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 Danse Macabre

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Léonice de RaisonBaronne
Léonice de Raison



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MessageSujet: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyVen 3 Juin 2022 - 23:23

Danse Macabre 49dfe35e6f06281a547b0ed3aaa349c0
Bien des choses coulaient à Marbrume en cet étrange automne 1166 ; mais depuis quelques semaines, c´est l´odeur de l´encre qui primait sur bien des choses et des coeurs. L´on recevait, glissée dans la manche, portée par un domestique ou encore annoncée de vive voix, cette invitation salvatrice après la levée du couvre-feu. Le semblant de clarté dans l´obscurité des récents événements ne suffirait peut-être pas à alléger les douleurs, déclara le brave Baron du Bellay en quelques dizaines de mots, mais au moins pourraient-ils tous convenir à se retrouver lors d´une soirée, et pas n´importe laquelle ; ce que le baron du Bellay organisait, il s´agissait d´une mascarade, d´un bal masqué.

« Tombez les titres et les inimitiés,
Rien que le temps d´une soirée !
Soyons ceux qui sous le regard des Divinités,
Parviendraient à allier amusement comme fraternité !
Organisons, très chers, une récolte en ces temps moins troublés,
Regroupons ce que nous pourrons à la nuit tombée,
Ce que nous offrirons au Temple, mais pour le reste ; Venez !»

Léonice avait trouvé aussi inquiétante qu´amusante cette soudaine invitation. Le Baron du Bellay ne faisait pas partie de ses connaissances proches, en eut-elle vaguement entendu parlé que l´homme ne l´ait de toute façon que peu marquer. Politique peu engagé, oiseau opportuniste aux affaires correctes mais qui ne brillaient que légèrement pas son verbe et ses idées aussi étranges qu´amusantes. Léonice se méfiait de ce genre de pouvoirs distraits, qui agissaient certainement plus qu´ils ne voulaient bien en dire ; car peu se trouvaient à l´instar de son ami Gyrès ; de si hautes naissances ne présageaient qu´un subtil mélange de complot permanent et d´oisiveté passagère, bien que cette dernière soit peu tolérée par le nouveau roi si elle se trouvait esseulée.

« Pensez-vous vous y rendre, ma Dame ?
Assurément, avait-elle répondu à sa domestique le jour de recevoir la petite lettre, après tout pourquoi pas ? Une fête reste un moyen de se montrer, et je suis tout de même curieuse de ce que cela pourrait donner…»

Ses quelques servants montrèrent une certaine retenue ; un lieu où l´on pourrait faire «tomber les masques», ou en tout cas s´en revêtir, semblait être une perspective aux houles indifférentes au statut de ses convives. Après tous ces mois passés à subir les affres des morts, des Fangeux, encore, peut-être le coeur de Léonice désirait-il un peu plus de légèreté. Chose qui ne l´atteignait jamais vraiment ; la gracieuse était bien l´une des premières à ne jamais oublier les images tragiques d´une créature dévorant un enfant. Il ne lui coûta pas grand chose de rassembler quelques affaires pour trouver tenue comme masque ; en quelques jours, l´affaire était actée. Ainsi se trouva-t-elle en ce secteur bien plus coloré de l´Esplanade, lieu où se réunissaient quelques dizaines de convives. Le soir était tombé, l´air rafraichissait les souffles tandis que chacun se présentait face à deux domestiques encadrés eux-mêmes de ce qui semblait être des gardes, certainement des miliciens. Nul doute qu´une fête si proche des récents événements seraient sous le joug de la sécurité plutôt que de la discrétion ; même si chacun revêtait à ses épaules couleurs, plumes et artifices, tandis que les visages se voyaient camouflés ou altérés par des masques, couvrant une partie ou l´ensemble de la peau.
Léonice ne dérogea aucunement à la règle ; forte de sa petite taille, le choix de ses vêtements se porta sur ce qui semblait un peu plus l´affiner ; le pli du jupon creusait les hanches avant de s´étaler d´un tissu pourpre réhaussé par la dentelle noire. De très fins motifs arboraient les mouvements d´ailes de papillons jusqu´à s´enlacer autour de perles ; là, une étoffe liait habilement le bas au buste, scindant une poitrine couverte de manière plus règlementaire. Si léonice portait de longues manches du même tissu, ce qui dénotait quelque peu avec la mode mondaine qui appelait à dégager ses bras, l´audace se ponctuait de deux épaules libérées. Une broche venait tordre la boucle en coeur contre la poitrine de Léonice, avec pour parure un tout petit joyau dans le même ton que le reste de la tenue. Peut-être Léonice possédait bien plus à cet instant des allures de riche bourgeoise que réellement de noble, mais elle décida de s´en satisfaire. Son masque de tissu s´étirait sur les côtés et lègèrement sur l´arrête du nez, lui donnant un aspect de renard ; facile, au vu des nombreuses boucles que rien en dehors de quelques fils et de perles ne retenaient tout autour d´elle.

Comme chaque invité, la jeune femme se pencha près d´un domestique pour lui souffler son nom à l´oreille, ainsi que son titre. Après un hochement de tête du plus grand envers le plus petit qui nota quelque chose sur un papier, attestant de la connaissance des lettres, on dirigea la baronne jusqu´aux grands escaliers. Les gravir ne prit que quelques instants, mais déjà Léonice réalisait qu´elle n´avait d´aucune façon été parmi les premiers à arriver. La musique s´échappait en trois temps, résonnant au rythme des cordes frottées puis des vents moins silencieux qu´harmonieux. Un air connu de Marbrume se jouait dans ce qui devait être un petit groupe de musiciens ; Léonice ne connaissait pas cet art délicat, mais ses oreilles reconnurent aisément trois, quatre, peut-être cinq joueurs différents. L´escalier débouchait sur un long couloir peu éclairé en dehors de quelques bougies, et enfin sur la salle principale.
Lumineuse. Ouverte. Elle paraissait immense, prête à avaler tous ses invités qui s´agglutinaient près des buffets où régnaient boissons et petits fours, mets et autres délices. Au milieu se trouvait déjà quelques danseurs et partout les gens s´animaient, se mélangeaient, comme si la Fange n´était rendue qu´au supplice des mauvais cauchemars. Il fallait redescendre un nouvel escalier pour atteindre la salle de réception surmonté d´un gigantesque chandelier ; ce dernier faisait se questionner aisément sur la réelle richesse des lieux, puisqu´au delà de lui les murs se trouvaient presque dégarnis. Quelques couronnes de fleurs séchées faisaient leur office pour ravir les yeux, parfois à des endroits incroyables ; tout autour de la grande salle s´élevait des alcôves, comme si la bâtisse fut un jour rendue au théâtre. Nulle scène, nulle niche allait pourtant en ce sens. Léonice atteignit le gros de la salle, après avoir peut-être été remarquée en coup de vent par quelques convives ; un rituel s´était assurément instauré pour ceux d´en bas qui épiaient ceux arrivés d´en haut. Identité, manière de marcher, de se tenir, tout était décrypté dans une gourmandise moins innocente que maladive. Certains dérogeaient, peut-être, à l´étude générale ; Léonice feraient peut-être parti de ceux là.
Dans une sphère stratégique et visible à tous, de petits aux gros dons s´élevaient non loin du banquet, gardé par plusieurs hommes qui ne portaient pas d´arme visible. Léonice s´y rendit avec un paquet modeste, fait de quelques bijoux et pierres polies, butin amassé récemment dont il ne lui était pas trop cher de confier. Il était désormais pour se retourner vers les festivités ; le Baron ne s´était pas encore montré, mais peut-être Léonice pourrait-elle inviter quelqu´un à danser…













Dernière édition par Léonice de Raison le Ven 24 Juin 2022 - 18:13, édité 3 fois
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Gyrès de BoétieComte
Gyrès de Boétie



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptySam 4 Juin 2022 - 18:05
En cette triste matinée d’automne, je regardai à travers la vitre poussiéreuse de mon modeste logis, demeurant ainsi pensif et pantois. Dès potron-minet, l’atmosphère glauque pesant en cette sinistre ville m’assénait un sévère coup au moral, car, la nuit, tout était sombre, mais, le jour, malgré les rayons de l’astre solaire, Marbrume restait lugubre. Et ce n’était pas dû qu’au temps, qui était propice, en cette saison, aux pluies torrentielles et aux journées sans soleil, de noirs nuages recouvrant l’éther ; non, quelque chose, au cœur même de la sinistre cité, était profondément rongé par la pourriture. La joie de vivre semblait avoir définitivement quitté ces landes urbaines.

Assis là près de ma fenêtre, d’humeur maussade et massacrante, je resassais inlassablement en mon esprit les événements tragiques du Couronnement. Nous tous, habitants de la prison à ciel ouvert qu’est Marbrume, nous redécouvrions, de la manière la plus dramatique qui soit, les dangers du monde extérieur. Malgré les fastes dans lesquelles nous nous noyons, nous autres sang-bleus, afin d’oublier les tourments de l’existence, le sacre de l’arrogant Sylvur fut pour nous l’occasion de nous rappeler que nous n’étions que des hommes. Et, pire que tout, des proies, dont les prédateurs étaient à nos portes, languissant de pouvoir nous croquer.

« Messire Gyrès ? »

Ma sombre méditation fut perturbé par l’irruption, en ma chambrée, du dernier serviteur que j’avais à mon actif, le seul qui n’eut pas encore fichu le camp de mon domaine, malgré mon incapacité à payer à temps ses gages. C’était un vieil homme, répondant au nom de Lambert, qui était à mon service depuis mon arrivé dans le Morguestanc. Le sommant d’une voix hargneuse d’expliquer pareil intrusion en mon intimité (car je n’aime point être interrompu lorsque je converse avec moi-même), le brave homme s’expliqua promptement, avec la prestance qui était la sienne : malgré l’âge, il se tenait toujours droit comme un piquet, les mains dans le dos, veillant avec un soin presque maniaque à la propreté de son veston de domestique. S’approchant de moi, il tendit face à mon visage une lettre décacheté. Le vieux n’avait pu s’empêcher de fouiner, c’était une fâcheuse habitude qu’il avait, mais, au vu de mes moyens, il m’était impossible de le renvoyer, eût-il d’irritables manies.

« J’apporte une missive qui vous est adressé. L’expéditeur est un certain « baron du Bellay » ; le nom ne m’est pas familier. Je dois dire que l’homme semble maîtriser l’art rythmique ; peut-être serait-il l’un de vos rivaux ? »
, me dit-il d’un ton taquin, presque sournois.

« Faites-moi lire ça », répondis-je presque aussitôt d’un ton sec.

J’arrachais la dépêche des mains de mon fidèle serviteur, piqué au vif par ses propos (que je soupçonnais d’avance démérité) louant les qualités lyriques dudit « baron du Bellay ». J’eus espéré, de prime abord, au vu de son patronyme, qu’il s’agissait d’un lointain descendant de celui-là qui fit un beau voyage et qui savait rimer. Sans surprise, je manquais de m’étrangler de rire face à la piètre qualité des vers ; il fallait décidemment vraiment peu de choses pour stupéfier les gens du communs. Comment donc pouvait-on se laisser berner ainsi par un art de si piètre qualité ?

« Ah ! , m’esclaffais-je, ce faquin tient plus du rimailleur que de l’aède. Aucune cohésion dans les pieds, successions de rimes pauvres en -é… Un histrion, voilà ce qu’est ce du Bellay. Un bouffon de cour, tout juste bon à impressionner les candides et les imbéciles dépourvus de connaissances artistiques. Je ne m’attendais à rien, et je suis quand même déçu. »

Face à la mine grave et interloqué de mon vieux valet, je me hâtais, quelque peu honteux, de clarifier mes propos, voyant que j’avais heurté par ma véhémence mal placée sa sensibilité.

« Ne le prenez pas mal, Lambert. Je vous range au rang des naïfs, pas à celui des imbéciles. N’est pas poète qui veut, voilà tout. Ce n’est point compliqué, pourtant ! »

Je dois avouer que j’étais d’un caractère quelque peu fier, fustigeant violemment tout individu se prétendant lyriciste malgré sa nature d’analphabète. Las ! Que me manque parfois ma contrée, terre des maîtres troubadours, habiles manieurs de l’hexamètre et du pentamètre en distique. Face à leur art inégalé, l’on ne pouvait décemment pas qualifier ce torchon de « poème », ni même de « saynète ». Quand reverrais-je, hélas, le clos de ma pauvre maison, qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Mais pardonne mes exubérantes tergiversations, lecteur, car je m’égare du sujet initial, comme à ma fâcheuse habitude.

***

Bien que n’appréciant point les réceptions mondaines, sujet de la lettre qui m’était adressé, surtout en cette période troublée (quelle idée saugrenue d’organiser pareilles festivités en temps de deuil ! nous autres bien-nés nous montrons décidément bien insouciants, préférant nous réfugier dans la luxure plutôt qu’affronter la réalité), l’espoir de retrouver à cette occasion ma tendre amie, la baronne de Raison, explique sûrement ce qui porta mes pas jusqu’à la demeure du rimailleur. Bien hardi est le cœur de l’amoureux, qui, animé par la passion, n’écoute point sa conscience lui dicter les bonnes actions. Car, crois moi, toi qui me lit, il m’aurait absolument fallu m’abstenir de poser les pieds en ce lieu.

Il me paraissait déjà étrange qu’un illustre inconnu tel que le baron du Bellay organise pareille cérémonie grandiloquente, une sorte de gala de charité dont les généreuses donations devaient revenir au Temple, au vu du coût de l’évènement. Ne tenant qu’en peu d’amitiés le Clergé, je n’avais aucunement l’intention de donner la moindre peccadille à ces horripilants prélats grassouillets et bedonnants, adeptes de la psalmodie et de la remontrance. Nid d’hypocrites que le Temple, confesseurs donnant des leçons à leurs confessés, quand eux-mêmes commettent le plus infâme des péchés, celui de la connivence avec le pouvoir.

Mais, une fois encore, je m’égare.

Ainsi donc, l’homme, que personne ne connaissait, invitait prestement, un beau jour, toute la haute société marbrumienne à une soirée mondaine. Soit ; la renommé commence bien quelque part. Mais quelle étrange lubie que celle de vouloir masquer ses invités ! Le vice se cache dans l’anonymat. En n’étant personne, l’on est tout, et l’on ose tout.

J’avais revêtit pour l’occasion mon éternel tenue d’un blanc de nacre, seul habit de ma très maigre garde-robe me permettant de parader en public, et de rivaliser avec le reste de la haute société. J’affublai un masque idiot en tissu sur mon auguste visage, me conformant aux directives vestimentaires. Je ne pu m’empêcher de pester face à cette idiotie, mais soit ; à Marbrume, fait comme les Marbrumiens.

Me rendant donc au lieudit, le manoir du Baron, je ne pu que constater la magnificence du lieu et de la réception, après avoir eu décliné mon identité à la véritable armée qu’avait déployé le maître de céans pour l’occasion (au moins, il n’avait pas lésiné sur la sécurité). Un luxe à faire rougir le plus dispendieux des Ducs de la défunte Langres. Des mets d’une grande rareté, dont certains que je ne pensais plus revoir en Marbrume. Je fus de même étonné de voir la foule s’étant agglutiné entre ces murs : une partie du gratin intellectuelle et économique de Marbrume était sans aucun doute présent, richissimes bourgeois comme prestigieux aristocrates, au vu des riches habits revêtit par ces vaniteux. Tout ce beau monde conversait, un masque sur le nez, se mélangeant, virevoltant comme des insectes d’un endroit à un autre. Une cohue sans nom, dans laquelle j’allais devoir me plonger, espérant trouver, parmi ces insupportables mondains, la dame de mon cœur.

Descendant une à une les marches menant au milieu de l’immense salle, surplombé par un non moins immense chandelier, je regardai tout autour de moi, le regard plein d’espérance, priant pour distinguer dans cette masse informe d’imbéciles celle qui animait mon âme (car j’espérais ne pas avoir gâché mon précieux temps en me rendant en ces lieux). Alors qu’il me semblait apercevoir au loin la chevelure flamboyante de la belle Léonice, mon attention fut accaparé par un désagérable impondérable : un raseur.

« Mais ? N’est ce donc pas le sire Gyrès ? Approchez, mon ami ! », tonna une voix forte et rocailleuse sur mon côté.
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Bien malgré moi, mon masque semblait en l’occurrence être une futile tromperie pour cacher mon identité à ceux qui cherchaient vraiment à me reconnaître. Je me retrouvais accaparé par le baron d’Ocrelac, une « connaissance » de mon cru, infatigable parleur, déclamant logorrhée sur logorrhée.

"La soirée commençait sur les chapeaux de roues ; que pouvait il donc arriver de pire ?" me disais je, heureux insouciant que j'étais en cet instant.




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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyDim 5 Juin 2022 - 2:16



Danse macabre | Automne 1166

Le volume de mes correspondances était bien maigre depuis l’affaire de 1164, mes alliés tant personnels que politiques largement éliminés depuis et traqués voire même piégés pour être érigés en apostats sociaux s’ils n’avaient d’autre utilité que celle d’être des paons de cour. Rares étaient ceux à avoir tiré leur épingle du jeu, à avoir manifesté un rôle si particulier que le duc, qu’importe son nouveau titre, se devait de les conserver pour veiller au bon fonctionnement de ses nouvelles terres. À contrecœur. Ma qualité de navigateur était entre autres ce qui me tirait de ce mauvais pas, et d’une étrange façon, mon allure était presque l’un de mes plus torves avantages ; qui rallierait le camp d’un prétendu étranger, probablement impie de surcroît ? Tant et si bien que les derniers courriers que je recevais à mes quartiers étaient plutôt épars, mes ultimes comparses d’infortune se faisant plus discrets et tâchant plutôt de m’épingler en recoin de jardin défraîchi ou parmi les étals amaigris des quartiers populaires. La discrétion était de mise en toute circonstance, en particulier au cours de cette période des plus denses et étouffantes sur la scène nobiliaire, évincée de ses poids morts et ennemis trop acariâtres.

