut. Et voir tout cela…cette crasse, ce délabrement des immeubles et des corps, cette vermine qu’elle voit longeant les murs branlants…C’est une vision totalement atroce pour elle qui n’y est guère coutumière. La petite rouquine toute délicate remercie silencieusement les Trois d’avoir Desmond à ses côtés pour cette mission de sauvetage. Sans lui, elle n’aurait sans doute jamais pu traverser l’endroit saine et sauve.

Le géant entre dans le tripot qui se drape soudain d’un voile de silence lourd tandis que les clients regardent Desmond. Clarence, elle, le talonne, toujours emmitouflée dans sa cape. Inutile de s’afficher ici, elle sait que pauvreté, misère et alcool font très rarement bon ménage donc elle reste dans l’ombre du seigneur de Rochemont, jusqu’à ce qu’elle parvienne au comptoir, filant droit comme une ombre vers les verres opaques et les bouteilles poisseuses qui rutilent sur un vieux support en bois.

Là, il y a un homme qui en train de les scruter tous les deux, sans le moindre sourire, le regard brillant de cette lueur de soupçon typique des personnes qui ont tout à se reprocher. Il est en train de nettoyer un gobelet à l’aide d’un chiffon à la propreté discutable. S’il a toisé Desmond en un seul coup d’œil, il semble plus curieux de savoir qui se trouve derrière le seigneur et pose donc son ouvrage avant de tordre sa tête à droite, à gauche, générant des claquements secs en provenance de ses os.

- On est complet…Si ça vous démange, faudra attendre encore un peu les tourtereaux. Les piaules sont toutes occupées.

Un rire général secoue l’assemblée tandis que le tavernier sourit à son tour, révélant une dentition absente si on excepte un seul et unique chicot sur le dessous, un chicot qu’il suçote d’un air de convoitise malsaine en avisant Clarence. La jeune femme, elle, s’avance timidement et s’éclaircit la voix pour dire :

- Nous ne sommes pas là pour ça. Je viens voir une amie qui réside ici depuis quelques jours, d’après ce que je sais.
- Et comment qu’elle s’appelle, votre amie ?

Clarence a une hésitation. Elle connait le vrai prénom de Lilas et elle ne sait pas sous quel nom elle est renseignée dans cet endroit mal famé. La jolie rousse prend une longue inspiration et murmure :

- Elle s’appelle Alix. Grande, brune, très belle.

Le tenancier a un regard pour une tablée, furtif, une tablée là bas plus loin qui semble s’agiter assez pour que deux hommes sortent de la taverne rapidement. Clarence ne voit rien du manège et elle attend une réponse.

- J’vois…Elle est sous les toits. Au fond du couloir, la dernière porte à gauche. Prenez l’escalier là-bas, dit-il en désignant une porte noire entrouverte révélant des marches à peine éclairées par la lumière du jour et donc quelque peu angoissantes…

Clarence remercie d’un geste de la tête silencieux avant de se tourner vers Desmond.

- Vous voulez bien m’accompagner là-haut ?

Il n’y a pas à dire, les hommes disent tout aux jolies femmes, alors que j’aurais du sans doute menacer ou soudoyer le tavernier, il fait une blague et lui donne l’information, sans rien demandé en retour. Le seul problème est que deux hommes se lèvent juste après et quittent les lieux sans un mot. Je suis persuadé qu’ils vont prévenir le fiancé de la jeune femme, ce qui ne me dérange pas, je peux tuer une centaine de gueux d’une seule main, sans aucun problème.

C’est pourquoi lorsqu’Iris me demande de l’accompagner en haut, je lui dis en souriant :

Bien sûr, je suis là pour cela.

Escorter est mon métier et tuer est ma passion, alors si je peux réunir les deux aujourd’hui, ce sera une bonne journée. J’ouvre donc le chemin, faisant bien attention à ne pas semer la jeune femme en marchant trop vite. Il y a quelques bouteilles vides sur les marches que j’écarte avec mon pied pour éviter que mon accompagnatrice ne tombe à cause d’elles.

Arrivé à l’étage, il faut zigzaguer entre les rats crevés, les traces de vomis et bien sur d’autres tâches que la morale réprouve, et c’est là que les paroles du propriétaire des lieux font sens, car certaines personnes n’attendent pas d’être entré dans leurs chambres pour faire leurs affaires. Le coin est loin d’être silencieux avec des cris de douleur, des gémissements de plaisir et par-dessus tout cela des enguelades, comme si la misère du monde était rassemblée ici, ce qui doit être probablement le cas.

