Malgré les années, Gauhar demeure un solide gaillard. Grand et fin, il ne passe pas inaperçu au milieu de la foule de fidèles venu entendre sa prêche. Ses yeux bleus perçants encadrent un nez large et trouvent leur place sous des sourcils fins que les années s'appliquent à clairsemer. Il attache généralement ses cheveux à l'arrière de son crâne et porte une barbe aussi fournie que blanche qui lui tombe sur le torse jusqu'au nombril. Ses joues creuses ne sont que le reflet d'un corps maigre, laissant apparaître des muscles fins et son ossature sous une peau blanche. Les rides ont commencées leur travail de sape pour dissimuler des traits qui furent jadis des plus attrayants pour les jeunes femmes. Quelques cicatrices parsèment son visage, antiques vestiges de ses années de séminaire, détail sur lequel nous reviendrons plus tard.
Même si son aspect malingre lui donne une image dégingandée, sa voix grave tranche vigoureusement. Parlant calmement et avec ferveur, il sait séduire ses interlocuteurs et embarquer ses ouailles par des prêches enflammées.
Il porte généralement un manteau à haut col par-dessus sa bure et aime s'armer d'un bâton de marche, plus pour la stature que cela lui donne que par nécessité (même si cet artifice a tendance à lui donner une image vulnérable qui endort la méfiance de quiconque le sous-estimerait).

Certains le diront acariâtre, d'autres aigri, de vils pêcheurs, jaloux et qui répondront de la vindicte divine quand viendra l'heure du Jugement de leurs fautes lorsqu'ils auront basculé dans l'Autre Monde ... Pour qui prend la peine de s'attarder un peu sur ce vénérable membre du Culte, ils découvriront un homme charmant, intelligent, zélé, diplomate, cultivé et surtout ... humble. Difficile de ne pas tomber sous le charme indescriptible de ce vieux sage. Il peut même parfois, lors de jours exceptionnels, faire preuve d'un véritable sens de l'humour.
Il est dorénavant temps d'aborder un aspect de la psyché de Gauhar, sa foi. Aussi inébranlable que dévorante, elle a lentement évolué au fil des ans pour en arriver à ce qu'elle est à ce jour. Depuis son enfance, il a côtoyé des membres du Clergé, était témoin de leur déviance et leurs excès. Anür n'est plus aujourd'hui qu'honorer par la présence des putains qui se disent "Ses Filles". Puis vint la constatation des maux de la société, tant noble que gueuse et enfin, la punition divine. L'émergence des Fangeux, la corruption des saintes terres de Langres ne sont que la résultante de la déliquescence de Marbrume. Au même titre que les Trois dupèrent leur frère Etiol, le peuple s'est fourvoyé et seul le Damné saura les ramener sur le droit chemin. Grâce à ses bienfaits, il redonne une chance à chacun de faire preuve d'honneur, d'abnégation, de solidarité et de courage. Ceux qui refuseront ses cadeaux ne sont que des êtres impurs, devant répondre de leur défiance au coeur du bûcher.

La vie de Gauhar aurait pu commencer sous de meilleures auspices. Une mère s'étant égarée avec un milicien à l'arrière d'une grange, des complications à l'accouchement et un orphelin de plus dans la bonne cité de Marbrume. Il fut confié au Temple, afin de recevoir l'éducation adéquate et, à terme, d'intégrer le Culte.
Passé le demi-siècle, on pourrait penser que les premières années sont anecdotiques. Pourtant ce sont elles qui ont commencé à façonner les croyances du bonhomme. Certains membres du Clergé n'étaient pas de grands pédagogues, d'autres étaient prompts à user du bâton et du martinet pour faire passer leurs leçons et d'autres encore, aimaient beaucoup les enfants et de beaucoup trop près. Et puis il y avait le Père Orion. Cet énergumène était un subtil mélange de tout cela à la fois.
Pour beaucoup il était un homme attentif et capable, prévenant envers les enfants et pieux. Pour Gauhar et ses camarades, il était l'ombre dérangeante qui se glissait sous vos draps lorsque le dortoir était silencieux, ou le tortionnaire qui vous lacérait la peau à coup de fouet lorsque vous étiez trop vivace à repousser ses attentions. Le visage du vieux prêtre porte encore aujourd'hui les stigmates de la colère du curé, alors que le jeune adolescent avait préféré mettre un coup de pied dans l'entrejambe dénudé qu'Orion lui présentait. Etait-ce cet homme abject ou les autres moines qui détournaient le regard en feignant de ne pas savoir qui commençèrent à écorner les croyances de Gauhar ? Probablement les deux.

