La lectrice des songes

Marchant jusqu'au temple, le jeune écuyer cogite, dans sa tête, il y a toujours cette multitude de pensées concernant son existence, et ce qu'il doit faire. Bien-sûr, il s'efforce de suivre la raison, de suivre sa foi pour devenir chevalier, mais les craintes sont toujours là.
Son coeur rebelle ne cesse de lui jouer des tours et de le torturer. Sixtine lui révéla qu'il s'agissait peut-être d'une malédiction, et lui conseilla de rencontrer une interprète des rêves.
Alors il entra en contact avec une Prêtresse de Rikni à qui l'on prête cette fabuleuse compétence. Oui il se souvient de la plupart des rêves dans lesquels apparaissent la belle Clarence, et ce, bien avant qu'il ne fasse sa rencontre.

Au fil des jours, il comprit que cet amour maudit faisait certainement partie de son parcours initiatique, et qu'il devait vaincre cette tentation afin de ne pas tomber dans le péché. Il se souvient encore où il était tout proche d'ôter la vie de celui qui s'approchait de trop de sa dulcinée !
Il a encore en mémoire ce sentiment de haine, de rage, son sang qui bouillonnait, et son coeur qui en palpitant lui ordonnait de tuer cet homme.
Il se souvient de sa lame effleurant la peau du cou de cet homme qu'il haïssait, puis, ce frémissement dans son esprit, l'image de Dame Léonice, de sa foi qui venait enlacer son poignet pour retenir son geste.

Il se souvient de sa crispation, de ses tremblements, de ses doigts qui relâchent l'épée, du bruit du fer sur le sol, et de l'homme qui partit en courant, vomissant, et lui qui restait à genoux, en larme, les larmes de son coeur qui perlaient sur ses joues.

Devant le temple, le jeune homme soupir, il se demande comment va se passer cette entrevue. La prêtresse lui avait donné rendez-vous à la bibliothèque.
Comme à son habitude, l'écuyer s'arrête dans l'alcôve, là même où il prêta serment d'allégeance à la Dame à la chevelure flamboyante...
Après ce recueillement plein de piété, l'écuyer se dirige vers la bibliothèque du temple. A l'intérieur, il y trouve un calme digne de ce genre d'endroit, d'ailleurs, il remarque rapidement qu'il n'y a pas grand monde.

Il se faufile au milieu des allées, observe les livres, et est impressionné par tous les ouvrages. Un peu plus loin, dans un coin isolé, il remarque une Dame assise sur une chaise devant une petite table ronde. Serait-ce elle ? Se demande-t-il, en se rapprochant et en voyant sa question devenir une affirmation du fait de la tenue qu'elle porte mais aussi de son allure.
- Bonjour Madame, je suis Emeric, dit-il en restant debout d'une voix basse.

Darine se tenait altière, impassible derrière le voile de batiste noir qui couvrait sa figure pâle. Deux bras fins, au derme soyeux, s’échappaient de l’obscurité qui la couvrait et à travers le tissu, elle posait sur le monde, son regard empreint de beauté et de malédiction. Habituellement, elle recevait les âmes torturées dans un endroit moins publique, mais certaines choses avaient changé. La dernière cérémonie de lecture des rêves avait abandonné un goût rance et terrible sur les parois de son âme. Parfois, elle songeait encore à Théophile Castaing, à ce qu’il devenait maintenant. Quand elle était au temple, elle quittait peu la bibliothèque – en particulier ses archives, et s’évertuait à chercher une trace d’Alice Castaing, quelque part au détour d’un registre. Certains prêtres avaient condamné sa quête. La Fange avait privilégié les canaux oraux ; bien peu d’entre eux avaient eu la priorité de tenir avec assiduité des états civils durant la catastrophe qui avait frappé les portes de Marbrume.

Madame.

Plutôt, original. Les fidèles savaient rarement comment la nommer : ils tâtaient les appellations du bout de leurs lèvres fébriles : Sœur, Ma Sœur, Sœur Darine – dans le meilleur des cas, mais Madame. Elle aurait ri, si elle avait eu le cœur à la bienveillance. Le Temple avait asséché ses états d’âme. Ses prunelles saisirent le portrait d’Emeric ; s’attardèrent sur sa jeunesse évidente dont il découlait une maladresse courante. La Fange n’avait pas effacé toute trace de naïveté des visages.

