Une livraison pour les de Sabran

Le maître des lieux semble être d’accord avec moi et quand il me conseil de parler de ma théorie au Roi, je lui dis avec un grand sourire :

C’est inutile, il est d’accord avec moi, puisque les bannis peuvent se déplacer sans être tué à vue. C’est pourquoi vous pouvez d’ailleurs les faire travailler.

La fille Sabran semble aller dans mon sens, car elle me remercie. Le second sujet apporté est plus terre-à-terre et je lui réponds après quelques secondes de réflexions :

Je ne demande pas grand-chose, le triple de ma consommation journalière de nourriture. Les légumes ont une grande valeur marchande de nos jours et j’arrive toujours à les échanger en dehors de la capitale, ce qui n’est malheureusement plus le cas des pièces d’or ou d'argent.

C’est malheureusement vrai, la vie était plus facile avant, avec une bourse, on pouvait aller n’importe où et acheter n’importe quoi, mais c’est devenu impossible. La survie avant tout, c’est devenu le nouveau credo. Je hoche la tête vers la jeune femme quand elle indique qu’elle quitte les lieux, car parler d’affaire est effectivement une affaire d’homme.

Toutefois, pour paraître polie, je me lève et je m’incline, jusqu’à ce qu’elle soit partie. Je ne fais aucun commentaire sur mon attitude, car ce n’est pas mon rôle et indique simplement à l’homme qui fait face :

Je suis désolé, mais je ne peux pas rester plus qu’une semaine, j’ai de nombreuses affaires qui m’attendent. Toutefois, je suis entièrement à votre service pendant ce laps de temps. Combien de mordus voulez-vous héberger et quels sont les systèmes de protection que vous voulez mettre en place.

Je lui précise pour que tout soit bien clair :

J’ai participé à de nombreuses batailles et je n’ai pas cessé de mettre mes connaissances à jour, je pense être un bon tacticien.

La rébellion de sa fille le laisse de marbre. L'enfant devenue adulte s'affirme et il ne peut qu'apprécier ce tempérament qu'il devine fier. Il laisse donc son convive palabrer et expliquer ses qualités pour tenter de justifier un prix ridiculement exorbitant. Avec ce qu'il imagine le voir consommer en une journée, Icare se doute bien que Rochemont pourrait le mettre sur la paille rien qu'avec son ventre. Le mercenaire n'en reste pas moins sûr de lui et c'est une bonne chose. Un sourire anime finalement les traits du noble tandis qu'il se sert une pleine assiette de comminée.

"Une semaine sera bien assez longue pour vous." Le double sens est évident, mais le Comte n'envisage pas lui laisser le temps de le comprendre - si tant est que Rochemont soit capable d'un tel exploit. "Je vous propose le double de votre consommation personnel ce qui, pour un homme normalement constitué, tient du festin. Fruits et légumes sont cueillis et cultivés sur place. Le gibier est chassé par mes gens. Vous pourrez vous joindre à eux si vous appréciez de prendre des risques. Le vin est à consommer dans ces murs et de manière toujours raisonnable."

Son regard sombre se porte sur le colosse alors même qu'il n'attend pas son accord pour étayer le reste de ses exigences ; nombre de personnels attendus, nature des travaux exigés, qualité des matériaux, plans... Le repas se passe ainsi entre négociations et instructions, entre plats et verres de vin. Icare ne cherche pas à impressionner ou à convaincre, il est persuadé de trouver un partenaire de travail en la personne du mercenaire. Un homme de parole qui tiendra ses engagements sans chercher à le tromper. Il n'est pas à ce point stupide. Au final, le repas se passe agréablement - tout du moins il le pense - et le Comte finit par donner son ultime condition.

"Si nous sommes d'accord. Je rajoute ce dernier point qui lui, n'est pas négociable." Il marque une pose et sert un digestif à son convive. "Ma fille est et restera hors de votre portée."

