Marbrume


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 Et rond, et rond petit patapon

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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyMer 5 Jan 2022 - 23:59
7 mars 1167

Le départ depuis Usson s’était fait aux aurores. Malgré son état renversé, l’ingénieur, fort d’un hier productif précédant une nuit d’effluves, avait néanmoins réussi à s’arracher à ses songes, à son sommeil tourmenté, témoignant de la rosée et du gel matinal ; d’une nature on ne peut plus luxuriante pour un homme qui passait, d’ordinaire, le plus clair de son temps acculé dans sa tour d’ivoire à Marbrume. La sérendipité, en voilà un mot qui était compliqué. C’était pourtant le cheval de bataille du vieil ingénieur boiteux ; se soumettre à l’incertitude, au hasard et, dans une moindre mesure, au risque. Sa rencontre naguère avec un nocher lui avait immédiatement élargi les horizons ; pourvu qu’il ne se fît pas mener en bâteau. Et cette dernière passion de l’incertitude l’avait mené — ou plutôt ramené — au Labret, terre promise, fertile, qu’il avait déjà foulée pour y officier quelques services à la hauteur de son crû : érection d’une saline sur le littoral, aménagement de fortifications sommaires contre la Fange. Il était déjà loin, le temps où il avait deux bras et deux jambes, énergique malgré la relative vieillesse, un brin charismatique quand il savait faire fi de ses démons.

Aujourd’hui, il avait deux bras et trois jambes. Et il était tributaire de convois marchants qui voulaient bien l’entreposer entre deux gros sacs à tubercules, jambe étendue dans le chariot, reposé comme un clochard qu’on avait ramassé au bord de la route. Pérégrinant dans ses propres songes, le miasme succédant à l’éclair de génie et l’éclair de génie succédant au miasme, il lui arrivait de sortir des bêtises à ses infortunés camarades de voyage.

« Tout va bien, Monsieur l’Ingénieur architecte ?
Comme un radis. Je me posais seulement une question.
Laquelle, Sieur Duval ?
Si un vendeur de chaussures est curieux, il semelle de tout ? »

Mais le vieux bougre n’obtint en réponse qu’un haussement d’épaule, et le charettier coi continuait sa route comme si de rien n’était. Il empochait une poignée de sous pour le service rendu et cela valait bien une petite heure ou deux à supporter les jérémiades incompréhensible d’un intellectuel en peau d’ivrogne.

Le tour d’Edgar l’avait ainsi conduit à Genevrey. La dernière fois qu’il s’y était présenté, le panorama n’était pas aussi développé. Les palissades avaient poussé, mais quelques coups d’œils précédaient déjà quelques gueulantes en vue lorsqu’il aurait pri à parti le chef du village. Il s’était immédiatement mis à l’ouvrage à son arrivée ; à peine avait-il pris possession de la mansarde à l’auberge qu’il avait mené sa ronde autour des palissades, décelant les prémices de ce qui pourraient être des failles béantes sur le moyen terme. L’hiver semblait ne pas avoir pardonné aux rondins hasardeux, protections de fortune vouées à colmater un temps, plus appropriées pour briser la vue que pour briser la charge d’une harde de Fangeux affâmée.

Il s’était retrouvé en fin d’après-midi à l’auberge, accoudé au comptoir, noyant ses pensées noires dans de la piquette de premier choix, dans un verre en bois à peine rincé. Il espérait se fondre parmi la populace bien en chair, pour ensuite faire bonne chère au milieu de paysans qui suintaient la joie de vivre en rase campagne. Mais le vieux boiteux comprenait bien : fût-il sobre ou non, il n’était pas le bienvenu ici. Première : on avait refusé son invitation à boire un verre, on sussurait pour ne pas ébruiter quelque conversation qui ne trouverait pas grâce à ses oreilles. Eût-il rendu quelques bons et loyaux services à la petite communauté, il demeurait un artisan de la dernière garde, ombre de lui-même, conscient qu’il n’avait pas sa place ici.

Alors, comme le naturel revenait au galop, il décida d’assumer son appartenance à une classe qui ne l’enchantait guère, et bientôt le liquide sombre vinaigré avait disparu pour faire place à un plus grand crû, plus goûteux, plus fourni en arômes. Et plus chargé aussi.

Sa vue s’était troublé. Son humeur apaisée. Mais pas celle des autres clients, qui ne purent exprimer un répit qu’après le départ d’Edgar. Le vieil ingénieur se dit qu’il profiterai pour faire le tour du village, très exactement cent trente-sept fois, avant de retrouver sa couche au grenier. Il marchait presque de travers, attirant sur lui des regards foudroyants, mais des invectives, certainement pas. C’était un innocent qui donnait la frousse, voilà tout.

Mais il y avait des formes blanches qui s’approchaient de lui. Des êtres quadripèdes, qui ne semblaient pas avoir peur de cet homme qui fleurait des senteurs d’hydromel ou, pour le moins exotiques. Elles semblaient crier, Edgar ne se souvenait pas du verbe sur le moment, mais sans qu’il ne se l’expliquât, il essaya de converser avec elles.

« Et toi t’en penses quoi du coin ? Tu te sens en sécurité derrière ces palissades ? Tant que tu te sens en vie tu te soustrais à la mort ? Une belle lapalissade, n’est-ce pas…? »

Mais il n’eut en retour que des braillements. Il jura un instant avoir affaire à un cheval, mais cela semblait trop blanc. Et le garot trop bas, aussi.

« Tu veux pas m’répondre ? Tu veux que j’fasse parler la canne ?! »

Mais le mammifère à la silhouette floue ne réagit pas. Elle se rapprochait d’Edgar, précédée de congénères curieuses qui s’agglutinaient autour de lui.

« Du calme, du calme. Je vais vous apprendre à résoudre les équations de Trichelin dans un espace Ambroisien à trois dimensions. Mais faut trouver une salle de classe… Doit y en avoir au Temple. Allez… Allez mes amis… »

Ce faisant, de sa canne, il esquissait d’amples gestes, jouant le rôle d’un berger sot l’espace d’une seconde. Pourvu que les bêtes le suivissent…

« Personne ne l’saura… On dira pas à la C.E.E. »

En référence à la Cour Étatique Empirique du roi Sigfroi.
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GuillemettePaysanne
Guillemette



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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyJeu 6 Jan 2022 - 20:12
Le soir fait tomber ses grands bras roux sur les lignes troubles de l'océan. Depuis les bords boisés du Sud du Labret, surplombant Sarrant, je guette ma chienne. Trois brebis ont mis bas aujourd'hui, et elle s'occupe de rapatrier la dernière vers le coeur du troupeau.
Je soupire. J'ai déjà trois petits rats blancs et mous en bandoulière ou sur le dos. Avec deux de plus, je ne réponds de rien.
J'entends trembler un petit bêlement sous un chêne fourchu, en contrebas. La brebis est là, rouge aux cuisses, et la queue giclant des deux côtés de ses flancs. Un tout petit agneau vacille juste derrière, le nez Capscha collé sur son dos, sa tête, son ventre.
Un soupir, derechef.
Je me déhanche lentement dans la pente raide, glisse sur un roc, gronde un peu et atteins le petit. La mère l'a léché, mais il a encore le cul humide. Le soleil ne nous laissera plus assez de temps, calculé-je. Tant pis. Je l'attrape et l'installe en travers de ma nuque. Je remonte, roucoule mon rappel, et pique au nord-ouest.

J'atteins Genevray par la porte Sud et la lumière a beaucoup chuté. Je hâte mon monde. Passer à travers le village, je ne le fais habituellement pas, mais mon dos geint et mes pieds aussi. J'éviterai de trop relever la tête.

Les brebis s'engagent en tête, mais les chèvres, réticentes, me cèdent le pas. Courbée sous mes quatre fardeaux juvéniles, je ne discute pas. La taverne est déjà vive, un long rectangle blond rougi embrase le sol nu de la place du village, les champs lui ont rendu leur cargaison de bras épais, de cous courts et de poils de poitrine, venant bramer leur virilité avant que de rentrer à leurs pénates.
Des soirs comme ça, où les "choses" s'oublient.

Un caquètement éraillé fait soudain dresser mes oreilles. Tordant ma nuque pour voir, j'entends bêler. Une exclamation pâteuse surenchérit. Je me redresse, interdite.
Une espèce d'échalas joue de sa cane à grands moulinets au-dessus d'un nœud de brebis rondes et perplexes.

