brume de feu — Icare

Madame de Rivaille, haute Noble, s’était prise d’affection pour la Saltimbanque, partageant ses louanges avec une ferveur religieuse. Les deux femmes, au fil des bals, avaient tissé une sorte d’amitié étrange, portée par les derniers racontars que Dame de Rivaille prenait méticuleusement soin de partager lorsqu’elle se sentait d’humeur suffisamment facétieuse. Cérène ne les écoutait que d’une oreille distraite et n’y portait qu’une attention toute relative pour ne pas vexer Madame. La noble louait ses services avec fougue, consommait ses musiques et pas avec l’avidité d’une sangsue affamée, se prétendant grande mécène avant l’arrivée de La Fange. De ces monstres qui leur avait ôté toute vie, et surtout, les artistes qu’elle avait fait propulser jusque dans la Haute-cour dans son immense générosité. Pour la grande majorité, ils avaient péri sous les crocs du Fléau.

Un récit dont la véracité s’avérait tout à fait réfutable.

Cérène avait pris pour habitude de la rejoindre dans les thermes du Temple pour partager ces moments, ces confessions qu’elle jugeait légères et sans importances. Madame réservait une alcôve, sûrement l’une des plus grandes pour exhiber cette richesse fantomatique, vestige de la gloire passée de sa famille.

— Madame de Rivaille ? Demanda Cérène en pénétrant à l’intérieur de l’alcôve silencieuse.

N’oublie pas, si je suis en retard, ne te prive pas de te baigner ! Tu as toute mon autorisation, ma belle artiste. Lui avait-elle chuchoté du bout des lèvres, comme si elle lui confiait le plus grand des secrets.

Se dépouillant de sa robe pour saisir d’une tenue de bain qu’elle revêtit lentement, Cérène s’avança vers le bassin puis se laissa immerger dans l’eau, reposant l’arrière de sa tête sur le rebord, laissant ses jambes battre avec négligence à la surface, elle poussa un soupir de confort.

Une pesante sensation d'être observée pesa sur elle, et son cœur se mit à palpiter un peu plus fort pour l'avertir. Finalement, elle sentit tout le poids de ce tapis de brume s'écraser sur ses épaules, entêtée par l'effluve du bain. Du coin de l'œil, elle avisa un détail se découpant de la brume de chaleur qui lui fit vivement basculer la tête. Un froissement de bruit, à peine perceptible, qu’elle jugea être la Noble arrivée en retard.

— Ah ! Madame de Rivaille… Vu que m’aviez autorisé de prendre un bain en vous attendant, je me suis permise de…, poursuivit-elle en pivotant sur elle-même pour la saluer.

Basculant d’abord le visage puis ensuite le buste vers la source du bruit, elle arqua un sourcil surpris sur une moue subtilement étonnée. Son regard se fit acéré et affûté comme une lame parfaitement aiguisée. Se figeant subtilement en découvrant la silhouette qui se tenait devant elle dans une posture martiale. Un visage à damner les Trois, une mâchoire carrée, un teint hâlé qui illuminait ses yeux sombres. Des épaules larges, rehaussé par un visage froid et un regard mystérieusement indéchiffrable, presque douloureux.
Cérène le dévora des yeux, et ce n'était pas flatteur, ni affable, c'en était même inquiétant. Comme le silence perdurait, elle souleva nonchalamment ses paupières et découvrit les abdominaux de l'homme et fut captivée. Néanmoins, d'un haussement d'épaules négligent, elle déclina les yeux avec fierté comme si elle en avait assez vu et que c’était amplement suffisant.

— Oh. Se contenta-t-elle de dire en braquant son regard sur la pierre, délaissant l’homme dans la brume. Elle n’avait pas mentionné d’homme.

Résider à Marbrume sans faire un passage aux thermes est impensable. Même s'il a perdu une bonne part de sa foi, Icare de Sabran connait le chemin du temple. Il se souvient toutefois que sa dernière visite en ces murs l'a confronté aux corps sans vie de son épouse, Hermance et de ses deux fils. Un an s'est écoulé depuis, ou presque. Une année entière durant laquelle il a boudé la Trinité et ses représentants. Aujourd'hui encore, il n'envisage pas se confier aux bigots pourtant prêts à recueillir les confidences bien plus que les larmes chaudes d'un pair du royaume. La Trinité et ses sbires...

D'un regard froid il les observe alors qu'il prend la direction des thermes. Sur ses pas, son affidé l'accompagne et se charge d'éloigner les curieux. Son retour à Marbrume n'a pas tardé à être commenté par la noblesse toujours avide de potins. Quant à savoir ce qui anime les gorges de la plupart de ces hiboux, l'évidence est assez triste pour ne pas être relevée. Un Sabran, Comte de surcroît, ne peut demeurer sans épouse. Il le peut d'autant moins alors qu'il n'a plus d'héritier en vie.

