◈ Un Royaume à la mer ◈
13 Septembre 1166 - Port de Marbrume
Le temps passe et le Royaume panse ses plaies tandis que le monde se nimbe de brumes et de nuages lourds et sombres dont l’épaisseur semble sans fin. Cela faisait maintenant cinq jours qu’une chape de plomb s’était abattue sur Marbrume, tel un linceul qui viendrait sceller les derniers espoirs d’une espèce à l’agonie. Au loin, en mer, une tempête dessinait les contours d’un désastre de plus. Quand cela cesserait-il? Tandis qu’une lassitude morose s’emparait des coeurs, nombreux étaient ceux qui contemplaient l’horizon, hagards, espérant y apercevoir une pointe de ce bleu qui semblait décidé à disparaître à jamais.
Sans y déceler autre chose que des ténèbres tourbillonnantes.
Assis sur les quais, le bout des orteils peinant à effleurer la surface des eaux, le petit Elric noyait son ennui en jetant de petites pierres vers la myriade de poissons et de monstres gigantesques qu’il imaginait tournoyer sous la surface. C’était un petit garçon du Goulot tout proche, désormais orphelin qui traînait ses guêtres au Port dans l’espoir de trouver de quoi subsister un jour de plus. Il avait découvert quelques mois plus tôt les barricades qui se dressaient entre lui et sa famille, appris le nom du Chaudron et tout ce que cela impliquait pour lui. On lui avait parlé de morts avec des mots, des nombres qu’il ne connaissait même pas. Mais pour lui il n’y en avait que deux de trop. Les siens, ses espoirs et son enfance s’étaient envolés lors de ce tournoi maudit. Et lorsqu’il aperçut entre deux soupirs la silhouette d’un navire se découper furtivement sur l’horizon, il n’y prêta pas attention, après tout les nuages peuvent prendre toutes sortes de formes n’est-ce pas?
Un violent éclair déchira les nuages et cette fois-ci, il sut qu’il n’avait pas rêvé. Pourtant ni lui ni aucun navire n’avait quitté le port depuis des jours, la tempête qui s’annonçait promettait d’être d’une rare violence. Elric se serait bien levé pour aller hurler la nouvelle à qui voulait l’entendre, mais il n’était pas le seul à avoir aperçu cette vision fugace. Rapidement un petit attroupement s’était formé aux abords des quais, curieux mais prudent, chacun y allait de son petit commentaire, préférant y voir un présage d’Anür ou bien l’annonce de leur fin imminente. Le vieux Raimbert , un des marins que la tempête clouait à terre, posa une lourde main calleuse sur l’épaule du petit orphelin, tentant de dissiper une excitation qui - selon lui - ne pouvait mener qu’à des ennuis.
“C’est un navire fantôme petit, on en voit parfois, mais ils sont vides et personne ne peut s’en approcher. Oublie ça, il aura disparu dans quelques instants.” Un nouvel éclair fit écho aux paroles du vieil homme, dévoilant un horizon nu et vide, auquel le petit Elric répondit par un soupir las avant de s’en retourner à sa vie triste, traînant ses pieds nus et sales sur le sol noir du Port.
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14 Septembre 1166
Malgré tout, la rumeur avait tôt fait de se répandre à travers les rues assombries de Marbrume. Le vent s’était levé durant la nuit, mais au lieu de chasser les nuages c’était comme s’il avait rejeté toute lumière aux confins du Royaume. La ville était plongée dans une semi pénombre et parcourue de bourrasques fébriles, frénétiques qui tentaient tant bien que mal d’arracher tuiles et volets, emplissant le dernier bastion de l’humanité d’un fracas annonciateur de la catastrophe à venir.
Nombreux ensuite furent ceux qui dirent avoir aperçu à nouveau le fameux navire. Tantôt il n’y en avait qu’un, tantôt ils étaient trois, dont un en proie aux flammes. L’on murmurait même que quelque monstre marin gigantesque était aux prises avec l’embarcation, assommant cette dernière d’autant de tentacules monstrueux qu’il y avait de guerriers à bord. Les tavernes étaient bondées et chacun y allait de son petit commentaire. Pour certains la tempête était un don des Trois qui chasserait les fangeux et le monde serait de nouveau libre, Anür elle-même était aux commandes du navire, tandis que pour d’autres, c’était le pire présage que l’on pouvait imaginer, et cette nuit serait probablement la dernière de toutes.