Les étagères qui se dressaient autour d’eux composaient une étrange forêt dont le bois pourrissait lentement. Peu de gens savaient lire à Marbrume ; l’érudition demeurait le privilège des nobles et surtout, des gens de foi qui ne s’intéressaient guère plus à la sécularité de leur condition. La caste de la prêtrise, dont elle faisait partie bon gré, mal gré. Derrière son voile transparent, elle s’humecta les lèvres pour chasser la sécheresse qui avait gagné sa bouche et ses lèvres.

- Je vous écoute, articula-t-elle de sa voix dans laquelle coulait le miel de l’autorité.

Après un léger silence, elle précisa :

- Rikni vous écoute. Alors, choisissez bien vos mots, Emeric. Est-ce que vous pressentez que ce sont de bons ou de mauvais rêves ?

Le voile devant le visage empêchait Emeric de la voir. Ce mystère l'intriguait, mais il le comprenait également. Ainsi, la Dame pouvait mieux observer, et lui, n'aurait qu'à se concentrer sur son récit. Son regard se pose sur la Prêtresse, il dessine avec ses yeux les traits de sa silhouette et il y voit toute la piété autant qu'un véritable charisme tout religieux.

Sans attendre, la Prêtresse de Rikni lança la séance. Elle y ajouta un avertissement sur le choix des mots. L'écuyer ravale sa salive. Il porte ses mains sur son coeur. Il a peur. Il craint de s'égarer.
D'une façon solennel, le jeune écuyer pose ses deux genoux au sol.
- Avant d'arriver à Marbrume, mes nuits furent bercer par des nombreux rêves, et souvent, elle m'est apparue, débute-t-il d'une voix tout à fait sérieuse et impliquée, une jeune femme qui m'attirait, et que je courtisais, la plupart du temps, elle prenait ma main, ouvrait une porte, un jardin se trouvait derrière, puis, un baiser et là, je me réveillais. Il fit une pause, cherche les mots, il fouille dans sa mémoire. Toujours la même femme, si belle, dans mes rêves, je suis un chemin merveilleux, plein de fleurs, d'arbres, et elle m'en détourne d'un simple sourire.

Les mains de l'écuyer se crispent.
- Elle n'était qu'un rêve, un doux rêve, puis au début de ce mois de mai, je suis arrivé à Marbrume, c'est là, que je l'ai vu, et que mon coeur déjà fort épris de cette image s'est retrouvé foudroyé d'amour. Depuis, je n'ai cessé de craindre de pécher, de commettre un acte contraire à la foi... Guidé par ce sentiment.

Un silence, sa tête se baisse, il se pince les lèvres, et se confesse.
- Il y a peu j'ai failli tuer pour elle ! Une larme coule le long de ses joues. Je suis parvenu à retenir mon geste, mais, est-ce que la prochaine fois cela sera possible ? Je crois que si je n'avais pas rencontré Dame Léonice au Temple, si je n'avais pas eu la révélation qu'elle pouvait me montrer le chemin de la chevalerie, j'aurais commis cet acte odieux.

Une nouvelle larme, il lève les yeux vers la Prêtresse, fixe le voile en croyant apercevoir des traits, cherchant inutilement un regard.
- Est-ce que cet amour est maudit ? Est-ce un ensorcellement ? Pourquoi rêvais-je d'elle ? On m'a dit qu'il pouvait s'agir d'une épreuve. Demande-t-il avec un léger air d'impuissance devant ce flot de sentiment qui le traverse. Quant à son coeur, il n'a cesse de lui rappeler qu'il doit chérir la belle Clarence à en franchir les interdits. Mais sa foi ne voyait pas cela de la même façon... L'interprète des rêves pourra-t-elle lui répondre ? Que peut-il faire face à la Dame de ses Rêves ? Pour l'instant, il a foi en Dame Léonice, il sait qu'avec elle, il voit clairement le sentier à prendre pour devenir chevalier, mais il est effrayé par les sursauts de son coeur.