Ces tergiversations suffisent à assombrir son humeur. Aussi, lorsqu'il pousse la porte qui doit le mener aux bains, il ne s'attarde pas et se défait rapidement de ses vêtements qu'il jette plus qu'il ne dépose par dessus un paravent dont il n'a pas l'utilité. Les vapeurs chaudes ont l'avantage de délier ses muscles et lentement, il fait rouler ses épaules pour parfaitement savourer l'ambiance brûlante du lieu. Cependant et alors qu'il s'imagine profiter d'un peu de calme, le clapotis de l'eau derrière lui attire son attention. Il a pourtant exigé de pouvoir rester seul.
Sur un froncement de sourcil, il passe une main dans ses cheveux pour les chasser vers l'arrière de son crâne. S'il devine une silhouette à travers la brume, il n'arrive pas à distinguer un visage. Alors il s'approche, son vêtement de bain noué autour de la taille.

La voix qui l'interpelle ne s'adresse pas à lui, mais elle fait naître un sourire sur ses lèvres. Ce dernier cependant s'efface alors qu'il aperçoit enfin la sirène qui barbote dans son bain. Brune, provocante et sublime... Elle tient de la nymphe. Comme elle le dévore des yeux, il la fixe et redresse le menton pour mieux apprécier les courbes joliment dessinées de celle qu'il juge finalement comme l'une des plus belles femmes du Morguestanc. Si elle finit par se détourner de lui, la situation en arrive à l'amuser. Aussi, tandis qu'il contourne le bassin pour tranquillement s'installer face à la jeune femme, il se déleste de son vêtement.

"Rivaille" Répond-t'il simplement en s'immergeant dans l'eau, entièrement nu. "Votre noble amie vous a visiblement joué un mauvais tour. À moins qu'elle n'ait souhaité attirer mon attention ? Ce qui, avouons-le, fonctionne plutôt bien. Aussi, dites-moi, Madame... Qui êtes-vous ?"

— Je vous remercie, Sire. Vous me flattez. répondit-t-elle en inclinant la tête avec respect, sa voix se teintant d’une simplicité désarmante.

Ses yeux oublièrent la roche avant de se river à nouveau vers Icare, sa nudité lui explosant au regard, aussi vif et rapide qu'un coup de poing. Arquant sourcil un incrédule, elle laissa échapper un rire imprégné d’une arrogance malicieuse, vêtu d’un sourire ourlé d’insolence. Aussi, lorsqu’il se dépouilla de sa serviette, elle ne lui offrit pas le luxe de détourner le regard pour lui offrir une once d’intimité, non, elle le fixait avec insistance d’une lueur amusée.

— Eh bien, enchantée. Se contenta-t-elle de dire, avant de reposer un coude paresseux contre le bassin, venant laisser échouer nonchalamment sa tête contre son poing, ses yeux se plissèrent tels ceux d’un prédateur un peu trop curieux. J’imagine que Dame de Rivaille a trouvé une meilleure, mh, disons, distraction ? Sourit-elle d’un air un peu trop amer pour être véritablement sincère.

Elle balaya le désagrément de Dame de Rivaille d'un haussement d'épaules fataliste. Visiblement, l’arrivée d’Icare semblait être un peu plus à son goût. Décollant délicatement son coude du bord, Cérène se redressa lentement, comme une créature aquatique quittant les fonds marins. D’une démarche souple et agile, elle se laissa guider jusqu’au milieu du bassin, lui bloquant l’accès avec une nonchalance insolente.

— Oh Sire, je n’ai rien de très spécial , reprit-elle d’un air trop désolé pour qu’il soit foncièrement honnête, mais les vôtres aiment m'appeler la Sirène.

Ses doigts traçaient un chemin de flamme à la surface, dans un clapotis lent et amusé.

— Mais je ne comprends pas réellement pourquoi , mentit-elle en affichant une moue désarmante. Peut-être est-ce pour mes chants…

Son regard courut à la surface de l’eau, glissa sur l’ondulation des vagues, avant de se braquer à nouveau dans ceux du noble.

— Ou peut-être est-ce pour autre chose… Laissa-t-elle planer sans chercher à répondre totalement à sa question.

D’un pas, elle sembla se reculer pour lui offrir l’accès au bassin, visiblement. Étrangement muette, elle se contenta de le fixer intensément, fouillant dans ses iris pour capter le ressentis qui le traversait. N'y détectant rien, elle se contenta à nouveau d'un haussement d'épaules fataliste.Elle se glissa tel un serpent contre le rebord, se laissant choir souplement dans une attitude chargée de défi.

— Et vous Sire, qui êtes-vous ?

"Sabran. Icare de Sabran."