Je suis content que le maître des lieux et ma personne avonstrouvé un accord, même s’il pense que je vais manger toutes les provisions. Je vais bien sûr en garder une partie pour le troc. En tout cas, avec les mets qu’il propose, je devrais être capable de faire de bonnes affaires, une fois parti d’ici. Quand il me propose de faire de la chasse, je lui réponds, un peu gêné :

Je ne m’y connais guère en traque, et je pense que je serais plus une gêne qu’autre chose.

Pour le vin, c’est une bonne chose et il faudra que je fasse attention, j’ai tendance à avoir une bonne descente et il ne faudra pas que j’abuse. Je dois faire bonne impression. Nous négocions donc durant tout le repas et je fais bien attention à tout retenir. Il n’y a rien de très compliquer, mais mon nouvel employeur à des exigences précises et je vais faire en sorte qu’il soit satisfait.

Arrive finalement le dernier point, pile au moment où j’étais en train de boire le digestif que le noble vient de me servir, et je suis tellement surpris que j’avale de travers. Je dois tousser pendant une minute pour aller mieux et je lui réponds, encore essoufflé par cet incident :

C’était évident pour moi, votre fille est comtesse. Je n’ai jamais eu l’intention de parler à votre fille en dehors de votre présence et je ferais bien attention à ne jamais être seul avec elle durant tout mon séjour ici. Je vous le jure sur les Trois.

Pour moi qui suis quelqu’un de profondément religieux, cette promesse vaut plus que tout l’or du monde. Je suis en tout cas, tout à fait honnête envers mon interlocuteur, Esmée est belle, jeune, intelligente et comtesse, bref, elle ne s’intéressera jamais à quelqu’un comme moi, comme le dit si bien Icare, elle est et restera hors de ma portée.

"Ma fille est Vicomtesse." Rectifia t-il. "Mais que cela ne vous empêche pas de respecter votre serment."

Le ton est évidemment ferme. Icare de Sabran ne permettra plus qu'on approche sa fille autrement que sous son regard. Il a des projets, des ambitions. Choiseul et sa réhabilitation ne constituent que le début. Quand tout prendra place, quand les vérités seront révélées, il ne faudra pas qu'un freluquet se trouve sur son chemin. Cette fois-ci, Hermance ne sera pas là pour l'infléchir.

"Pour le reste et omme nous nous sommes entendus sur les termes de notre accord, je vous ferai visiter la propriété dès demain. Nous ne pouvons prétendre à barricader l'intégralité du domaine de chasse. Comme je vous l'indiquais précédemment. En attendant..." Il se met à l'aise sur son siège, profitant de ce qu'ils ne sont plus qu'entre hommes pour s'offrir un autre verre de digestif.

"J'aimerais que vous me racontiez une petite histoire."

Il laisse son regard se porter vers le Chevalier et tout en levant la bouteille d'alcool pour en proposer à son convive, attendit de pouvoir le resservir avant d'enchaîner.

"Il y a un an, environ, vous vous êtes occupé de corriger un jeune gredin. Un petit noble sans grande envergure, blond... Si ma mémoire est bonne, et elle l'est, vous aviez pour consigne de le molester avant de l'abandonner dans les marais." Un léger sourire vient tirer sur le coin de ses lèvres alors qu'il repose la bouteille sur la table.

"Je suis curieux."

Je me fais reprendre par le comte sur le titre de sa fille qui ne serait pas comtesse, mais vicomtesse. Pour moi, Vicomtesse est un titre de noblesse attribué à l'épouse d'un vicomte. Dans la hiérarchie des titres de noblesse, il se situe en dessous de princesse et de duchesse, mais au-dessus de celui de baronne. Alors qu’une comtesse est une femme qui possédait un comté. Cette deuxième définition me paraît être la bonne, mais je ne suis que l’invité ici, alors je n’insiste pas.

J’apprends que dès demain, je devrais me mettre au travail, car comme aurait dit mon père, pas de repos pour les braves. Il me propose ensuite un autre verre que j’accepte volontiers, tout en lui précisant :

Ce sera mon dernier.