« Tu veux pas m’répondre ? Tu veux que j’fasse parler la canne ?! »

" C'est qui celui-là... Jamais vu ici moi... "

Le petit blanc qui me pend autour du cou rue soudain des deux pattes arrières. Je perds un peu mon équilibre en le faisant descendre, bras tendus devant moi, deux autres petits empilés dans ma besace ventrale, et un troisième dans mon dos. Quand je me redresse, je le vois encore s'escrimer contre de l'air, et vaciller en invitant mes dames à le suivre.
Je m'approche, le sourcil inquisiteur mais l’œil ébahi.

« Personne ne l’saura… On dira pas à la C.E.E. »

Je n'arrive pas à rire.

" Eh, bonsoir... C'est pas l'ivrognerie habituelle que vous leur chantez-là... J'peux vous aider à quelque chose peut-être ? Non parce que si vous vouliez bien me laisser mes bêtes... "
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Edgar DuvalIngénieur
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyJeu 6 Jan 2022 - 21:20
Edgar avait pris son élan. Ou, du moins, ce qu’il croyait être une trinité chevaleresque, jusqu’à ce qu’une voix féminine, quoique ferme, au timbre autoritaire, lui ramena les pieds sur terre. La matrice qu’il s’était imagée dans son esprit se troubla au point de n’être qu’une chimère consumée. Il redressa le menton, détaillant autant que possible, parmi les effluves et le crépuscule rougeoyant, une femme à la silhouette grâcieuse, mais dégagant un semblant de caractère paysan. Il lui fit un geste machinal de la main, surpris par ce surcroît d’attention à son égard. À nouveau il baissa le chef sur ce qui était trois…

« Brebis… Ooooh les brebiiis ! LES-BRE-BIS ! »

Chantant presque, il se mit à rouler ses « r », approchant, flâttant les encolures des ovins tandis que l’une d’elle semblait davantage intéressée par le contenu de la poche d’Edgar. Sa main finissant de parcourir la surface laineuse de la bête, il la fourra dans son manteau pour en sortir une miche. Tel une espèce de prophète qu’il n’était pas et ne serait jamais, il rompit le bricheton, maladroitement, assiégé par l’empire de l’impatience et de la gloutenerie des braves bêtes. Il se surprit à se fendre d’un éclat de rire comme il n’avait peut-être jamais ri depuis les prémices de cette époque mortifères.

Il se sentait vivre.

Presque larmoyant de bonheur comme d’ivresse, il se soustraya aux quadrupèdes, sa canne bien ancrée dans la terre battue au rythme de ses pas, se rapprochant de la possible propriétaire des lieux et du troupeau.

« Moi ? M’aider ? J’ai l’air de quelqu’un qui veut être aidé ? Ce sont vos brebis qui ont bien besoin de… »

Il regarda par-dessus son épaule. La blanche trinité s’en était retournée à leur bienfaiteur du moment, à la recherches de nouvelles denrées, un rien salvatrice pour les papilles.

« … De PAIN ! Et dire que moi j’le préfère bien brassé… »

Sa main libre broussa le poil dru d’un des animaux.

« Je ne me souviens pas vous avoir croisée céans quand je suis passé par ici. J’ai bien cru que ce serait la dernière fois… Pardonnez, hum, cet écart à l’intention de vos aimables bê- brebis. Je ne me l’explique pourquoi, mais je les ai, sur l’instant, trouvées indiscutablement plus intéressantes que mes congénères. La harde prévaut sur la horde. »

Il sourit, secouant la tête. Elle lui paraissait sympathique malgré le caractère burlesque de leur rencontre, et son état d’ébriété inhibait toute animosité envers les inconnus qui sauraient troubler sa quiétude d’âme.

« Et en parlant de horde, j’ai croisé une belle brochette de cons dans la taverne. J’ai voulu leur offrir à boire, mais personne n’a voulu passer du temps avec moi. Ces hommes prennent leur sécurité pour acquis, vous dis-je. Et puis ils m’ont regardé de la tête aux pieds comme si j’étais “de la haute”, pour reprendre les mots de… »

Mariotte ? Que venait-t-elle faire dans ses pensées ? Il la chassa.

« Passons. Je passais par là pour faire un état des lieux. Et je n’ai pas fait le tour de votre maisonnée, seule les palissades m’ont interpelé. C’est mal fini et il faut que je m’en retourne tôt ou tard avertir la petite bureaucratie de Marbrume pour mettre plus de moyens sur la protection de Genevrey. Parce que sinon, les paysans d’ici, ils n’auront plus le loisir de mépriser l’indécrotable soiffard que je suis… Et… Et… »

Et il parlait trop.

« Moi, c’est Edgar Duval. Navré de vous présenter des hommages si pauvres, mais je ne m’attendais pas à adresser la parole à un être humain aujourd’hui… Des fois on souffrirait les crocs de la Fange pour fuir la solitude… Non mais, je vous jure… »
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyJeu 6 Jan 2022 - 21:38
Ah. Ah cette fois, je ris. Pas moyen d'autrement. Un grand canard au cou agile se tortille, se fend de révérences, pâteux des molaires, son nez busqué plongeant au sol, ses mains s'encrassant de suint sur la laine rude des brebis.

J'envoie une main, sans le lâcher des yeux, et Capscha, en retrait et mal assurée, file s'occuper de rassembler les bêtes au centre de la place en rond serré. Il faut pas que je traîne.

Il s'est tourné vers moi, tout boiteux et tanguant plus que sur mer. Je ris du dedans, mais surveille son air. Là, la petite pause. Ah, les palissades, la bureaucratie. Un de la ville envoyé contrôler les moyens de sécurité du Labret ? Il doit pas avoir été envoyé spécifiquement pour Genevray. J'attends, le guette, me penche un peu de côté pour le voir de par en-dessous quand son nez choit encore de l'avant, comme si son front devenait brusquement trop lourd.
En v'la un drôle.
Distance tout de même. Un homme est un homme.
Je siffle la chienne, recharge le petit bout d'agneau en travers de mes épaules, et en pivotant lui lance :

" Eh bien monseigneur de la ville, je monte à mes pénates moi, avec tout ça d'oreillers, montrant le troupeau. Si une dernière lampée vous inspire, face à la lune qui devrait pas tarder à monter, j'ai un trou de terre juste de la bonne taille pour vot' séant, et une outre de vin du coin, qui vaut ce qu'il vaut quand on a soif. Vous venez avec ? "

Le ciel s'est encore assombri. La nuit devrait être humide encore ce soir.
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Edgar DuvalIngénieur
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyDim 9 Jan 2022 - 1:46
« Le Monsieur de la ville, il a quand même bien campé dans les Faubourgs en retrait de la masse grouillante. »

À nouveau un songe était passé dans son esprit, s’évaporant aussi vite qu’il s’était liquéfié sur sa rétine alors qu’il s’était repassé, dans son état second, quelques heureux moments en compagnie de feu sa femme, sa fille et les trois mioches dont il avait hérité par la force des choses. Mais cette Bergère était encore plus solide ; elle faisait montre d’une attache empreinte d’honnêteté divine, sans précédent, sincère à l’envi, prenant soin d’enfants qui ne partageaient rien de biologique.

« J’ai lu des théories qui soulèvent moult questionnements ; peut-être que dans une existence parallèle moi aussi je suis l’ami des brebis et des chèvres… »

Suivant cette fois-ci le troupeau, déterminé à collaborer avec les congénères d’une autre vie pour trouver la quiétude que tout homme d’esprit honnête aime à savourer, il boitait énergiquement, encore cadencé par les effluves, ne perdant pas de vue la silhouette féminine de cette inconnue qui n’avait pas daigné décliner son identité, par pudeur ou par oubli, elle-même peut-être flattée de trouver un compagnon d’un soir, sorti d’un ailleurs idéal à ses yeux, un citadin qui suscitait autant de méfiance qu’il soulevait d’interrogations. Deux intérêts égoïstes qui trouvaient un terrain d’entente.

Enfin, bien pentu, le terrain.