Dans mes égarements, je ne réalisais pas que l’on me tendait un hanap aux détails sibyllins dont l’essence carminée n’était assurément pas des plus prestigieuses, tâchant de me faire offrir ces liqueurs plutôt que de débourser le moindre sou pour me les approprier. Mon invitée avait néanmoins patienté jusqu’au moment de mon émergence, ayant insisté dès son arrivée pour se débarrasser d’Isméon, mon loyal serviteur dont la force diminuait à vue d’œil, et son fidèle apprenti Clovis, un jeune homme d’une vingtaine d’années d’un caractère affable et regrettant sans nul doute d’être affecté à mon service. Du moins, je ne pouvais que le soupçonner, car ce garçon avait un don tout particulier pour le poste ; d’une efficacité redoutable dans chacune de ses tâches alentour, le port parfait en présence de convives, une organisation à faire pâlir les maquerelles des bas-quartiers, j’avais bien peu à lui reprocher, à mon grand dam. Isméon, ayant depuis toujours essuyé mes caprices pour chaque visite que feu mon père et moi lui rendions entre les murs de Marbrume, se faisait aujourd’hui bien trop âgé pour subvenir à mes besoins et à l’entretien d’une demeure comme la mienne. Ainsi, le jeune apprenti sous son aile perpétuait cette tradition sous les enseignements de son mentor croulant.

Vous disiez ?

Avachi — précieusement toutefois — contre l’accotoir d’un banc en chêne des marais paré de moulures en bronze, je relevais enfin mon regard jusqu’alors inattentif sur la femme d’un charme redoutable qui s’installait à son tour délicatement sur un siège vêtu de soie et de broderies. Sa finesse n’avait d’égal que le soin qu’elle apportait à ses atours. Sa peau de nacre jurait avec l’ocre sauvage dont j’arborais les nuances, son visage allongé s’affinait plus avant entre les épaisses boucles d’une ténèbre inéluctable qui coulaient souplement contre ses joues creusées de fossettes mutines. Ses lèvres charnues tout juste tamponnées de teinture de cochenille pour en rehausser la carnation naturellement rosée s’étiraient avec l’obséquiosité d’une gorgone séductrice ; et je perdais déjà le fil de mes songes à la contempler ainsi, naufragé devant le chant muet d’une dangereuse sirène. Il y avait bien davantage à cette créature que je n’aurais su en dire, tant son magnétisme savait me dompter. Les brisures de mon cœur n’en étaient pas moins vivaces et cruelles, tout juste deux années après la perte tragique de mon épouse ; je me flagellais à l’idée de me faire ensorceler par une pareille œuvre des Trois, aussi tentatrice puisse-t-elle être, mais pouvais cependant me vanter de n’avoir cédé à ce jour. Le tintement âcre d’une cuillère en argent frappée contre son propre hanap me réveillait d’un sursaut presque imperceptible, une nuée de frissons s’échappant le long de mon échine comme une volée d’étourneaux.

… n’est-ce pas, mon cher ?
Veuillez m’excuser, Elvire, les vapeurs de ce vin capturent mes sens, et je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi je suis supposé rétorquer.
Vous êtes un incorrigible dissipé.

Dissipé, je l’étais, lorsqu’elle me faisait grâce de sa présence. Et alors que je m’apprêtais à de nouveau sombrer, l’approche inattendue de Clovis dans son pardessus impeccable me tirait de ma torpeur. Je captais, du coin de l’œil, la contrariété passagère de la Baronne de Vassignac, autrefois bourgeoise et détentrice aujourd’hui d’un petit titre associé à une parcelle de cep rouge par le biais d’un mari avalé par la Fange. S’il y avait une femme qui avait su tirer parti de ce cauchemar, cela ne pouvait être qu’elle, et son enthousiasme — et insistance — à m’évoquer ses projets savait parfois capter mon attention et m’éloigner de mes états mélancoliques. Fustigeant le jeune homme de ses yeux pervenche, elle tient le silence et le laisse s’immiscer dans cette après-midi que nous ne devions passer qu’à deux, selon ses requêtes.

Monsieur le Comte, une missive du Baron du Bellay.
Que dit-elle ?

Ledit baron n’était guère un monument de notre institution, vautour opportuniste, il dilapidait çà et là sa petite fortune fluette en fêtes et bals sous couvert de justes causes pour amortir le sévère jugement des prêtres trinitaires sur ses mœurs indélicates. Un énergumène dont je n’étais ni proche ni ennemi, se positionnant bien mal sur l’échiquier politique en une voix prétendument neutre qui ne cherchait qu’à cirer les souliers de ses supérieurs hiérarchiques. Le jeune homme s’attelait aussitôt à décacheter le vélin et à en ouvrir les volets pour mieux dévoiler le message que la lettre contenait. Assurant sa posture avant de s’éclaircir discrètement la gorge, c’est un héraut des rues qui me déclame alors la platitude d’un poème qui fit jusqu’à glousser Elvire de Vassignac. Je m’apprêtais à profiter de cet instant pour piocher une cerise dénoyautée d’une coupelle en argent, mais fus pour le moins tétanisé par les vers récités.

« Tombez les titres et les inimitiés,
Rien que le temps d'une soirée !
Soyons ceux qui sous le regard des Divinités,
Parviendraient à allier amusement comme fraternité !
Organisons, très chers, une récolte en ces temps moins troublés,
Regroupons ce que nous pourrons à la nuit tombée,
Ce que nous offrirons au Temple, mais pour le reste ; Venez !
»

Le serviteur laissait ensuite planer quelques secondes de battement, durant lesquels, interloqué, mon expression semblait rendre hilare madame la Baronne. Rose d’avoir pouffé avec toute la discrétion du monde, le teint aussitôt réchauffé, madame s’évente et s’abreuve d’une gorgée mesurée de vinasse venue déposer sur ses lippes un léger voile rubescent. Si je percevais parfaitement la mine interrogative de mon homme de maison, je peinais à condenser une réponse adéquate. En avais-je seulement une à formuler, tant la requête était incongrue. Je savais devoir redorer mon blason poussiéreux et entaché par les drames récents, et ma participation au couronnement sacré de Sigfroi de Sylvrur n’avait évidemment pas suffi à assurer ma position. Qui plus est, il ne s’agissait là que d’une petite noblesse qui n’avait pas le prestige auquel j’aspirais à m’allier. Madame n’hésita guère à m’assister dans ma démarche, toujours de fort bon aloi.

Avez-vous l’intention de lui faire grâce de votre présence, Lazare ?
Toute la fange cancanière a dû être avertie en amont… Accompagnez-moi. La perspective d’une réception en votre absence fane déjà mes ardeurs mondaines.

Feignant — je le crois — d’être touchée par la flatterie dont je la dorais, et bien plus rompue à l’exercice de la sociabilisation que je ne l’étais, Elvire osa même sautiller sur ce fauteuil rembourré de laine afin de manifester son enthousiasme à côtoyer le beau monde dont elle n’était pas issue. Peu importait, finalement, que l’on me reconnaisse à son bras, tout masqué dussé-je être, la teinte de mes mains nues ne saurait me trahir davantage. Clovis, ayant guetté une réponse positive de chaque parti concerné, attendit sagement que je valide ma décision d’un hochement de tête succinct accompagné d’une sèche pirouette du poignet pour le chasser. L’idée était saugrenue. Mais elle valait le coup d’être saisie, quand bien même le projet de renflouer les caisses trouées d’un Temple qui ne m’accordait pas même une bénédiction me hérissait le poil ; pas un seul de mes écus ne saurait franchir leurs portes sacrées. Durant ces considérations, Elvire m’inondait de prévisions et de suggestions vestimentaires, coquette comme elle pouvait être, de longues minutes s’égrenèrent avant que nous ne puissions évoquer d’autres sujets dont j’étais bien plus friand…

☙ • ❧

Deux semaines devaient s’écouler avant d’entrevoir les prémices de ce pince-fesses, semaines durant lesquelles Isméon et Clovis, tous bons serviteurs qu’ils furent, retournèrent marchands et fripeurs afin de parfaire mes requêtes bien précises sur la tenue que j’allais arborer ce soir-là. Rien ne devait être laissé au hasard, et tout message se devait être transmis avec assurance et bravade, et celui-ci allait être des plus visuels. Les redondants essayages n’eurent bien longtemps à tenir, ma garde-robe dotée de pèlerines et capes aile-de-corbeau savaient bien assez dissimuler ma cotte-hardie aussi blanche puisse-t-elle être. Je me devais également revêtir mes braies de même ton, et une paire de chausses à mi-cuisses qui ne pouvaient que s’assortir à cette mascarade. Une calotte vint s’installer sur ma chevelure volumineuse, destinée à fixer par quelques coups d’aiguilles une longue traîne de lin enténébré. Rabattant ce capuchon drapé par delà mon couvre-chef et autour de mon cou pour le laisser chuter en méandres sur mes épaules, je dévoilais un masque d’un albâtre immaculé, couvrant l’entièreté de mon faciès typé, et dépeignant un visage peu amène dont les sourcils, le nez et ses pommettes ressortaient par effet de relief. Aucune bouche à déplorer, seulement la chute brusque de ce profil jusque sous mon menton, dissimulant aux yeux curieux l’épaisseur touffue de ma barbe noire. Quant à la Baronne de Vassignac ? Une cyclas d’un bourgogne soutenu, rappelant sans nul doute le raisin de son modeste vignoble, surlignait l’ombre d’une chainse de lin à la teinte lugubre. Son charmant visage dévoré par un demi-masque plus arrondi et féminin se démarquait du mien par ses angles et sa couleur contraire. Notre paire, fin prête à mesure d’astres d’or et d’argent succédés, s’exila entre ces murs familiers qui furent tant une bénédiction qu’un mauvais augure. Les préparatifs rébarbatifs trouvaient en la présence de la Vassignac un entrain nouveau, dont il m’était ardu de reproduire la sincérité, bien qu’il me plût de la contempler dans chaque nouvelle parure dont elle se vêtit.

Crochetée à mon bras, je la guidais depuis les battants fin clos de ma bâtisse spartiate jusqu’à la coquette demeure de ce baron de pacotille, tâchant de ravaler les regrets de m’être engagé dans pareille entreprise. L’on se pressait déjà, piétinant devant le pupitre d’un majordome fort bien apprêté mais cantonné à rédiger une liste des convives les plus tardifs. Nous n’avions évidemment daigné nous montrer qu’une fois le raz-de-marée de bourgeoises et de gentilhommes apaisé, une façon de nous faire remarquer mais aussi de jauger la qualité des invités à leurs atours et leur inventivité.

Pensez, je vous prie, à me faire valser.

Me susurrait la succube dans un souffle rieur effleurant ma gorge encore trop découverte pour qui se pressait contre mon côté gauche. Stoïque néanmoins, en particulier dans ces instances mondaines, je nous approchai plutôt de l’autel indiscret afin de glisser en aparté nos deux titres et noms. Inscrits enfin, l’on nous menait au pied d’une volée de degrés d’un marbre blanc que jalousaient certaines masures comtales. Elvire ne manquait pas de me faire savoir mon utilité d’une délicate pression sur mon bras, que je portais fermement afin de lui offrir une rampe sûre le temps de cette escalade. Rampaient à nos talons les modestes traînes de nos voilages respectifs, en une cascade à reculons aboutissant à un plateau velouté sur les tapisseries de sol du goulot éclairé à la chandelle.

Et enfin, la grand salle.

Ce monstre de luxe et de paresse dont la gueule béante s’ouvrait sous nos yeux perçant méthodiquement nos masques communicants ; un lustre dont l’atour cristallin renvoyait en éclats les multiples langues ardentes le coiffant, quelques oriflammes aux armoiries du royaume mais aussi du duché — un tour assuré de s’attirer de bonnes grâces —mais aussi et surtout une foule aérée de beau monde, visqueusement assemblée autour d’un buffet fleurant bon la viande fraîche du faîte de ce nouvel escalier. Ne sont guère abondants ceux qui sauront me reconnaître sous cet accoutrement pour le moins complet, ne dévoilant qu’une paire de gants blancs pour tout indice de ma fausse carnation. Car là était mon jeu : dissimuler sous cette cape sans éclat la blancheur de la culture dont j’ai hérité, un pied de nez à la majeure partie de ces nantis dont la pâleur n’avait d’égal que leur insipidité.

La Baronne avait aussitôt remarqué non pas le festin qui m’ouvrait, je l’admettais volontiers, l’appétit, mais l’espace libre de conquête du parquet de danse où l’on valsait d’ores et déjà. Levant son minois irrésistible dans ma direction, ses griffes propres crochetèrent la feutrine de mon vêtement pour me tirer à elle lorsqu’elle s’éloigna en direction des musiciens réhaussés sur leur estrade d’appoint. Fait surprenant, je me plaisais à écouter le chant des archets frottant les cordes de leurs vièles, le pincement mélodieux de leur lyre, le charme tout particulier de leur tambourin marquant le tempo des pas dansants. Bien que méconnu derrière mon masque, la Vassignac ne l’était guère, et notre progression vers le cœur de la salle en fut considérablement ralenti. Mais opiniâtre et butée, Elvire ne perdait certainement pas son objectif de vue et parvint enfin à m’extraire de l’engouement piaillant qui m’étourdissait.

Et sur le devant de la scène d’amorcer quelques pas cadencés, ma dextre gantée pressant son omoplate pour l’attirer à moi en conservant une distance convenable selon les règles pudiques de l’Étiquette, sa paume embrassant la mienne, nos coudes alignés pour parfaire le portrait. Les entrelacs de nos jambes synchronisées se font et se défont à mesure de pirouettes régulières, nous calquant sur la distance imposée par nos autres confrères funambules afin d’effectuer un premier tour de terrain élégant et pour le moins libérateur.

En cet instant, mes seules préoccupations sont celle de mes enjambées distinguées et la nature du sfumato de sourire qu’elle m’adresse. Pourtant, il ne se fallait que d'un instant pour que le maître des lieux ne se présente et interrompe nos festivités pour un discours rébarbatif...

Voici le costume que Lazare porte, chapeau excepté :




Dernière édition par Lazare de Malemort le Ven 24 Juin 2022 - 18:29, édité 1 fois
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Léonice de RaisonBaronne
Léonice de Raison



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyLun 6 Juin 2022 - 16:01
La belle, pour la première fois depuis longtemps, subit les affres de la couleur de ses cheveux. Ainsi masquée, et d´un nom peu reconnu par Marbrume et ses bonnes gens, Léonice ne passait pour plus grand chose qu´une appétissante jeune femme ayant le malheur de porter le renard à sa tête. Docile, la jeune femme se rapprocha alors des buffets, réfléchissant aux premiers mets qu´elle goûterait. L´indifférence d´autrui était quelque peu étrange à subir, mais le choix restait le sien. Dans un lieu où tout se confondait dans un jeu jugé dangereux par la Raison, révéler son identité ferait plier quelques dos mais élèverait d´autres mentons. La prudente indifférence qu´elle subissait n´était finalement pas la pire des manières de vivre une soirée ; il y aurait bien quelques personnes pour passer outre la flamboyance d´un trait génétique dont elle ne se cachait pas. Il y avait beaucoup de choses, beaucoup d´odeurs différentes qui s´élevaient des tablées toutes montées en périphérie des danses, encore désharmonieuses et discrètes. Peut-être relevait-on toute la mesure du mélange des êtres en cet automne ; les nobles n´étaient pas certains de vouloir s´étiqueter comme tels en valsant, dans un art anoblit par l´apathie que lui offraient le reste du peuple. Les bras qui ne portaient aucun nom en dehors de ces murs ne souhaitaient pas alimenter râgots et potins, choses trop curieusement admises parmi ceux qui devraient se soucier de plus important, surtout en cette année. Quelques courageux ou farceurs prirent la décision de s´approprier les dalles alors que l´air des musiciens se transformait. L´air changea, et la valse prit les traits d´une nocturne ; un même tempo ne fit peut-être pas réaliser à la plupart que le ton se désunissait pour être plus romantique, plus proche d´une entité féminine ancrée sous les étoiles ; près de Léonice, une adolescente s´émerveillait auprès de son compagnon, ce dernier visiblement habitué à de telles exclamations. Les yeux d´un vert brillant, la jeune fille vantait la musique sans oublier de préciser qu´elle était elle-même musicienne. Suppliant son ami avec la force d´un loup déguisé en agneau, la jeune femme au masque argenté finit par le convaincre pour ainsi prendre la suite.
Léonice se délecta qu´on l´ignore, étrangement ; elle cherchait parfois du regard des choses intéressantes, des visages, ou encore des voix. Elle crut entendre l´ami de Gyrès, quelque part dans la salle sans pourtant identifier l´un ou l´autre. Parmi les danseurs se trouvaient un binome un peu plus marquant que le reste ; Léonice laissa le bleu de ses yeux parcourir la silhouette de la Dame dont la couleur de la robe rappelait celle du bon vin. Harmonieuse même dans le choix de ses bijoux, Léonice n´imagina pas avoir affaire à autre chose qu´une noble ; à cela prêt qu´elle se complaisait dans cette démonstration de caractère comme de performance. L´homme était moins visible ; tout vêtu de sombre, son masque ne laissait entrevoir ni expression, ni forme ou couleur. Un parfait inconnu, tout de même plus grand que la plupart des gens à la connaissance de la baronne.

«Charmante demoiselle, puis-je vous inviter à danser ?»

Léonice s´apprêtait à piocher dans un plat de petit four quand une voix grave l´interpella ; tout du moins, la personne se devinait trop proche pour ne pas s´adresser à la baronne, qui n´était pas exactement entourée de monde, même si un jeune noble sembla la reconnaître et la saluer d´un geste sympathique. L´homme vers qui elle fit volte-face tranchait avec le reste, de bien des manières. Une main ramenée contre sa poitrine, le petit-four qu´elle devait consommer trouva un autre propriétaire en la personne d´un marchand qui respirait le gras et le vin de basse qualité.

« Ca serait avec un infini plaisir,» sourit Léonice.

