Qui peut avancer sans trembler des genoux que Pépin n'est pas un bel homme ? Tout en embonpoint, la première chose qui vous marque chez le comte, c'est son ventre proéminent. Bien que dissimulé sous des atours raffinés et à la mode, impossible de ne pas déceler les bourrelets qui habillent gracieusement la silhouette de Pépin. Son visage, souvent rubicond et perlé de sueur, est rond au centre duquel un nez fort trône. De petits yeux noisettes l'enserrent et se dissimulent sous d'épais sourcils qui ont perdus leur blond éclatant pour virer au gris clair. Un épaisse, mais sémillante, moustache coiffe des lèvres charnues qui ne demandent qu'à être embrassées. Sa chevelure a perdu de l'éclat de ses jeunes années mais Pépin est comme un grand cru, il mûrit. Son mûrissement le part d'argent parsemé d'or et ceux même si l'implantation des cheveux a tendance a reculer dangereusement vers l'arrière du crâne. Un jour, à n'en point douter, il portera une glorieuse couronne, semblable à des lauriers de conquérant.

Il serait inconvenant de ne pas évoquer ici, l'apparence de celle qui suit Pépin comme son ombre, Pétulia (ou Pépette pour les intimes). Une femelle Spitz au pelage caramel et blanc. À l'image de son maître, elle a de petits yeux ronds et marrons. Bien traité et toiletté avec attention, ses poils duveteux possèdent une douceur incomparable, même avec les cols en hermine.

Pépin est un homme de bonne société. Il a toujours été sociable avec ses pairs tant que ceux-ci ont un niveau de vie qu'il juge décent. Affable et un brin espiègle, il aime se livrer aux échanges de bons mots avec les autres nobles et les hauts placés du culte des Trois. Les gueux auront tendance à faire un constat différent, tant son arrogance et sa vindicte se déchaîne sur ceux qu'il considère comme inférieurs. Malgré tout, il saura apprécié le travail bien fait d'un plébéien, pouvant même aller jusqu'à le féliciter ou à lui accorder une prime, en homme généreux qu'il est.

Ambitieux et bon intendant, il s'applique à faire fructifier autant que faire ce peut la fortune familiale. Là où certains de ses commensales ont investi dans l'immobilier, il a préféré tourner ses fonds vers le port et la pêche. "C'est en nourrissant le peuple que je nourrirrai ma bourse" a-t-on déjà entendu l'obèse personnage proclamer. Dur en affaire et n'hésitant pas à employer peu recommendable, Pépin s'applique à exercer un véritable main mise sur ses employés et à faire ployer la concurrence.

Il n'est pas le plus pieux des habitants de Marbrume, loin s'en faut. Il a toujours vu le culte comme un bon moyen de se repentir des péchés pour quelques pièces et laver son âme de la crasse qui pourrait lui coûter la damnation lors de son passage de vie à trépas.

En un mot comme en cent, c'est un homme tout à fait fréquentable. Admirable même.

Ah Santenoque ! Au sommet d'une falaise qui se faisaient lécher les pieds par des vagues basses. Le chant des cigales au crépuscule et l'odeur de la lavande qui colorait l'horizon de violet. Les pierres qui jaunissaient sous le soleil. Les petites voiles carrées des bateaux de pêche revenant au port au petit matin sous les hurlements des mouettes. L'odeur d'agrumes et de melon qui s'échappait des étales des pécores du coin venu apporter leur récolte dans la cour du château. Tant de souvenir d'enfance que Pépin se remémorre de temps à autre avec une certaine émotion. Même l'accent chantant de la gueusaille locale lui manque parfois. "Peuchèreu", "cong'", "vé", d'étranges borgborygmes sans queue, ni tête, issu de leur consanguinité mais qui faisaient parti de ces habitudes qu'on vient à chérir en vieillissant loin de sa contrée natale.

Pourtant cela fait des décennies que le jeune Pépin a quitté ce petit coin de paradis, entre maquis et calanques, s'installant à Marbrume à la suite de son père. Aux dernières nouvelles, tout contact avec Santenoque a été perdu depuis l'émergence des Fangeux et probablement que le thym qui parfumait les sentiers qui couraient dans l'arrière-pays a été remplacé par des orties tordus qui bordent une vaste bauge où pataugent des êtres dégénérés et affamés.