Les rares moments de répit avaient lieu en journée, lorsque les jeunes séminaristes pouvaient se rendre à la bibliothèque pour s'abreuver de livres mythologiques et de chroniques historiques. Ce sanctuaire, aussi silencieux que poussiéreux, renfermaient des ouvrages qui laissaient l'esprit des jeunes gens s'échappaient des mornes réalités de leur quotidien. C'est là, alors que le jeune Gauhar s'empressait de tourner une page supplémentaire à la lueur vacillante d'une chandelle presque consumée, qu'il découvrit que les Trois, dont on lui rabachait les oreilles depuis qu'il était en âge de comprendre, étaient en réalité Quatre. Anür, Serus et Rikni avaient mis au ban leur frère. Alors que la cire finissait d'engloutir la mèche et la lumière tremblante qui éclairait la page jaunie, Gauhar vit appraître le nom de celui qui allait changer sa vie. Etiol.

La justice divine finit par s'abattre sur le père Orion, sous la forme d'une toux persistente qui dégénéra lentement en quinte violente et enrouée, accompagnée de sang et de pus, jusqu'au trépas dans des convulsions hératiques, tandis qu'il s'apprêtait à accueillir dans sa cellule un des plus jeunes orphelins du Temple. Déjà à l'époque, Etiol veillait.

Les années passèrent et le vice se répandait comme une peste. Les lieux de débauche ne désemplissaient pas, les riches devenaient gras et fainéants alors que les pauvres crevaient dans le caniveau, tant de faim que de maladie. Dès que les nobles se fourvoyaient, ils leur suffisaient de faire une généreuse offrande au Culte pour qu'on les libérât du fardeau de leur culpabilité. Les petites querelles entraînaient des guerres où les innoncents se massacraient. Le moindre accord était entâché de corruption, financière comme charnelle. Même le Clergé s'empâtait, préférant le faste de l'or à la pûreté de ses prérogatives. Plus les jours passaient, plus le monde semblait glisser dans le crémon ignoble du pêché.

C'est alors que vinrent les premiers rêves. D'abord un simple corbeau qui croassait au-dessus d'un marécage lugubre. Puis les volatiles se multiplièrent sous les yeux d'un Gauhar stupéfait. Des arbres tordus aux branches semblables à des doigts osseux tentaient d'agripper sa bure. Des créatures couvertes de bubons, ressemblant à des crapauds de la taille d'un veau émergeaient de temps à autre des eaux saumâtres que retrouvait le prêtre à chaque nuit. Des spores éventrées, exhalant une odeur putride et un limon jaunâtre jonchaient le sol. Puis, Il apparut. Dans toute sa magnifique corruption, voûté, presque bossu, prenant appui sur un simulâcre de crosse pastorale. Une tête de corbeau trônait au sommet d'un corps humanoïde couvert de pustules. Des miasmes maladifs flottaient au-dessus de sa tête emplumée, semblant dessiner une couronne pendant un bref instant. Les yeux jaunes de la créature se posèrent sur Gauhar, à la fois fasciné et terrorisé par ce spectacle.

Enfin, tu m'as trouvé, Mon Enfant.