Les premières gouttes arrivèrent peu avant la nuit, d’abord faiblement, l’odeur du sel charrié par les vents emplit les rues puis ce fut un déluge comme on n’en avait rarement vu. Partout dans la cité assiégée, l’on n’entendait plus que le martèlement de la pluie contre le sol, comme le grondement de mille tambours annonçant la fin de toutes choses. Le vent arrachait les tuiles des toits et faisait battre volets et enseignes avant de les emporter dans sa furie. En quelques heures à peine les égouts en étaient venus à déborder et rejetaient leurs immondices dans les rues déjà sordides des bas quartiers. Du port on ne distinguait plus grand chose, deux des quatre quais principaux ayant été emportés par la fureur des flots. Il n’y avait que sur l’Esplanade et dans le Château du Roi où l’on pouvait se permettre, non sans une Sainte terreur, d’observer en relative sécurité le spectacle terrifiant mais Ô combien grandiose d’une nature au sommet de sa puissance.
Tandis qu’en ville, la mort tombait du ciel et que les pauvres hères qui s’étaient aventurés dehors flottaient désormais dans les eaux déchaînées du port. En mer. C’était un tour autre drame qui se jouait.
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“Maître, maître! Le mat est brisé!” Celui qui venait d’entrer avec fracas dans la cabine du Capitaine était si maigre qu’on aurait pu lire à travers son corps s’il y avait eu assez de lumière pour cela. Trempé jusqu’aux os et grelottant de froid, il était vêtu d’une tunique de lin originellement beige et désormais grisâtre, trouée et usée jusqu’à la trame, ne couvrant plus grand chose du corps frêle de celui qui portait un fer à la cheville droite.
“Tu crois que je ne l’ai pas entendu? Fais rentrer les voiles restantes, cette fichue tempête finira bien par se calmer.” Le vieil homme dont le visage était enfoncé dans une épaisse barbe leva les yeux de ses instruments et détailla le serviteur qui se tenait devant lui, les yeux rivés au sol en jouant avec ses doigts à la manière d’un enfant timide. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans mais en paraissait le double. Le Capitaine renifla avec mépris avant d’éructer.
“Veille ensuite à ce que les dignitaires ne manquent de rien tu m’entends? Quel est ton nom?” Le jeune homme tint son regard fermement fixé au sol et répondit d’une voix chevrotante.
“Huit, Maître.” “Dépêche toi.” “Oui Maître.” Un éclair suivi d’une forte secousse envoya rouler les deux hommes tandis que le Capitaine était renversé par la lourde table qu’il contemplait encore quelques instants plus tôt. Le bois lourd et humide lui brisa la cage thoracique et il sentit ses côtes perforer une à une ses poumons, dans un craquement masqué par le fracas de la tempête au dehors. Une autre secousse le libéra de son emprise, en vain, il mourut quelques instants plus tard, noyé dans son propre sang.
Huit lui, venait de traverser la lourde fenêtre en verre fumé qui ornait l’arrière de la cabine du Capitaine et offrait par beau temps une vue magnifique sur la mer. Il ne ressentit pas la morsure du verre brisé qui lui lacéra les chairs tandis qu’il était pris par les vents et heurtait les flots avec fracas. Là, saisi par les eaux glaciales il coula dans un silence et une paix absolue, savourant presque avec joie ses premiers et derniers instants de liberté avant d’abandonner son corps et son âme à la bienveillance d’Anür.
Que restait-il du Firmament? Deux de ses mâts étaient brisés et le troisième menaçait de céder à tout instant. Les voiles, déchirées battaient follement dans l’air agité, envoyant les cordes rompues qui les retenaient autrefois faucher les marins qui s’affairaient sur le pont. Plus personne à bord n’avait espoir de s’en sortir. Et pourtant ceux qui comme Huit portaient des fers s’agitaient comme des damnés, craignant plus la vindicte de leurs maîtres que la perspective d’une mort rapide.