Elle tendit l´une de ses mains vers l´autre ; sa tenue n´était pas spécialement excentrique, contrairement à Léonice qui cherchait toutefois à se démarquer. Lui ne possédait qu´un veston de modeste facture, ainsi qu´une chemise rappelant les artistes en vadrouille autrefois dans tout le Royaume de Langres. Des dizaines de petits losanges de toutes les couleurs se disputaient la surface du tissu contre sa poitrine ; sa veste lui arrivait mi-cuisse, fendue en deux telle une langue de serpent. La baronne se présenta avec lui sur la piste de danse, dans un coin qui ne semblait que peu les éclairer ; après une courte révérence, la baronne se positionna comme pour valser, n´étant pas certaine que son partenaire au masque particulièrement pointu n´ait connaissance des mouvements réglementaires à la discipline. A la grande surprise de celle qui passait presque pour une femme de compagnie, l´homme au sourire devenu espiègle savait mener une valse, et ne se trompait dans aucun des mouvements ; Léonice ayant toujours adoré danser, elle n´eut aucun mal à le suivre, se prêtant même au jeu de sourire jusqu´à sentir un rire monter dans sa gorge.
Elle avait tout de même une impression bizarre. Peut-être que cela venait des quelques plumes d´oiseaux au pelage sombre qui donnait un air de volaille mesquine au masque de l´inconnu.

«Vous sentirais-je tendue, ma mie ? Assouplissez donc ces jambes que je ne puis voir, vous allez me marcher sur les pieds !»

Le rire taquin de l´homme renforça la drôle d´impression de sa partenaire, qui se contenta d´un sourire polit avant de répondre ;

« Voilà bien longtemps que je n´ai eu l´occasion de pratiquer. Vous, en revanche, semblez parfaitement appartenir au bal en lui-même.»

L´homme ne répondit pas, tout comme Léonice eut difficilement conscience des regards interloqués qu´ils pourraient obtenir de la part de ceux qui n´étaient pas encore trop occupés. La valse se termina relativement vite pour accueillir l´arrivée applaudit de ce qui devait être l´hôte en hauteur. Léonice s´arrêta pour joindre ses mains à l´exercice d´accueil, levant la tête pour apercevoir la silhouette d´un homme qu´elle devinait grand. Attiré sur un balcon au-dessus des escaliers qui menaient au premier étage, le baron du Bellay effectuait une révérence outrageusement prononcée. Un sourire satisfait, une chevelure blonde plaquée jusqu´à sa nuque, l´une de ses mains s´aggripait à une canne au pommeau entièrement recouvert d´une texture semblable à l´or. Il portait un demi-masque élégant, fait d´un tissu qui entourait le reste de son crâne de manière presque ridicule ; tout de jaune vêtu, le baron devait se croire brillant, mais de loin et surtout d´en bas ne ressemblait qu´à un gros canari échappé du poulailler.

« Mes très, très chers invités !»

Ainsi fut marqué le début d´un discours, ponctué par de légères notes en pizzicato en arrière plan, comme il avait du les demander au préalable. Léonice n´écouta que d´une oreille distraite les mots prononcés par l´homme, qui vantait la capacité du monde à se mélanger. Le baron prétendit avoir invité autant de nobles que de marchands du peuple, ou encore que de fidèles à la Trinité ; Léonice n´était pas certaine d´y croire, mais si tout le monde s´était amusé à camoufler sa posture comme elle le faisait, peut-être était-ce possible. L´absence de la voix moqueuse de son co-danseur la fit le chercher des yeux ; presque comme attendu, l´homme au masque d´oiseau à plumes s´était volatilisé. Léonice trouvait ça bizarre, mais n´en fit pas cas outre mesure ; les suspicions ne se trouvaient, après tout, pas toujours fondées. Le hasard décida qu´elle était désormais esseulée au milieu des anciens danseurs, non loin du binome noir et vin repéré un peu plus tôt. Pour peu qu´on la remarque, Léonice les aurait gratifié d´un sourire ainsi que d´une petite révérence ; le discours était interminable, et le silence se dissipait comme une levée de mutinerie. L´ennuie gagnait les moins disciplinés de manière ostensible, et les trop polis en profitaient pour retourner vers les buffets. Le baron ne semblait pas ennuyé, bien au contraire ; il ponctua même l´interminable logorrhée par un ;

« Et surtout, amusez-vous !»

Avant de donner un nouveau signal aux musiciens pour qu´ils ne se remettent à jouer.










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Gyrès de BoétieComte
Gyrès de Boétie



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyMar 7 Juin 2022 - 15:42
« … et je préfère ce « oh, oh » à toutes mes autres œuvres, à tous mes autres vers. Quelle entrée en matière que ce « oh, oh » ! Il exclame la surprise, le doute, la colère, la passion… Je pourrais d’ailleurs à l’occasion vous jouer l’air que j’ai fait dessus. »

J’étais, à mon grand malheur, coincé en plein milieu d’une conversation rébarbative, avec le plus rébarbateur des interlocuteurs. Tandis que nous déambulions parmi les convives, un verre de champagne à la main, Mascarille d’Ocrelac m’assommait de paroles creuses, sans intérêts, révélatrices de sa maigreur d’esprit. L’homme à l’embonpoint avancé ne cessait de tresser ses propres louanges, contant, dans de grands gestes bouffonesques, ses exploits à la chasse, ou, dans le cas actuel, faisait la propre élégie de son « art ». Aucune échappatoire ne s’offrait à moi ; toutes les fois où j’essayais de m’éclipser, prétextant un quelconque impondérable, le baron d’Ocrelac resserrait un peu plus sa prison verbeuse.

Las, j’écoutais donc, le regard perdu dans le vague, ne répondant que par de courtes phrases d’acquiescement. Mais ce petit monsieur commençait sérieusement à m’échauffer les oreilles.

« Vous avez appris la musique ? », m’enquis-je soudain, afin de rompre quelque peu la monotonie de la discussion ; j’étais en effet quelque peu circonspect quant aux prétendus talents musicaux du baron.

« Moi ? mais point du tout ! », me répondit mon interlocuteur d’un ton faussement indigné.

« Et comment cela se peut-il donc, que vous sachiez jouer sans connaître votre solfège ? »

« Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. Vous devriez le savoir, Comte. »

Telle réponse n’était point anodine. Le baron témoignait ouvertement, de par ces mots méthodiquement choisis, du mépris clair qu’il éprouvait pour menace insidieuse infiniment plus dangereuse que les Fangeux aux yeux de la vieille noblesse réfractaire : la bourgeoisie. En effet, là où, avec la Fange, les grands aristocrates perdaient richesses et domaines, les nantis négociants de Marbrume n’avaient, eux, point perdu leurs commerces ; beaucoup étaient même aujourd’hui créanciers des sang-bleus défortunés. Désormais tenants du pouvoir financier, les bourgeois composaient désormais un groupe social incontournable dans le paysage politique marbrumien. L’orgueilleuse aristocratie, caste jadis implacable dominatrice condescendante et hautaine à l’égard de ceux qui n’étaient point né en un castel, fulminait de ce renversement de situation. La peur d’être supplanté par des individus de basse naissance terrorisait grandement les gens de hauts lignages qui, bien qu’ayant perdu la prédominance économique étant jusqu’alors la leur, source légitimante de leur pouvoir sans partage sur la société, ne manquaient pas une occasion de rappeler aux nouveaux parvenus la différence essentielle séparant leurs deux castes : le rang n’était point une question de deniers, mais de vertu accordé par le sang, donnée invariable et inexpugnable. L’on naissait noble, l’on ne pouvait le devenir ; une ronce pouvait -elle espérer devenir rose ? La fortune pouvait certes acheter le titre, mais pas l’attitude et la prestance qui allait avec.

Autour de nous, à mesure que nous progressions dans notre promenade, nous traînant d’un pas de sénateur, je constatais les costumes tous plus extravagant les uns que les autres qu’avaient revêtit les autres invités de la joyeuse cérémonie. Des étoffes éclatantes aux couleurs vives, des masques plus raffinés les uns que les autres, certains étant ornés d’impressionnantes et complexes garnitures, véritables travaux d’orfèvres bien éloigné du morceau de tissu grotesque que j’avais revêtit. Je paraissais en effet bien miteux, avec mon simple masque de satin. Tout ce beau monde riait aux éclats, se réjouissant de la majesté de la réception. « Décidemment, ce baron du Bellay a le sens de la fête ! », clamait-on ici et là, au gré des valses et des réjouissances. Il faut dire, j’en conviens, que ledit baron n’avait point lésiné sur les victuailles et les divertissements. Voilà donc où allait tout l’argent qu’il aurait dû consacrer à sa propre éducation.

Tandis qu’Ocrelac continuait de m’étourdir d’insanités toutes plus ennuyantes les unes que les autres, mon regard fut captivé par deux couples de danseurs aux allures excentriques. Le premier duo qui piqua mon attention était celui composé par l’espèce de belphégor (c’est ainsi que l’on nomme un genre de fantôme en ma province natale) se trémoussant d’un pas pataud et peu gracieux sur la piste de danse, ses pieds se prenant dans le long drap noir qui lui servait de tenue de soirée ; sa ravissante compagne semblait plus à l’aise dans cet exercice, belle et splendide dans sa robe d’un rouge pourpre étincelant. Tout en approuvant sommairement les racontars du baron d’Ocrelac, qui me décrivait désormais en long, en large et en travers sa jument préférée, je détournais le regard vers un autre couple de danseurs. Ce n’est pas tant l’homme, à la silhouette élancé et au pas gracieux, qui crevait la scène de par sa tenue singulière (l’on aurait dit un de ces trouvères de Lautanie), qui m’intéressait ; j’étais plutôt intrigué par sa cavalière, car, même masquée, je la reconnaissais, de par ses bouclettes d’un rouge flamboyant, au milieu de tous ces badauds sans intérêt. J’étais venu pour elle. Et, rien que pour revoir à nouveau son joli minois, j’étais prêt à endurer la verbomanie de mon interlocuteur.

Soudain, à ma grande joie, tel une appréciation salvatrice d’Anür, un bienheureux évènement me permit de fausser compagnie au baron et à sa prolixité. L’homme, tout en me parlant, remarqua subitement quelqu’un qu’il connaissait dans la foule ; l’interpellant d’un grand signe de la main, le baron fit la fatale erreur de me tourner le dos. Je n’en demandais pas plus pour m’esquiver, profitant de l’occasion bénigne pour me glisser discrètement dans la cohue, et ainsi me fondre dans la masse. A peine le baron eut-il le temps de se retourner que j’avais disparu.

Délivré du cancan assommant de l’infatigable parleur, j’avais besoin d’un solide remontant. Je me frayais tant bien que mal un chemin parmi la foule, faufilant à travers les convives jusqu’à une table dressé en fond de salle, comptoir l’où on trouvait becquetance et spiritueux. Me faisant servir un verre par un laquais chargé de satisfaire les besoins essentiels des invités, je n’eus même pas le temps de prendre ma coupe que je fus bousculé par un lourdaud.

« Eh là, monsieur, sont-ce là des manières de marcher, que d’ainsi heurter autrui ? », pestais-je, me retournant vers le butor.

L’homme, au visage enserré par un masque d’un blanc étincelant soupoudré de paillettes violettes et argentés, masque lui recouvrant l’entièreté du haut du visage, me fit un geste d’excuse, avant de s’éloigner plus loin. Il était plutôt grand, assez massif, et les traits du bas de son faciès trahissait sa jeunesse.

« Mordious ! Qui est donc cet huluberlu ? », demandais-je sèchement à l’un des laquais.

« Il me semble qu’il s’agit du vicomte de Ségur, au vu de son masque singulier. A vrai dire, c'est moi même qui ait contrôlé son identité, tout à l'heure. Je l’imaginais alors plus petit », me répondit posément le valet.

Le remerciant, je fustigeais néanmoins du regard l’indésirable qui partait au loin. Buvant d’un trait ma coupe de vin, je la reposai sur la table avant d’enfoncer à nouveau de l’attroupement de mondains. Tandis que je m’engageais ainsi en pareil milieu étouffant, le silence se fit tout autour de moi. Je compris vite, en levant le regard vers les balcons surplombant l’assemblée, raison de telle soudaine quiétude : le maître des lieux s’exclamait depuis son perchoir, ridicule qu’il était dans sa tenue d’un goût quelque peu discutable, nous assommant de mondanités. Une fois son laïus achevé, l’enivrante musique du concerto et les cérémonieuses discussions alentours reprirent aussitôt.

Mais a peine eus je le temps d’entamer le moindre mouvement que j’entendis la voix de mon bourreau s’élever à travers la foule : le baron d’Ocrelac avait retrouvé ma trace, et m’appelait, d’un ton joyeux et enfantin, à le rejoindre. Ne pouvant déroger à pareille sollicitation (car, bien que de nature espiègle, je reste un homme du monde, soucieux de l’étiquette), c’est la mort dans l’âme et le pas traînant que je rejoignis l’imbécile. Celui-ci était en pleine conversation avec une fort charmante dame d’une trentaine d’années, infortunée captive qui m’avait remplacé dans ma geôle de palabres.

« Ah ! Sire Gyrès, je me demandais où vous étiez passé ! Vous m’avez fait une sacré frayeur ! Mais qu’importe ; je vous présente la vicomtesse de Ségur, une chère amie de moi-même. »

Diantre ! Cette belle damoiselle était donc l’épouse du rustre m’ayant bousculé quelques instants plus tôt. Le hasard fait étrangement les choses.

« Ravi de vous rencontrer, ma Dame », dis je dans une solennelle révérence.

« Tout le plaisir est pour moi, messire Gyrès, dit-elle dans un sourire taquin et charmeur. Votre réputation vous précède ; j’ai ouï dire, de part notre ami le Baron et par quelques connaissances de mon cru, que vous étiez un fort savant homme. »

« Oh, le Baron et vos amis ont, je pense, quelque peu exagérés ou enjolivés leurs propos… Que dire de mon esprit face à celui du Baron ci présent ?», dis-je, en toute humilité.

Bien sûr, je n’en croyais pas un traître mot.

« J’en doute fort, monsieur le modeste, mais nous avons toute la soirée pour le découvrir répliqua-t-elle courtoisement. Cependant, excusez moi, chers amis, il me faut pour le moment, avant toute autre chose, retrouver mon époux ; cela fait quelque temps déjà que je le recherche. Il m'a déposé à l'entrée de la réception puis, avant même de s'enregistrer, s'est volatilisé. »

« Le vicomte ? Je l’ai vu il y a à peine dix minutes ; nous avons… discuté près d’une table de restauration, là bas, » dis-je à l’attention de la gracieuse dame. « Un sacré gaillard comme ça, cela ne doit point pouvoir s’échapper bien loin et rester longtemps inaperçu. »

La vicomtesse et le baron me regardèrent tous deux d’un air interloqué, comme si j’avais dis une ineptie.

« Vous avez du vous tromper, messire Gyrès, me rétorqua le Baron. Le Vicomte de Ségur est un homme de taille moyenne, à l’âge avancé. Vous avez du confondre avec quelqu’un d’autre. »

J’étais désemparé par pareille affirmation. Je restais persuadé d’avoir correctement entendu ce que m’avait dit le valet. Ressassant sans cesse dans ma tête ses dires, j’étais sûr et certain qu’il avait prononcé le nom de « Vicomte de Ségur ». Bah ! L’homme avait dû se tromper, rien d'autre.

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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyMer 8 Juin 2022 - 12:31



Danse macabre | Automne 1166

Mes très, très chers invités…

La salve d’applaudissements à laquelle je participais avec bien peu d’entrain, effleurant tout juste un gant albâtre de l’autre dans un froissement inaudible, s’éteignit aux premières palabres du Baron du Bellay ; perché là-haut sur ce balcon de théâtre à l’auréole de fleurs séchées, l’énergumène était investi d’une mission sacrée à laquelle il s’adonnait avec un enthousiasme que je ne lui partageais pas. La teinte solaire dont il s’était paré avait pour effet de faire glousser une femme que je devinais dans mon dos, n’ayant pas la présence d’esprit de taire ses réflexions. Cette dinde embourgeoisée avait assurément son passage en ces lieux au bras, sans doute, d’un confrère de moindre importance qui aurait succombé à ses plaisanteries de peu d’esprit et ses rictus de pimbêche arrogante. Feignant d’ajuster la traîne écourtée de la mante enténébrée dont j’étais vêtu, je m’en allais scruter son allure de pièce de charcuterie dans l’idée peut-être d’en reconnaître un trait caractéristique. Sa crinière hirsute faite de boucles châtain était grimpée en un volumineux chignon sur le sommet de son crâne, tandis qu’elle avait largement exagéré l’usage de la teinture de cochenille sur une paire de lèvres plus fines encore que mes chances de survivre à cette soirée. Un masque digne des plus grands justiciers wisigoths des siècles qui suivront enveloppe le haut de son visage, trahissant la teinte grisâtre de ses prunelles. Je ne reconnaissais guère cette dondon dont l’exubérante poitrine s’en allait presque déborder de sa chainse — qui, je le rappelle, n’arbore aucun décolleté outrancier. Aurais-je pu continuer ainsi plusieurs minutes que ma cavalière, la splendide Vassignac, me rappelait à l’ordre d’une caresse délicate contre mon poignet. Il était des bourgeoises dont je savais apprécier la distinction. Notre hôte, ce poussin engoncé dans son surcot couleur jonquille, souriait à en décrocher ses mâchoires rembourrées de joues imberbes et rosies par l’excitation d’avoir à ses pieds chaussés de pointes brunes une foule d’ignares et de parvenus. Ouvrant ses deux bras grêles aux larges manches pendantes, le baron du Bellay appelle toute notre attention sur cet astre rayonnant de suffisance.