« Z’avez pas d’handicapés par ici ? Je devrais rouspéter contre ça, mais je concède que nombre de citadins idéalisent la vie par ici, peut-être à tort. Savourer les charmes du décor rural, ça se mérite, n’est-ce pas ? »

Le vieil homme s’était effacé un instant, laissant éventuellement les bêtes aux soins de leur bergère. Il contemplait d’un œil curieux tout ce qu’elle pouvait être amenée à faire dans son labeur quotidien. C’en était enrichissant, les horizons s’élargissaient, et outre ce bon vieux Morgred qui l’avait transporté au-delà du littoral une fois, il n’avait malheureusement pas pu s’attarder sur la vie telle qu’on la vivait au Labret. Bien différente de la masse grouillante à Marbrume.

Invité d’un soir, exhibant une politesse mêlée d’une gêne de ne pas troubler le quotidien de son hôte, après avoir pénétré un intérieur rustique mais charmant, il posa son séant dans le trou de terre tout indiqué, se laissant glisser à l’aide de la cloison, confortablement allongé, sa guibole meurtrie étendue devant lui.

« Avant que je ne m’emberlificote dans quelque logorrhée malvenue, dites-moi votre nom. Je ne promets de ne pas l’oublier, au bout de toutes les niaiseries qui pourraient s’échapper de mon gosier. Ne vous méprenez pas ; le vin d’ici est incroyable, au point que je suis saisi d’une ivresse que je n’avais jamais connue. J’aurais presque aimé qu’elle ne me quitte jamais ! »
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyDim 9 Jan 2022 - 11:54
Le grand canard me suit, je l'entends, derrière moi, racler le sol de sa patte raide. Il babille encore, la langue lourde claquant parfois contre ses lèvres. Je n'y prête que peu d'attention, plus concentrée sur le dernière effort de mon petit sentier vert. La silhouette brune de la bergerie se détache avec de moins en moins de netteté sur le ciel du soir.
C'est une vieille grange. Ses planches désossées ne bloquent ni le vent, ni la nuit, et on y voit au travers sans avoir besoin d'y coller l’œil. Lorsque mon plat de pied se pose sur l'aire rasée qui fait un arc de cercle devant l'entrée, je geins des reins en remontant mon fardeau endormi, ouvre un battant de porte, et m'en déleste avec un soulagement que ne saurait être caché.
Je lui tourne le dos, mais l'entends glisser contre la paroi. Le troupeau enfle comme de l'eau à l'intérieur, et chaque mère s'en vient happer son petit respectif d'un ronronnement de gorge. Je gratte une tête, une échine, laisse une main traîner sur une croupe ronde : les biquettes font leur entrée en princesses, coiffées de leurs longues cornes qui font comme des arbustes qui dansent. Je tire mon dos en arrière en grimaçant.

« Avant que je ne m’emberlificote dans quelque logorrhée malvenue, dites-moi votre nom. Je ne promets de ne pas l’oublier, au bout de toutes les niaiseries qui pourraient s’échapper de mon gosier. Ne vous méprenez pas ; le vin d’ici est incroyable, au point que je suis saisi d’une ivresse que je n’avais jamais connue. J’aurais presque aimé qu’elle ne me quitte jamais ! »

Je ris dans l'obscurité, en silence, mais ne réponds pas tout de suite. Je vais à ma niche. Au dessus, j'ai planté deux planches, et sur les planches, quelques chiffons et frustes, une écuelle de bois fendue au bord, et une petite cruche évasée du col et ronde des hanches, bouchée d'un nœud de laine brute, et qui contient le peu de liqueur que je m'enfile par jours allègres ou soirs mélancoliques. Je décroche aussi un saucisson, attrape une tranche de peuplier sur laquelle j'ai laissé l'écorce pour faire joli, et qui me sert à couper mes oignons, et reviens vers l'homme.
Il est assis, l'oeil mi-clos, parcourant d'un air mi-absent mi-curieux l'intérieur de mon fief. Les dos des bêtes font des ovales sombres ou clairs, nets ou nuageux, et les bruits de leur rumination remplissent l'air comme les grillons peuplant la nuit. Calant ma cruche sous mon menton, j'attrape à la volée deux peaux de chèvre, et le rejoins, enjambant mes douces et bienheureuses compagnes.

Je lui glisse une peau derrière la tête, qu'elle lui tombe sur les épaules, et laisse choir l'autre sur sa jambe étendue.
Déchargeant avec précaution mon fardeau, je lui lance :
" Mettez-vous en une sous le céans, que la terre froide vous fera pas de bien. "

Je place le galet de peuplier devant mes jambes croisées, et entreprends de trancher quelques rondelles rouges et bleues de mon saucisson sec.

" Guillemette, messire. "

Gênée, je me tais. Ajoute.

" C'est mon nom. "

La fin de son babil a laissé le silence gonfler comme un crapaud. La mastication des bêtes est un bourdon de fond de cour. Capscha est partie chasser dès l'arrivée au bercail.
Assez brute, je lui tends la gourde de terre cuite :
" Et bah, à la bonne vôtre hein ! Allez-y comme ça vous vient, je garde jamais ça très longtemps. " J'enfourne quelques rondelles de viande dans ma bouche, et sors de ma mante, dans laquelle je me suis drapée, un reste de miche sèche et dure comme ma planchette de peuplier, un coin de fromage de chèvre roulé à la sarriette, et une pomme jaune et ronde comme un soleil.
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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyDim 9 Jan 2022 - 18:01
L’homme était à son aise, l’esprit léger, la tête un peu assommée par le mélange de calmants et d’alcool. L’air était pur et frais, embaumé de multiples senteurs naturelles qui l’arrachaient à toutes sortes de songes noires issues de la masse grouillante de la ville. Sans qu’il ne comprenne bien ce que lui valait tant d’hôspitalité, il se sentait aux petits soins de son hôte, qu’il essayait de détailler du visage malgré le trouble de sa vue causée par le crû. Machinalement, il s’était retrouvé à câler une couverture sous son fessier, en plus d’être emmitouflé dans d’autres tissus tout aussi épais et protégeant de cette douce température d’hiver.

Elle s’était présentée. Visiblement incommodée par ce qui semblait être une révélation de l’ordre du surnaturelle pour elle-même.

« Avec un prénom pareil, ce doit être facile de vous apostropher, Guillemette. Ça sonne bien. »

Il ne se laissa d’ailleurs pas décontenancer par les manières de celle qui disait s’appeler Guillemette. C’était une femme de la campagne, fidèle à elle-même. Il réprima un sourire à l’idée qu’elle puisse imaginer que quoi que ce soit de sa part fût grossier. Il porta le goulot de l’outre à son gosier, buvant timidement, un peu plus franchement aussi pour laisser le liquide réchauffer sa trachée avant de le retendre.

« J’imagine que dans votre quotidien on n’a pas le temps de s’ennuyer, et fréquenter des êtres humains se révèle parfois plus agréable que de traiter avec les bêtes. Mais vous n’êtes pas arrivée ici par hasard, je suppose. Vous avez encore un toit sur la tête malgré ce qu’il est arrivé. Avez-vous déjà fait des aller-retours à Marbrume pour y trouver refuge, ou vous avez toujours vécu céans ? »

Laissant à la bergère le soin de répondre à sa question, il prit ses aises, attrapant une tranche de viande, la dégustant, redoutant d’avoir affaire à des saveurs inconnues qu’il aimerait faire durer. Et puis ce n’était pas tous les jours qu’une gens de la ville s’était presque expatrié aussi loin de sa grotte de repli en plein milieu de Marbrume.

« Alors, si je puis me permettre, racontez-moi un peu. Que vous est-il arrivé ? »
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyDim 9 Jan 2022 - 23:21
Ah.
Je me fige, la main en l'air, le couteau en suspens au-dessus de la pomme. Je sens mon oeil s'élargir, saillant au centre, quand malgré moi je me tourne vers lui. Je me reprends très vite, du visage tout du moins, car ma main est toujours à l'arrêt, dans le vide, pendue à ma poitrine qui s'est soudain resserrée.
Une flambée de colère la consume en un instant. Une colère fourbe, rouge et dansante, celle qui mord en souriant d'un sourire de noyé.
Je voudrais jurer, et je pince mes lèvres. Le couteau fend la pomme paisiblement. J'ôte les pépins sans répondre. Je fourre un quartier dans ma bouche desséchée, et ma mâchoire saute dans son os en craquant. Je retiens tremblements, larmes, insultes. Je sens battre mon cœur à mes oreilles en un formidable bourdon d'église. Je déglutis, mais la descente racle ma gorge. Silence, toujours. C'est bref. Dans la pénombre, c'est invisible. Je m'humecte d'une gorgée de vin. Il m'en remonte presque dans le nez.