Les paroles résonnèrent dans le crâne de Gauhar comme sous les voûtes d'un temple. Il voulut répondre, questionner la Bête difforme qui se tenait devant lui, mais aucun son ne parvint à franchir la barrière de ses lèvres. Elle se contenta de bouger son cou lentement pour diriger son bec droit vers le rêveur.

Il sera bientôt l'heure. Tu verras mes bienfaits et tu sauras qu'il est temps. Mais pas encore ... Pas encore.

Gauhar s'éveilla en sursaut, trempé de sueur. Pourtant il ne put réfreiner un sentiment de pleinitude. Il savait qu'il venait de se voir confier un secret divin et que tout irait mieux. Mais pas encore ... Pas encore. Malgré le dégoût que lui apportait la société et ses travers, le prêtre s'attela à ses tâches, rassurant les fidèles, soignant les malades et menant les prières de rues. Il préféra ne s'acoquiner avec aucun temple dédié, exécrant ces cultistes dévoués à un Dieu qui laissait le monde sombrer dans la corruption générale. Il se montra patient. Même si les rêves lui montraient les bienfaits qu'Etiol était prêt à offrir, il attendit l'heure promise par le Damné. Pour donner le change et dissimuler au mieux son attraction et sa dévotion au Seigneur de la Corruption, il confia à qui voulait l'entendre qu'il servait Rikni. La Déesse-Serpent avait pour elle de paraître moins hypocrite que ces deux camarades. Même si au plus profond de son âme, il priait le Corbeau, c'est au Reptile que que les mots saints étaient adressés.

Les rumeurs de créatures horribles issues de la Fange précédèrent de peu l'apparition des créatures aux frontières de Morguestanc. Pataugeant depuis tant d'années dans leurs valeurs tronquées et dépravées, la noblesse tenta bien d'organiser une résistance, en vain. Gauhar fut de nouveau visiter dans ses songes par Etiol. L'attente était terminée, il en eut la confirmation. Enfin le Damné parvenait à passer outre le carcan que lui avaient imposé ses frères et soeurs. Comme dans un miroir, les habitants de Marbrume virent le reflet de leur comportement abject se matérialiser par la Fange et ses mignons. L'heure de rendre des comptes était arrivé. Le prêtre avait attendu pendant des décennies mais il voyait enfin se réaliser Ses promesses. Lentement, mais sûrement, la Fange gangréna la campagne et les hordes de Fangeux déambulèrent à travers la brume qui paressaient au-dessus de l'herbe folle.

Petit à petit, Gauhar insinua dans ses prières de subtiles références à Etiol. Il pointa les déviances du monde responsables du sort qui frappait le Royaume. Il suggéra progressivement qu'il existait un chemin vers la rédemption. Il s'appliqua à choisir méticuleusement ses premières ouailles, parmi les plus marqués par les injustices. Les oubliés, les rejetés, les malades, les rebus, ceux que même les âmes faussement châritables préféraient ignorer, ceux prêt à entendre que ce n'était pas une simple punition qu'on leur infligé, mais un cadeau de rédemption totale de la part du Damné. D'abord une poignée, les fidèles, de plus en plus nombreux, se réunirent autour de Gauhar. Conscient de la sévérité avec laquelle le Temple de la Trinité voyait les adorateurs du Damné, le prêtre s'assura que les convictions de ses adeptes semblèrent issu de leurs propres conclusions et non pas des sous-entendus constants qu'il pouvait glisser lors de leurs échanges. Lui restait ce vieil homme, distillant les sages paroles au nom de la Dame Serpent, alors qu'en secret, il continuait de s'abreuver de la cosmogonie de la Quatoria, devenu bien plus accessible après l'apparition des rescapés d'Hendoire.