Après avoir esquivé tout cela, nous arrivons finalement devant la dernière porte à gauche et j’indique à la prostituée :

Prenez votre temps, rien ne presse. Je resterais là, autant qu’il le faudra.

Je tiens à avoir mon combat, alors il faut laisser à son fiancé l’opportunité d’arriver, avec un peu de chance, il aura des amis et je vais pouvoir repeindre ce couloir en rouge. Une fois au Temple, quand j’étais gamin, j’avais écouté un prêche qui m’avait beaucoup marqué, qui parlais de purification par le sang, j’ai donc bien envie d’essayer, afin de voir comment cela fonctionne, sans doute mon côté grand enfant.

Le tenancier suit le départ de Desmond et de Clarence dans les escaliers sans dire un mot. Une vague lueur de convoitise au fond de ses prunelles délavées apparaît brièvement. C’est que la silhouette de Clarence est visible même sous sa cape et annonce une jeune femme au corps splendide. Quoiqu’il en soit, une rude taloche sur l’arrière de son crâne clairsemé le rappelle à la raison. Une dame imposante, corpulente, aux bras gros comme ses cuisses grommelle, en essuyant ses mains sur son vieux tablier :

- C’pas pour toi, ça. Va donc t’occuper à ce que tu sais. Grouille-toi.

Le vieux tenancier disparaît dans une pièce à l’arrière de la taverne au milieu des rires de l’assemblée, des rires que Clarence et Desmond peuvent entendre au milieu de tous ces autres bruits parfaitement audibles depuis le couloir sombre qu’ils arpentent en silence. Il y a ici toute la misère du monde, en effet. L’odeur qui règne en cet endroit mal famé est si épouvantable que Clarence en est réduite à placer un pan de sa cape devant son nez, ne possédant pas de mouchoir parfumé pour protéger ses sens.

- Par les Trois…Tant de misères…C’est abominable, comme peut-on vivre ici…

A un cri de joie – ou de souffrance, elle ne sait le dire - un peu plus fort que les autres, elle tourne la tête et s’il n’y avait la pénombre, Desmond aurait parfaitement vu sa pâleur soudaine. Elle ne se sent pas très bien et désire en finir au plus vite, ne serait-ce que pour pouvoir respirer un peu d’air frais. Quoiqu’il en soit, elle frappe à la dernière porte sur la gauche non sans opiner de la tête, en silence, aux paroles de Desmond. Aucune réponse. Elle insiste, il n’y a aucun bruit. Plissant les lèvres, elle actionne le mécanisme de la porte et entre, passant timidement sa tête.

- Lilas ?

Elle ouvre la porte plus grande et aperçoit alors la silhouette d’une femme dans un coin, recroquevillée sur son lit, une femme qui ne dit rien.

- Lilas…Ma chérie, c’est moi…Madame Rose a reçu ton message et elle m’envoie…Lilas ?

Clarence fronce les sourcils et ferme la porte sans s’occuper du reste de la pièce, uniquement inquiète de l’absence de réaction de la femme dont elle perçoit les contours sous les draps salis. Rapide comme une petite ombre, elle file jusqu’à la couche pour s’asseoir sur la paillasse, posant une main sur les courbes, en murmurant :

- Madame Rose a fait aménager ta chambre, le temps que tu te remettes et qu’on trouve une solution pour ton « fiancé »…Lilas, tu m’écoutes ?

Elle appuie sur l’arrondi d’une épaule et ne rencontre aucune résistance. Blême, elle soulève alors la couverture pour s’apercevoir qu’il n’y a rien d’autre ici qu’un fantoche de paille garni de crins de cheval marron. Un leurre. Un piège. Quoiqu’il en soit, Clarence n’a pas le temps de crier. Une lame vient de se placer sous sa gorge tandis qu’une voix féminine et doucereuse souffle à son oreille :

- T’es tellement prévisible et gentille, petite idiote…
- … !

Lilas. C’est elle. Clarence est pétrifiée par la peur, elle ne dit rien, sentant son cœur battre à toute allure, ne comprenant absolument rien à ce qu’il se passe ici.