Je suis malgré tout obligée de toussoter avant de ne pouvoir parler. Je ne le regarde pas. Il est ivre, il fait noir. Calme-toi.
La voix est assurée quand elle sort, un brin piquante, un brin amère :

" La vie mon cher monsieur. La vie, les morts, la survie. "

Mais le choc vient de mes propres mots, bien ironiquement. Je me bute, me durcis. Mon menton saille à présent de mon profil, je le sais. Mon front couvre presque mes sourcils. Le feu est monté à mes yeux. Il a embrasé la paille drue, il dévore la terre tassée, il creuse sous mes pieds jusqu'au roc, il s'y échine, il s'y épuise.
Je repose le pichet de terre trop fort. Je me lève. Il faut ravaler le feu. Je siffle fin, aigu. Il me faut une amie, là, maintenant. Mais Capscha est allée chasser. Je saisis une corne que la chèvre m'arrache mollement, je m'accroupis, et lui gazouille, la gorge serrée à grincer, et lui taquine la crête de l'encolure. Il faut calmer le feu. Il faut doucher le feu. Je penche mon nez vers le museau qu'elle me refuse. Je tremble un peu du menton. Je pose mon front sur son épaule et abandonne. Je ne peux plus cacher. Je respire en sifflant, la gueule ouverte. Cette gorge qui ne se desserre pas. Je plante mes deux poings au sol, devant mes pieds. Et j'expire. Encore. Encore. Et j'inspire mal. Et j'expire gras. Allez. Allez.
Et ça va. C'est mieux là. Le poids s'adoucit, les angles s'émoussent, la glotte s'ouvre un peu, les narines aussi. Les yeux s'assèchent, mais restent clos. Attends encore. Les épaules maintenant, s'écroulent doucement pour peser sur les poings. La courbure du dos s'affaisse. Encore un peu, encore un peu. Le sifflement s'est tu. La chèvre a cessé de ruminer. J'ai un petit sourire las, et la flatte du nez pour la remercier.
Elle reprend.

Je me déplie très lentement. Mon œil luit, mes traits tremblent. Je retourne m'asseoir, reprends une gorgée de vin, et me saisis à nouveau de ma pomme et de mon couteau. Sans un mot.
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Edgar DuvalIngénieur
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyLun 10 Jan 2022 - 23:55
Le vieux plissa le front, la respiration subitement coupée. Il eut cru l’espace d’un instant que la paysanne allait virer à la Fange, à succomber à cette irréversible affliction qui en avait plongé plus d’un dans les ténèbres. La vie était difficile depuis ces dernières années, et les morts, aussi quelque tristes qu’ils fussent à pleurer, devenaient affaire de statistique et non de tragédies idiosyncrasiques.

Et ce soir, elle était bien présente, la tragédie ; malgré l’ennivrance constante, il la lisait, à la surface de ces deux prunelles dilatées, la peur, l’effroi, le désespoir. Un loup pouvait bien lui prendre une bête de temps à autre, c’était Serus qui l’avait décidé. Mais ce soir, il semblait réaliser, comprendre. Comprendre par les gestes. Comprendre par les mots.

« La vie, mon cher monsieu. La vie, les morts, la survie. »

Le loup, solitaire ou en meute, guettait l’ovin égaré et s’en repessait, sinuant comme il le pouvait dans cet équilibre naturel perturbé, contrefait de la main de l’homme. Mais il y avait un fléau plus immonde encore. Il tut néanmoins sa conclusion, ne perdant pas son hôte du regard, pénaud et attristé. Il attendit que la bergère se remît de ses émotions pour enchaîner, après avoir mastiqué une nouvelle bouchée de viande.

« Plus savoureux que ce qu’on trouve en ville. On passe vraiment du tout au tout ici. Il y a quelques instants j’étais ignoré et méprisé de mes pairs sous prétexte que je n’était pas d’ici, et voilà que je me retrouve aux petits soins avec vous alors que je n’en demendais pas tant. C’est mon état handicapé ? Ou vous êtes naturellement affable avec quiconque accorde de l’attention à vous ou à vos braves bestiaux… »

Il dégorgea son gosier d’une lampée de crû. Son regard vitreux était investi d’une étincelle nouvelle.

« Est-ce que vous communiquez beaucoup avec les gens de votre village ? J’ai vraiment l’impression qu’ils se méfient allègrement des autres. Il faut dire que le contexte n’aide pas, que les écarts de richesse se sont creusés de plus belle avec la crise… Mais je pense que malgré les abus de certaines de nos élites, il faut rester soudé et fort… »

Il baissa le regard, accablé lui-même par cette déclaration aussi évidente qu’improductive. « Y a qu’à, faut qu’on ».

« Enfin, vous me dites à tout moment si ma présence vous importune. Je n’ai jamais été connu pour être de mauvaise compagnie, je m’acclimate plutôt bien à la solitude en temps normal, mais quand on est loin de chez soi, on a envie de découvrir les autres. Vous avez un langage différent qu’il me tarde de décrypter… Guillemette. »
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyMer 12 Jan 2022 - 21:33
Il reprend son babil, pose des questions, enchaîne sans attendre de réponse, me regarde, dérive, branle du chef, repartit à lui-même. J’occupe mes mains, laisse vrombir mes oreilles à ses petites tirades alanguies qui s’empâtent un peu plus, et continue en silence à celer de nouveau ma peine et ma rage dans leur boîte à verrou. Lentement, à gestes longs, à souffle court. Le sang me bat encore un peu aux oreilles.

Je vais pour répondre quand un hérissement de poil me court du dos jusqu’aux doigts. Je reste interdite. C’est bref. Très vite, un roulement de cavalcade forcenée frappe mes tympans et mon regard se braque sur l’entrée de la bergerie. Capscha la heurte de tout son élan en gémissant son urgence. Je bondis comme un ressort et me rue sur la porte, elle se glisse par l’embrasure comme une anguille noire, et sans réfléchir, je glisse à toute force et avec une maladresse de frénésie, le gros madrier jusque dans ses moellons de bois. Quand mon regard accroche la masse sombre de Capscha, elle tourne sur elle-même, le poil tout droit sur toute l’échine, et elle geint, bave un peu. De temps en temps elle darde son nez pointu sur la porte, puis reprend sa danse. Non. Pas sur la porte. La forêt. Mon sang se glace, mon cerveau suffoque tout net. Et tout de suite est venue l’odeur. Elle est trop pointue encore, elle se fait rouler dans le suint et l’urine, dans le lait et le vin. Mais je la connais trop. Je l’ai trop guettée, je l’ai trop redoutée.

Un regard immédiat vers mon hôte. Il est toujours assis, mais il me regarde, et l’aigu dans le noir de ses prunelles me dit qu’il a dessaoulé. J’ouvre ma bouche mais ne sortent que des « Ah… Ah…Ah… » qui font trembler mon menton. J’hurle à mon corps de s’arracher à sa fixité une fraction de seconde avant que d’entendre le sous-bois craquer, là, à une vingtaine de pas. Je bondis, un sanglot de terreur sciant ma gorge et saisis le bras de l’infirme en lui sifflant sans voix : « Vite, là, la niche, là, allez-y, glissez vous ! Là ! Dans la niche ! Dépêchez-vous pour l’amour d’Anur ! »
Je le lâche aussi sec et bondis en l’air, les deux paumes vers le ciel. Un rectangle de deux coudées sur une se déloge du plafond : l’accès aux combles. Pliant mes genoux écartés comme une grenouille, je me jette vers l’ouverture, et m’y hisse, battant des jupes dans le vide pendant une éternité affolante, les bras à plat raclant le bois nu, vermoulu et poussiéreux, jusqu’à ce qu’une de mes cuisses y prenne enfin appui. Le cœur collé contre les dents, la poitrine se soulevant sans parvenir à aspirer de l’air, je me mets sur pieds, couchée à partir de la ceinture, et enfin parviens à reprendre maîtrise de mes gestes. A pieds en pointe, j’avance vers le pignon. Entre les planches, j’ai ménagé des œillets. Je presse mon nez sur le bois, l’œil si tendu qu’il sortirait de son orbite. Là. Ils sont déjà sur l’aire. Bordel ils ont dû m’entendre. Je vois deux ombres bleuâtres dans le sombre du soir qui s’épaissit. Mes muscles se vident tout net. Mes bras en sont douloureux de vacuité. Mes côtes s’agrippent à mes poumons comme des serres. Un gémissement silencieux vient me déchirer la gorge et me mettre une odeur de sang dans le nez.