Les minutes qui s’égrenèrent furent certainement les plus longues qu’il m’ait été donné de vivre, et la diatribe qui s’étirait semblait ennuyer la majeure partie de son auditoire venu avant tout pour se remplir la panse et se soûler le foie. Les regards échangés entre les convives trahissaient le désintérêt grandissant qui pesait comme une chappe sur nos têtes, comme un nuage de déblatérations prêt à éclater en un orage dévastateur. Dans les errances de mes orbes smaragdins, je repérais la flamboyante crinière d’une invitée venue rejoindre tardivement la valse auprès d’un étrange arlequin dont la tenue jurait avec l’austérité de ma cape sombre. Celui-ci, d’ailleurs, fila aussitôt parmi la myriade dense d’écornifleurs pour disparaître dieux-savent-où, ce que j’allouai à une soif particulièrement intense. La rouquine au masque chafouin à l’effigie, du moins le supposai-je, d’une bête des bois bonne à me fournir un col pour l’hiver me saluait dans les atermoiements de ses iris, si bien que jouant les cachotteries sociales, je lui répondis d’une révérence appuyée et bien trop basse pour un homme de mon rang. Peut-être même mes lombaires me le rappelèrent.

Qui est-ce ? me demandait aussitôt Elvire, saluant d’une révérence bien plus polie et mesurée, sa robe pincée entre ses doigts gantés de bordeaux, le crin enflammé à quelques pas de là.

Elle n’eut aucune réponse de ma part, secouant négativement la tête pour manifester ma connaissance limitée du milieu mondain. Il était bien des réceptions que j’avais éconduites depuis l’invasion inéluctable du Fléau hors de nos murs fortifiés, et celle-ci faisait pratiquement exception. Il en allait de mes prérogatives d’honorer cette invitation, cette si petite cité au regard du nombre de nos rescapés n’allait souffrir aucune paresse, et bien que sous l’impulsion de la baronne, il m’aurait fallu m’y présenter afin de ne pas faire montre de rebuffade devant notre société d’élites autoproclamées. Si bien que la scène nobiliaire avait presque perdu de son sens et de ses repères, inondée de visages — bien que dissimulés —, faste et noms dont je n’avais possiblement jamais croisé le chemin. Ou, à tout le moins, dont je n’avais guère pris la peine de retenir les spécificités. Cette flamboyante jeune femme, à en croire la courbe ronde de sa mâchoire, faisait ainsi partie de cette large caste de petites gens qui ne m’évoquaient pas le moindre souvenir.

De nouveau, une volée de clapotis exagérés se souleva pour embrasser les promesses du Bellay, et je m’amusais sincèrement à imaginer qui de cet attroupement avait ne serait-ce que tendu l’oreille à toutes ces fausses démonstrations de bon cœur. Les musiciens sur leur scène reprenaient aussitôt leur sonate cadencée, offrant aux danseurs interrompus un nouvel élan artistique qui virevoltait autour de ma partenaire et moi-même. Il était cependant temps pour moi de profiter des mets du buffet à volonté pris d’assaut par les surcharges pondérales les moins nécessiteuses. Ce discours leur ayant laissé tout le loisir de porter leurs doigts potelés à l’orée de chaque plat, la plupart s’en allaient rejoindre le cœur de la salle de bal pour mieux y bavasser ou encore même s’essayer à quelques pas de valse.

Les doigts gantés de la baronne coulissèrent autour de mon bras comme autant de vipères, tandis qu’elle l’empoignait pour m’attirer de nouveau où bon lui semblait, tel un poisson dans l’eau. Je n’avais cœur à m’y opposer, presque étourdi par tant de personnes, d’effets et de sons. C’est en s’approchant des tables ornées d’étoffes couleur champagne et coiffées d’assiettes et coupes plus vertigineuses et appétissantes les unes que les autres que je réalisais à quel point je pouvais parfois m’affamer pour veiller à la bonne condition de mes hommes à bord ; nouveaux riches et vieilles fortunes semblaient ce soir être dans un décalage des plus évidents. L’index levé à l’attention d’un serviteur, l’on me sert un hanap de vin blanc qu’il m’était aisé de glisser sous le menton fuyant de mon masque immaculé pour m’abreuver d’une gorgée salvatrice. Autant de temps qu’il faudra à mon accompagnatrice d’exception pour m’échapper et se présenter à nos voisins, deux hommes à en croire la carrure et l’embonpoint en ce qui concernait le plus exubérant des deux, ainsi qu’une femme tout juste plus âgée qu’elle à en croire le masque qui ne couvrait guère trop son faciès poudré. Elle effectue une délicate révérence, appuyée en raison de la présence d’une vicomtesse, puisqu’a priori coutumière des règles de l’Étiquette après avoir ouï quelques bribes de leur conversation.

Messieurs, madame, j’ose espérer ne rien interrompre, et que les prémices de ces festivités sont à votre goût. Baronne Elvire de Vassignac, je suis véritablement flattée de côtoyer hommes et femmes de vos rangs.

La baronne s’en allait peut-être s’intéresser à la disparition du vicomte de Ségur, s’émerveiller devant les prouesses du verbe du baron d’Ocrelac et être des plus sobres à l’égard de cet étrange individu au masque tissé en lui faisant part de son attrait pour les choses simples mais efficaces, à l’image de son costume pour le moins basique, ou bien de sa propre robe comprenant bien peu de fioritures inutiles à l’exception d’un médaillon reposant sur son buste. Proposerait-elle même d’accompagner madame à la recherche de son époux, ou une danse à ce fat baratineur qu’elle honorerait sa parole, ne manquant pas de vanter les prouesses de cet homme tout aussi inconnu quelques instants plus tôt qu’il ne l’était à ce moment précis. M’avait-elle oublié dans ses élucubrations mondaines que je ne m’en plaignais pas, il s’agissait là d’un répit méditatif parfaitement apprécié. Je prenais un temps pour m’acclimater à tout ce capharnaüm d’éclats de rire, d’échanges passionnés, de pirouettes sur la piste de danse. Peut-être même me suis-je permis un canapé garni de poisson frais ou un grain de raisin noir ce faisant.

Le baron du Bellay, épicentre de la soirée, profitait d’un bain de foule parmi ses plus chers amis, détonnant dans ces teintes sobres par l’éclat aveuglant du jaune canari qu’il arborait comme un souverain sur son peuple. Une horde d’une dizaine de convives grouillaient autour de ce longiligne personnage à la figure poupine, haut comme trois pommes mais particulièrement prolixe. Le quatuor autrefois quintet avait dû abandonner son joueur de tambourin au profit d’une mélodie transitoire au rythme moins marqué, afin de ne pas pousser les valseurs à l’épuisement en ce début de soirée ; je ne parvins à percevoir cette cinquième roue du carrosse malgré avoir balayé l’entièreté de la salle, et j’en déduisis qu’il devait profiter d’une pièce en retrait de leur estrade. L’autre bordé de la salle de réception constituait en un jardin de groupuscules hauts en couleurs, réunis par trois, cinq, en de charmantes compositions florales dispersées sur le marbre blanc du palace. Et parmi les allées libres de verger aux fruits pourris, servants et valets officiaient afin de fournir le meilleur service possible.

Cette utopie fut de bien courte durée.

Soutenant plusieurs coupes d’un verre pourtant solide, un serviteur se fait éhontément couper le chemin par une jeune femme pour le moins volage, papillonnant de groupe en groupe sans doute en quête de notoriété. Dotée d’une tenue d’un blanc éclatant dont la traîne patine le carrelage marbré et en collecte toutes les saletés, son masque délicat se veut agrémenté d’une plume bigarrée que j’associerais à celle d’un faisan sauvage. Si elle parvint à éviter le plateau du valet, celui-ci écrasa malencontreusement la queue de tissu. S’ensuivit un chaos endiablé. Un cri aigu me poussai à resserrer ma prise sur mon propre calice tant il s’avérait désagréable, un bris de verre suivit presque simultanément, ainsi que l’étrange déchirure d’une pièce de vêtement. Les têtes se retournèrent vers la source de cette cacophonie, les danseurs cessèrent leur ronde nauséeuse mais restèrent néanmoins accolés l’un à l’autre, les musiciens manquèrent une note mais en dépit de leur intérêt pour le scandale poursuivirent leur mélodie, et l’on s’agglutina autour de la scène. L’astre du soir en la personne du baron du Bellay se frayait aussitôt un chemin jusqu’à l’hécatombe et portait ses mains rachitiques à son visage, sous le choc.


Par tous les Trois, elle est ruinée… !!

La belle pièce de stylisme décousue par le poids s’étant imposé sur son extrémité laissait la jeune femme à la plume de faisan presque dénudée depuis la taille, s’étant recroquevillée pour se dissimuler des regards curieux. Ses larmes roulaient tant sur ses joues que les cascades nivéennes de sa tenue ruinée. Le serviteur quant à lui s’était renversé sur le dos, plateau et verres disséminés au sol dans une mare de vin rouge qui fit tourner de l’œil une ignare au masque reptilien l’ayant confondu avec une humeur autrement plus macabre. Plusieurs tessons ornés baignaient dans cet océan de gâchis et de maladresse. Une dame de compagnie, vêtue d’un bleu ciel discret et d’un couvre-chef doté d’un voile retombant sur son visage, s’imposa alors aussitôt auprès de la pauvre jeunette et entoura ses hanches d’un grand châle précieux dont elle avait cerné ses épaules, afin de lui permettre de se relever dignement. Le baron, un brin décontenancé, fit intervenir deux femmes bien maigres et dont les robes discrètes rappelaient tout au plus des cuisinières, afin de récupérer les morceaux de coupes jonchant le marbre puis d’éponger tout ce vin éparpillé. Dame de compagnie, jeune éplorée ainsi qu’un homme dont le rôle m’échappait soutenant l’évanouie sous dos et genoux furent guidés par le serviteur souillé d’alcool vers l’étage supérieur où des pièces seront mises à leur disposition pour se remettre de leurs émotions. Je prêtais un court instant attention au masque de cet inconnu monté sur échasses dont les paillettes argent et aubergine le distinguaient des loups plus ternes de ses congénères, mais n’en fis rien de plus.

Ces cinq éléments perturbateurs disparurent au sein de l’aile est du manoir, les ménagères terminèrent leur tâche ingrate et s’échappèrent par une porte dérobée les cantonnant à l’étage inférieur. Après un léger moment de battement, le baron leva une main, paume exposée, pour rappeler à tous qu’une fête n’en était pas une sans incidents, mais que tout allait être pris en charge. Naturellement. Il ne suffit que de quelques secondes pour que les festivités ne reprennent de plus belle, l’attention jacassière des convives se métamorphosant en moqueries au sein de leurs conglomérats cancaniers.

Très cher ?

L’inflexion doucereuse d’Elvire me sortit de ma torpeur, hanap suspendu à mi-chemin vers mes lèvres, telle une statue de cire. Revenu à moi, je la baignais d’une auréole smaragdine, elle qui captait toute mon attention désormais. Avais-je déjà oublié la blancheur nacrée de son teint ou les boucles brunes naturelles épousant la courbe gracieuse ses épaules dénudées ?

Puis-je vous présenter à mes compagnons de ce soir ?

L’élégance de sa voix avait de quoi m’hypnotiser, et son geste raffiné visant à désigner les deux hommes à mes côtés me fit instinctivement tourner la tête dans leur direction. J’acquiesçai, après tout, je n’avais point fait tout ce cheminement pour m’isoler un peu plus sous la lumière des chandeliers. Lui offrant cette fois mon bras, je me présentai à cet homme bedonnant et son confrère misérablement dissimulé sous cette calotte de satin. Ouvrant ma cape d’un ample mouvement sans empressement, je dévoilais ainsi la blancheur de mon costume sous sa cage lugubre.

Messieurs, baron d’Ocrelac, comte de Boétie, si je puis me permettre de vous présenter mon mystérieux partenaire de valse…
Monsieur, ce fut une démonstration notable, bien qu’il me faille admettre que votre complice vous a volé la vedette !
Vicomte Armand Valrose de Vaugrenier. Je comptais sur Madame pour me faire de l’ombre, la valse lente n’est pas mon exercice le plus maîtrisé.

Un alias en parfaite adéquation avec le fait que je veuille conserver un peu d’anonymat, en particulier auprès de sympathisants du duc qui ne me fera jamais reconnaître son prétendu titre royal. J’inclinai très légèrement le buste afin de ne pas trahir mon image en soulevant malencontreusement mon masque tout en courbant le chef, puis redonnait sa liberté à la paume légère de ma voisine gloussant discrètement pour feindre l’embarras. Je ne la connaissais que trop bien, et elle se gaussait intérieurement d’être à ce point placée sur un piédestal.

La levée de dons au Temple de la Trinité a-t-elle été le facteur décisif de votre présence ici ?

Je n’espérais pas moins une déconvenue, qui se souciait encore de ce Temple dont l’institution en ruine perdait de jour en jour ses fidèles les plus fervents ?





Dernière édition par Lazare de Malemort le Ven 24 Juin 2022 - 18:29, édité 1 fois
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Léonice de Raison



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyJeu 9 Juin 2022 - 10:51
La baronne camouflée en bourgeoise ne s´attarda pas trop longtemps sur le binome qui lui rendit tout de même de brèves révérences. L´homme, à moins qu´il ne s´agisse d´une géante, répondit avec peut-être moins de souplesse que la femme à ses côtés. La curiosité de Léonice s´élevait mais, ainsi bloquée au milieu de quelques convives qui cherchaient soudainement à la prendre en partie, agrémentant l´air de remarques insipides sur les soi-disant «talents» ou autres qualités locutives du poussin en hauteur. Léonice répondait pas quelques sourires emplis d´une prudente politesse, le tissu de sa robe bientôt piégé entre ses fins doigts ; comme si cela ferait passer le temps plus vite. Léonice gratifia la fin d´un discours qu´elle ne prit pas la peine d´écouter par quelques mouvements de ses mains, suffisamment vive pour ne pas trahir son ennui, mais pas trop rapide afin de ne pas réellement fournir d´efforts. Alors qu´elle recomposait sa stature et sa silhouette de quelques gestes, Léonice s´écarta naturellement de la piste de danse alors que quelques couples reprenaient ou prenaient tout cours le fil de leur oisiveté. Elle qui aimait danser, un peu de repos et de contemplation de la salle ne lui ferait pas de mal ; même si la baronne manqua de rentrer dans un étrange homme au masque blanc brillant de paillettes mauves comme d´argent. Ce dernier filait tout droit sans se préoccuper de ce qui se passait autour de lui ; elle pensa un instant à le suivre, avant de réaliser que cela serait peut-être inconvenant, et surtout, le faquin parvint à se glisser hors de son champs de vision, ce qui nuisait déjà grandement au moindre début de tentative.

La foule se mouvait comme renouvelée autour de nouveaux courants ; les petites mares devenaient grandes et les plus indécis choisissaient le camp du poussin ou celui de l´indifférence, mais tous prenaient un sensible plaisir à errer parmi les convives. Léonice contourna le groupuscule bruyant formé de canards et de vautours ; il fallait dire que le jaune vif esseulé parmi les bleusailles et autres désireux de s´approprier un peu d´attention galvanisait bien des ambitions. Léonice ne possédait aucune prétention pour la soirée, si ce n´était celle d´un brin s´amuser, et peut-être de lier quelques contacts au gré du hasard des rencontres ; où était passé son arlequin à tête d´oiseau, d´ailleurs ? La belle avait beau parcourir la salle du regard, nulle trace de plumes aussi sombre à l´horizon. Il lui fallut bien se contenter des décorations alentours et des bribes de conversations à capter ; ce n´était pas plus mal. En quête de rafraîchissements, la belle se dirigea plus naturellement vers ce qu´elle repéra comme étant un domestique qui lui proposa une coupe salvatrice. L´odeur avinée enivrait déjà en partie les sens pourtant alertes de la baronne ; ses yeux ne cessaient de fureter à la recherche d´un amuse-bouche de nature humaine, car il était certain que quelqu´un ou quelque chose finirait par attirer son attention.

Peu adepte de l´errance, Léonice resta en place de longues minutes durant. Certains convives s´arrêtèrent pour discuter, avec prudence ou amicalité, peu méfiants ou arbitrairement injustes dans des attributs colorés comme incroyablement mornes, mais jamais personne ne s´arrêtait trop longtemps à celle qui se crut diseuse de bonne aventure. Léonice guettait du bout de son oeil bleu un petit groupe qui se formait, au loin, où elle n´entendait distinctement que la voix raisonnante du baron d´Ocrelac, pair rencontré des suites d´une mondanité toute récente de l´année. Une voix la tira de sa discrète contemplation alors qu´elle notait la présence d´une femme inconnue dans leur petite parade ; rieuse et presque charmante, la-dite voix lui fit dangereusement penser à ces loups autrefois capables de faire acheter n´importe quoi aux demoiselles à la seule promesse d´entendre à nouveau leur voix.

« Que les Trois me préservent de voleur votre père ! Sont-ce toutes les étoiles du monde, dans vos yeux ?…»

Le verre de vin au bord des lèvres, Léonice marqua un grave temps d´arrêt ; les mots venaient de former des phrases, et les phrases lui étaient dirigées, mais quelle était cette manière de tenter de la… flatter ? Un battement de cils lui permit de reprendre contenance, mais il fallut à la baronne un violent pincement à l´intérieur de sa joue pour ne pas éclater de rire. Prenant visiblement sa réaction comme une porte d´entrée, l´homme dont le demi-masque rose pâle se rapprocha d´un pas supplémentaire, inondant la baronne d´un parfum pauvre en saveur mais exceptionnellement entêtant ; un peu comme ces sonates jouées par des enfants à qui l´on préférerait tordre les mains mais dont la bienséance empêcherait toute brusquerie.
« Ma dame, il est une honte pour une aussi belle créature que de s´esseuler ainsi… la fête ne vous plait-elle pas ?»

La dérobade loin d´être une option, Léonice se parut d´un sourire agréable, presque charmeur, pour au moins donner le change. A la différence de nombre de convives, le masque de l´huluberlu se tranchait au milieu de son visage, révélant un oeil gauche d´un gris acier et une pâleur propre à la noblesse. Il y avait tout de même un aspect cavalier à la démarche et une faiblesse dans l´élocution qui rendait le doute modeste.
« Peut-être attendais-je une telle arrivée pour me sortir de mon ennuie. Êtes-vous un habitué des bals, messire…
— Oh ! Point de messire entre nous, jolie rose. Vous pouvez m´appeler par mon nom, car je suis Gyrès ! Oui, Gyrès de Boétie, Comte de Boétie, d´un lointain paysage…»

Léonice passa deux de ses doigts contre son menton, le visage légèrement crispé d´une retenue que l´autre ne décelait pas. L´homme était trop grand, trop fin également, et ne possédait nullement le verbe et le charisme de son ami Gyrès ; surtout, ce dernier n´aurait probablement pas mis plus de quelques secondes à reconnaître la jeune femme, ce qui faisait de l´inconnu un très mauvais faussaire.