Dans le même temps, dans le tripot, au rez-de-chaussée, une petite troupe d’une dizaine d’hommes armés de mauvais couteaux, d’épées ébréchées et de fourches arrivent, avec à leur tête un homme d’une trentaine d’années. Il dépasse les autres d’une tête, tout en muscles sous sa veste d’un vert autrefois semblable à celui des forêts et qui n’évoque plus que la pourriture. De longs cheveux marrons mal peignés, un front bas et un regard perçant, il dégage cet indubitable charisme de meneur, tout à fait perceptible au silence qui vient de se faire dans le tripot. La grosse dame pose ses poings sur ses hanches et crache, virulente :

- Où que t’étais encore ? Ta putain est en haut, t’avais pas dit qu’elle viendrait avec un buffet à vaisselle !
- Maman…Ferme la, tu veux…Elle devait venir avec un type qui cause pas. Chauve. Le gardien de leur saleté de baraque là-haut…C’pour ça que les gars sont venus me chercher, ils f’ront pas le point contre lui, je l’ai observé de loin, le salaud. Il doit bien peser le poids d’un âne mort…Une fois qu’il est cané, on bute la rouquine et Alix reprend sa place de favorite…
- Ouais ben j’espère bien…C’est pas les trois malheureux ruffians que tu envoies ici qui vont nous faire vivre, ton père et moi. Alix, c’est une bosseuse, elle. On a besoin de son pognon ! Et il est pas chauve ton gars. Et il a au moins une tête de plus que toi encore, c’est un monstre…jamais vu un type aussi grand.

Claude hausse les deux yeux au ciel, sortant une dague de son fourreau, avant de la faire bouger habilement dans sa main droite.

- Rufus, Blaise, les autres, dans l’escalier. Butez moi ce gros lard, qu’on en finisse. Alix se charge de la rousse.

Il y a alors un bruit de pas précipité dans l’escalier, tous les hommes sauf Claude avancent vers Desmond, tandis que la chambre…le temps s’est arrêté.

J’ai l’impression que la demoiselle que j’escorte n’est pas vraiment attendue, à moins que la fameuse prostituée que nous sommes venus sauver crains trop son fiancé pour bouger, les femmes dans leur majorité manquent de courage, c’est bien connu. Il n’y a que les miliciennes et certaines mercenaires qui puissent relever le niveau.

Je ne suis donc pas surpris du manque de réaction et je laisse Iris entrer, sans me faire de soucis, après tout, que pourrait-il mal se passer ? En plus, je n’ai guère le temps de m'en soucié car mon cadeau vient d’arriver ! Ce n’est pas un, ni deux, mais dix gueux qui viennent d’arriver, se gênant mutuellement. C’est vraiment mon jour de chance et je dégaine d’un seul geste, disant aux nouveaux venus :

Qui veut y passer en premier ?

Je les vois tous s’arrêter, sachant qu’ils ne peuvent avancer qu’à trois de front, j’ai l’avantage et j’attends patiemment qu’ils soient à porter de mon allonge avec de charger, car je compte blesser les trois premiers pour m’amuser, les prenant complètement par surprise. Ma première victime, un homme grand et tout maigre, essaye de parer avec son coutelas, mais je lui tranche proprement la main, celle-ci n’a même pas le temps de tomber que je suis déjà sur un tout jeune, ne devant pas avoir plus de vingt ans lui ouvrant proprement le ventre et il s’évanouit sur le coup. Mais ce n’est pas fini, car il en reste un légèrement plus remplumé que les autres, il a surtout une belle barbe qui se teinte de rouge quand je l’empale avec mon épée et qu’il se met à cracher du sang, sa pauvre défense ayant à peine ralenti ma lame.

Résltat du lancé de dé:

Si je résume, un des attaquants a perdu une main, l’autre est évanouis et le troisième a un sacré trou dans le ventre. Je suis plutôt satisfait et je me recule donc de quelques pas, demandant d’une voix forte à celui qui semble être leur chef et qui est resté prudemment en arrière :

Tu dois être Claude, enchanté de faire ta connaissance.

Je lui souris et je lui dis d’une voix douce :

Je suis Desmond de Rochemont.

Je les vois murmurés entre eux, quelques-uns semblent avoir entendu parler de moi et de mon titre de meilleur épéiste à deux mains. Je décide de pousser mon avantage en leur disant :

Tu vas avoir du travail pour nettoyer tout cet endroit, on va bientôt patauger dans le sang de tes hommes ici, d’ailleurs qui est motivé pour prendre la première ligne?

Jet d’intimidation:

Je les vois se concerter et certains reculer, en tout cas aucun d’eux ne semble presser de m’attaquer. Voyant sans doute qu’il perd le contrôle de la situation, leur chef se met devant, levant bien les mains pour dire qu’il n’est pas armé et il me dit :

Soyez raisonnable messire, nous ne voulons que la fille, vous nous la donnez et nous vous laissons partir sans dommage.

Amusé par sa proposition, des malandrins m’ayant proposé un marché similaire, il y a peu, je frappe à la porte de la pointe de mon épée pleine de sang, sans quitter mes opposants des yeux et je dis fort à travers la porte :

Iris et Lilas, vous êtes prêtes à sortir ? Ils semblent que nous ayons besoin de vous.