Et mon hôte, en bas.
La terreur décolle tout d’un élan et m’arrache presque à ma planque. Ils vont me tuer ! Hurle-t-elle. Incapable d’inventer autre chose, elle répète, forcenée, cette même phrase comme si elle la faisait rebondir dans la boîte de mon crâne. Je perds un temps fou, arrivé-je quand même à me glisser.
Des coups terribles font soudain craquer toute la masure. Je cligne de l’œil dans mon petit trou, je ne les vois plus. Capscha se met à hurler sa fureur, en bas. La cloison entière est secouée par les plats de main et les poings serrés que les « choses » assènent sur le branlant de la porte. Les brebis et les chèvres s’ajoutent à grandes eaux à l’infernale cacophonie. Je me sens chavirer. Mais mon hôte. Le bonhomme, en bas, avec sa jambe raide et sa langue empressée.
Ma poitrine se retourne d’un bloc. Le glacial de la terreur est embrasé par une rage aveugle, une agonie furibarde. Je sais, j’ai prévu, j’ai prévu ce cas-là. Allez maintenant, BOUGE !
Je saisis de la main gauche un pendant de grosse chaîne de forge et je pose la droite sur un bouton de bois, près du faîte, que je fais tourner en tentant de maîtriser son tremblement. Le triangle haut du pignon bascule en silence vers l’extérieur. Le mur continue de branler en gémissant. Et toutes les bêtes qui hurlent toujours. Un énorme craquement comprime mon sang dans mes artères. Je penche avec horreur ma tête par la petite lucarne que je viens d’ouvrir. Encore un peu, jusqu’aux épaules. Non, les deux dos tordus et bleus sont toujours dehors. Mais l’un d’eux a un bras en moins. Je comprends avec un haut le cœur, il a brisé une planche de la porte, et sa main doit s’agiter à l’intérieur comme un ver dans une pomme.
Bouge ! Bouge ! Bouge !

Je tire sur la chaîne de toute ma force, rentrant vitement ma tête à l’intérieur. Dans un bruit de colère, la chaîne rugit dans ses poulies, et un tronc d’une coudée d’épaisseur et de deux fois la taille d’un homme s’abat, couché sur le flanc, sur le seuil de la grange.
Un hurlement retentit avec tant de force que je m’en bloque les oreilles en hoquetant mon désespoir.
Vite ! Vite !

Je me rue vers la trappe, et y passe la tête, à quatre pattes. Le buste d’une des « choses » est passé à travers les planches de la porte, et est appuyée sur le madrier. Le madrier a tenu bon.
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyVen 14 Jan 2022 - 0:49
La bête s’est faufilée, furtive, élancée, le danger au trousse, les babines grandes ouvertes, les iris dilatées. Elle véhiculait un message clair et concis, qui brutalement déclenchait les signaux qui allaient bien chez le vieux. Sa tête s’alourdit, sa douleur n’existait plus, ses propres iris à lui aussi s’élargissaient. La substance salvatrice semblait secrétée tout le long de son corps, au niveau des zones les plus critiques, préemptant sa sagesse quarantenaire pour enclencher des méchanismes qui s’était déjà retrouvés à l’épreuve l’an passé. Une clâmeur stridente, primale, résonnante, pareil à un cri mortifère surgi d’outre-tombe, d’un abîme pestilentiel, glaça le sang de l’ingénieur qui oublia instantanément son ébriété comme sa douleur. Quand bien même se fit-il aggriper l’avant bras par son hôte pour l’enjoindre à regagner le grenier et se trouver hors d’atteinte, quelque chose, enfoui en lui-même, l’empêchait de se hisser dans la mansarde. Comme si quelque chose de plus primaire encore, bien ancré dans ses gènes, lui interdisait de se mettre à l’abri. Du moins, pas de cette manière.

C’était une décision qui aurait pu être regrettable après coup, mais il était sous l’empire d’autres émotions, bien plus chimiques, bien plus urgentes, qui lui faisaient guetter les possibilités de réchapper de cet assaut carnassier. Navigant, sur ses deux jambes, à travers le bétail débordé, il décrocha ce qui ressemblait à une hâche, soigneusement entreposée sur un présentoir qui semblait avoir été bâti avec une conscience toute indiquée. En hauteur, des méchanismes s’activaient et se désactivaient, et bientôt la goule, forçant à travers le rustre refuge de Guillemette, se retrouvait prise au piège, griffant le bois aux alentours, avec pour seul objectif de se ruer sur la seule proie qui était digne de succomber à ses crocs, à son appétit.

Edgar tremblait de tout son corps. Il tenait sur ses deux jambes, comme s’il n’avait jamais été handicapé par quelque sequelle que ce fût.

Sans qu’il ne se l’expliquât consciemment, il avait logé la cloison boisée pour se tenir hors de portée d’un coup de griffe assassin et, subtilisant dans sa mémoire à long terme le procédé d’un geste qu’il avait répété des dizaines de millier de fois, il brandit sa hache comme pour fendre la buche. Il balancerait son corps en limitant ses efforts, jouant sur l’efficacité du mouvement comme sur l’administration de son poids dans ce mouvement incisif.

Edgar connaissait bien le bois mais connaissait peu la chair fangeuse. Pourvu que ce fût moins résistant.

D’un geste horriblement élégant, il abbatit sa hâche d’un naturel presque humiliant, pénétrant à travers l’écorce putride, les cartillages se rompant naturellement sous le tranchant de son arme, la tête valsant à l’intérieur parmi les brebis apeurées. Le corps décapité, pris de convulsions, restait coincé sur le passage, bloquant autant les deux malheureux et le troupeau que l’autre affliction à l’extérieur. Cette dernière, en proie à une rage sanguinaire, ne trouvait aucune autre ouverture, la seule brêche étant obstruée par le corps inerte de son semblable.

D’autres cris se firent entendre au dehors, et avec eux le glas du bourdon sonnant l’alerte tant redoutée : on se barricadait comme on sortait de sa tanière, lourdement armé, pour traquer en groupe les prédateurs présents.

L’ingénieur, comme livré à lui-même, souffrant un sursis insupportable, trembla de plus belle, sa guibole gauche lui rappelant qu’il avait encore une fois, malgré lui, traité son corps avec le plus grand mépris.

Il avait mal.

« Guillemette…?! appela-t-il, avant de s’effondrer parmi le bétail. »
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyDim 16 Jan 2022 - 22:37
Le bruit de la chair qui se déchire, celui du fer qui tranche dans l'air et bute sur les os, celui étouffé d'un poids mou qui heurte la litière de feuilles, celui des chèvres et des brebis qui braillent encore à s'extraire un poumon, celui de mon sang qui rugit à mes tempes, mes yeux, mes tympans comme un orage de mer d'été, un de ceux qui soulèvent le dos rond de l'océan d'une main énorme et goguenarde. Je chois au sol, tête la première.

Un gros bouton mouillé s'écrase sur mon œil, une fois, une autre fois, une troisième fois plus brutale, et un coup de griffe me lacère la face. Je bondis sur mon céans. Capscha est affolée. Dehors, un tonnerre du diable nous secoue à pleines mains. Je cligne, mais le glacé de mon ventre se souvient déjà. Avec une horreur sainte, mon regard tombe sur la tête, puis sur le tronc étêté qui pend, lamentable, de la ceinture au moignon de cou pissant vert et bleu. Une masse compacte tremble comme un aulne sous la tramontane, les brebis se sont presque hissées les unes sur les autres. Les cornes noires des chèvres se dressent, brandies comme des torches, au centre de la bergerie, en direction des bruits.
Les bruits viennent de dehors.
Des bruits enragés, des bruits désespérés, des bruits de terreur, des bruits de souffrance. Et un râle sifflant, gargouillant, chuintant qui les surplombe tous. Un choc, un cri, un sifflement de jars. Un choc, un râle, un cri. Je reste interdite, le cul à plat, les jambes tordues devant moi. Et l'autre ? Je sursaute et me tourne vers l'angle près de la porte. Une masse noire allongée m'alarme, et mon cœur frappe mes côtes. Je me meus en me coulant, évitant de jouer de mes muscles, faisant glisser mes articulations le long du sol comme une anguille. Je l'atteins mes genoux ramenés sous moi, mes coudes dans le sol. Je pose une main n'importe où sur la masse sombre. Du velours épais. J'attends, appuie un peu. Ma main est soulevée une fois, deux fois. J'ai un hoquet rauque, et soupire, reporte mon attention sur l'extérieur.