« Oh, enchantée de vous rencontrer, seigneur Gyrès. Puisque nous en sommes à tomber les masques, je m´appelle Brémice, Brémice de Maison.»
— Ah !» fit l´autre avec un contentement non feint, «Je savais bien que vous respiriez quelque chose de plus HAUT ! Que la plupart des gens à cette ridicule petite fête…»

Léonice hocha la tête dans une fausse timidité bien ficelée. L´homme continuait de dévorer l´écart sain entre leurs deux corps, inconscient des limites à ne pas franchir quand on invitait pas une dame à danser. La jeune femme sentit qu´il valait mieux faire quelque chose, et nota du coin de l´oeil un groupe dont elle voulait, très justement, profiter.

« Mon cher Gyrès, que diriez-vous de nous mêler un peu plus à ce monde étrange ?»

Mais Léonice n´eut pas le temps d´entendre une réaction qu´une paire d´événements rompaient tous les fils de chaque conversation ; un accident aux couleurs de verre brisé et de femme dénudée. Les fins sourcils de Léonice se haussèrent en assistant à la scène, sans trop savoir quelle personne elle plaignait le plus ; le domestique ? La pauvrette dont on voyait une croupe dégagée, ou encore celle qui s´effondrait à la vue d´un vin à l´apparence trompeuse ? Le plus désagréable fut peut-être la main étrangement proche du dos de la baronne alors que tous attendaient la suite dans un voyeurisme propre à chaque humain, en dépit, bien souvent, de la qualité de son sang ou de sa naissance. Mais du Bellay parvint à rappeler les convives à de meilleures dispositions, et ainsi Léonice en profita pour tirer le bras de son nouveau cavalier comme s´il lui appartenait ; une chose qui ne sembla pas lui déplaire à l´écoute d´un ricanement avantagé.

La belle faisait mine de chercher de nouvelles cibles, tout en alimentait une conversation plus légère avec le faux-Gyrès, dont elle aimerait bien découvrir les motifs. La flaque de vin fut contournée, un premier groupe rencontré avant d´en poursuivre un deuxième, jusqu´à enfin arriver vers ses cibles ; son ravissement toucha les chandeliers en devinant la forme du visage de son ami, même si Léonice fit une révérence en s´imaginant étrangère.

« Bonsoir messieurs, mesdames, navrée de vous interrompre, mais mon ami ici présent me soufflait des choses tellement belles qu´il serait gâché de ne point vous en faire profiter.
— Oh, j-je…
— Car voyez-vous, Sire Gyrès de Boétie est un grand poète… oh ! Mais où avais-je la tête ! Excusez-moi, je me nomme Brémice de Maison, du baronnet… Voyons, Gyrès, ne faites pas le timide !
— … Bonsoir.»












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Gyrès de Boétie



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyVen 10 Juin 2022 - 13:43
Tandis que le Baron d’Ocrelac nous assommait moi et la douce vicomtesse de Ségur d’extravagantes hypothèses sur l’évaporation du mari de cette dernière, je ne pus m’empêcher de saisir le verre de vin rouge posé sur le plateau d’un laquais passant par aventure à mes côtés. Je tâchais de noyer mon ennui par l’alcool, moi qui, las, désespérait de rejoindre la baronne de Raison, prisonnier que j’étais des conventions et des bonnes mœurs.
Me soûlant pour échapper à l’insipidité de la conversation, je fus fort surpris de l’impromptue irruption en notre cénacle d’une autre belle et mystérieuse inconnue (Marbrume abritait décidemment en son sein bien de majestueuses plantes), aux beaux cheveux noirs bouclés et au teint d’un blanc de nacre. Tout compte fait, la nouvelle venue ne m’était pas si inconnue que ça : il s’agissait de la gracieuse danseuse qui battait la valse aux côtés de l’homme drapé dans d’immenses draps noirs. Celui-ci semblait bouder notre petite conversation, tournant ostensiblement le dos à nos jacasseries.

Nous n’eûmes guère le temps de faire connaissance avec notre nouvelle amie, qui se présenta néanmoins sous le nom d’Elvire de Vessignac, qu’un grand cri se fit entendre non loin de nous. Le valet dont j’avais allégé quelques instants plus tôt le plateau d’une coupe de vin venait de trébucher malencontreusement sur le bas de la robe d’une courtisane passant par là. La splendide tenue de soirée de la belle ne manqua pas de s’arracher de long et en large dans un horrible bruit de déchirement, laissant la pauvresse à moitié dénudée, à la vue de toute la haute société marbrumienne. Les gloussements et les bavarderies laissèrent place à un silence de mort, fracturé l’espace d’un instant par le râle horrifié sortant de la bouche de l’infortunée. Le pauvre valet était pour sa part resté étalé ventre à terre dans les éclats de verre, baignant dans une mare de vin qui continuait de s’étendre le long des dalles de marbres polis de la grande salle. Il fut rejoint par une autre précieuse, qui, face à la liqueur rougeâtre se rependant sur le sol, tourna ridiculement de l’œil, échouant au sol dans un pathétique soupir.

Déjà, l’on se pressait de toute part, non pas pour venir au secours du laquais malchanceux, mais pour protéger la pudeur de la gente dame. Le valet, lui, pouvait bien se vautrer à moitié mourant dans sa propre chiasse, que personne ne penserait à l’assister ; sauver la vertu d’une personne de haut lignage était sujet autrement plus urgent. Le pauvre laquais serait sûrement tenu entièrement responsable du désastre, quand bien même la faute revenait uniquement à la bougresse, qui n’avait eu de cesse de virevolter dans tous les sens depuis tout à l’heure, bousculant allégrement les autres convives.

Le baron du Bellay avait pris la peine de quitter son perchoir et, en compagnie de serviteurs et de servantes, s’empressait d’aider la noble à se remettre de son affliction. Le malheureux laquais, aux vêtements souillés par la rougeur du vin, fut chargé de conduire la malheureuse évanouie dans des appartements décents. L’incident fut ainsi réglé, refermant vite la parenthèse ayant troublé le cours des festivités. Aussitôt, les conversations et les commérages reprirent aussitôt de plus belles ; il n’était guère difficile de savoir quel était le sujet de la plupart des discussions parsemées de ricanements moqueurs.

La vicomtesse de Vessignac saisit l’occasion pour faire entrer à son tour en notre cercle restreint son taiseux cavalier, qui se tenait jusqu’ici volontairement à l’écart. Était-il lui aussi quelque peu ennuyé par les mondanités en tout genre ? Si c’était le cas, voilà un homme pour qui j’avais d’ors et déjà de la sympathie, à moins qu’il ne s’agisse d’un imbécile qui, préférant sauvegarder les apparences autour de son intellect (car la mine grave et fermé donnerait apparemment, à l’en croire les racontars populaires, un air sage et sérieux), ne s’enferme volontairement dans le mutisme.

Quoi qu’il en soit, le mystérieux homme, qui, je le reconnais, possédait une certaine prestance dans le geste et la manière de se mouvoir, et ce malgré les épais habits d’un noir d’encre dans lesquelles il se trémoussait, se présenta sous le sobriquet d’Armand Valrose de Vaugrenier. Le Baron, à son habitude, ne put s’empêcher de faire pleuvoir les flatteries sur le nouveau venu, tout en adressant des compliments indirectes à sa charmante compagne. Je restais quiet face à ce déferlement de flagorneries, saluant poliment d’un simple hochement de tête le dénommé Armand Valrose, car je n’avais point envie de me fondre en compliments exagérés.

J’avais cependant, il est vrai, l’esprit quelque peu embrumé ; car, tu le sais, lecteur, je ne suis que peu habitué à la consommation de boissons fermentés. Les quelques verres de vins dont je m’étais repu depuis le début de la soirée commençaient à faire poindre leurs effets diaboliques, perturbant mon esprit pourtant habituellement serein et raisonné. Ainsi donc, quand le cavalier de l’appréciable vicomtesse de Vessignac nous questionna sur la raison de notre présence, nous demandant (d’un ton où je perçus néanmoins une pointe d’ironie) si nous avions été motivé dans notre venue par la collecte reversé au Temple, je ne pus m’empêcher de lâcher les malheureux mots suivants, coupant au passage les fatigantes diatribes d’Ocrelac (qui nous entretenait déjà de ses bons rapports avec le Clergé et de son respect scrupuleux des rites ) :

« Donner un denier à ces pendards ? Dans quel but ? Payer le nouveau carrosse de l’archidiacre ? »

Je me mordis instinctivement les lèvres suite à cette malencontreuse déclaration (la honte, mais aussi le rire, me reprennent lorsque j’écris en ce moment même ces lignes). Je vis le visage du baron blêmir, son faciès arborant désormais la couleur d’un linge sortant de chez le blanchisseur, tandis que je devinais, sous les masques, l’expression plus ou moins interloqué de mes autres interlocuteurs. Je compris pleinement le caractère déplacé de mes propos, et, quelque peu gêné de mes palabres qui avaient provoqués un silence assourdissant, je me dépêchais de briser le malaise ambiant :

« Ahaha ! Sarcasme ! Ironie ! Allons, mes braves, ne tirez pas une telle trogne. Je suis évidemment heureux d’être en ces lieux afin de financer le culte. Que les Trois nous bénissent et nous protègent de la Fange, mais aussi de ces maudits hérétiques et apostats ! », dis je en assénant une amicale claque dans le dos du baron.

Je ne sus guère si je parvins à rattraper ma bourde au vu des mines peu convaincus des autres discutant, car, au même instant, surgit en notre cercle fermé la plus belle et la plus gracieuse personne en ces lieux, la Dame pour laquelle je supportais la lourdeur de pareille réception. Mon visage s’illumina face à cette apparition onirique, mais, alors que je m’apprêtais à me confondre en révérence et compliments à l’égard de la baronne de Raison, quelle ne fut pas ma surprise lorsque la beauté aux cheveux flamboyants nous introduisit l’homme qui l’accompagnait (et que je n’avais de prime abord pas remarqué, tant j’étais absorbé par la divine apparition), qu’elle présenta sous le nom de… Gyrès de la Boétie.

Encore aujourd’hui, il m’est difficile de retranscrire les fortes émotions que je ressentis à cet instant. La colère ? L’incompréhension ? La surprise (et quelle surprise !) ? Je restais un instant abasourdi, tournant le regard vers le Baron, qui restait de même interdit. Je ne comprenais d’ailleurs pas où voulait en venir la Baronne de Raison à jouer ainsi l’ingénue (mais, rappelle-toi, toi qui me lit, que j’avais à ce moment l’esprit quelque peu lent et abruti par l’alcool).

« … Bonsoir », murmura l’usurpateur, visiblement gêné par sa propre félonie. « Je suis en effet le comte de la Boétie, lointaine contrée des... euh... trouvabours. Je… euh… Peut-être avez-vous déjà entendu parler de mes poèmes, louant le sexe féminin. Je puis assurément dire que je suis le meilleur poète en ces murs, éhéhé », conclut il d’un ton mal assuré.

Ah ! Le coquin ! Le cuistre ! L’orchidoclaste ! Le fripon ! L’olibrius ! Le marouflard ! Quelle piètre imitation de ma personne ! Me dépeindre comme un arrogant, moi ! Ah, mais que la peste soit de l’imposteur ! Malappris, trompe-la-mort ! J’exultais de rage en mon for intérieur, m’apprêtant à fustiger l’individu de jolis noms d’oiseaux dont il se souviendrait jusqu’au jour de son piteux décès. Mais je décidais de calmer mes ardeurs, car surgit soudain en moi l’idée d’une manigance, d’un habile tour que j’allais jouer à ce maudit vaurien, tour qui le ferait tressaillir dans ses braies. Je comprenais désormais pourquoi la baronne de Raison se pourfendait en paroles comiques et délurées : elle m’offrait la tête de l’impertinent sur un plateau.

« Ah ! Le fameux comte Gyrès ! », m’exclamais-je d'un ton faussement enjoué, prenant les devants sur les autres convives. « Oui, j’ai entendu parler de vous, en effet. Votre gracieux patronyme vous précède ; il ressemble plutôt au mien. Jugez plutôt : je suis Byrès de la Goétie. Etrange homonymie, n’est-il pas ? Hélas, je pense que ma terre natale ne vaut pas la province champêtre où vous avez grandi. Mais trêves de tergiversations ! Il paraîtrait que vous savez déclamer de splendides alexandrins sachant ravir le cœur des dames ; peut-être pourriez-vous nous faire l’honneur de nous faire une représentation de vos talents ? »

L’imposteur blêmit, perdant définitivement le peu d’assurance qu’il avait en lui. Pour toute réponse, le coquin se mit à balbutier un incompréhensible baragouin dont je ne saisis pas le moindre mot.

« Morbleu, ne soyez pas modeste ! Chassez les faux-semblants, mon bon sire, et épatez nous, dussiez-vous nous humilier, nous autres qui nous prétendons aèdes, par l’ingénieuse construction de vos vers. Du courage, de la ferveur, que diable ! Ne prenez peur ! Est-ce là le propre des génies de faire ainsi preuve d’une humilité maladive ? »

Le maudit forban, qui savait qu’il ne pouvait s’en tirer à si bon compte une fois pris en tel engrenage, resta tut un instant. La baronne l’encouragea d’un regard appuyé, lui demandant de faire l’expression des talents lyriques et romantiques dont il aurait fait preuve à son égard quelques instants plus tôt. Alors, l’idiot, contraint et forcé, articula finalement les mots suivants :

« Pardonnez, messire, mais vous devez confondre ; je ne suis point habitué à écrire en vers, mais plutôt… euh… en prose, langage que je maîtrise mieux. »

« Ah ! Quel savant homme ! Il s’exclame en prose ! Vraiment, voilà un langage dont le cercle des utilisateurs est ma foi très restreint, ce qui témoigne de votre science. Nous vous écoutons, monsieur le proseur. »

« Euh… Eh bien… "Quand je vous vois, ma douce, mon cœur mousse"… commença l’homme mystère d’une voix faussement lyrique et profonde, ne comprenant visiblement pas l'ironie qui était la mienne. "Euh, non, attendez, j’ai mieux", se reprit-il après un toussotement gêné : « En temps normal, ma mie, je suis un très bon nageur, mais avec vous, je me noie incompréhensiblement dans vos yeux. »

Si je vis certains membres de notre cénacle pouffer discrètement de rire, je me contenais intérieurement pour continuer de tenir du mieux possible mon rôle. Applaudissant à tout rompre la pathétique démonstration de nullité de l’imposteur, je l’apostrophai par ces mots, dont je détachai pernicieusement chaque syllabe :

« Bravo ! Quel langage ! Quelle maîtrise ! Mais dites moi, mon bon sire, interrompez moi si je me trompe, mais, quand je dis « insolent bâtard, quittez ces lieux au plus tôt avant que je n’appelle la garde », ne parle je point en prose, moi aussi ? »

L’inconnu tremblait désormais de tous ses membres, comme s’il se liquéfiait sur place regardant tour à tour la baronne de Raison, les vicomtesses de Ségur et de Vassignac, le Baron d’Ocrelac (qui, lui-même infâme coprophage, manquait d’étouffer de rire) et le sieur de Vaugrenier, qui affichaient une mine complice, cherchant désespérément un appui dans cette meute de loups.

« En d’autres occasions, j’aurai ri de cette usurpation. Mais étant en l’occurrence le sujet de la farce, je ne trouve point motif à plaisanter ; d'autant plus que vous faites un bien piètre imposteur. N'auriez vous point pu travailler votre technique, scélérat, et ne pas me faire passer pour un idiot ? Hors de ma vue, impertinent félon ! »


Dernière édition par Gyrès de Boétie le Lun 20 Juin 2022 - 15:18, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptySam 11 Juin 2022 - 9:37



Danse macabre | Automne 1166

La réponse du comte de la Boétie charriant amertume et dédain sur les rivages tortueux de l’entité ecclésiastique m’arracha de force un sourire mauvais et pincé, fort heureusement sous le couvert de l’ombre de mon auvent de plâtre. Il était admis que je ne les portais pas en les profondeurs de mon cœur, ces bigots traditionalistes pour qui la teinte de la bure faisait le moine. Ces régressistes lovés sous la protection ducale qui leur permettait même de canoniser des putains tétanisées par l’idée d’être portées au bûcher pour leurs petites mœurs et non pas devant la colère divine. Ces pisse-vinaigres dont les saintes paroles nimbées de tolérance et d’amour de son prochain n’avaient pour l’heure que manifesté la mesquinerie de leur despotisme effrité. Cette truandaille profitant de sa feinte autorité pour s’abroger l’effort de collecter elle-même les dons si précieux qui lui permettraient de coudre de fil d’or ses étioles sacrées. La seule perspective que cette bande de chapons-maubecs pose la moindre griffe sur l’un de mes écus était une cuisante pensée que seule une lampée de vin s’en allait apaiser comme le jeté d’un seau d’eau fraîche sur un incendie naissant. Et tout cela n’empiétait guère sur les atermoiements de ma Foi mise, elle aussi, à rude épreuve dans ce contexte de tensions sociales. Une tension que je retrouvais d’ailleurs dans la mine déconfite du baron d’Ocrelac un brin plus visible que celle de son acolyte au voile satiné, coi, et j’oserais prétendre cois, d’avoir ouï pareille franchise. Car je soupçonnai la Boétie d’avoir échappé cette brutale honnêteté sans avoir pu songer à deux fois à la rattraper avant qu’elle ne franchisse l’émail de sa dentition.