Il faut quand même que je sois raisonnable. Si j’étais à Marbrume, être légèrement éméché ne poserait pas de problème, mais ici, cela peut être la différence entre la vie et la mort. Il me demande ensuite de lui raconter une histoire, alors que j’allais lui répondre que je suis loin d’avoir les talents d’un barde, il précise sa requête. Je lui souris et je m’assois également confortablement, pour lui répondre :

J’ai fait comme vous me l’avez demandé, je l’ai assommé et emmené via un réseau de ma connaissance, à l’est de la capitale, dans les marécages. Il n’a posé aucune résistance, je pense qu’il était en pleine dépression. Il pensait que votre fille était morte, je n’ai bien sûr rien dit à ce sujet. À la fin, il s’est montré courageux et a serré les dents, sans se plaindre.

Je pense que son état d’esprit à changer pendant la « séance », je l’ai d’ailleurs poussé dans ce sens. Je n’ai plus qu’à conclure :

Je l’ai pendu par les pieds à un arbre, bien amoché, mais sans blessures sérieuses et j’ai attendu pour m’assurer que quelqu’un allait venir à son aide. Il est donc potentiellement en vie, mais sans grande certitude. Voulez-vous savoir autre chose ?

Au lendemain du couronnement, Icare s'était imaginé étrangler Luynes de ses propres mains. La rage qui l'animait alors voulait le consumer avec une telle violence, qu'il en était venu à saccager toiles de maître et mobilier. Bibelots et affiquets n'avaient plus trouvé aucune place sûre dans sa demeure. Le Comte avait ruiné, brisé, déchiré tout ce qui se trouvait à la portée de ses poings. Il n'avait alors pas eu le fin de mot de l'histoire. Inconsciente et en proie à une terrible fièvre, sa fille n'avait pas émergé de l'étrange sommeil dans lequel sa blessure l'avait plongée. Elle était restée inanimée pendant des jours, se réveillant seulement par intermittence pour leur livrer quelques pensées chaotiques. Aussi n'avait-il pas été en mesure de comprendre ce qui s'était déroulé pour elle cet après-midi là. Tout du moins, pas grâce à elle.

Le Comte de Sabran s'était alors renseigné pour obtenir quelques informations. Il avait envoyé et payé - parfois à prix d'or - quelques révélations puis le silence de témoins souvent douteux. La version qu'il avait finalement pu reconstituer le laissait furieux. Cependant Esmée n'avait jamais voulu corroborer les dires de ses informateurs. À tort, elle avait continué de protéger son fiancé en taisant sa version des faits. L'idiote.

Quoiqu'il en soit, Icare n'avait jamais été plus cruel que nécessaire. Oeil pou oeil, dent pour dent. Cette devise qu'il s'appliquait à respecter avec rigueur lui interdisait de directement attenter à la vie de Marin. Il avait donc échangé idées et suggestions avec Rougelac jusqu'à trouver la punition adaptée à sa vengeance. Un châtiment proportionné et égal à ce qu'Esmée avait enduré. Ni plus, ni moins.

"Non Rochemont. Nous lui avons laissé une chance. S'il ne l'a pas saisie cela ne nous concerne plus. Vous avez attendu qu'il soit secouru et ce n'est rien de moins que ce que j'attendais de vous. S'il est encore en vie, il n'a pas refait surface ici. Bien sûr, Esmée ne sait rien de tout cela et j'aime autant qu'elle n'en sache jamais rien. Alors, je compte sur votre discrétion. Elle est seulement persuadée qu'il a fini par l'oublier et la remplacer. Ce qui, de vous a moi, me paraît fort probable."

Il laissa filer un lourd soupir avant de refermer la bouteille d'alcool fort.

"Nous avons fait ce qu'il fallait." Répéta-t-il comme s'il avait voulu s'en convaincre. "Elle finira par le comprendre." Il avait prononcé ces derniers mots d'une voix moins appuyée, avant de relever les yeux vers le mercenaire.