De la côte, le navire était désormais bien visible tant les éclairs se succédaient à un rythme effréné. Du haut de son phare le vieux gardien n’en croyait pas ses yeux, la chute du Royaume avait pratiquement sonné le glas de sa profession et pourtant, quelques navires allaient et venaient toujours timidement vers le Labret. Mais celui-ci n’appartenait pas au Roi, il n’appartenait pas au Duché ni même aux pirates. Le pavillon qu’il battait était déchiré et à peine visible dans la tempête mais une chose était certaine, ce blason ne ressemblait à aucun de ceux qu’il avait pu voir auparavant. Usé et rongé par les semaines de solitude dans l’humidité salée de son phare, le vieux gardien se leva tant bien que mal et entreprit d’envoyer des signaux en direction du Port. En espérant que quelqu’un aperçoive quelque chose…
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“Mon Roi! Sire! Vous devez venir immédiatement!” Sigfroi s’arracha à la torpeur dans laquelle il était pris depuis quelques temps maintenant, le spectacle au dehors était à la fois grandiose et terrifiant, mais il craignait que Marbrume ne subisse une fois de plus les caprices d’une nature bien décidée à l’éradiquer. Le Roi décrocha son regard des nuages zébrés d’éclairs qui tourbillonnaient au dehors et observa le Bailli d’Orsay qui, trempé des pieds à la tête, semblait sur le point de s’évanouir. Cet homme était pourtant l’un des plus braves que le Roi eut connu et son sang froid durant l’invasion des Joutes avait probablement sauvé la cité toute entière. Levant un sourcil circonspect le Roi s’avança et remarqua la dizaine d’hommes en armes qui attendaient sur le pas de la porte.
“Qu’y a-t-il Henri?” À bout de souffle, le Bailli paraissait avoir vieilli de dix ans en quelques heures. Un instant Sigfroi craint que la cité ne soit de nouveau assiégée, mais aucune cloche ne sonnait au dehors, et les murs avaient résisté à bien pire de par les siècles. Cela ne pouvait être une simple toiture arrachée, fut-elle celle du Temple.
“Nous venons de recevoir un message du phare Sire. Des survivants, un navire pris dans la tempête s’est échoué contre les falaises. À l’heure actuelle nous ne pouvons rien entreprendre , mais la tempête devrait s’être calmée au matin, nous enverrons des secours à ce moment-là.” Le Roi ne dit et se retourna calmement, se perdant à nouveau dans la contemplation des ténèbres au dehors. Se pouvait-il que tout ceci ne fut qu’une parenthèse? Qu’un aparté dans l’histoire tourmentée de ce Royaume qu’il avait fait sien? Bien qu’un symbole d’espoir pour beaucoup cela pouvait signifier la fin de tant de choses. Il était Roi désormais, mais que se passerait-il si un autre souverain entendait clamer sa suprématie sur ses terres? Pouvait-il se permettre le luxe d’une guerre?
“Sire?” “Pensez-vous qu’il s’agisse de pirates?” “Non Sire. Ce navire est bien trop massif et différent des nôtres pour être originaire du Duché. Je pense qu’il s’agit bien là d’étrangers, reste à connaître leurs intentions.” “Des guerriers dans ce cas?” “De ce que nous avons pu voir, ils n’ont pas l’air armés et leur navire est en bien trop piteux état pour représenter une quelconque menace. Quoi qu’il en soit, je doute que beaucoup d’entre eux survivent au naufrage.” D’où ils se trouvaient dans le Château, les deux hommes n’apercevaient du Phare qu’une vague lueur qui se répercutait sur la roche humide des falaises, aucune trace du fameux navire et du drame qui se jouait actuellement contre les récifs en contrebas. Seuls les hurlements du vent et le martèlement de la pluie contre les fenêtres leur parvenaient de l’extérieur, et malgré l’épaisseur des murs, le vacarme restait assourdissant. Un éclair vint briser la pénombre mais Sigfroi ne vit rien, rien qu’une mer déchaînée à perte de vue. Lui qui était selon les dires de certains l’homme le plus puissant du monde, se sentit soudain insignifiant, ridiculement petit face à la fureur de cette nature qui semblait pouvoir les balayer d’un revers de la main.
“Faîtes affréter deux navires, l’un avec des vivres, l’autre avec des hommes. J’accueillerai moi-même ces survivants s’ils en sont vraiment. Mais si vous avez le moindre doute sur leurs intentions… Ne laissez rien au hasard." “Bien Sire.” Le Bailli salua et quitta en trombe les appartements du Roi dans un tourbillon de capes et d’épées, ses hommes à sa suite. L’on pouvait l’entendre aboyer ses ordres depuis le couloir qu’il remontait à vive allure. La tempête était loin d’être terminée et la nuit serait encore longue, mais ils avaient du pain sur la planche. Malheureusement et malgré lui, il se préparait à faire face - une nouvelle fois - au pire.
