Chaos bien ordonné commence par soi-même

Son baluchon sur l’épaule, le renard suivait des yeux les paquets de miliciens en patrouille dans Sombrebois, un sourire étirant le coin de ses lèvres. Décidément, l’hospitalité sombreboisienne avait quelque chose d’unique – d’abord les prêtresses guindées, puis les troupeaux de soldats – que l’on devait probablement à la population de péquenauds qui s’y entassait.
À la réflexion, le contrebandier se félicitait de ne pas s’être appesanti en ces lieux, il y a de cela presque un mois, en attendant le retour vain de la Baronne pour laquelle il était pourtant initialement venu. La bougresse avait pris son temps pour retrouver le chemin de son bourg et la nouvelle n’était arrivée à Marbrume qu’à compter du 19 avril. Il n’en avait pas fallu davantage au Goupil pour se mettre en route pour Sombrebois presque sur-le-champ.

Pour une fois, le marchand devait bien concéder l’exactitude des rumeurs qui lui étaient parvenues ; affirmer que ce bourg perdu était en alerte relevait même de l’euphémisme, à ce stade. Assurément, si le renard n’avait pas été aussi buté qu’un âne, il aurait pu hésiter à l’entrée du hameau, comme au départ de Marbrume. Une potentielle idée de génie l’avait néanmoins convaincu de tenter le coup. L’avenir lui dirait si de cela également, il pourrait se féliciter.

Les grandes jambes du roublard le portèrent jusqu’aux portes du château. Ses lippes frémirent face aux gardes.


Pour toute certitude, Le Goupil n’obtint qu’un haussement d’épaules de la part de l’un des miliciens en poste.


Le renard sentit une brève tension fuser dans les muscles de son dos, sans que son sourire n’en pâtisse pourtant. Au contraire, il s’accentua.


Le contrebandier posa son butin au sol et s’y assit dans un soupir de soulagement. Ses grandes jambes étendues devant lui, il cala ses mains en arrière pour observer la façade de cette prison ayant perdu de son doré. Si le marchand surprit un échange de regard entre les miliciens, il n’en laissa rien paraître.


Nouveau contact visuel.


Le renard aurait été bien en peine d’estimer le temps qu’il passa ainsi assis à même le sol, comme un enfant qui aurait grandi démesurément, mais quel qu'il fut, il n'atténua pas son amusement. Aussi, lorsqu’une silhouette abondamment escortée se détacha enfin de l'ombre, l'avènement d’un nouveau rictus fut immédiat.

Il s’écoula plusieurs secondes avant que les longues jambes du marchand se replient et hissent sa carcasse à hauteur d’hommes. Dans une habituelle révérence exagérée, il s’inclina devant la blonde.


Cependant que sa maigre silhouette se redressait, ses bésicles s’égarèrent sur le ventre arrondi de la parvenue et sa mine éprouvée. Que les femmes enceintes étaient hideuses.


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* : dans le Roman de Renart, Ysengrin le loup et Renart le renard apparaissent comme deux ennemis, le premier finissant toujours dupé par le second… Alors dis-moi, ma louve, qui dupera qui, cette fois ? ;]

Rosen de Sombrebois.

Une moins que rien, une miséreuse. Partie de rien pour accéder au tout, sans avoir jamais acquis les manières et l’éducation qui auraient pourtant dû aller de pair. Une parvenue inspirant envie et jalousie chez le petit peuple, dédain et incompréhension chez le sang bleu. Une Baronne, certes, mais une Baronne seule, incomprise et vulnérable, à présent que son époux était mort et enterré.
Il était cependant un mot pour la décrire, sur lequel tous s’accordaient quelle que soit leur caste : « imprévisible ». Les actions de la noble ne pouvaient être anticipées, et c’est entre autres ce qui avait excité la curiosité du renard, lorsqu’il s’était mis en tête d’offrir ses services à la maîtresse de ces modestes lieux.


La réplique n’eut pas l’air de plaire à l’un des miliciens qui menaça de s’approcher. Aussitôt, Le Goupil courba l’échine en signe de soumission, une nouvelle tension parcourant ses épaules.


Le marchand fouilla dans son baluchon, en sortit un livre, parut le feuilleter un instant, avant de le garder ouvert sur deux pages.


Si le ton était mielleux à souhait, le regard azuré du contrebandier, derrière le verre de ses bésicles, trahissait à présent un aplomb certain.

L’annonce du retour de la Baronne dans son fief avait immédiatement ravivé le sens des affaires du renard. Lorsque la nouvelle s’était accompagnée de quelques rumeurs sur la présence accrue de la Milice, sa belle assurance avait néanmoins vacillé. Quelques instants, seulement, le temps de trouver un subterfuge et rebondir. Or, c’est dans l’illettrisme généralisé de la populace, auquel les soldats n’échappaient pas, que le marchand avait rapidement placé ses espoirs.
Il lui avait suffi d'une heure, deux tout au plus, pour récupérer une poignée d’ouvrages sans valeur et noircir les marges de quelques-unes de leurs pages, avant son départ. Pourtant, si le roublard était ainsi convaincu de passer entre les mailles du contrôle de la Milice, il n’était pas pour autant certain de réussir à mener ses projets à bien. Après tout, rien ne lui garantissait que la Baronne, de basse extraction, ait appris à lire depuis son intégration dans la haute société.