Je ne compte bien sûr pas accepter leur proposition, je n’aurai jamais pensé m’amuser autant en venant ici, en plus Iris refusera de laisser Lilas dans les mains de cet homme. Oui, la vie, c’est comme une boite de confiserie, on ne sait jamais sur quoi on va tomber.

Dans la chambre, l’atmosphère est pesante, pleine de cette tension qui décide d’un avenir ou d’un trépas. Maintenue par la seule présence de cette lame sous son menton, Clarence est pâle, très pâle. Son cœur bat à toute vitesse tandis qu’elle essaye de comprendre de quoi il retourne. Lilas en veut à sa vie. Lilas…Celle qu’elle a écoutée si souvent et protégée aussi, soignée parfois…Lilas ? Une tueuse ??

- Laisse moi partir, Alix…Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est moi, Clarence !

La pression sur la gorge vient de s’affermir, la jolie rousse se tait, les larmes aux yeux. Le visage de Clémence, toujours doux et tendre, apparait en son esprit alors qu’elle ferme les yeux en se mordant la lèvre. Dans son dos, la jolie brune ne dit rien parce qu’elle écoute tout en maintenant fermement sa prise. Elle a entendu le bruit dans l’escalier branlant, elle a entendu cette voix dans le couloir…Or Le Muet ne parle pas. Il y a donc un changement de dernière minute. Un changement qui la rend nerveuse.

- C’est qui le type du couloir ?
- D…Desmond….Desmond de Rochemont, balbutie Clarence qui n’ose toujours pas crier.

Alix plisse les lèvres de dépit. Ce nom circule volontiers dans les milieux sombres, un nom qui est prononcé avec certains égards et beaucoup de crainte aussi.

- Rochemont…Manquait plus que ça…Fait chier…

Alix n’est pas stupide. Elle est en tout cas un peu plus rusée que son amant qui envoie sa piétaille à deux sous face sur un colosse surentraîné et armé. Elle entend déjà les bruits de la lutte, les cris étouffés, les râles d’agonie aussi, tout autant que les autres résidents de l’étage qui se barricadent dans leurs chambres en plaçant des meubles devant leur porte. Rien ne se passe comme prévu.

- Alix, pitié…Laisse moi partir, je t’en supplie.

La brune grimace en avisant toutes les solutions possibles. Il est désormais établi que sortir par la porte face à un Desmond de Rochemont armé est hors de propos. De plus elle entend la voix de Claude qui semble baisser les armes.

- Tout ça, ce serait pas arrivé si t’étais restée dans ton petit cocon de bourgeoise. L’a fallu que tu te pointes et y en a plus eu que pour toi ! La plus belle chambre, les clients propres, les fleurs et les cadeaux ! Moi, j’ai du me contenter de tes restes ! J’ai perdu plein de pognon à cause de toi ! Je me suis pris des roustes à n’en plus finir à cause de toi, juste parce que je ne rapportais plus assez !

Monter un petit stratagème pour susciter la pitié et la confiance de Clarence a été facile. Il a suffi de jouer la femme malheureuse, de profiter de son inexpérience d’alors et de ses beaux sentiments pour en faire une amie. La suite n’a été que mensonges, tromperies, dans le seul et unique but de l’attirer ici, en retirer un bon prix en la vendant à qui en voudra – morte ou vive - puis réintégrer le Jardin pour reprendre sa place et sa chambre, sa vie d’avant, sans éveiller le moindre soupçon. Tout était parfaitement orchestré, même la mort du Muet qui aurait permis à Claude de prendre sa place et donc d’étendre son influence là-haut. La mort de Madame Rose et celle d’Alwinn était également envisagée à moyen terme pour prendre le contrôle définitif de l’endroit. Tout est foutu parce qu’au lieu de venir accompagnée d‘un homme lambda un peu plus fort que les autres, elle est ici en compagnie d’un tueur qui ne fera pas de quartier. Alix a un regard pour la fenêtre qui donne sur les toits.

Dans le couloir, l’odeur s’est imprégnée de rouille et de sel, une odeur de fer, de sang qui se répand partout entre les interstices du mauvais plancher. Claude a laissé ses hommes prendre les risques, des risques qui ne sont guère révélés payants puisqu’ils sont au sol à rendre leur souffle, les yeux exorbités par la surprise et la douleur.
Sa mère avait raison, ce n’est pas le Muet du Jardin. C’est une tout autre catégorie qui s’annonce là bas devant la porte fermée de la chambre d’Alix. Un colosse à peine dérangé par l’attaque simultanée de trois hommes. Bien. Il faut donc revoir sa stratégie, tenter autre chose en espérant qu’Alix se soit débarrassé de la rousse qui est l’obstacle sur son chemin.