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15 Septembre 1166
Au matin tout ce qui demeurait du Firmament était un amas de planches brisées parmi lesquelles flottaient des corps épars en proie à des hordes de goélands avides de charogne. Certains s’étaient échoués sur les plages ou gisaient sur les rochers aux pieds des falaises qui soutenaient Marbrume. Malgré le calme apparent c’était un véritable carnage qui se dévoilait sous les yeux des miliciens dépêchés sur place. Le gros de l’épave était comme planté sur un rocher saillant à flanc de falaise, et mettrait probablement des siècles avant de disparaître totalement. En tout, c’était près d’une centaine de corps qui flottaient, gisaient ou bien étaient doucement brassés sur les rivages par le ressac.
Et sur la plage, les miliciens qui avaient embarqué au cas où il faudrait protéger Marbrume avaient rangé les armes et prêtaient main-forte aux Prêtres venus secourir les naufragés, tandis que les autres surveillaient les alentours au cas où des fangeux aient été attirés par l’odeur des corps. Le port étant encore fragilisé par la tempête un message avait été envoyé en ville et un convoi était organisé depuis les grandes portes, afin de mener les survivants en lieu sûr.
Il régnait un étrange contraste entre ceux des rescapés qui, bien que visiblement chichement vêtus à l’origine étaient aujourd’hui sales et faméliques, se remettaient tant bien que mal de leurs émotions. Et ceux qui, couverts de guenilles et presque nus, pleuraient ceux qu’ils appelaient “Maîtres”. Des premiers il émanait un air d'abattement, ils erraient hagards, conscient que leur voyage venait de trouver une fin brutale et inattendue. Les seconds semblaient étrangement résignés, comme si la mort et la solitude était un lot dont ils se satisfaisaient faute d’avoir jamais connu autre chose.
Un jeune homme âgé d’à peine plus de quinze ans secouait doucement son maître mort à demi enseveli dans le sable humide. L’un des miliciens s’approcha et posant une main sur son épaule, tenta comme il le pouvait de le réconforter.
“Tu ne peux plus faire grand chose tu sais, viens, un Prêtre va s’occuper de toi.” Mais au lieu d’écouter ou bien même de se révolter, le jeune servant se raidit et tomba à genoux dans le sable, fixant le sol comme prostré et n’osant visiblement pas lever les yeux. C’est là que le soldat remarqua l’anneau de fer noir que ce dernier portait à la cheville. Une boucle permettait d’y passer une chaîne, et les chairs au-dessous étaient à la fois violacées et plus épaisses, comme s’il avait porté ce fardeau toute sa vie.
“Par les Trois... Quel est ton nom mon garçon?” “D.. Douze. Douze Maître.” L’homme se passa la main sur le visage et soupirant de tristesse pour cet être qui semblait si jeune et déjà totalement brisé par la vie, fit signe à une Prêtresse de venir s’en occuper.
Le Bailli d’Orsay accompagné du Capitaine de la milice extérieure accostèrent à leur tour au milieu des corps sans vie et des lamentations de ceux qui découvraient le sort qu’avaient connu leurs proches. À la vue de leur uniforme sensiblement différent de celui des autres miliciens l’un des naufragés s’avança de manière fébrile et fut bien vite arrêté par le fil d’une lame planant quelques centimètres devant sa gorge, il n’était pas armé et semblait bien trop faible pour être une réelle menace, mais qui pouvait dire ce que voulaient réellement ces gens?
“Messire! Les morts? Les morts marchent-ils Sire?” Pour toute réponse il n’obtint de la part du Bailli qu’un regard navré tandis que certains miliciens baissaient les yeux vers le sol, désolés eux-aussi de voir les espoirs de ces gens balayés d’un simple hochement de tête. L’homme ignora l’épée qui le tenait en joue et tomba à genoux dans le sable humide, le regard perdu dans un abîme que lui seul semblait pouvoir contempler. Et pourtant si aucun d’entre eux ne pouvait voir ce que lui voyait, tous saisissaient l’ampleur de la réalité qui le frappait avec la force d’un monde qui s’écroule.
“Ainsi donc nous avons troqué un enfer contre un autre…” “Cet enfer est peut-être le seul qui demeure en ce monde, nous pensions le reste du Royaume perdu. Je suis le Bailli Henri d’Orsay, représentant du nouveau Roi de Sylvrur et commandant de la milice de Marbrume. Qui êtes-vous et d’où venez vous?” “Je me nomme Ulfric Sombardier et moi et les miens sommes originaires du Duché d’Hendoire, à l’extrémité nord du Royaume. Nous avons fui Allange lors du jour des morts et de la chute de nos armées, et je peux vous affirmer Sire que votre cité est bien la dernière en ce monde. Tout ce que nous avons rencontré depuis ce jour n’a été que mort et désolation, par Anür nous sommes en vie uniquement parce que ces horreurs craignent la mer, tous les autres …” Il se tut, incapable d’en dire davantage.
