Ne pas faire de vagues (Lazare - Richard)

Quelques jours auparavant, d’Estaing et moi-même avions décidé de nous séparer sur un accord en bonne et due forme quant à une prochaine visite en caserne, où il me faudrait faire montre de ma meilleure main gauche dans un duel à l’amiable. Le jeune homme se vit honoré d’un rien, quoique je compris ce sentiment lorsque peu de mes pairs se seraient attelés à fréquenter la soldatesque novice. Bien des choses purent justifier ce que d’aucuns nommeraient “bassesses” de ma part, en outre l’hommage évident qui m’obligeait, mais aussi mon appétence pour les choses de l’épée plutôt que de la robe ; éduqué parmi les hommes d’armes, il n’était rien de plus naturel que d’évoluer parmi ces fins stratèges et garçons volontaires. Aussi, la frontière divine, intrinsèque, séparant nobles de petites gens n’était plus aussi affirmée, au regard de la mort grattant à nos portes, nous étions tous égaux.

Cette matinée-là, nécessité faisant foi, certaines pièces du bâtiment amarré à quai se devaient être remplacées. Si la charpente usée avait encore quelques semaines devant elle avant un carénage digne de ce nom et une remise à neuf, les pièces de fonte et de bronze commandées antérieurement s’étaient présentées à sa quille la veille. La brise refoulait ses embruns auroraux tandis que levé avec l’astre du jour, je supervisai l’amorce des travaux de rénovation du forgeage général de la Manticore. Pêcheurs et poissonniers s’étaient éveillés bien avant encore, et il régnait sur le square attenant au port une liesse encore modérée par l’absence des premiers, et le ravitaillement futur des seconds. Tandis que je m’affairai à consigner les éléments de ferronnerie voués à être intervertis, un pas engagé s’invita sur ma passerelle étendue et fut poliment invité à patienter par l’un de mes hommes sur le qui-vive, qui m’interpella de vive voix. Un milicien se présenta en uniforme, et si mon brave camarade ne l’eut guère reconnu, je ne pouvais assurément pas passer à côté de la tignasse châtain qui se bousculait sur le crâne de Richard d’Estaing. Autorisé à franchir le tillac jusqu’à rejoindre le gaillard d’avant, je l’accueillis avec politesse bien que je m’étonnai de le voir se présenter spontanément. Plutôt que de requérir qu’il se confonde en justifications, j’attendis patiemment qu’il s’explique de lui-même, et en cela, le voilà qui m’offrit un étrange sac de jute appesanti d’on ne sait quelle offrande.

Manifestant un souhait pour le moins abscons, je le remerciai tout d’abord avec sobriété, mes doigts calleux palpant le surprenant colis pour en déterminer l’usage, repérant une plateforme aplanie surmontée d’une cloche irrégulière. Le soldat ayant livré son cadeau en main propre excusa son départ d’une simple mais efficace salutation, puis tourna les talons pour rejoindre ses confrères au tabard verdâtre. Et du haut de ma poupe mordant presque sur la place des étals, je délivrai la donation de son couvre-chef de toile pour découvrir un travail de menuiserie que je remis en ordre d’un pivot afin d’en dévoiler la nature. Il me frappa alors l’essence de ce que je découvris, un frisson picorant mes vertèbres et poignardant ma nuque pour mieux s’échapper contre mes épaules assujetties à une vibration.

Dans le creux de ma paume, le socle engravé d’un message équivoque se voulut surplombé d’un buste que je reconnus entre mille, en dépit du temps égrené, en dépit de tout détail omis, en dépit d’un souvenir affadi. Car ce qui se tint là n’était autre qu’un portrait de mon défunt fils tel qu’il ne m’était plus apparu depuis ce qui sembla être une infinité d’années. De longues minutes de contemplation mutique se succédèrent avant que mon second ne m’alpague pour quelque requête sur la continuité de nos travaux. Arraché sans vergogne à mes souvenirs entrechoqués, il me fallut franchir le battant de ma cabine afin de faire trôner cette relique d’un autre temps sur une étagère de choix par delà ma sommaire couchette, dissimulant l’émoi qui fut le mien.