Je me hurle de ne pas bouger. Je me lève. Je me supplie de rester cachée. J'attrape le manche de la hache souillée. Elle pèse comme une enclume au bout de mon bras mou. Je vomirais presque : elle est grasse.
Je regarde, droite comme un piquet dans le trou de la porte, le ventre presque collé au cadavre putrescent, ce que les rais de lune me renvoie du combat sur l'aire.
Trois, quatre, cinq. Des tâches sombres dispersées comme des graines, comme des pois de coccinelle sur le sol blanc. Et un monstre. Un bras lui manque. Mais l'autre se détend plus vif que des crocs de chiens. Les petits hommes casqués sont à distance. La vitesse de rotation, de déplacement, la furtivité, la ténacité, m'évoquent tout d'un reptile vicieux. Je ne parviens pas à bouger plus que ça. Mais je reste, droite, le manche contre ma cuisse, la tête de hache contre mon talon.
Sortir en chevauchant le cadavre ? J'en tournerai de l’œil. Et je n'ai pas d'autre sortie. Et avec ma hache ? Moi ? Là-bas ? Je servirai comment ?
Et me vient une idée.
Et l'effroi me saisit.
Mais l'idée est venue. Et entendre suer, gémir, râler, rugir mes semblables là dehors... ils s'épuisent plus vite que le monstre pourtant ébranché et sanglant.
Une idée...

En râlant de désespoir, je lance ma hache par la trappe des combles, et m'y hisse après elle. C'est bien plus dur que tout à l'heure. La peur m'a désossée.
Haletante, j'atteins ma lucarne restée ouverte. J'ai décroché une besace de cuir de la poutre de faîte, et ai passé sa lanière. Je me penche vers une des chaînes porteuses de mon piège de tout à l'heure. Je ne sais si j'aurais assez de force pour tenir. J'enroule une jambe, la saisis d'une main, l'embrasse de l'autre bras, et me jette. Je glisse beaucoup trop vite et me tord violemment le poignet en resserrant ma prise. Ma paume me cuit. Je flageole, le choc dans mes talons m'ayant secouée jusqu'aux yeux. J'entends danser une clochette. D'un pas branlant, je contourne du plus loin possible le combat. Les bruits semblent plus lourds. J'assomme toute pensée inquiète. La peur viscérale qui s'est enchâssée dans mon ventre m'est bien suffisante. Même si hagarde, je préfère ma pensée plate.

Quand je suis bien juste devant le col de naissance du sentier vert qui descend au village, je me retourne vers eux. Je compte. Vingt-cinq, trente pas.
Je remercie la lune de son sourire clair.
Je sors de mon sac une branche sèche enroulée à sa tête d'une charpie. D'un coup de dent, je perce une petite bulle faite en estomac de martre et en vide le contenu sur la charpie. De l'huile.
Je la pose au sol.
Je sors mon briquet dans son linge, avec son silex, et je saisis entre deux doigts un petit bloc d'amadou.
Je bats vite, net. L'amadou crépite, je le pose sur la charpie, et elle flambe avec la joie des jeunes pluies d'automne. Je pose au sol cinq petits blocs d'amadou tendre.
Je charge ma fronde d'une autre petite vessie pleine d'huile, dorée et rousse. Elle tiendrait toute ronde dans ma main fermée. Je fais siffler ma fronde près de ma cuisse. Une onde féroce vient me rire jusqu'aux yeux. La vessie fuse. Eclate sur l'épaule estropiée. Le grognement guttural me tétaniserait si je ne m'enivrais pas du sifflement de ma fronde contre mon flanc. Une autre vessie vole. Elle manque. Qu'importe. Une troisième fait mouche. Sur la hanche. Le monstre ne cesse de se défendre des hommes qui l'encerclent, mais j'imagine son œil de lézard se ficher dans ma gorge. Une quatrième touche. Et une cinquième.
Je m'accroupis. Les hommes suent et beuglent toujours. Mes oreilles sont trop engourdies. Je mets mon amadou à feu, morceau par morceau. Une volée de petites étoiles fuse. Elles s'éteignent en cours. Je me rapproche. Le temps commence à me faire trembler les doigts. Je les imbibe d'huile cette fois. Vite. Plus vite. Le rugissement du monstre est un barrissement de sanglier. Je sursaute, charge ma fronde, tire.

Touché.

La bête prend feu de la hanche. Sa surprise la fait transpercer par un des courageux qui se tenait dans son dos. Il arrache sa lame. Nouveau barrissement. Le feu sur elle s'est éteint, noyé de sang. Je renvoie. Vise le cou. Raté, raté, mouche. Un autre trou lui ouvre le thorax. Et l'arme reste. Je la voix ployer des genoux, les miens me lâchent. Je la vois tomber de face, et mes seins heurtent le sol. Je ferme les yeux. Et je respire.

Des mains me pressent l'épaule, les unes après les autres, des voix grasses, des souffles morts. Ils ramassent ma torche. Ils se hèlent. Je me love sur le flanc. Je les entends jurer, faire battre le tronc qui a écrasé à moitié le premier fangeux. J'entends des pas, des bruits sourds, quelques choses que l'on traîne. J'entends grincer la porte, et Capscha aboyer. J'entends des exclamations étouffées. Et puis, surtout, j'entends naître un feu. Et pour lui, je me relève.
Pour voir dévorer, danser, gronder, ronronner cette grande gueule d'or que l'on va faire grimper haut comme un mélèze. Je me lève, rassemble mes petits effets et les replace avec soin dans mon sac de cuir brun. Deux hommes sortent de la bergerie, mon hôte encore brumeux tenu sous les épaules, a un air d'albatros épuisé. On se met tous debout. D'autres du village arrivent au compte goutte. Le feu, et le silence...
On entend Anür caresser les arbres et flatter les fronts. Quand le feu a tant enflé du torse qu'il se dandine par delà nos têtes à tous, ils lui jettent les restes jaunes des fangeux morts. On se couvre vite le nez. Mais nos yeux brillent. Et je sens les miens s'embraser avec fièvre.
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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyMer 19 Jan 2022 - 19:02
Remué par un malaise vagal, secoué par les quadripèdes qui s’étaient agités autour de lui, qui l’avaient presque piétiné pour la plupart, son inconscient avait réussi à le sauver d’une position inconfortable où il aurait fini par s’etouffer. Tous ses sens, momentanément, avaient décidé de ne plus répondre, face au chaos inouï de la scène, l’image de violence encore ancrée dans son esprit, où la tête de la goule s’était figée dans une dernière expression d’horreur, carnassière, chantre d’une terreur inouïe à laquelle les êtres humains n’avaient jamais été habitués. Le bourdonnement distant des villageois qui luttaient contre le dernier prédateur était loin, tandis que les images défilaient à une vitesse vertigineuse alors que le vieux boiteux était en proie à des convulsions, des soubresauts de désespoir, arraché à lui-même, comme résigné à son sort.

Mais tout cela n’était qu’illusion. Sans qu’il n’eut réellement conscience du temps qui s’était écoulé entre l’instant où il avait chu et l’instant où deux grands gaillards l’avaient exfiltré de la petite forteresse savamment protégée. Sa vue trouble se précisa devant un immense feu, dont les flammes, valsant au vent, consumaient en leur sein la chair putréfiée de l’autre engeance immonde. L’odeur était agressive, la victoire avait un arrière-goût amer. Aucune victime humaine, ni même animale, n’était à déplorer. Mais parmi les visages, on pouvait lire cette éternelle question sur les regards : « Quand est-ce que cela va s’arrêter ? »

Un soubresaut précéda un relent, alors qu’on pencha l’ingénieur, tête la première, pour rendre l’apéritif qu’il avait volé à Guillemette, toussant ses poumons, l’acidité de son estomac lui brûlant l’œsophage. On l’encourageait, on l’aidait à se redresser, on lui ramenait sa canne, on l’éloignait de son dégueulis, on lui flattait le dos. Les gens qui, plus tôt dans la journée, avaient fait montre de mépris, se montraient tout pénaud avec leur hôte. Certains jonglaient même du regard entre lui et la bergère, exprimant une surprise non dissimulée.