“Quand était-ce, ce jour des morts?” “Il y a bientôt trois ans Sire, les premiers de ces monstres nous ont frappé en Février 1164, Allange et tout Hendoire sont tombés en Avril après des semaines de combats dont je n’ose à peine parler. C’est un miracle que vous ayez survécu si longtemps.” “Cela n’a pas été à moindre coût croyez le bien. Les premiers rapports attestant de ces créatures à l’ouest du Royaume datent de Juin 1164, dire que nous vivions en toute innocence pendant que le monde tombait… Quoi qu’il en soit, soyez les bienvenus à Marbrume. Vous serez conduits au Temple pour y être soignés et vous rencontrerez ensuite sa Majesté Sigfroi qui se réjouit de la nouvelle de votre arrivée!” Un air de soulagement traversa le visage d’Ulfric qui en manqua presque de retomber à genoux, tant l’idée et la peur d’être refoulés aux portes de leur délivrance était forte. La prudence demeurait cependant et aucun des miliciens présents n’avait rangé son arme pour autant, que le danger provienne des fangeux ou de ces gens, personne n’était prêt à voir le sang couler de nouveau si peu de temps après les Joutes.
“Une dernière chose.” “Sire?” “Marbrume est une ville libre, et si cela va pour vous, cela va aussi pour vos serviteurs, ou peu importe comment vous les nommez. Ces derniers sont désormais libres et affranchis.” “Mais Messire…” “Sans cela les portes de Marbrume vous resteront fermées, vous êtes libres de reprendre la mer ou bien d’errer dans les marais, à votre guise.” Sombardier baissa la tête et soupira avec lassitude, conscient de ne pas être en mesure de négocier les conditions de leur sauvetage, bien que cela aille à l’encontre de tout ce que lui et les siens avaient toujours connu. Cette nouvelle ville était après tout une nouvelle vie, il n’avait pas le choix.
“Très bien…” Partout la même scène se répétait et lorsque ce n’était pas les servants, c’était leurs maîtres qui contemplaient leurs dépouilles avec sur le visage cet air de dégoût que l’on a face à un enfant ingrat ou un investissement raté. Force était de constater que très peu des serviteurs avaient survécu comparé à leurs maîtres. Des quatre-vingt-quatorze survivants, on ne dénombrait que six marins et dix-sept serviteurs, les soixante et onze autres semblaient être des habitants tout ce qu’il y a de plus ordinaires, à cela près qu’ils étaient légèrement plus grands que la moyenne et possédaient un teint originellement clair bien que rendu halé par les mois d’errance en mer. Et tandis que les survivants minutieusement inspectés prenaient place à bord des chariots qui les mèneraient jusqu’à Marbrume, Prêtre et Miliciens contemplaient la scène en se demandant qui pouvaient bien être ces gens, et quel tour Anür venait encore de leur jouer.
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20 Septembre 1166
Sable contemplait l’étendue grouillante qu’était Marbrume depuis une fenêtre du grand Temple, se languissant presque du poids manquant à sa cheville droite. Quatre jours s’étaient écoulés depuis leur naufrage contre les côtes du Morguestanc et bien qu’il ressentit le vide cruel laissé par l’absence des siens et de son maître, il se plaisait à espérer que tout ceci n’avait finalement pas été en vain. Après tout, lui qui n’avait jamais été considéré comme plus qu’un meuble était ici traité en être humain, un comble à son sens, car il savait n’être rien. Mais l’idée était, à sa grande honte, très plaisante.
Depuis leur arrivée à Marbrume lui et les siens étaient restés confinés dans le grand Temple, endroit ô combien magnifique et symbole de leur nouvelle vie. Vêtu d’une tenue outrageusement ordinaire le jeune serviteur se fondait aisément dans la masse, et bien qu’ayant toujours été invisible il appréciait de l’être désormais totalement.
Pour tous soins ils avaient reçu des repas sains et chauds, un réconfort plus que bienvenu qui changeait du poisson ingurgité sans plaisir depuis des mois, du repos et de l’eau fraîche et pure. Quelques-uns, principalement des servants, avaient contracté le mal des marins durant leur périple et étaient finalement morts ou en passe de l’être. Enfin pour les plus malnutris ayant survécu les soins seraient simplement plus longs, mais aucun n’en garderait de séquelles permanentes.