Il a un regard pour la porte de la chambre tandis que Desmond demande aux filles de sortir. Sa main est proche du fourreau de sa dague, toute toute proche…

Dans la chambre par contre, la tension vient de monter d’un cran. Alix n’entend plus le moindre bruit dans le couloir. Claude n’agit pas. Il avait pourtant dit qu’ils iraient jusqu’au bout. Et dans l’esprit calculateur de la brune la solution s’impose d’elle-même. Si Clarence est ici en compagnie d’un homme pareil, c’est qu’elle est plus importante que prévu. Peut-être même que si Clarence meurt, cet homme à la férocité reconnue sera sur ses talons pour l’abattre à son tour. Téméraire mais non courageuse, elle fait le choix de vivre dans la clandestinité sans avoir à se tourner toutes les minutes pour être certaine qu’on ne la suivra pas.

La main d’Alix vient de poser sur la bouche de Clarence tandis que la lame tremble sur la peau, occasionnant une entaille qui saigne immédiatement. Pourtant, la brune n’achève pas son geste. Elle recule soudainement et abat le manche de l’arme sur l’arrière du crâne de la rouquine qui s’effondre au sol, face contre terre, les cheveux se parant de subtiles nuances de carmin. La lame entre les dents, elle ouvre alors la fenêtre et s’enfuit par les toits, sans demander son reste. Que Claude se débrouille, elle, elle trouvera toujours des solutions pour s’en tirer.

Clarence, elle, n’entend, ne voit, ne ressent plus rien. Elle est évanouie sur le sol, blessée à la tête et à la gorge, le visage inondé de larmes.

Personne ne répond donc à Desmond, ce que constate Claude qui pense qu’Alix a bel et bien exécuté sa tâche. Un sourire mauvais s’affiche sur son visage tandis qu’il dit, d’une voix chargée de sous-entendus :

- J’crois que ta putain ne répondra plus, la mienne a sans doute fait le boulot qu’on attendait d’elle. Les gars ? En avant !

Le reste des hommes, six au total, chargent sur Desmond, en compagnie de leur meneur cette fois. Ils sont en colère après la mort de leurs camarades, ils sont prêts à tout pour abattre Desmond.

C’est bizarre que personne ne réponde à mes coups frappés à la porte et j’avoue que les paroles du fameux Claude m’inquiètent un peu. Je ne comprends pas vraiment ce qu’il se passe et j’aurais volontiers continué à m’amuser ici, tuant ses hommes de main les uns après les autres, mais je ne suis pas venu pour cela.Je pourrais toujours revenir plus tard, c’est pourquoi quand je les vois charger, j’ouvre la porte de la chambre de Lilas qui n’était pas fermé à clé et j’entre, faisant tomber une armoire pour les bloquer quelques secondes.

Je vois un lit avec un mannequin de paille dessus et surtout Iris, au sol, à côté, ensanglanté. Je me dépêche de la rejoindre et je m’aperçois qu’elle respire encore, mais je n’ai guère le temps d’observer ses blessures, car la porte vient d’être défoncée par mes poursuivants et prenant la jeune fille sur mon épaule, je passe par une fenêtre qui est déjà ouverte en grand et qui donne directement sur les toits.

Je vois en contre-bas mon cheval, et sans plus réfléchir, je saute sur un tas de foin juste à côté. Le foin ralentit ma chute, mais je me rattrape mal et ma cheville vrille un peu, c’est donc en boitant que je rejoins ma monture. Heureusement pour moi, aucun des brigands ne possède d’arc ou d’arbalète, ils n’ont pas dû penser que serait utile à l’intérieur.

Je m’en veux un peu de m’enfuir comme cela, mais la jeune femme que j’ai amenée est ma priorité, j’aurais dû la protéger et je n’ai pas réussi, c’est mal. J’indique à mon étalon de foncer grâce à une pression de mes jambes et aussitôt, il part au galop, trop content de se lâcher un peu. Nous quittons rapidement ce quartier, direction le temple où on pourra convenablement la soigner, à seulement quelques minutes de là.

Je n’ai plus qu’à la porter à l’intérieur, où une prêtresse la prend immédiatement en charge, je la dépose sur une table prévu à cette effet et on me fait sortir, pour ne pas déranger. J’en profite pour laver mes mains couvertes de sang, provenant des bandits et d’Iris et je laisse mon épée à l’entrée comme le veut la coutume.