Un villageois, plus courageux, se présenta à Edgar, la mine non moins pénaude.

« Sieur, vous aviez raison. Les deux goules se sont infiltrés par la brêche que vous aviez décelée au nord. Il en reste peut-être d’autre mais les miliciens sont à la trousse d’autres prédateurs potentiels.
— La faille est-elle colmatée ?
C’est en cours.
N’oubliez pas de saler derrière. »

Le vieux boiteux soutint le regard du paysan. Ce dernier avait relevé le menton, jaugeant l’infirme.

« Je n’aime pas donner d’ordres et je ne suis pas là pour ça. Mais si vous voulez espérer passer les mois qui viennent, il va falloir m’obéir, parce que si cela ne tenait qu’à moi, je m’en serais chargé moi-même, de vos palissades. On est tous dans le même bateau et ni vous, ni moi ne voulons mourir dévoré par ces horreurs. Alors mettez votre mépris de côté, je ne vous ai jamais voulu que du bien. Et j’ai soif. »

Sa dernière affirmation eu de quoi détendre l’atmosphère autour de lui. Quelques-uns s’étaient même éloignés vers l’origine de la fissure, ne serait-ce que pour offrir de l’aide ou de vérifier qu’on la boucherait.

Quand bien même la soirée était fraîche et avait déjà bien rafraîchi les horizons, la plupart des autochtones s’en étaient retournés au centre névralgique du village : la taverne, superbe chaumière où l’alcool réchauffait les cœurs et les gosiers. Chacun s’en était, somme toute, vite retourné à ses petits tracas de la vie quotidienne, oubliant déjà l’incident qui s’était produit, alors qu’on confirmait que la fêlure ne poserait plus aucun problème, un fossé ayant été creusé autour et comblé de sel.

Le vieux boiteux avait fini par se détartrer à nouveau son for intérieur, l’alcool comme le pain ayant bien meilleur attrait que son vomis.

Les paysans, quant à eux, demeuraient agités malgré tout. Le brouhaha battait son plein, et lorsqu’il voulait adresser deux mots à son hôte, Guillemette, qui les avait rejoints, il se trouvait incapable de lui dire quoi que ce soit. Alors il passa discrètement commande auprès du tenancier de quelques contenants qui lui éviterait de venir se ressourcer céans de sitôt, et intima à la bergère :

« Je ne sais pas pour vous, mais moi, je sens que je serai mieux au dehors. J’ai besoin de voir ce que la grande Rikni a à nous offrir ce soir. »
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyMer 19 Jan 2022 - 21:38
Quand j'ai décelé mes yeux des flammes, les acres rouleaux de fumée noire ballotaient leurs grands bras musculeux dans le chemin qui menait au village. Derrière leur épaisse chair bouillonnante, je vois la silhouette de mon hôte, encore soutenu des épaules par deux hommes, dégueuler une lie sombre en flux droit et fourni.
Je me détourne, la cornée sèche tirant sur mes paupières fatiguées. Mais le calme est revenu, et je le sens dans mes jambes qui ondule lentement du sol vers mes hanches. Le calme. Je parcours des yeux l'orée du bois qui nous entoure.

Une main de fer et de bois me serre l'épaule, je pivote avec un sursaut.

" Bien joué, la Mouette ! C'était à penser ça bon sang ! Le coup des flammes ! "

Je le connais, bien que son nom m'échappe. Il est laid, une énorme verrue se frotte dans le pli entre son nez et sa pommette. Ses yeux sont petits, porcins, et chutent aux angles comme s'il pleurait. Ses grandes lippes semblent toujours humides, et souvent se nacrent d'un fin liséré de salive sèche à leurs coins. Il a sous le bras un casque sobre, qui danse un oeil d'or dans le feu qui s'achève.
J'hoche la tête.

" Je suis contente que ça ait pris. Heureusement que vous étiez cinq... "

Il grimace.

" Ah ça ! Quand l'Honoré lui a tranché le bras on a cru que sa tête allait voler ! J'ai pas eu le temps d'hurler qu'il était sauf ! Rien compris ! Mais on a eu sacrément chaud ! "

J'opine à nouveau, baissant un peu le regard. J'ai eu tellement peur. Tellement peur. Cette sainte horreur de la proie acculée, dans son trou. Un siège dont on ne s'extrait pas seul. Je glisse un oeil vers mon piège tronc. Il voit :

" C'est toi qui as fait ça ? Comment donc que t'as fait ça là ? "

" Le Gentil m'avait prêté la jument. "

Il siffle entre ses dents, se gratte un peu de son crâne au cheveu encore brun mais au dru épars.

" C't'une idée qu'il faudra penser encore... "

J'y ai pensé, parce que je suis à l'écart du village - la palissade nord est juste derrière, à une cinquantaine de pas - et qu'il n'est pas rare que des bêtes passent, pour me renifler mes jeunes et les poches de naissance. Renards, blaireaux... Loups, non, pas encore. Je les ai entendus rôder derrière, hurler plus loin, mais vus jusque devant, non.
Et fangeux non plus.
Je frémis. Mes molaires se serrent sur l'os.

A petits mouvements, les villageois exsudent l'angoisse générale : certains s'en vont, d'autres s'en viennent, de petits attroupements commentent tel mon grand gaillard à la verrue qui était venu à moi. Je m'esquive vers ma bergerie. Le tronc est toujours couché en travers de la porte, et pour entrer, ils l'ont poussé un peu. Juste de quoi se glisser en alignant ses épaules. Les bêtes pourront passer aussi. Je me dis que de l'eau les aidera à reprendre haleine, et j'entre. Capscha cesse de se tourner autour de la queue et bondit sur ma poitrine en gémissant.
A grandes et larges caresses je l'inonde de tendresse et de mon soulagement. Les chèvres viennent une à une en cueillir un peu du bout de leur nez délicat. Les brebis, c'est une autre histoire. Je soupire en me relevant, et retourne à la porte. L'aire s'est dépeuplée. Je roucoule mon appel avec un ronron de gorge maternel et sors.
Timidement, on me suit. Je mène à la ravine du ruisseau, et guette ainsi, les surplombant, le bras sur une branche basse, la tempe appuyée sur l'écorce.
L'eau crépite, gargouille, et sa petite flûte d'angelot nous enivre. Elle s'insinue entre les omoplates et vient remplir d'air frais et joueur nos têtes usées et difformes. Je me sens revenir à la vie. La nuit de fin d'hiver, le familier du froid... Il perce la peau, il court sous les chairs, il aère, il évide, il fige à nouveau ce qui de peur avait fondu.
Je reprends pieds. Et rentre les bêtes.
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MessageSujet: Re: Et rond, et rond petit patapon   Et rond, et rond petit patapon EmptyMer 26 Jan 2022 - 20:05
Quand le loquet de bois de la bergerie tombe, je remonte ma mante sur mes épaules. À signes de coudes et de têtes, quelques hommes du village m'incitent à les suivre "fêter ça". Je descends après eux mon petit chemin vert.

Dans la taverne, le mot est déjà passé et beaucoup trop d'yeux et de voix gutturales me hèlent à mon entrée. Je garde le front devant, et repère d'un coin d’œil la jambe raide de mon hôte de tout à l'heure. Je voudrais savoir comment il se porte et m'approche.

« Je ne sais pas pour vous, mais moi, je sens que je serai mieux au dehors. J’ai besoin de voir ce que la grande Rikni a à nous offrir ce soir. »


Ah, quel soulagement. Incapable de répondre dans les roulements de voix des larges poitrines échaudées, j'hoche la tête et le suis, boitant en canard, tandis qu'il ouvre la foule à coups discrets de cannes dans les jarrets.

Dehors, devant, la fontaine siège. Ronde comme un tonneau, sobre du bec - un tuyau de fer rond et noir -, sobre de cul - un agrégat de gros granit taillé -, elle nous fait siège et dossier.
Je m'assieds au sol, les genoux remontés, il s'assied sur la margelle, la patte raide le long de sa canne de bois.

Edgar : L’embarras, c’est qu’il suffit de se retrouver face à nos prédateurs pour se sentir vivants comme jamais, et pourtant tout le monde se serait bien passé de ce fléau. Maintenant que nous avons fait plus ample connaissance, saurez-vous me dire ce qu’il vous est arrivé ?