Il l'a d'abord observée, avant d'enfin daigner lui répondre. La belle connaît son pouvoir. Il le constate et n'a plus aucun doute à ce sujet quand il la voit minauder, onduler et jouer de ses atouts. Elle est sûre d'elle et cela l'amuse grandement. En témoigne le sourire qui vient étirer ses lèvres tandis qu'il contemple et apprécie ses charmes. Mais il ne bouge pas. Au mieux prend-il le temps de confortablement s'installer contre le bord du bassin. Dos collé à la faïence et bras étendus de part et d'autres de son buste, Icare semble tout particulièrement à l'aise.

Finalement, bien loin d'être gêné par la présence pourtant imposée, il se prend même à rire quand elle paraît vouloir le défier. La chaleur du bain, les vapeurs et cette sulfureuse, et très inattendue compagnie ont le don de délier ses muscles tout comme ils allègent son esprit. Ainsi, la tension née de ses récents entretiens s'enfuit au fur et à mesure qu'il savoure et observe la créature qui assiège sa tranquillité. Une question évidemment le taraude, mais il évite de la poser.

"C'est à n'en pas douter un fait que les Dieux ont voulu rendre universel, mais il est toujours amusant de constater comme le mensonge sied davantage à une femme lorsqu'elle est belle."

Ses mains en viennent à ramener une fois encore ses cheveux en arrière, tandis qu'il incline la tête et ferme les yeux. Il n'entend pas donner satisfaction à quelques rumeurs et n'a visiblement pas l'intention de se laisser aller à ce qu'il comprend comme un piège. Pourtant, le nom de Rivaille ne lui évoque rien. Au mieux la Dame a-t-elle souhaité lui offrir un regard sur ce qu'elle pouvait approuver d'éventuels écarts de conduite. Au pire a-t-elle espéré avoir de quoi le faire plier à sa volonté. Dans les deux cas, un Sabran n'a jamais admis que ses actions lui soient dictées par d'autres.

"Vous devriez cependant revoir votre partition. Les miens, s'ils vous affublent d'un surnom aussi évocateur, auront tôt fait de vous en garantir un autre. Le chant d'une sirène n'envoûte qu'une seule fois. Il devient ensuite dissonant et gênant."

Se redressant légèrement, il ouvre un oeil et laisse filer son regard jusqu'à la silhouette de la jeune femme. Si le coup à porté, c'est qu'elle est intelligente. S'il a heurté, c'est qu'elle est fière. Dans les deux cas, la réaction sera intéressante.

Elle lui renvoya son observation sans ciller et en profita pour suivre le contour de ses bras saillants. Il n'était pas désagréable à regarder et dégageait le charisme d'un confiant chef de guerre. Quel âge avait-t-il ? Sûrement la quarantaine, à en juger par ses traits marqués, sa barbe le vieillissait et invitait au respect.

…Sauf pour Cérène qui ne semblait pas décidément se damner devant ce seigneur imbibé de l’arrogante noblesse, il fallait plus pour l’adoucir, beaucoup plus. L’esquisse d’un sourire étira le coin de sa lèvre droite. Une lueur étrange traversa son regard. Ou bien était-ce simplement le reflet d’une flamme dans ses prunelles émeraudes ?

— Très bien, je vois le genre. Semblait-elle se faire ce constat pour elle-même plutôt que de s’adresser à lui.

Elle éclata d'un rire provoquant à sa pique sous-entendu, ricochant sur elle comme un galet roulant à la surface de l’eau. Elle sourit avec finesse en se contentant d'un léger haussement d'épaules négligent et insolent. L'idée qu'il puisse la confondre avec l'une de ces prostituées tout juste bonnes à engrosser ne manquait pas de cocasse.

Et il présentait un délicieux levier à manipuler s’il pensait ça d’elle. Il ne la connaissait pas, ne la verrait probablement jamais, alors elle se moquait avec la désinvolture féline de ce qu’il pouvait penser d’elle.

Juste de l’amusement éphémère, rien d’autre. A nouveau un léger rire, doux comme un baiser mais épicée comme la braise prit naissance au fond de sa gorge.

Après un temps de silence, Cérène appuya avec nonchalance sa nuque contre le rebord du bassin sans se départir de son rictus moqueur. Elle cligna des paupières, ses traits flous se fondirent de chaque côté de son visage : une flamme brune s'éveillant tel un brasier, ses boucles s'enroulèrent comme un amas de serpents malicieux, ses yeux pétillants d'une malice taquine.

— Le chant des sirènes peut s’avérer efficace même pour le marin le plus aguerri, mais je vous en prie, Seigneur, mettez-moi à l’épreuve…Fit-elle en le désignant d’un roulement de poignet ironique, presque méprisant.

Un sourire lent et carnassier s’érigea comme un croissant de lune sur son faciès.

— Vous pourriez être surpris. Rétorqua-t-elle, narquoise, le menton dressé vers lui en un défi muet.

Par un chant ou la caresse langoureuse d’une gifle, elle semblait encore hésitante sur son choix.