Je dépose ensuite un petit bijou que j’avais conservé d’une de mes précédentes aventures sur l’autel, comme offrande et je me mets à prier, demandant aux Trois de soigner les blessures de la jeune femme, son destin n’étant pas de mourir aussi tôt.

Deux heures passent, augmentant mon inquiétude, puis la prêtresse revient, manifestement fatigué et elle me demande :

Que s’est-il passé ?

Ne voulant pas mentir à une personne du culte, je lui dis la vérité :

Je ne sais pas, elle était censée voir une amie, au bout d’un certain temps, comme elle ne donnait pas de nouvelle, je l’ai rejoint et je l’ai trouvé ainsi. Comment va-t-elle ?

Je vois mon interlocutrice soupirée, sans doute que mon récit ne l’aide en rien, mais elle me répond quand même :

Votre femme a une entaille au niveau du cou et une belle bosse au niveau de la tête. Elle vivra, mais elle ne devra faire aucun effort pendant un certain.

Elle me regarde ensuite dans les yeux, pour bien me faire comprendre et ajoute même :

J’ai bien dit aucun effort, vous avez bien compris ?

Je hoche la tête pour bien marquer ma compréhension et elle me montre la chambre où elle a été installée. J’entre donc et je m’aperçois qu’ils doivent vraiment penser que nous sommes mariés, car il n’y aucun chaperon et la robe d’Iris est posé dans un coin. Cette dernière est installée sur un lit, recouverte d’une simple couverture, les yeux fermés. Je m’assois sur une chaise, lui prennant doucement la main et j’attends patiemment qu’elle puisse ouvrir les yeux. Quand ce sera le cas, je lui demanderai doucement :

Comment tu te sens ?

Clarence ne s’aperçoit de rien, plongée dans le profond sommeil d’une inconscience salutaire. Ce n’est qu’au Temple qu’elle finit par reprendre peu à peu conscience. Les sons environnants lui sont familiers, les chants psalmodiés, l’odeur aussi, cette odeur d’herbes médicinales que sa soeur rapporte parfois à la maison, entre ses jupes. Est-ce elle qui tient sa main présentement ? Elle ressent une chaleur douce au bout de ses longs doigts.

- Clémence…

Elle ouvre péniblement les paupières, gênée par la lumière qui rend les contours de l’endroit un peu flous, comme si tout était nimbé de nuages. Une vive douleur vrille son crâne, juste derrière ses yeux. Elle serre les doigts, faiblement.

- Clémence c’est toi… ?

Elle rouvre les paupières, un peu plus grand cette fois, pour distinguer non pas les délicats et familiers contours de sa sœur mais la silhouette d’un géant qui lui tient la main et qui lui demande comme elle se sent. Malgré la douleur, elle se redresse brusquement pour ensuite gémir tant la souffrance est grande. Clarence s’effondre sur son oreiller. Et les souvenirs lui reviennent peu à peu. Le tripot dans lequel ils se sont rendus. Le tavernier. Alix. La rouquine se rappelle les paroles horribles prononcées par Lilas qu’elle était venue aider et qui a tenté de la tuer avant de l’assommer brutalement. Ce sont des souvenirs épars, peu clairs mais douloureux.

- Messire de Rochemont…

Elle passe sa main libre sur sa gorge avant de toucher, du bout des doigts, les bords de sa chemise. Sa robe…elle n’est plus là, elle est en chemise...Elle tourne la tête vers Desmond et ôte doucement sa main avant de remonter la couverture jusqu’à son menton, quelque peu gênée par cette situation connue et pourtant tout à fait inhabituelle...Etre en chemise sous une fine couverture face à un homme qui n'est pas un client...

- Que s’est-il passé… ? J’ai mal partout…

De sous sa fine protection de tissu, elle observe le géant.

- Je suis ici depuis longtemps ?

C’est bien la première fois que l’on me compare à une femme, même dans les soirées les plus arrosées, personne n’avait jamais fait cette erreur. Je ne dis rien pour ne pas la choquer, mais il suffit qu’elle ouvre les yeux pour qu’aussitôt, elle essaye de s’enfuir en me voyant. Son état de grande faiblesse ne lui permet pas de se lever de son lit, mais elle récupère quand même sa main toute douce.

Elle ouvre enfin la bouche, mais pour se plaindre, comme tous les individus de sexe féminin, avant de poser une question qui m’étonne quelque peu :

J’allais te poser la même question, de mon côté tout s’est bien passé, une dizaine de va-nu-pieds c’est présenté, j’en ai mis trois hors de combat et j’allais continuer tranquillement ma tâche, quand j’ai entendu le fameux fiancé, Claude, dire qu’une femme allais faire un certain travail sur une autre femme ou quelque chose d’approchant.