Marbrume, dernier phare de l'humanité, étincelant de son faste le purin qui s'est répandu sur le Royaume est devenu le fief des Santenoque. D'abord le père, Fulbert, puis le fils, Pépin, ont investis une partie de leur richesse dans deux activités lucratives. Le port et ... le porc. À croire que c'est fait exprès. Cependant, avec l'arrivée des fangeux et la destruction qui en a découlé, l'activité porcine a connu un véritable coup d'arrêt. Etait-ce dû à l'invasion des porcheries par des êtres décérébrés ou à la désertion de porchers travailleurs (bien souvent transformé en les premiers après morsure) ? Les Trois seuls le savent. Aujourd'hui, c'est donc via les propriétés portuaires et la flotille de pêche de Pépin qu'il entretient le pécule familial. Le paternel avait eu du nez ! Les fangeux avaient beau avoir ravagé les campagnes et boulotté les troupeaux (ou leurs gardiens ?), ils n'avaient visiblement pas appris à pêcher. Dans une cité en autarcie, survivant grâce à maintes astuces, celui qui aider à fournir la nourriture était un parti des plus enviés et respectés.

Revenons quelques années en arrière, alors que Pépin, jeune et fringuant, fils de son père et veillant à la construction de cale sèche et d'un entrepôt sur le port fit la rencontre de Berthe. Aaaah Berthe. Elle avait de grands pieds et les hanches larges, mais aussi un visage doux et un nez mutin qui créèrent l'émoi chez le jouvenceau. Quelques mots aimables, une déclaration au balcon sous un coucher de soleil et une partie de jambes en l'air derrière l'entrepôt plus tard, voilà Berthe enceinte et nos deux tourtereaux mariés pour éteindre tous les commérages qui auraient pu enflammer l'Esplanade. Ainsi donc, marié, père (ou papé comme disaient les pécores de Santenoque) d'un petit Charles, voilà notre Pépin qui entamait sa vie d'adulte tambour battant, reprenant les affaires familiales alors que son père se murait dans un mutisme étrange à mesure que les années passaient. Peu de temps avant sa mort, on retrouva même le vieux Fulbert, cul nu, déambulant sur les quais en baragouinant des propos incensés dans le patois santenoquois. Son trépas fut une peine autant qu'un soulagement pour Pépin.

Les années passèrent, les affaires prospérèrent alors que le blason des Santenoque ornaient le fronton de plusieurs bâtiments le long des quais de Marbrume. Le Dauphin d'or estampillaient divers entrepôts, calle sèche et même sur la petite halle à marée de la Cité. D'autres riches propriétaires lorgnèrent sur la réussite de la famille de Santenoque et bientôt, une vraie rivalité s'engagea autour du port qui profita de la compétition pour se développer et devenir à l'époque, un des fleurons de l'activité navale dans tout le Royaume.

C'est pendant ces années prospères, avant la Fange, que Berthe se découvrit une passion pour l'élevage canin, plus précisemment pour les Spitz nain. Elle commenca par un couple, puis deux, et alors que les roquets passaient le plus clair du printemps à copuler, c'est bientôt une meute de petites boules de poil qui envahit la demeure du couple, pour la plus grande joie de Charles et de son cadet Lothaire.

Malheureusement, toute belle histoire doit s'achever. Berthe mourut en couche, emportant avec elle leur fille à naître. Pépin fut marqué par cet évènement tragique. Il avait jusqu'alors été un homme aimable et patient, tempérant ses ardeurs facilement et ouvert à la discussion. Il devint plus obtus, plus sévère. C'est ironiquement auprès des chiens de Berthe qu'il trouva le réconfort que ni ses fils, ni la prière tentèrent de lui apporter. Il avait supporté ces boules de poils d'un oeil sceptique pendant des années et ils devinrent ses compagnons favoris une fois entré en veuvage. Aujourd'hui encore, il continue à faire se reproduire la meute et il n'est pas rare de le voir accompagné de Petulia (ou Pépette), une des dernières chiennes nées avant l'arrivée des Fangeux.