Quel retournement de situation, dirais-je pirouette, lorsqu’enfin il admit sa grossière plaisanterie afin de détendre une atmosphère devenue funèbre. Si je savais la teneur du souci de la Vassignac pour le culte des Trois — disons proche du néant —, quoiqu’elle se prétende proche de Serus et ses vertus, elle joua à la perfection l’outrage silencieux, ses deux aigues-marines jaugeant la Boétie avec un brin de sévérité et un zeste de malice dans la plissure de ses paupières tout juste fardées de charbon. Alors qu’elle s’en allait détendre le visage contrit du bedonnant Ocrelac qui semblait avoir perdu autant de couleurs que n’en arborait notre hôte solaire du soir, il était peine perdu de s’y atteler qu’un couple des plus étranges s’en vint à notre rencontre et ferma notre cercle hétéroclite de goûts comme de teintes.

Si tantôt je reconnaissais la flamboyance rousse de la crinière indomptée qu’arborait la demoiselle de Maison, telle qu’elle se présentait, tantôt je ne trouvais aucune familiarité dans le portrait bégayant et ignare de ce comte… de la Boétie, disait-il ? Je n’étais pas encore assez aviné pour oublier les brèves mais instructives présentations que ma chère Elvire aux joyaux pervenche m’adressa l’instant d’avant. Nous nous retrouvions, par l’affliction d’un hasard pour le moins suspicieux, avec deux comtes, tous deux du même terroir. S’ensuivit le pittoresque jeu de postures de celui que je présumais véritable à en croire les grossières erreurs de son homologue, acquis à sa cause, je plaçai une paume entre les omoplates de la baronne des vignes pour me décaler sensiblement et laisser faire le spectacle sans doute le plus enrichissant de cette soirée. Car aussitôt, le non-imposteur mit notre jeune faussaire en porte-à-faux, l’enjoignant à déclamer quelques vers de son crû. La décomposition du faquin ne valait en rien celle des Fangeux à nos portes, et c’en était une que je me plaisais à constater. Malgré moi, j’en venais à apprécier la splendeur exotique de mon teint d’orient, qui m’épargnait ces pitreries tant il aurait été grossier de m’usurper.

Du coin de l’œil, je notai l’attention discrète qu’un valet assigné au buffet prêtait à la scène, ayant peut-être témoigné de la tension s’étant immiscée entre nous sans oser encore s’engouffrer dans le tumulte d’affaires nobiliaires qui ne le regardaient pas. Toutefois, j’appréciais qu’il le remarque, dans le cas où un pic à brochette ne se retrouve planté dans la gorge du malotru sur un coup de sang. La main délicate d’Elvire s’en vint coulisser contre ma manche pour ceindre mon bras avec douceur, s’osant à murmurer quelque chose que moi seul pouvais percevoir en raison de l’échange houleux que le véritable comte faisait déferler sur cet arriviste. Pour toute réponse, je portai la pulpe de mes doigts gantés sur le dos nu de cette intruse bienvenue, et levai le menton en désignant tacitement l’affrontement intellectuel des deux individus. Et la prose du malandrin de tous nous clouer le bec, non pas par son génie, mais par son embarras le plus total ; je sentis les tressautements et souffles rieurs de ma splendide cavalière contre mon bras à angle droit, et l’envie me picotait la gorge et les mâchoires d’y céder à mon tour, silencieusement hilare. À cette tirade pour le moins médiocre, la Boétie, le véritable, proposait une prose d’un tout autre genre :

Bravo ! Quel langage ! Quelle maîtrise ! Mais dites moi, mon bon sire, interrompez moi si je me trompe, mais, quand je dis « insolent bâtard, quittez ces lieux au plus tôt avant que je n’appelle la garde », ne parle je point en prose, moi aussi ?

Ou en variant le ton, par exemple, tenez…
Soulagé : “Heureux ce hasard, que vous ayez sitôt fait d’ôter votre barde.
Accablant : “Malheureux pendard celui qui, bien trop sot, a quitté sa mansarde.


En avais-je encore en réserve que je me gardais de les déclarer, deux vers suffiront bien à contenter la baronne de Vassignac qui s’amusait grandement de ce contretemps, ainsi que la discrète vicomtesse de Ségur, et veilleront à imposer sur les épaules du manant l’enclume du fossé qui nous sépare, bien-nés et roturiers, dans l’apprentissage des lettres. La Boétie clôturait son discours par une réprimande acerbe et vexée, et dont le destinataire blême n’avait possiblement entendu que les dernières palabres. Ce contrefacteur, d’ailleurs, les guiboles flageolantes, reculait à petits pas à mesure que la colère de l’usurpé ne grandissait, et s’avoua évidemment vaincu. Sans piper mot, le voilà qui battit en retraite, courbé en deux par dépit et honte d’avoir été découvert, jusqu’à rencontrer d’une posture embarrassante un discret milicien s’étant approché de l’échauffourée sous l’indication de l’espion derrière ses plats appétissants. Une initiative que je saluai bien bas en appuyant un regard dans sa direction.

Cependant, ni l’un, ni l’autre, n’eut le temps d’échanger la moindre parole.

Un hurlement féminin emplit la pièce de sa glaçante répercussion. Et si l’espace d’une seconde, l’on se gaussait encore d’imaginer une jeune femme dénudée par la maladresse d’un majordome, un doigt accusateur se dressa vers le balcon fleuri d’où Maître Poussin déclamait plus tôt sa tirade sans fin. Plusieurs têtes prirent la peine de lever leurs nez flairant l’ineptie, et s’ensuivit un souffle choqué balayant la salle comme un coup de mer. Car l’on apercevait le serviteur ayant causé l’esclandre précédent, et dont la chemise portait les vestiges de sa gaucherie, tituber dangereusement vers le garde-fou chargé de bouquets fanés, bien assez pour dissimuler la moitié inférieure de son allure. Un collier à son cou, épais et régulier, ornait sa gorge dévergondée d’une houppelande dont il s’était débarrassé. Et contre toute attente, le temps d’un couinement suraigu dans l’assemblée, l’homme bascula. J’eus tout juste le temps de protéger ma partenaire derrière le voile de ma cape endeuillée, tournant l’épaule contre la scène macabre pour la presser éhontément contre moi et espérer, en vain, avoir écrasé le pavillon de son oreille. Le crépitement osseux qui succéda à cette bien courte culbute rappelait une bûche de chêne jetée dans l’âtre dévorant, cédant sous les flammes avides qui l’assiègent, implacables. Pourtant, la chaleur que celui-ci renvoyait était d’une froideur hiémale, et voilait la pièce entière d’une chappe de stupeur et d’horreur. Un gargouillis marécageux prit aussitôt sa suite, l’héritage funeste d’une nuque brisée dont le lugubre balancier contre le plâtre d’un mur creux sonnait le glas de ces festivités et y traçait une inéluctable marque carminée.

Nombreux furent les femmes et hommes de faible constitution à tourner de l’œil et céder aux chevrotements de leurs abattis, s’effondrant telles des termitières sabordées, informes. Il ne s’agissait plus là d’une balourdise, mais du cas d’un malheureux ayant préféré une éternité de supplice à la honte d’avoir couvert d’indignité une représentante de la noblesse sacrée. Je ne savais quelle posture adopter, tétanisé par le témoignage que fomentait ma mémoire devant ce corps apostat, dont le visage bouffi et rougeaud trahissait l’afflux sanguin. Le métronome anxiogène dont le cadavre encore chaud suivit le rythme quelques éternelles secondes s’étint alors, ne laissant que la moelle inerte de ce qui fut un homme. Et parmi la foule sidérée, horrifiée, le maître des lieux d’avoir lui aussi perdu ses repères, grotesquement allongé sur son marbre aujourd’hui souillé. Il régnait un immobilisme mutique, la réception et ses convives figées dans le temps, instant étiré d’autant plus marqué par l’absence nette de musique.

Mordiable ! Qu’on décroche le miséreux !

M’exclamai-je aussitôt en pivotant le chef vers les gardes au planton près des issues, ramenant à la réalité plusieurs miliciens s’en allant de ce pas soulever le pauvre hère tandis qu’un autre grimpait à l’étage pour trancher la corde ayant retenu sa chute.

La soirée s’annonçait longue.





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Léonice de RaisonBaronne
Léonice de Raison



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyLun 13 Juin 2022 - 21:48
De nombreuses possibilités auraient pu s´inviter ; Gyrès, le vrai cette fois, choisit le meilleur des chemins ainsi amenés par une Léonice avide de malice. Elle continua à jouer les innocentes, mais il était fort à parier que sa manière de tenir le bras du faux-sire dévoilait une grande partie de la supercherie. Plusieurs fois l´homme tenta une manoeuvre discrète de s´éclipser, faisant un pas de côté, ou en arrière ; la pression de la baronne se faisait alors un peu plus ferme, son sourire moins doux, et peut-être plus sombre ; son regard passait aisément d´un convive à un autre, cherchant à déceler l´état d´esprit de chacun tandis que Gyrès se montrait aussi impétueux que son amie ne l´imaginait. Il ne s´agissait peut-être pas là de la meilleure des manières de se montrer, mais après tout, fallait-il bien commencer quelque part ! Il ne fallut que quelques échanges piquants pour finir d´annihiler tout espoir chez ce faux noble de s´en sortir avec la réputation ou encore le moral indemne. Il y eut bien une chose inattendue pour faire s´arrêter momentanément le regard de la Raison. L´homme au masque blanc salué un peu plus tôt montra lui aussi un verbe venant achever le faux Boétie. Léonice l´étudia quelques secondes, admirative, avant de lâcher le bras de son prétendu ami pour le laisser s´éloigner, rapidement rattrapé par un discret milicien qui compterait probablement lui proposer de régler quelques comptes.

La salle s´anima alors que Léonice s´apprêtait à faire grâce de quelques explications ; son arrivée pouvait laisser quelques idées vagabondes pour ceux qui ne l´avaient jamais vu, et il lui tenait à coeur de se présenter correctement à l´élégante femme aux côtés d´un possible époux ou amant tout de noir vêtu. Le bruit s´engorgea, presque visible par ses courants sirupeux qui s´élevaient sur la place du Baron doré. Léonice suivit le rythme avec peut-être quelques fatidiques secondes de retard qui l´empêcherait de détourner le visage. La baronne resta plantée là, soumise à l´horreur et aux gestes erratiques qu´elle devinait autant qu´elle ne comtemplait. Elle ouvrit la bouche dans une inspiration fastidieuse, ses yeux bleus vissés sur l´inévitable.

Une chute, un bruit, net, équivoque. Léonice fut incapable de produire le moindre son, ébranlée en son for intérieur tandis que d´autres se laissaient corrompre par la panique et la fragilité. Si la baronne se renfrogna, ne faisant même plus semblant pour chercher du regard d´autres témoins à la scène, son teint ne se rendait pas plus livide, cherchant tout de même l´état d´un Gyrès dont elle voulait s´assurer la tenue. La baronne se serait agacée si l´homme au masque blanc ne hélait les seuls hommes armés de la pièce. On se hâta, on bougea, mais toute la scène semblait soumise au ralentissement des malaises et des cris de suffocations.

« Cette soirée…»

Léonice ne se rendit même pas compte qu´elle venait de parler. La mort était tragique, même si elle ne sut reconnaître le domestique ayant malencontreusement déchiré la robe de la noble dénudée quelques minutes auparavant. Un faussaire, un mort, à quoi pouvait-on s´attendre désormais ? Du coin de l´oeil, elle repéra le gros bourgeois qui s´était emparé du petit four qu´elle convoitait. Ce dernier était accroupi près d´une chaise, le visage boursoufflé et de grosses gouttes à son front. Il semblait avoir du mal à respirer ; mais peut-être que même la dame de Raison alimentait sa propre paranoïa au vu des événements. Suspicieuse, essayant de se recomposer un visage calme, elle attrapa la manche d´une jeune servante aux cheveux blonds qui ne savait plus quoi faire de ses mains.

« Excusez-moi, pourriez-vous vérifier la santé de ce brave homme ? Il me semble souffrant», murmura-t-elle en pointant du doigt le désigné.

Puis elle se retourna vers le groupe, consciente que rien ne pourrait plus apaiser la soirée.

«Messieurs dames, je vous épargnerai donc les sempiternelles banalités de la mondanité en saluant une soirée qui peine à se rendre charmante, mais j´espère que ma venue n´était pas outrageusement cavalière ; il me semblait de bon ton de confronter un Faux-Gyrès visiblement très peu au fait de ses amitiés !»












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Gyrès de BoétieComte
Gyrès de Boétie



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyMer 15 Juin 2022 - 14:56
C’est le regard fier que je regardais s’enfuir le vil imposteur, la queue entre les jambes. Cet impertinent saura, à l’avenir, que l’on ne joue pas impunément avec le nom des gens, et d’autant plus avec celui du Comte de la Boétie, en leur prêtant d’autant plus d’aussi médiocres rengaines amoureuses. J’étais de même agréablement surpris de voir que le belphégor avait un certain talent lyrique. L’homme avait donc un tant soit peu d’esprit ; peut-être venais je de faire là une aimable connaissance.

Mais, en l’instant, une question me taraudait : comment diable ce piètre contrefacteur avait-il pu s’immiscer céans, avec le rigoureux contrôle qu’exerçait la garde à l’entrée du manoir ? Soit l’homme m’avait précédé en ces lieux, soit il était entré bien après moi ; dans les deux cas, cela n’expliquait pas la facilité de son intrusion. Aurait-il quelque connaissance dans la place ? Ou aurait-il graissé la patte d’un des laquais ? Ce mystère restait, pour le moment, bien trop épais.

Je n’eus guère le temps de me gargariser de mon éclatante victoire qu’une série de cris m’arrachèrent à l’étalage de mon arrogance. Me retournant, j’aperçus l’espace d’un bref instant, comme dans un éclair, la chute malheureuse de l’infortuné serviteur de tout à l’heure, qui vint s’écraser lourdement au sol dans un bruit sourd de craquement d’os. Le son macabre se répandit dans toute la pièce, suivit par de nombreux cris d’orfraies. L’homme s’était écrasé à quelques mètres seulement de notre assemblée, et, paralysé que j’étais par cet épouvantable spectacle, je ne pouvais que contempler, les bras ballants, le tas de chair étalé sur le sol. Baignant dans son propre sang d’un rouge proche du noir, le visage boursouflé et pourpre, le mort avait le regard tétanisé. Ses yeux livides et blafards me firent frémir de peur.

Face à telle atrocité, le poids de l’alcool, sur mon esprit, s’était envolé. Mais je restais pendant quelques secondes incapable d’articuler le moindre mot ou de produire la moindre pensée clair. Autour de moi, le visage du baron d’Ocrelac s’était décomposé, le faciès de la vicomtesse de Ségur restait figé dans une expression horrifiée, tandis que la baronne de Raison demeurait interdite. « Monsieur de Valrose », qui abritait d’un bras protecteur sa cavalière, héla la garde, qui, comme nous tous, était restée dans un état de stupeur incompressible. L’avertissement sonore lancé par le compagnon de la baronne de Vassignac eut pour mérite de faire bouger les hommes d’armes, qui se précipitèrent autour du cadavre du malheureux, formant un cordon de sécurité autour de lui.

Soudain, j’aperçus la belle Léonice avertir une jeune servante, qui était resté planté là, paralysé par l’épouvantable évènement. Je vis la baronne de Raison pointer du doigt à l’attention de la dame de soirée, désignant quelque chose, ou quelqu’un. Me tournant vers la direction ainsi montré, je compris que la baronne faisait allusion, dans son geste, à un des convives, un homme gras, d’une obésité presque morbide, qui toussotait bruyamment.

Captivé que j’étais par la scène, je ne prêtais guère attention aux paroles de la baronne. J’observais l’homme, dont les toussotements laissaient désormais place à une véritable quinte de toux instoppables. Des bruits rauques sortaient de ses épaisses et pesantes lèvres, comme s’il s’étouffait ; portant ses doigts potelés à son cou gras, il tirait désormais sur la peau de sa gorge, cherchant visiblement de l’air. La servante mandée par la baronne de Raison semblait impuissante, incapable d’alléger la peine de l’étouffé. Je balayais rapidement en mes pensées l’idée que celui-ci ait pu simplement avaler de travers un mets savoureux quand je vis ses yeux exorbités, prêts à exploser entre ses arcades sourcilières. Son teint se rougissait davantage de seconde en seconde, et de légers flots de sang coulaient désormais de ses narines. L’individu grassouillet tenta de faire quelques pas en avant, cherchant désespérément à échapper à son sort ; mais, incapable de marcher, le pauvret trébucha et perdit l'équilibre, sa main agrippant au passage, dans un geste vain, le drap d’une table sur laquelle étaient entreposés maintes victuailles. Dans un grand bruit de fracas et de verres brisés, l’homme bedonnant s’écroula au sol, agonisant dans d’horribles gargouillis sortant difficilement de sa glotte. Dans un ultime râle ponctué par d'éphémères convulsions agités, ses lourds membres vinrent s’échouer par terre, produisant un puissant bruit résonnant à travers les dalles de marbre de la salle de danse.

Tout autour, de nouveaux cris effrayés se fient entendre. On s’écartait en grande hâte du macchabé, les dames se pressant autour des bras de leurs maris ou compagnons, tout aussi apeurés qu’elles.

Il se passait en cette soirée d’étranges choses ; deux hommes venaient de trouver la mort, en une bien maigre intervalle. L’accident était désormais une piste totalement écartable au vu de cet énorme coïncidence : les deux malheureux avaient été empoisonnés. J’en avais la certitude.

Un vent de panique semblait se lever parmi les convives. D’ici quelques instants, si rien n’était fait, cette brise animé par la peur risquait de se transformer en mouvement de foule incontrôlable. Mais où, par les Trois et toutes les idoles terrestres, était parti se cacher le maître des lieux ? Lui qui, scintillant dans son horrible costume d’un doré à faire mal eux yeux, n’hésitait pas à se donner en spectacle il y a encore quelques temps semblait introuvable au moment où l’on avait le plus besoin de lui.