Assis sur un muret, Sable se massait la cheville, étrangement légère après toutes ces années. Lui savait avoir entre quinze et vingt ans, mais sans pouvoir être plus précis. Une Prêtresse passa non loin de lui et le salua d’un signe de tête accompagné d’un sourire éblouissant, auquel il répondit en rougissant, penaud face à ce qu’il savait être une transgression mais dont personne ici ne semblait se soucier.
Peut-être que le meilleur restait à venir après tout, que les Quatre ne l’avaient pas abandonné…
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21 Septembre 1166
La nouvelle avait fait le tour de Marbrume en quelques heures à peine, et bien que l’on sache qu’ils venaient d’un Duché lointain, les plus folles rumeurs parcouraient les allées et tavernes où se refaisait chaque jour le monde à la manière des petites gens. Par sécurité les réfugiés avaient dû être confinés au Temple le temps de retrouver des forces, et une foule de badauds arpentait en vain la grand place aux pieds des marches dans l’espoir d’apercevoir l’un d’entre-eux. On les disait tantôt immenses et taillés à la manière de colosses, de fabuleux guerriers venus des âges sombres. Et tantôt c’était des monstres aux atours humains mais à la sauvagerie toute fangeuse, car tout ce qui avait pu survivre aussi longtemps en dehors de ces murs ne pouvait être que mort ou bien maudit, voir les deux à la fois. On disait comme toujours toutes sortes de choses, aussi la foule massée sur la nouvellement nommée Place des Chevaliers était immense, car chacun conservait, plus qu’une curiosité morbide, un espoir d’y retrouver un être aimé et disparu.
“Gentes dames, nobles seigneurs damoiselles et damoiseaux.” Ce même héraut qui avait officié durant le tournoi maudit s’avança et porta son regard sur la statue des deux Chevaliers avec une admiration mêlée d’effroi, avant de se reprendre et de bomber le torse fièrement.
“Sa Majesté le Roi Sigfroi!” Ceux qui doutaient jadis de sa capacité à gouverner le Duché étaient les mêmes qui l’avaient vu combattre la fange, refusant de céder sa place au profit de quelques miliciens plus aisément sacrifiables. Ils étaient ceux pour lesquels il n’avait pas hésité un seul instant à mettre sa vie en jeu, et son nom était depuis synonyme de bravoure et de légende. Même dans les bas-quartiers pourtant hostiles à la couronne, nombreux étaient les petits Sigfroi qui attendaient patiemment de grandir pour prendre les armes et s’élever à la hauteur de leur souverain.
Et la clameur qui l’accueillit fut à la hauteur de l’homme qu’il était. Grandiose.
“Moi, Sigfroi de Sylvrur. Ait l’honneur de vous présenter les quatre-vingt-onze derniers survivants de la cité d’Allange dans le Duché d’Hendoire à l’extrémité nord du Royaume. Sachez que les nouvelles qu’ils apportent ne sont guère réjouissantes, Marbrume est bel et bien le dernier bastion de l’humanité et rien ne semble subsister ailleurs, aussi devons-nous plus que jamais la défendre corps et âme!” Le Roi marqua un temps d’arrêt, sachant bien que ces nouvelles étaient un coup de plus porté au coeur des Marbrumiens. Si beaucoup étaient déjà convaincus d’être parmi les derniers à arpenter ce monde, le savoir avec certitude était une toute autre chose. Et pour tout espoir il ne restait plus que celui de voir un jour le monde purgé de ces abominations. Sigfroi leva les bras, intimant le silence à la foule parcourue de murmures. Derrière lui étaient rassemblés l’ensemble des survivants assez forts pour être admis hors du Temple, les regards allaient du Roi à ces étrangers qui bien que n’ayant causé aucun mal, étaient la source d’une méfiance palpable. Chacun y allait de sa petite théorie et la rumeur de serviteurs enchaînés ne faisait rien pour apaiser les coeurs à leur égard.
“Ces gens ont traversé l’enfer pour parvenir jusqu’à nous et ne nous veulent aucun mal, aussi sont-ils les bienvenus à Marbrume! Tâchez de leur réserver l’accueil qu’il se doit!” Et le Roi d’applaudir à son tour les réfugiés, bientôt repris par la foule toute entière. Qui pouvait dire ce qu’il adviendrait de ces gens? Et peut-être qu’ailleurs en ce monde, d’autres survivants se débattaient face à la fange. Toujours est-il que cette nouvelle apportait autant d’espoirs qu’elle finissait de clouer le cercueil de certaines espérances.