Ces Fangeux, parlons-en. Outre la terrible nouvelle de la corruption des terres autour de Marbrume et la chute de Santenoque dans l'oubli, ces saligauds poussèrent des centaines de refugiés aux portes de l'Esplanade. Pépin n'avaient rien contre les petites gens, tant qu'ils ne venaient pas trop près, mais là c'était une horde qui s'agglutinaient sous ses fenêtres. Pourtant, malgré le dégoût certain que lui apportait cette horde de vagabonds en guenille, il y découvrit celui qui allait devenir son valet. La peau brune, un étrange torchon enrubannant sa tête et trimballant ce qui ressemblait à une véritable batterie de cuisine, Bakshish faisait parti de cette vague d'étrangers qui s'échoua sous les murs de la Cité. Le bonhomme était instruit, parlant et écrivant différentes langues qui ne ressemblait qu'à d'obscures baragouins pour Pépin. Il avait servi une noble famille loin au sud et avait quelques connaissances en botanique et dans l'art des apothicaires. Malgré sa désagréable habitude à fumer dans un genre de vase ouvragé d'où sortait des tuyaux par lesquels on tirait des bouffées, Bakshish se révéla des plus capables et est jusqu'à nos jours l'ombre de Pépin, ce malgré les regards réprobateurs des pairs de ce dernier. Une histoire lié à sa couleur de peau d'après les quelques échos que le Comte avait entendu.

Et les affaires dans tout ça ? À cause de la famine rampante qui s'emparait du duché, de nombreuses tensions se créèrent autour de la Criée et Pépin finit par se résoudre à engager un service de sécurité indépendant de la Milice, afin de prévenir toutes échauffourées autour des précieuses cargaisons que ses employés ramenaient chaque matin. Voulant rendre hommage à certains récits épiques de ses capitaines les plus expérimentés et trouvant le nom inspirant un mélange de crainte et de respect, Pépin décida de nommer son service d'ordre, les Cachalots. Peu nombreux et reconnaissable à leur chapeau à plumes et leur pourpoint blanc, les Cachalots est bien plus un groupe d'hommes de main peu affables et à la main leste qu'un groupe d'enfants de choeur se rendant au Temple. Bien payé par rapport au pécore moyen, les sbires de Pépin arpentent les quais de long en large, rassurant les équipages qui travaillent avec le patron et mollestant ceux qui auraient l'audace de vouloir jouer sur ses plate-bandes.

Les années passèrent et grâce aux Cachalots, les possessions de Pépin restèrent en place. Mieux encore, le commerce de bouche qu'il pourvoyait grâce à ses flotilles parvint à lui faire garder un niveau de vie des plus décents. L'entrée de Lothaire dans les ordres, soustrayant une bouche à nourrir ne fit qu'améliorer les choses. Ne restait que Charles qui ne semblait guère pressé de quitter le nid, ni même de se prendre d'intérêt pour les affaires. Ce n'était pourtant pas faute de lui avoir botter le cul à de nombreuses reprises. Il préférait flâner et s'encanailler dans les bas-quartiers, ce petit merdeux.

Le jour du Couronnement, Pépin était aux premières loges. Cherchant autant à voir qu'à être vu, le Comte avait porté une tenue jaune qu'il justifia comme un rappel de son blason mais qui ne trompa pas beaucoup d'invités. Les cris qui accompagnèrent le couronnement ne furent pourtant pas remplis de joie mais de terreur. Ces saloperies de Fangeux avaient réussis à entrer dans la Cité et le banquet qu'on avait promis aux invités du Roi fut plutôt donné au Labourg et au Goulot, les gueux remplaçant la volaille et la truite. Pépin feignit un véritable choc (alors que le sort des pauvres lui en touchait une sans faire frémir l'autre). Il rentra chez lui pour découvrir Charles, rond comme une queue de pelle, évanoui dans une vague de vomi odorant. Chacun sa croix, lui devait porter celle d'un fils abruti.