Il a plutôt employé le terme de prostitué, mais comme nous sommes dans un temple, j’adapte mon langage, puis je lui remets doucement une mèche de cheveux qui s’était mise devant ses yeux avant de continuer :

J’ai frappé à la porte de la chambre et comme je n’avais pas de réponse, je suis entré. Je t’ai vu étendu sur le sol, évanouie, je t’ai donc ramassé, sauté par la fenêtre et amené au Temple. Tu as pu être soigné et cela fait maintenant deux heures que tu dors et ne t’inquiète pas, ce n’est pas moi qui t’ai enlevé ta robe.

Je lui souris en prononçant ces derniers mots, puis je lui demande :

Je n’ai pas bien compris tout ce qu’il s’est passé, qui a osé te blesser ?

Dès que j’aurais le nom du coupable, je vais le trouver, le capturer et le torturer pendant des jours et des jours. J’écoute donc sa réponse, puis je lui indique à voix basse :

Sans que je comprenne pourquoi, les soigneurs pensent que nous sommes mariés, alors essaye de jouer le jeu.

Juste quand j’ai terminé, je vois justement une sœur arriver, la même qui m’avait demandé de ne pas fatiguer Iris et qui me regarde d’un air désapprobateur :

Je vous avais dit de ne pas l’épuiser. Il faut que vous sortiez, je dois changer ses bandages.

Je hoche la tête pour montrer que j’ai compris et prenant la robe de la jeune femme, je lui dis simplement :

Je vais t’en chercher une autre.

Je ne peux pas la ramener chez elle avec une robe pleine de sang, je vais donc rapidement chez un tailleur pour en demander une équivalente et déjà réalisé et revient le plus rapidement possible au Temple. Une fois dans les murs, je me retrouve devant la porte fermé et je frappe à la porte, me présentant :

C’est moi, Desmond, je peux entrer ?

Clarence tourne la tête pour éviter de le regarder. Elle n’a pas vu Lilas, elle n’a fait que l’entendre et à présent elle se dit que c’est peut-être bien mieux comme ça…Au moins n’aura-t-elle pas le souvenir d’un regard plein de haine…Juste celui d’une voix pleine de mépris et de frustration. Il a donc combattu une dizaine d’hommes ? Et mis à terre trois d’entre eux ? Elle se sent vraiment ridicule et faible face à lui, elle qui n’a même pas eu le courage de crier de peur de souffrir et de mourir.

- C’était un piège, destiné à me tuer…

Lorsqu’il remplace une mèche de ses cheveux, elle rentre sa tête dans ses épaules, non sans grimacer de douleur par la suite. Les gestes doux et gratuits, elle n’en est pas coutumière non plus visiblement.

- Elle pensait que je viendrais en compagnie du Muet…Elle voulait…Elle voulait reprendre sa place...

Les lèvres de Clarence se plissent en une moue de tristesse avant de fermer les yeux.

- Quand je suis arrivée au Jardin, je n’étais qu’un Bouton comme toutes les autres. Puis un jour Madame Rose m’a donné la plus jolie chambre…de beaux habits…tout ça, c’était à Alix mais elle n’était pas jalouse…C’est ce qu’elle m’a dit à l’époque.

Elle se souvient bien de ce jour-là, de cette première fois dans cette chambre spacieuse et propre, avec des fenêtres et de lourds rideaux, de jolies fleurs. Tout ça parce qu’un client avait dépensé une fortune rien que pour elle. Madame Rose avait alors envoyé Lilas dans une autre chambre, avec moins d’espace, moins d’habits, moins de privilèges…Clarence rouvre les yeux.

- Elle pensait que moi partie, elle pourrait reprendre sa place…Tuer le Muet…Je sais pas pourquoi…Il est gentil lui aussi…Un peu comme vous.

Comment expliquer ça à sa sœur maintenant ? Et Madame Rose ? Elle ne peut pas travailler pendant quelques jours, elle a une marque sur le corps, c’est disgracieux et elle n’ose pas évoquer ces courbatures qui lui vrillent le corps, certainement due à une chevauchée rapide dans les rues de la cité. Et si Clémence se trouvait ici ? Par les Trois…Que lui dire ?? Une attaque de voleur, quelque chose dans ce genre là…Oui, ça pourrait sauver les apparences, au moins quelques jours. Il n’en demeure pas moins qu’il reste Madame Rose.