Un jour, alors que ses fidèles quittaient l'office du soir, durant lequel ils avaient eu un passionnant débat théologique sur la Quatoria et les vertues de la purification apportées par les Fangeux, un homme se présenta à lui. Sans âge évident, des traits communs et d'une taille moyenne, seule sa boîterie le distinguait du commun des mortels. Gauhar le toisa froidement alors que la silhouette se tourna pour s'assurer que les derniers fidèles les ai laissé en tête à tête. L'homme se tourna vers le prêtre malingre avant de sussurer à mi-voix.

Avez-vous déjà entendu parler des Purificateurs, mon Père ?

Gauhar apprit alors qu'il n'était le seul à avoir compris que la Fange n'était pas une maléiction mais la chance de la rédemption du duché. Son discours de façade mettant en avant Rikni avait tapé dans l'oeil de cette chambre religieuse extrémiste. Alors tout espoir n'était pas perdu. Il n'était pas seul dans sa lutte. D'autres avaient compris, d'autres avaient peut-être reçu les conseils avisés du Seigneur de la Corruption. Mais pas encore ... Pas encore. D'abord, il leur fallut continuer à réunir les fidèles, à s'insinuer dans le coeur et les têtes des croyants, convaincre les indécis. Au fil des semaines, d'autres membres des Purificateurs se firent connaître. Ils apparaissaient au détour d'une prière de rue et venaient échanger quelques mots avec Gauhar, lui affirmant que leur chef l'observait et était satisfait. Il fut tant satisfait qu'un jour, il fut convié à une étrange réunion où chaque individu portait un masque. Certains étaient richement peint, d'autres de simples visages de bois, mais tous formaient de sinistres silhouettes sous les halos mordorés des torches enchassaient dans les murs. En peu de temps, il avait prouvé qu'il était plus qu'un simple membre, il avait des capacités d'orateur digne de diriger une cellule de zélote et l'Epurateur (car ainsi se présenta le mystérieux chef dont on lui avait parlé à mi-mots) était prêt à lui accorder une plus grande confiance. Il parvint à ravaler son agacement de se voir donner la permission de faire ce qu'il faisait depuis des années avant que ces énergumènes dissimulés ne viennent le chercher, mais il sortit de ce caveau auréolé du titre ronflant de Purgateur. On lui affirma qu'un jour prochain, il aurait une opportunité de rendre la confiance qu'on venait de placer en lui.
Et l'opportunité de montrer à tout à chacun se présenta. Le Couronnement fut le moment idoine.

Tout avait paru anodin. Retenir un membre de la milice un peu plus longtemps en fin de prêche, faire traîner une charrette à la sortie du Goulot, laisser ouvert une grille d'égoût après une visite aux clochards qui s'abritaient du froid de la nuit, abandonner une carcasse dans les hautes herbes en revenant de la chasse. Un domino succéda un autre puis une pichenette divine qui lança la cascade. Alors que résonnaient les cloches pour saluer le nouveau Roi, Ils se déversèrent dans les rues, grognant et rampant, auréolé d'une gloire aussi répugnante qu'attirante, à l'image du Damné lui-même. Gauhar ne put retenir une larme de joie qui glissa le long des sillons qui ridaient son visage en voyant Ses enfants les plus purs venus absoudre les péchés de Marbrume. D'autres larmes, de frustration et de peine cette fois, coulèrent en voyant la cité contenir l'assaut salvateur des Fangeux. Tous auraient pu être sauvé. Bientôt ils le seront, sous l'impulsion des Purificateurs qui continuaient de se rassembler sous sa coupe. Mais pas encore ... Pas encore.

Depuis, c'est auprès des âmes troublés de la milice et des survivants des bas quartiers qu'il continue ses missions. Repérant les plus faibles et les plus à même de recevoir son aide, à qui il redonnerait goût à la vie dans la cité, afin que bientôt, ils obéissent à leur guide sans poser de question. Il n'est pas rare de voir ce vieux prêtre maigrelet, distillant les paroles de Rikni avec dans son coeur celle de Damné.