Guillemette : gênée, silence
Eum... J'étais mariée... Deux petits... tout le monde est mort... J'ai fui avec le troupeau... J'étais vers Ventfroid...
se détend un peu, triture le cuir de sa chausse d'une main
Je suis pas allée dans Marbrume, avec tout le monde... J'avais les bêtes... Je suis restée au plateau. J'ai passé un hiver et deux printemps...

Edgar : Mes condoléances pour vos pertes. Vous n’êtes pas seule. Nous avons tous un peu perdu. Pensez-vous que tout cela se terminera un jour ?

Il commence à ouvrir l’outre qu’il a prise plus tôt à la taverne et, sans vergogne, la boit au goulot, la proposant ensuite à son hôte.


Guillemette : prend l'outre, levant son bras avec lenteur
Ah... ç'a été si vite... si vite... On dit qu'il n'y a plus un seul survivant à l'Ouest. On dit qu'il ne reste que Marbrume. On m'a même dit que tout quartier de Marbrume était tombé !
boit une longue gorgée, s'essuie du dos de sa main, rend l'outre
Des fois, je me dis que ça se terminera avec la chute de la ville...

Edgar : Il se ressaisit de l’outre volontiers.

Vous parlez du chaudron. C’était vraiment une journée immonde. Ma guibole s’en souvient. Pour le reste, je constate que vous êtes tout aussi pessimiste que nous autres. Alors je me dois de formuler une autre question : d’où pensez-vous que vienne ce fléau ?


Guillemette : reste le bras en l'air, interdite, et prend le temps de songer
D'où ?
...
Ha ! baisse la tête
...
La colère des dieux... pour sûr... quoi d'autre ?

relève la tête, amère, un peu agacée.

Edgar : Ou l’esquisse du genre humain. Nul ne le sait. Une maladie, possiblement incurable, possiblement pas.

Il soutient le regard de la Bergère, portant à nouveau l’outre à son gosier.

Guillemette : étudie ses traits un moment, tend la main, reçoit l'outre. Se cale le dos contre la fontaine, bois une, puis deux gorgées, gardant le vin dans sa bouche quelques secondes à chaque fois
Une maladie ?
...
Ne serait-ce pas blasphémer que d'y songer ?

rend l'outre sans le regarder

Edgar : Il s’en ressaisit comme s’il eut s’agit d’un automatisme.

Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je ne sais pas. Et quand je ne sais pas, je m’ouvre à toutes les possibilités. Ma foi envers les dieux n’a pas changé, et ce depuis cette affliction. C’est tout ce qui compte.

Guillemette : hoche la tête et laisse un petit rire secouer en silence ses épaules
Certes... certes...
...

soudain sérieuse
Si c'est une maladie... il faudrait pouvoir en attraper un... et l'enfermer... pour voir... peut-être...
secoue la tête et réclame le vin. En boit de très grandes goulées

Edgar : C’est une idée qui m’a traversé l’esprit. Vos mécanismes étaient impressionnants, tout à l’heure. Je suis votre obligé, mais ne vous sentez point obligée de me faire acquitter de ma dette ici et maintenant, si vous voyez ce que je veux dire…

Il la regarde faire, une certaine lueur d’amusement dans le regard.

Guillemette : écarquille les yeux interdite. Puis regarde le vin, et rit.
Ha ! C'est distrayant de vous causer mon cher monsieur de la ville.
Votre nom m'a échappé, si vous n'en prenez pas ombrage.


Edgar : Edgar suffira. Ravi de vous distraire, si cela peut vous soustraire à quelque égarement de solitude. Je vous concède que votre compagnie n’est pas désagréable. Guillemette.

Guillemette : agite les bras
Mouette ! Mouette ira très bien. C'est comme ça qu'on m'appelle maintenant. Ça me va très bien...
court silence
C'est comment, à Marbrume ..?
Je veux dire... c'est...

cherche ses mots, gratte sa tête, le coude sur un genou relevé

Edgar : Morose. Tendu. La plèbe côtoie les bien nantis, des fois les tensions éclates. Chacun survit comme il peut. On s’y sent certes plus en sécurité, mais tout le monde a l’air aussi mort qu’une goule, si vous voulez mon humble avis. Rien à envier, si l’on ferme les yeux sur ce qu’il vient de se passer ici. Je ferai le nécessaire pour que ça ne se reproduise pas.

Il tend le bras pour reprendre l’outre, visiblement déterminé à succomber à l’empire de la sainte ivresse.

Guillemette : la rend avec une once de réticence
Ah...
soupire et étale ses bras sur la margelle
Et ben j'suis mieux ici !
bascule la tête en arrière et regarde le ciel
Même si j'ai eu peur à en crever tout à l'heure... Sainte Anür... à en crever...
se redresse et sent frapper l'ivresse naissante contre ses tempes
Dites... et vous ? Une famille ? Ou... des morts..?

Edgar : Il comprend qu’elle est en proie aux mêmes désirs que lui, alors écourte son plaisir et le lui rend.

Ma femme et ma fille sont certainement mieux où elles sont maintenant. Sainte Anür ait leur âme.

Plus de famille. Mais quelques acolytes, par ci, par là. On se serre les coudes comme on peut. Malgré mon tempérament d’ivrogne grincheux.


Guillemette : rit un peu gras en reprenant une lampée
Ivrogne grincheux ?
N'au..rais-je vu que le ggentilhomme ?

soupire, et pose le dos de sa main sur sa joue en rendant l'outre

Edgar : Je n’ai aucune raison d’être grincheux après ce que je viens de traverser. J’ai réchappé à la mort sans souffrir quelque dommage que ce soit. De surcroit, je suis en excellente compagnie. Vous arrivez à suivre mon débit, dites ?

À nouveau, Edgar but une gorgée.

Guillemette : Hehe... mmnon... Je crois... hum... que vvous m'avvez perdue en route.
rit et se relève avec précaution, les deux mains sur la margelle. S'étire, et soupire, les bras écartés
Ch.chasser la mort avvec l'alcool hm ?
lève un oeil vers la lune
J.je la trouvve vvraiment bbelle quand elle s's'habille de bblanc comme ça.
se tourne vers lui, hilare
Dites ! Je vvous ai pas d.dit ? Jje contais, moi, dans ma jeunesse !
S.sur les routes !


Edgar : Contez une histoire ou assumez votre vieil âge.

Guillemette : HAHA
ouvre grand ses bras
A.alors... att.ttendez.
met sa tête penchée sous le tuyau de fer de la fontaine, et se redresse en frottant son visage dégoulinant
Anür ! Que c'est froid !
le frotte encore, puis les mains, les bras, les épaules. Replace sa mante brune, lisse ses cheveux emperlés en arrière, tousse un peu dans son poing
Ça y est.
se tourne vers la lune

Quand elle dort comme ça
Le ventre plein, l'oeil tout grand
Quand elle a bu toute l'eau de l'océan
Et qu'elle nous le verse dans la gueule comme du lait
Que ça nous gicle sur les joues

Alors on voit qu'elle est en paix

Et si on souffle l'air en volutes noires
Si après, dans le sein, on voit croître un colchique de moire
Alors on a su enfanter ses secrets


reprend son souffle et se retourne, rose des pommettes, les yeux en demi lunes

Edgar : Il demeure bouche bée, toujours dans la même position.

Vous êtes bien vivante. J’en exigerais bien une autre !

Guillemette : s'essouffle
Ah... non... je suis ivre...
se secoue un peu, et se laisse choir
Mais... ça faisait longtemps...

Edgar : Il va comme pour tendre la main, crédule.

Non ! Vous n’avez rien ?

Il se relève, titubant à l’aide de sa canne, pour se pencher au-dessus d’elle, le regard hagard.

Guillemette : pouffe fort, dans sa main
Hé, je ssuis ivre ! Mais je ssuis pas une enffant !
repousse sa main (à lui)
Vvous sserez mieux assis vvous-même !
se relève et s'époussette les cuisses
Mmonseigneur Edgar.
se fend d'une pliure depuis la taille
Jje vvous laisse ddonc.
Mmes bbêtes mm'attendent...


Edgar : Il se fend du même geste que Guillemette, sa canne lui permettant de tenir en équilibre, sa courbette bien trop inclinée.

Que les Trois vous gardent, “Mouette” !

Guillemette : Ah...
Vous aussi.

le regarde en souriant
Mmerci monseigneur.
courbette répétée
se redresse, et avec un signe de la main, prend sa route vers sa grange, son chemin vert, et la chaleur de ses bêtes.
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