"Je projette de retourner à Marbrume vers la fin du printemps. Peut-être même avant cette période. Je veux que nous retrouvions notre place à l'Esplanade et Esmée, bien sûr me rejoindra avant l'été. J'avais songé à la faire voyager discrètement, mais je préfère finalement qu'elle profite de la protection d'un convoi de la milice pour faire le trajet depuis Usson. Je tiens néanmoins à ce qu'elle soit sous bonne garde. Peut-être pourrais-je faire appel à l'une de vos lames ? Auriez-vous quelqu'un à me recommander ?"

Le maître des lieux répond par la négative à ma question. Je suis rassuré, j’ai bien fait tout comme il le fallait, ce qui était loin d’être facile. Je pourrais creuser un peu le sujet, lui demander pourquoi il fallait le punir et pourquoi il pensait qu’Esmée était décédé, mais ce n’est pas mon rôle. Il ne s’agit pas d’une conversation d’égal à égal, mais d’un noble à une personne déchue de son titre.

J’ai vraiment hâte de le récupérer ce fameux sésame. Quitter le monde du petit peuple pour refaire partie de l’élite. En attendant, je vais continuer à développer ma guilde, les Boucliers de Marbrume et il a d’ailleurs une nouvelle mission à me confier et je lui réponds en souriant :

Je peux en effet trouver une personne connaissant bien la région et prêt à sacrifier sa vie pour votre fille. Dites-moi quand et où vous désirez réaliser ce voyage et je ferais le nécessaire. Il faudra juste m’envoyer un courrier quelques jours en avance et votre fille aura une protection, je m’y engage.

Si j’arrive à montrer aux sang-bleus que je suis quelqu’un de confiance, je suis sûr que je gagnerai en influence. Bien sûr, je resterai toujours affilié à mon bienfaiteur, le comte de Rougelac, mais si je peux développer ma propre puissance, ce sera une bonne chose pour nous deux.

Je constate qu’Icare a déjà refermé la bouteille, ce qui est une mauvaise chose. Toutefois, comme je suis son invité, je ne moufte pas et je lui demande simplement :

Avez-vous d’autre projet où vous auriez besoin de moi ?

Le colosse a une carte à jouer, Icare en a conscience. Il en profite même alors qu'il sait sa réputation ternie et entachée par quelques mésaventures. La notoriété de l'ancien Chevalier est telle qu'il n'a pas besoin de s'encombrer de politesses quand il envisage faire appel à lui. Le Sabran y trouve un certain confort. Au moins, avec lui, il n'a pas besoin de peser ses mots.

"Parfait Rochemont ! Je ne manquerai pas de dire ma satisfaction quant à votre travail."

Il se redresse et repousse son siège avant de se mettre debout. Il n'est pas nécessaire de faire durer cet entretien plus longtemps. Même s'il se trouve loin de l'Esplanade, le Comte continue à taire ses ambitions. Elles sont pourtant nombreuses. En un an de presque exil, il a eu loisir d'échafauder le plan de son retour au sein de la Cour. Un plan qu'il a été forcé de modifier et de modeler pour qu'il tienne compte de l'actuelle situation. La Fange a nourri le pouvoir d'exigences nouvelles et quand certains de ses pairs se sont contentés d'appliquer les règles d'un jeu devenu désuet, il a admis devoir repenser sa stratégie.

"Nous nous voyons demain. Pour l'heure, vos services aussi excellents soient-ils, me sont inutiles."

Esmée a certainement rejoint son office. Il ne fait aucun doute qu'elle a veillé à offrir un bon accueil à leur hôte. Il trouvera donc un domestique ou deux pour le guider et le mener à ses appartements. De son côté, le Comte de Sabran a encore beaucoup à faire. Qu'il s'agisse de répertorier les matériaux réceptionné ou de revoir les baux des fermages qu'il entend mettre à la disposition de métayers, il y passera le reste de sa journée. Un investissement qu'il consent à la tâche, persuadé que c'est bien dans la terre du Labret que se jouera l'avenir de l'humanité.

"À demain Rochemont."