C'est à cet instant précis que je vis l'immense lustre trônant au dessus de la salle vaciller.
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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyMer 15 Juin 2022 - 21:52



Danse macabre | Automne 1166

Aussitôt, la cohue.

Se ruaient vers les escaliers plusieurs couples effrayés à l’idée que ces funestes atrocités ne leur sautent à la gorge, comme si la Fange elle-même filtrait à travers les pavés de marbre du salon festif et ne menaçait de les frôler. Là où je m’étais exclamé que l’on aille soulager le balcon couronné de son colis macabre, l’on se pressait à l’opposé de la pièce dans des sanglots manifestes, tandis que miliciens et gardes mercenaires affectés à la surveillance de cette réception s’agglutinaient autour du corps étendu du majordome à la nuque brisée. Afin de m’en aller me mêler à ce gratin de novices et hommes d’armes, je me devais abandonner la Vassignac vers qui je me tournai pour lui confier de rejoindre la sortie des lieux, car il n’était à cette heure pas d’endroit moins sûr que celui-ci. Tout en pointant la volée de degrés rejoignant le narthex de ce palace pour l’inviter à quitter cette salle maudite, je perçus l’arrivée d’un homme un tant soit peu plus mûr que la plupart de la bleusaille que j’avais jusqu’alors aperçue parmi les protecteurs assignés. Et avec lui, les convives ayant tenté de s’éclipser par la seule issue à leur disposition : les hautes portes de l’entrée principale. Délesté de son masque, il s’arrêta sur le pas de ces marches courbées pour mieux s’adresser à la foule amassée dans le recoin du hall dansant.

Mesdames, messieurs, nobles gens. Sergent Damien d’Archambault, en charge des hommes dépêchés ce soir. Je serai bref : afin d’élucider les circonstances de ces événements, les portes du domaine de Monsieur du Bellay seront condamnées jusqu’à ce que l’auteur, ou les auteurs, de ces atrocités soient appréhendés. Votre coopération sera la bienvenue, et commencera par le fait d’ôter vos masques : car la fête est terminée.

Cette annonce jeta un voile d’aigreur, d’indignation et de panique supplémentaire sur la populace amassée en contrebas du héraut à la crinière grisonnante bien qu’il eut l’air d’être lui aussi quadragénaire. Quittant son perchoir pour se mêler à quelques-uns de ses subordonnés, il fut en tout premier lieu mené vers le cadavre tiède de ce pauvre hère souillé jusqu’à la mort. L’envie était brûlante de m’en aller récolter moi aussi les informations de Si la majeure partie des convives se résignèrent à se défaire de leurs artifices et fanfreluches, un arrière-goût amer envahit ma gorge ; dès l’instant où j’ôterais mon couvre-chef, non seulement ma supercherie serait levée, mais surtout, je ne serais guère étonné d’être la cible de certaines accusations malveillantes. Cependant, refuser de me plier à cet ordre me vaudrait bien plus d’ennuis que je ne tolèrerais en subir. Alors, j’agrippai les orifices à travers lesquels mes sentinelles d’émeraude filtraient, pour mieux libérer mon visage de basane de sa coiffe drapée et de son mensonge d’albâtre. Il me fallut réajuster ma crinière pour en libérer mon champ de vision, la rabattant en arrière en une traîne affleurant les monts de mes omoplates. Je n’avais pas manqué d’apercevoir du coin de l’œil la mine contrite et stressée d’Elvire de Vassignac, qui n’avait osé relâcher la toile enténébrée ornant mon bras, convaincue que je n’allais pas me sortir de ce pétrin aussi facilement que je ne l’aurais souhaité.

Les masques tombés, permettez que je me présente à nouveau. Lazare, comte de Malemort-et-Malerive.

Confiai-je aussitôt à mes confrères restés à proximité, par simple souci de décence humaine. Après tout, je n’avais guère l’allure d’un Armand Valrose de Vaugrenier, avec l’hispide toison noire mordant la moitié de ma figure d’airain, regrettablement connue ou reconnue. La vicomtesse de Ségur marqua sa stupeur par un léger froncement de sourcils, la sachant proche du pouvoir en place, être vue en ma compagnie n’allait pas lui faire la meilleure des publicités auprès de tous nos pairs rassemblés. Prétextant alors devoir retrouver son mari pour mieux quitter notre compagnie, elle s’excusa courtoisement et s’en alla rejoindre le troupeau cancanier à l’opposé de notre position. Certains éléments se réjouissaient de la présence indétectée de leurs amis de longue date, en décalage avec la gravité des nouvelles qui venaient pourtant de jeter leur couperet le plus aiguisé sur l’atmosphère joyeuse de ces retrouvailles. D’autres, tétanisés, se confondaient avec la blancheur des nappes satinées du buffet… Ce qui était sans compter l’affaissement de ce balourd trop gourmand ayant emporté dans sa chute morbide les vivres du soir, le fracas du verre effrayant la Vassignac qui émit un cri aigu avant même l’entrée en la matière du sergent d’Archambault. La flamboyante rouquine en avait perçu la faiblesse quelques instants plus tôt, la jeune servante aux cheveux de blés qu’elle avait alertée se trouvant encore à son chevet, pétrifiée.

Quant au baron du Bellay, livide d’être au cœur de ces multiples catastrophes, ce dernier se fit aussitôt relever par la poigne peu amène du milicien responsable, qui amorça aussitôt un interrogatoire accéléré pour obtenir la liste des invités de gré ou de force. Et ce, sous les mauvais augures d’un lustre branlant dont je ne perçus pas le mouvement dans l’instant. Je m’étais déjà penché vers l’empoisonné — du moins le supposai-je, pour que son décès soit si foudroyant — pour trouver parmi les petits fours et verrines une bouchée déjà entamée qui aurait pu être à l’origine de son malheureux trépas. M’emparant de deux cuillères étalées parmi les couverts répandus au sol, je pensai avoir trouvé l’aiguille dans cette botte de mets délicieux — un amuse-bouche surplombé d’un restant de crevette à la ciboulette et au fromage frais. La pinçant pour la reposer à même une soucoupe ayant survécu à cette cascade de verre, je l’emportai avec moi pour le moment où l’on viendrait se soucier du pauvre homme aux lèvres mousseuses.

Qu’en était-il de l’imposteur ? Retranché derrière nous tandis que son bras était incarcéré dans la poigne d’un garde, à visage découvert cette fois, il tremblait comme une feuille morte à l’idée d’être inspecté et que l’on découvre son usurpation pourtant bien peu élaborée. Agité, le charlatan suppliait son geôlier de le laisser partir, qu’il n’y était assurément pour rien, tandis que roulaient des perles irisées sur ses joues glabres. Rien à faire, le soldat perdait davantage patience qu’il ne gagnait en capital sympathie pour le jeune homme. Alors, ma soucoupe à la main, je m’en retournai vers les convives que je côtoyais à cet instant, bien que nous nous soyons écartés de la seconde victime de quelques pas.

D’autres invités ont-ils éveillé vos soupçons que cet imposteur mal avisé ? demandai-je.
Madame de Ségur n’a-t-elle pas été elle-même victime d’une usurpation ? ajouta Elvire, consultant l’Ocrelac et la Boétie, incertaine de cette donnée puisqu’ayant attrapé la conversation dans son cours.

Le Sergent d'Archambault s'exprime en...:




Dernière édition par Lazare de Malemort le Ven 24 Juin 2022 - 18:29, édité 1 fois
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Léonice de RaisonBaronne
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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyVen 17 Juin 2022 - 21:29
Léonice commençait à douter du bien fondé de sa présence en ces lieux quand la voix du Segent d´Archambault s´élevait, sommant la tombée des masques alors qu´un début de fuite s´orchestrait de part et d´autres de la grande salle. On s´épuisait, soupirait ou pleurnichait tout ce qu´il était possible d´étendre en dehors de son organisme alors que les réactions se trouvaient différentes. La baronne ne put s´empêcher de guettait la domestique envoyée auprès du bourgeois qui, comme elle le craignait, ne se sentait vraiment pas bien. Son glas résonnait pour la fin de sa vie ; emporté dans un fracas immense de verre, de boissons et de denrées, il ne suffit que de quelques secondes à Léonice pour comprendre de quoi il s´agissait. Mais jamais n´avait-elle pensé que ses suspicions tomberaient juste, et qu´un homme mourrait empoisonné. Le pendu dont la corde avait vraisemblablement lâché avant qu´on ne puisse le décrocher pouvait être légitime et compréhensible par la seule manoeuvre de la situation précédente ; un empoisonnement venait réajuster la nature même de ce qu´il se passait dans cette immense salle de bal. La présentation de l´homme au masque blanc suffit à immobiliser Léonice dans ses pensées. Elle se retourna vers un visage qu´on lui avait décrit plus qu´elle ne l´avait vu, et il lui fallut rassembler toute ses compétences de caméléon social pour dissimuler sa surprise. Jetant un oeil aux autres convives, elle décrocha elle aussi la dentelle de son visage pour se présenter plus convenablement.

« Léonice, Baronne de Raison».

Le Sergent se chargeait déjà d´interroger le poussin qui perdait en couleurs à mesure que le temps passait. Il y avait dans la salle ce mélange de mort, de beuverie et de parfums que Léonice n´avait jamais connu ainsi emmêlés. Son regard, loin d´être fuyant, interrogeait en silence tout ce qu´elle était capable de capter. Il y avait bien un homme qui l´avait suffisamment marqué pour le chercher, mais il lui était impossible de mettre la main dessus. Certains invités peinaient plus que d´autres à accepter l´ordre du Sergent ; la panique déjà accumulée à un niveau inexorable fit que les moins réticents cherchaient à arracher les bois, paillettes ou encore tissus qui recouvraient les visages, certains se trouvant de nouveaux amis tandis que d´autres, peut-être à la manière du comte de Malemort, se trouvaient bien moins avantagés par de telles manoeuvres. La baronne s´était un peu éloignée du groupe mais en restait à portée d´oreilles ; la plupart semblaient tout de même dans le choc de l´instant. Quand Lazare revint avec le petit four que Léonice reconnut comme celui ayant été emprunté par le feu bourgeois, son ventre se contracta si fort qu´elle en blêmit. A un geste près, c´était peut-être la baronne qui giserait en plein milieu de la salle. Une perle de sueur couvrit son front.

« Il y a bien ce danseur», souffla la baronne, «Je ne le vois nulle part. D´ailleurs, je crois que certains invités dont je ne retrouve plus la couleur des rêves ont également disparus.»

Elle se retourna vers Elvire, n´ayant pas entendu parler de cette histoire d´usurpation.

« Notre faux Comte de la Boétie aurait-il des partenaires ?»

Derrière eux, l´homme s´agitait, comme sensible aux murmures qu´il ne pouvait probablement entendre dans son état. Maintenu fermement, le garde semblait être à deux doigts de frapper le malfrat au visage en espérant le calmer ; ce dernier sentait peut-être la menace imminente et bafouillait moins qu´il ne pleurait, mais cela restait d´un pitoyable extrême à contempler. Léonice était concentrée sur les convives ; elle ne remarqua aucunement l´air absent de son ami Gyrès, pas plus que l´ébranlement pourtant évident de la catastrophe à venir. Et alors que le brouhaha s´élevait avant de s´assouplir, certains convives cherchant les meilleurs groupes auxquels se rattachés, un bruit résonnant scella l´avenir de ceux qui en étaient le plus proche.

Le groupe qu´ils formaient n´étaient pas si éloignés du grand lustre ; la salle, après tout, n´était pas si grande que sa décoration ne la rendait majestueuse. De nouveaux cris, plus stridents que les précédents, fusèrent alors que Léonice peinait à comprendre ce qu´il fallait regarder. Elle sentit son coeur battre plus vite, s´acharner dans une poitrine qui paraissait subitement trop petite pour contenir le flot d´émotions. Et en un clin d´oeil, toutes les tympans subirent l´immense détonation qui se conjugua comme un mauvais verbe à d´autres bruits, pas moins désagréables ; au moins pour ceux qui furent suffisamment chanceux pour ne pas se trouver directement en dessous de l´immense lustre dont l´attache au plafond venait de céder. Dans les victimes directes se trouvèrent une femme et son compagnon, pas assez rapide pour que leur corps ne ressemble à autre chose que des morceaux rapiécés, coupés, et parfois brisés. Le couple n´émettait plus aucun son ni aucun mouvement, tandis que le baron en jaune avait été sauvé in extremis par la poigne du Sergent près de lui. Léonice s´en était renversée au sol sans s´en rendre compte, troublée par la proximité d´une catastrophe qui aurait pu tous les achever. Cette fois, il lui fallut se concentrer pour ne pas vomir, clairement mal à l´aise. Elle cherchait son air, dissimulant comme elle le pouvait son angoisse alors que le pire était peut-être encore à venir.











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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyLun 20 Juin 2022 - 15:19
Partout, le chaos. La cohue. Le désastre.

En entrant dans ce lieu, nous tous, pauvres créatures impuissantes, avions pénétrée non pas en un endroit de réjouissance, mais en une dimension infernale. Un piège mortel qui refermait désormais ses terribles crocs sur nous, broyant tel un moulin à chanvre les heureux imbéciles s’étant jeté en son sein. En passant le seuil de la porte de l’Enfer, nous nous étions innocemment engouffré vers la Cité Dolente, limbes démoniaques rythmées par l’horrible mélodie formée par le râle des suppliciés.

Je n’eus guère le temps de pousser le moindre cri que le lustre avait déjà chut sur le sol marbrée de la grande salle. Le souffle du choc avait balayé sur son passage, tel un cataclysme inarrêtable, tous ceux se trouvant à proximité. Propulsé au sol par la violence de la déflagration, je restais ainsi recroquevillé sur moi-même pendant un court instant, car l’incompréhension et la terreur dans ce qu’elle avait de plus pure m’avaient toutes deux prises aux tripes. Je me redressais péniblement au milieu des éclats de verre, tout tremblant et ankylosé que j’étais alors, ne manquant pas d’ailleurs de me couper le doigt lorsque je pris appui sur un misérable morceau du défunt lustre. Mais, plus que ma phalange ensanglantée, c’est davantage la viscère s’étant retrouvée sur ma blanche robe de nacre qui me fit pousser un cri horrifié. Ca et là gisaient différentes parties de l’anatomie humaine, immondes vestiges de chairs lacérés et écrabouillés de ce qui était il y a encore un bref instant un joyeux couple de mondains.

Il me fallut un instant pour comprendre que le bruit assourdissant que je percevais en mon oreille interne était dû au traumatisme subit par mes douillets tympans. Tout autour de moi était flou, insaisissable ; les cris étaient semblables à des murmures inaudibles. Lorsque l’ouïe me revint progressivement, je regrettais instantanément ma surdité, au vu de la cacophonie s’élevant dans la salle. Des hurlements, des pleurs, des injures fusant à tout va. La peur panique s’était emparé des lieux. Partout, l’on tentait de forcer les portes bloqués par les gardes ; l’on assaillait les hommes d’armes, semblables en l’occurrence à d’implacables géôliers, en leur suppliant d’ouvrir les huis devenus d’insupportables instruments de coercition. Les révoltés pomponnés agitaient devant eux, en guise d’armement de fortune, leurs éventails repliés.

Le brouillard qui jusqu’alors floutait ma vision se dissipa ; je constatais que le décès tragique de l’immense lustre avait occasionné la perte d’une grande partie de la luminosité de la présente salle. Ce n’était pas la nuit noire, mais plutôt le crépuscule ; l’on y voyait, mais difficilement. Les ténèbres étaient repoussées par la précieuse présence de chandeliers et de torches parsemés sur les murs, qui constituaient de vaillants remparts face à l’Obscur.

Quelque peu sonné, j’avais néanmoins suffisamment repris mes esprits pour m’inquiéter du sort de mon entourage, ceux qui constituaient le cénacle de discutants dans lequel j’étais immiscé jusqu’alors. Sans attendre, je me précipitais immédiatement au secours de la baronne de Raison, à la mine déconfite et le regard hagard, perdu dans le lointain.

« Mordious ! Ma mie, m’entendez-vous ? Vous sentez vous bien ? » dis-je à mon aimée, m’abaissant à son niveau pour plonger mon regard dans le sien.

Cette action me fit quelque peu souffrir, en raison de mes genoux endoloris ; mais dans la présente situation, il me fallait faire preuve de courage et d’abnégation, qu’importe que je m’en torde les rotules. Cependant, ma témérité de secouriste manqua de causer plus de tort que de bien à la belle Léonice ; lui agrippant les épaules, j’eus la mauvaise idée de la secouer légèrement pour faire ressurgir sa conscience du néant ; sa mine verte et son teint maladif me firent néanmoins vite stopper pareil entreprise, évitant de peu l’irréparable. Aidant calmement la baronne à se redresser, tout en l’agrippant à la taille pour la maintenir debout (en tout bien tout honneur), je prenais désormais acte de la sécurité des autres compagnons d’infortunes de cette soirée infernale. Le baron d’Ocrelac gisait par terre, le ventre face au sol, son séant en l’air, les mains sur la tête. L’homme à la grosse bedaine tremblait de tout son corps, les frissons le tétanisant remontant sa stature de son crâne dégarni jusqu’à ses orteils grassouillets ; la terreur se lisait dans ses yeux. La vicomtesse de Ségur, elle, restait en état de choc : assise sur les dalles de marbres, le regard dans le vague, elle haletait douloureusement. Quelle ne fut pas ma surprise, lecteur, lorsque je vis se tenir devant elle un homme au teint basané et à la silhouette imposante ! Quelque peu interloqué par la présence d’un mulâtre en ces murs, je devinais néanmoins aisément que l’Oriental n’était autre que « Monsieur de Valrose », au vu de sa longue tenue noire présentement déchirée, et par la présence, à ses côtés, de la baronne de Vassignac. Ainsi donc, la tenue opaque adopté par l’homme constituait un habile déguisement pour camoufler ses traits exotiques. J’étais en vérité plus intrigué que décontenancé par pareille apparition, tant j’étais curieux de nature. Néanmoins, je devais dans l’immédiat freiner mon irrésistible envie de questionner « Monsieur de Valrose », au vu de la présente situation.