Elle n’a toutefois pas le temps de prolonger plus avant ses ébauches de réflexions, une prêtresse fait irruption non loin d’eux et les regarde tous les deux d’un air visiblement désapprobateur. Rouge jusqu’au front, Clarence remonte la couverture jusqu’à son nez cette fois, balbutiant un remerciement incompréhensible à son faux époux parti lui chercher une robe. Pourquoi fait-il tout cela ? Elle n’est qu’une prostituée, elle ne lui doit rien et lui non plus ne lui doit rien. Il pouvait très bien s’en aller et la laisser là, pour vaquer à ses occupations de seigneur.

Sous les mains expertes de la prêtresse, Clarence se laisse faire, docile. Sa sœur n’est pas au temple, sinon elle serait déjà là, à ses côtés, c’est une certitude. Donc c’est qu’elle est sans doute au chevet d’une patiente privée cette fois, quelque part dans la cité. Toutefois, elle demande, d'une voix douce:

- Clémence Sarravilliers est-elle au Temple, Ma Mère?
- Je ne sais pas, je vais me renseigner.

Si la prêtresse le permet, elle pourra peut-être sortir bientôt et d’abord aller raconter tout cela à Madame Rose. Ne serait-ce que pour l’avertir qu’elle ne sera pas en état de travailler dans les prochains jours.

Lorsque Desmond revient, elle replace la couverture jusqu’à sa gorge et lui répond, d’une voix tranquille :

- Oui…

Il entre dans la pièce et porte une robe. Cela la touche bien sûr, vraiment beaucoup.

- Vous n’étiez pas obligé de faire cela, j’aurais trouvé un moyen…Quelque chose pour cacher…Quoiqu’il en soit…Je vous remercie…Vous m’avez sauvé la vie…Que puis-je faire pour vous remercier, Messire de Rochemont ?

- Est-ce que l'une de vous serait Clémence Sarravilliers ? demanda la prêtresse qui venait d'entrer dans la petite pièce.
-C'est moi, rétorqua la sage-femme qui se releva, étonnée que l'on demande après elle. Que puis-je pour vous, ma mère ?
- J'en sais trop rien mais une jeune femme a demandé si vous vous trouviez ici. J'ai dis que j'allais me renseigner, c'est chose faite, répondit la prêtresse en haussant les épaules.
-Va voir, c'est peut-être l'une de tes patientes. Je peux terminer ici.

Clémence la remercia d'un simple hochement de tête avant de s'essuyer les mains sur un chiffon usé. Elle laissa Soeur Berthilde et la jeune mère pour suivre la prêtresse inconnue dans les couloirs du temple. Qui pouvait bien être cette fameuse patiente ? En était-elle réellement une, d'ailleurs ? L'inconnue ne lui avait fourni aucune information, impossible pour elle de savoir qui était cette fameuse jeune femme mais elle n'allait pas tarder à le savoir. La prêtresse s'arrêta devant une porte sur laquelle elle frappa avant de l'ouvrir sans attendre de réponse…

La première personne qu'elle vit lui était inconnue. Un homme, non, plutôt une montagne à la mine renfrognée… Son regard glissa ensuite vers le lit et son cœur cessa de battre, ses poumons de respirer.

- Clarence ?! s'esclama-t-elle, morte d'inquiétude, avant de venir s'asseoir sur le rebord du lit sans se préoccuper de bousculer le colosse. Mais bon sang, qu'est-ce que c'est que ça !?Que s'est-il passé ?

Trop inquiète pour lui laisser le temps de répondre, Clémence se retourna vers l'inconnu en lui offrant un regard noir, lourd de reproches. Elle se redressa d'un bond pour lui faire face même si l'homme était bien plus grand et plus imposant qu'elle. La sage-femme ne se laissa pas démonter pour autant.

-Et vous, qui êtes-vous au juste ? Seriez-vous le responsable de tout ceci ? D'où connaissez-vous ma sœur ? Mais vous allez répondre oui ?!

Évidemment, quelque part au fond de son être, Clémence était parfaitement consciente que cet homme-là n'était probablement en rien responsable de son état. Il aurait pu certainement la trouver dans la rue, blessée et la conduire jusqu'au Temple pour qu'elle y soit soignée… Mais l'aînée des Sarravilliers était bien trop inquiète, effrayée et en colère pour réfléchir. Il s'agissait de sa sœur, la seule personne qui comptait dans sa vie, qui comptait plus que tout. Il lui fallait un responsable, il lui fallait quelqu'un à blâmer, à cogner même, bien qu'elle se retint de porter le moindre coup à l'armoire humaine en face d'elle.

-Je veux savoir ce qui s'est passé et qui est responsable de cela, gronda-t-elle en désignant sa soeur et le bandage que celle-ci essayait de cacher sous une couverture.