Dans certaines des marges du livre, les mêmes mots, répétés cycliquement à quelques subtiles variations près : « On m’appelle Le Goupil. Je fais de la contrebande et possède des biens et contacts qui pourraient vous servir, toi et ton bourg, Baronne. »

Feignant à la perfection une profonde affliction, le contrebandier se fendit d’un interminable soupir, cependant qu’il récupérait le livre des mains de la Baronne pour le refermer – il n’aimait guère savoir dans la nature quelques inscriptions associant son surnom à son activité, fussent-elles de lui.


La nourriture, ce n’était pas tout à fait sa spécialité, mais bien des convois en transportaient. Subtiliser ou s’octroyer quelques sacs de grains ou de légumes en provenance du Labret ne serait certainement pas plus compliqué que de se procurer des armes au nez et à la barbe de la Milice.

Ainsi donc, en dépit de sa taille modeste, Sombrebois ne parvenait pas à subvenir aux besoins de sa propre population ? Voilà un fait qui devait déplaire à la blonde.


Derrière les bésicles, les yeux clairs allèrent et vinrent sur les miliciens encadrant la Baronne, comme deux loups isoleraient une brebis, puis s'attardèrent sur la blonde, face à laquelle il s’inclina de nouveau.


Ses longs doigts se refermèrent lentement sur la bride de son baluchon.

Derrière le sourire du renard fleurit une kyrielle d’injures à l’encontre de la Baronne. Escomptait-elle vraiment le doubler aussi facilement et frontalement, sans même envisager de rétribuer ses renseignements ou sa médiation ? Mais pourquoi lui suggérer un genre de marchandises susceptible de l’intéresser si elle semblait vouloir se détourner si promptement de sa contrebande ? Après tout, s’il avait pris la peine de se présenter sous son jour véritable – du moins celui sous lequel on le connaissait désormais –, il n’avait pas pour autant forcé la main de la noble et aurait été bien en peine de le faire… Peut-être, d’ailleurs, affleurait-il, là, le nœud du problème.

En possession d’un nom et d’une activité – peu recommandable –, la ribaude s’imaginait sans doute en mesure de faire pression sur lui, lui laissant ainsi le choix entre se taire et abandonner l’affaire, ou résister et finir dénoncé et condamné. Mais quelles conséquences associait-elle à cet énième caprice ? Se figurait-elle acclamée, cependant que l’on pendrait haut et court un insignifiant contrebandier dans la masse ? Attribuait-elle à la mort future du Goupil la force d’un exemple ? Son trépas ne changerait rien. Ni pour la Baronne, ni pour Marbrume, et pas même pour le roublard lui-même qui, au fond, n’avait cure du sort qui l’attendait – n’avait-il pas embrassé volontairement la vie de marginal hors-la-loi, après tout ?
Si sa nuque ne se brisait pas lors de l’ouverture de la trappe, il s’agiterait ridiculement, quelques instants, comme l’asticot découvert au moment de trancher la pomme. Rien de plus. Cela n’ôterait pas le mal commis par lui et ses pairs. Cela n’empêcherait pas ceux-ci de poursuivre après sa mort.

Était-elle donc de ces chiens qui mordent la main qu’on leur tend généreusement ? Était-ce ainsi qu’elle accueillait sa bonne volonté, alors qu’il s’était mis en position de vulnérabilité pour mieux la satisfaire ?

Avait-il joué et perdu ?

Plus qu’imprévisible, le comportement de la blonde lui paraissait incompréhensible.
Aucune chance que Le Goupil ne laisse passer cela.


Si le roublard n’alla exceptionnellement pas au bout de ses pensées, son sourire en disait toutefois long. Même à supposer que ce cousin fermier existe bel et bien, une intervention de Sombrebois auprès de lui, dans le but de réquisitionner une part des récoltes qui n’étaient pas destinées à la cité, serait probablement mal vue. A fortiori si des soldats la conduisaient.

Du reste, la Baronne n’avait-elle donc jamais eu l’idée de solliciter elle-même les paysans du Labret ? Avait-il fallu attendre ce jour, qu’un prétendu libraire lui souffle la suggestion à l’oreille ? La dame avait décidément pris le judicieux parti d’oublier la fange dans laquelle elle était née pour se convaincre probablement de ce qu’elle était légitime à gouverner son bourg pouilleux. Libre à elle d’y croire pour préserver un semblant de raison de vivre.

Pour l’heure, il souhaitait bon courage aux miliciens qui seraient envoyés « au Labret » sans plus de précisions, pour y trouver un homme portant un nom aussi commun que « Sidoine », supposé cousin d’un improbable « Ysengrin ».
À cette idée, le sourire du marchand s’étira davantage, cependant qu’il se courbait une fois de plus devant la parvenue. Sans un regard ni pour elle ni pour son escorte, il se détourna sitôt pour reprendre la route de Marbrume, tout en se promettant que Rosen paierait dans l’un ou l’autre sens.