Mais avant même que je puisse exprimer le moindre mot, j’entendis des hurlements à tonalité martial surmonter le capharnaüm auditif qui se faisait entendre jusqu’alors.

« Halte ! Cessez de vous comporter comme des animaux ! Nul ne quittera les lieux avant que la situation ne soit résolu ! J’appel au calme, ou nous serons obligés de sévir, pour la sécurité de tous ! »

Ces palabres autoritaires était le fait d’un homme aux traits durs ; son visage fermé et la détermination froide se lisant dans son regard trahissait sa condition de militaire. Visiblement, c’était cet huluberlu là qui avait pris en charge le commandement des opérations ; le baron du Bellay, que je n’apercevais toujours pas, devait être totalement désemparé par la tournure qu’avait prise sa pompeuse cérémonie, qui s’était transformée en l’espace de quelques secondes en une fête aux allures macabres. Le flot intempestif formé par la masse hétéroclite semblait se calmer, face aux déclarations menaçantes du Sergent.

La mort du valet, l'empoisonnement du bourgeois, la chute du lustre... Tout ces incidents paraissaient bien trop gros pour n'être qu'une pure coïncidence.

« Chers amis », dis-je en m’adressant aux membres éparses de notre cénacle, « il se passe ici des choses forts étranges. Je ne connais pas la plupart d’entre vous, mais je pense néanmoins pouvoir vous faire confiance. De toute manière, nous n’avons guère d’autres choix que de nous serrer les coudes ; cet endroit ne va pas tarder à devenir une véritable arène, et tout individu seul apparaitra comme louche. Les suspicions et les accusations ne vont pas tarder à fuser, car il est sans aucun doute clair pour tous que nous venons d’assister à une série de meurtre ; ces accidents ne sont guère isolés, mais, il me semble, bel et bien reliés. Les agneaux loin du troupeau seront vite dévorés par les meutes de loup. Alors, constituons nous en meute, du moins pour notre sécurité. »

Je voyais à l’air interdit qu’arborait le mulâtre que celui-ci paraissait quelque peu circonspect, méfiance parfaitement compréhensible, il est vrai, mais en l’occurrence mal placé.

« Cela vaut d’autant plus pour vous, Monsieur de Valrose (car je ne sais comment vous appeler ?). Vous devez tout autant savoir que moi que le noir, sur le blanc, reste bien souvent la meilleure cible. Or, les pauvres innocents ici présent ne vont pas tarder à chercher un bouc émissaire : et votre ascendance étrangère, visible par la teinte mauresque de votre peau, fait de vous le parfait coupable pour tous ces faibles en esprit. »

Je constatais déjà qu’autour de nous, des regards obtus et méfiants se posaient sur notre groupe aux allures excentriques. Je reconnus, parmi cette foule de bourreaux et juges en puissance, un individu particulièrement dangereux.

« Voyez-vous, là-bas », dis je à l’attention de Monsieur de Valrose tout en pointant discrètement du doigt un nobliau cinquantenaire qui nous lançait depuis tout à l’heure des éclairs par les yeux, se trouve le comte Iago de Thiercelieux. Ce monstre à l’allure d’homme est connu pour son zèle religieux exemplaire ; sa renommée s’est notamment construite sur les cadavres des minorités ethnico-religieuses (pardon, des « impies ») qu’il a passé au fil de l’épée, lors des « croisades » s’étant déroulé il y a de cela quelques années dans le sud de Langres. On le dit peu ami avec les Suderons, au point qu’il est couramment surnommé « le Matamore ». Seul face à cet homme, je ne donne pas cher de votre peau, mon cher ami ».



Dernière édition par Gyrès de Boétie le Ven 24 Juin 2022 - 19:13, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Danse Macabre   Danse Macabre EmptyMer 22 Juin 2022 - 0:32



Danse macabre | Automne 1166

Le temps fut comme suspendu.

En premier lieu par la surprise mal dissimulée se lisant sur les traits tirés, réhaussés, parfois arqués de mes compagnons d’infortune, à l’exception d’un Gyrès absorbé par les mouvements erratiques d’autres compatriotes, miliciens ou gentilhommes. Bien qu’elle fut fort courtoise et je le leur accordai bien volontiers, l’étrécissement de leurs pupilles noirâtres, le pincement mutique de la commissure de leurs lèvres, l’instant intangible de silence qui s’imposa, tous ces signes marquèrent une stupeur mesurée lorsque le plâtre nivéen laissa place à un masque d’airain dont la teinte chaleureuse se réhaussait d’émeraudes sombres depuis la ténèbre de ma barbe épaisse. La baronne flamboyante s’accommoda d’une présentation plus solennelle, car là où je quittai le rôle d’Armand de Valrose pour celui de Lazare de Malemort, celle-ci quitta la Maison pour la Raison, un calembour assurément destiné à piéger l’usurpateur. L’Ocrelac quant à lui alla jusqu’à émettre un pas de retrait, une paume sur sa bedaine grasse. S’il m’était une habitude prise depuis bien des âges, c’était celle de déchaîner les curiosités et les jugements, si bien que je ne m’offusquai pas. À quoi bon, dans une situation pareille. Cette introduction pour le moins brève comme je les apprécie précéda une supposition qui me poussa à tourner la tête de biais, afin de balayer les atours qu’il m’était encore donné de voir. De nos pas de valse au cœur du salon, je me souvins avoir perçu les boucles bigarades de la jeune femme se mêler aux coloris surprenants d’un plastron pareil à un vitrail de losanges dépareillés. L’homme la dépassait sensiblement en taille, fin, agile et féroce adversaire en ce qui concernait la danse de couple, et s’était paré – dans mes souvenances – d’un masque aux plumes sombres. Deux austères scrutatrices à la robe sinople guettèrent les rémiges charbonneuses dépassant de la foule compacte, en vain ; car je ne parvins à apercevoir ce même énergumène dont je me figurais peut-être une image erronée.

L’insinuation qu’elle entreprit d’ajouter ensuite me fit aussitôt songer au valet de pied chargé de collecter nos identités. Car s’il était possible pour un tel personnage de passer au travers de ces mailles surveillées, je soupçonnai dans un premier temps que l’on eut pu l’assister dans sa décevante manœuvre. Laquais soudoyé, arrangement à l’amiable, paresse dans les vérifications requises, tout justifiait qu’il eut dû recevoir quelconque aide. Ni arlequin, ni valet en vue, et cela ne faisait que gonfler ma frustration et mon inconfort d’être ici enfermé en quarantaine auprès de bien des ennemis, qu’ils soient politiques, religieux ou simplement d’une idiotie contagieuse. La Vassignac expliquait alors à la Raison ce que la Ségur avait laissé entendre. Qu’un homme s’était éhontément fait passer, lui aussi, pour un éminent membre de la noblesse du Morguestanc, point n’importe lequel : son propre mari. Ce que la Boétie lui avait a priori vaguement rapporté. Les élucubrations enquêtrices ne durèrent qu’un instant, interrompu par un nouveau malheur.

Je dus m’estimer heureux de ne pas avoir à ce moment précis tenté d’agripper du regard la silhouette de qui que ce soit de suspect, puisque sans doute me serais-je retrouvé aveugle. La massive figure de fonte et de cristaux de verre coiffée de cierges dansants qui servit de lustre depuis notre arrivée à tous se décrocha. Je n’en vis pas la chute, fort heureusement, mais le vacarme assourdissant me fit presque basculer par-dessus Elvire qui se recroquevilla brutalement contre mes jambes tout en hurlant sa crainte, pensant que l’on prenait l’endroit d’assaut. Un picotement désagréable affligea ma pommette droite, alors que je m’étais essayé à lever le bras tout en m’abaissant pour parer tout vestige tranchant de nous affecter, elle et moi. Une mission bien stérile, car une humeur chaude sillonnait déjà les ridules de ma chair basanée pour se frayer le chemin le plus court jusqu’à l’arête de ma mâchoire. Porter mes gants d’un blanc immaculé à l’orée de cette entaille douloureuse les teinta d’une humeur noirâtre qu’il m’était impossible à déchiffrer, maintenant qu’une mante corvidée s’était abattue sur la salle chaotique ayant désormais pour fanaux les quelques torches indiquant les sorties de l’habitacle. Je vacillai. La panique était aussi palpable que l’odeur si caractéristique, cuivrée, d’aucuns diront ferreuse, d’un tout autre cru dispersé sur l’albâtre, en auréole de cette ossature de plomb effondrée. La principale source d’éclairage du manoir s’était éteinte en un fracas qui sifflait encore à mes oreilles, et me déséquilibra de longues secondes durant. Se repérer devenait une épreuve, mes tempes prises dans un étau de sons étouffés et écœurants faisant monter la nausée dans mon estomac noué. En effet, pendant un court instant, j’eus comme la sensation d’avoir été moi-même victime d’un empoisonnement, mes repères flous et assombris favorisant le crescendo de cette tension.

Il me fallut un temps non négligeable pour me tirer de cette navigation émétique, allant jusqu’à rattraper le roulis affectant ma silhouette d’un pas de côté. Un lambeau de ma tenue toute de drapés d’encre effleura ma main que j’extirpai de cette emprise d’un sursaut lucide, comme léchée par une créature indicible venue se nourrir de mon âme par le creux de ma paume. Et là de constater que mes blessures ne s’arrêtaient guère à une entaille sur le bombé de ma joue, mais s’étendaient aussi sur mon bras exposé dont la toile protectrice avait été déchirée, en taillades empourprant le costume blanc qu’il m’avait été de porter sous ma bure sombre. Je captai les mouvements de panique alentour dans un ralenti répugnant, pleurs et criaillerie se mêlaient dans un maelström déferlant sur la porte principale protégée d’un cordon de gardes peu enclins à en ouvrir les vannes. La Boétie s’adressa à nous et en dépit de sa diction que j’avais constatée parfaite un peu plus tôt, ses palabres m’apparaissaient en bribes inintelligibles si bien que je demeurais interdit devant sa diatribe qui n’avait pour moi aucun sens commun. Et ce, tandis que s’agrippa à moi Elvire, elle qui tétanisée dans sa posture contrite, en boule à mes pieds, avait voulu se protéger du monde extérieur, tenta de s’en extirper en m’alertant sur son intention. Lui proposant une main gantée et tâchée d’humeur rubescente, je l’accompagnai dans son regain de dignité, profitant de cette ascension nouvelle pour qu’elle puisse épousseter sa chainse bordeaux. Ce faisant, je n’avais pas nécessairement quitté Gyrès du regard, et constatai le retour progressif de mes facultés cognitives.

Je crus, l’espace d’un instant, que vous me rappeliez à une condition à laquelle je n’ai jamais eu le loisir d’échapper, laquelle m’aurait malencontreusement échappé en passant le perron de ce cirque. Sans doute mon esprit me joue-t-il des tours.

Le laïus de la Boétie traitait des soupçons qui naîtraient bientôt dans les esprits des conspirateurs de notre temps, convaincus souvent que les abominations de mon genre étaient d’impies personnages bons à être jetés au brûlot. Et je ne savais que trop bien, avant même d’ôter mon masque, ce qu’il m’en coûterait de dévoiler mon identité. Cependant, après un coup d’œil à l’égard de cet homme qu’il m’indiquait, ce Iago de Thiercelieux, ce Matamore de réputation, je m’en allai aussitôt tempérer ma réflexion un brin acerbe pour une autre d’un cynisme m’arrachant jusqu’à un souffle rieur.

Il me fallait m’attendre à la présence de ce forban en une telle réception. Le Thiercelieux ne m’est pas inconnu, quoique je n’aie eu à le côtoyer de trop long, ayant à l’inverse l’hyperborée et le ponant du Morguestanc à charge. L’âge ne l’a guère rendu plus aimable à l’œil, méfiance sera en effet de mise. Mais appelez-moi Lazare, je ne m’offusquerai pas de faire fi des convenances en une situation aussi atypique.

La Vassignac aux sillons irisés fendant encore ses joues blafardes redressa enfin la tête pour disperser l’ondée brune de sa tignasse défaite de sa broche qui la maintint en chignon avant ce carnage de casse et de victimes. Plus alerte, je pris soin de lui murmurer mon soulagement de ne constater aucune plaie ni blessure dans sa gestuelle, enfermant sa main fragile au sein des miennes dans un cocon réconfortant. Toutefois, mes familiarités s’en arrêtèrent là, n’ayant guère plus d’intimité à partager avec cette amie qui n’était que cela : une amie. L’œillade circulaire que je jetai à notre groupe d’interlocuteurs, isolés d’une majeure partie de l’assemblée par le voile noirâtre nous cernant, s’assura et se rassura de n’avoir aucun autre meurtre à déclarer. Le crin enflammé de la Raison ramené à un auburn de circonstance s’agitait encore en boucles souples, les tremblements hypoglycémiques de l’Ocrelac ne gagnèrent pas en intensité malgré le fait qu’il soit encore sous le choc, et les hurlements bestiaux laissèrent place à un étrange silence. De ces mutiques mélasses sirupeuses dans lesquelles naviguer se veut être pénible, où chaque souffle est un affront blasphématoire aux déités païennes nous écrasant d’une implacable puissance. Les sillages ténébreux tracés en travers du théâtre torturé se voulaient former un réseau de capillaires où se pressaient ces indicibles entités en quête d’une cheville à empoigner pour attirer une nouvelle proie en leurs contrées de cauchemar. Je me serais perdu dans ces songes angoissants si d’Archambault n’avait pas rompu ce recueillement anxiogène d’une autre annonce, bien que le vibrato de sa voix ne trahisse une vive émotion due à un lustre auquel il s’en venait d’échapper.

Que deux de vos gens s’emparent d’une torche et aillent chercher les isolés à l’étage, que l’on amène également cuisinières, bonnes et palefreniers ! À celui ou celle d’entre les serviteurs de monsieur du Bellay s’occupant du registre des invités, qu’il ou elle s’annonce et me l’apporte !

Nous allions assurément avoir droit à un inventaire complet des convives, ce qui saurait sans doute relever les incohérences de cette liste et d’éventuels imposteurs de plus. Depuis l’endroit où je me trouvais, le halo des torches formait autour du baron du Bellay un liseré jaunâtre lui donnant des airs d’éclipse solaire, ce qu’il aurait certainement voulu confirmer en s’échappant d’un tel massacre. Je repérai les quelques index pointés qu’il disséminait autour de lui, accusant du bout du doigt les valets concernés par les requêtes du milicien-chef. L’un d’eux s’approcha du duo avec un vélin enroulé au creux des mains, que déplia aussitôt d’Archambault. S’ensuivit, comme je le pressentis, les appels méthodiques et réguliers de noms tous plus excentriques les uns que les autres. Le Thiercelieux, la Raison, l’Ocrelac, tous furent cités les uns après les autres, tachetés çà et là de petites hésitations lorsque l’écriture du valet se faisait moins lisible à la maigre lueur d’une torche éclairant la gorge du balcon.

Lazare, comte de Malemort-et-Malerive !
Ici présent.

Une vague de chuchotis sournois parcourut l’assemblée avant même que le sergent n’ait le temps de relever le nez pour guetter, paupières plissées, le geste sobre que je lui octroyai. L’on s’agita parmi les groupuscules formés aux quatre coins de la chambre, une vague d’inconfort qui fit glisser une goutte froide de sincère effroi le long de mon échine.

Le voici, votre coupable ! s’exclama un homme dont je ne reconnus ni le timbre, ni la silhouette, engoncé dans le recoin des musiciens accrochés à leurs instruments comme à leur dernier soubresaut de vie.
Monsieur, je vous prie… ! marmonne sa voisine, agrippée à son bras qu’elle abaisse comme pour l’inviter à déposer les armes avant même que n’éclate un conflit.
Je demande le silence ! contra d’Archambault, rejetant aussitôt la proposition tant que l’énumération ne touchait pas à sa fin.

Seuls quelques noms restaient à comparaître devant ce tribunal des mœurs, dont celui de la Vassignac qui n’avait pas manqué de prendre ses distances d’avec moi. La solitude ne put me frapper en pire instant, alors que l’on faisait non seulement de moi un responsable arbitraire mais aussi une cible en plein jour.

Et maintenant, avez-vous vu son allure ? Qui donc peut éhontément se targuer d’appartenir à notre caste en arborant ce faciès impie !? reprend le détracteur dont je ne savais rien outre son évident dégoût pour ce que je représentais, cette tâche dans la toile puritaine de la noblesse du Morguestanc.
Il s’agit de l’un des capitaines de flotte de Sa Maj-, tenta d’argumenter un autre individu à la figure quelconque et en contrejour de toute torche.
Écartez-vous donc de lui, vous autres qui l’entourez ! Il lui suffirait d’une pirouette pour vous égor- AAH ! cria-t-il, aussitôt coupé dans sa menace par le talon de sa voisine qui s’écrasa sur ses souliers de cuir souple et brutalisa ses orteils sensibles.

Le sergent d’Archambault dont les épaules réhaussées d’agacement jaugeaient les limites de sa patience guetta les quelques égarés dévalant les escaliers depuis le premier étage pour rejoindre le groupe agglutiné à l’est de la pièce. Ce faisant, il annonça.

Que ces messieurs Comtes de la Boétie, Vicomtes de Ségur et ces dames Vicomtesses de Malmaison et Baronnes de Verteuil s’approchent, que l’on puisse fin démêler les inconstances de ce registre et ses doublons !

Y avait-il tant d’imposteurs que cela ? Il me semblait phénoménal que tant aient pu usurper ces identités et malgré tout ne pas être attrapés avant ce funeste moment. Dans mon dos, je captai le pas métallique du milicien qui emporta avec lui le faux Gyrès jusqu’au halo central près du corps recouvert d’un linceul – sous la forme d’une nappe blanche – du laquais trépassé. Il était essentiel, avant toute poursuite de l’enquête, de relever l’identité réelle des faussaires et les moyens qu’ils employèrent pour s’infiltrer aussi aisément dans cette fête qui tournait assurément à l’horreur…

Les PNJ s'expriment en...:




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