[Terminé] Embrouille à la taverne

Après une longue journée de travail, plus épuisante pour certains que pour d’autres, ses collègues, avec lesquels elle avait tissé des liens de plus en plus forts au fur et à mesure des mois, l’avaient invitée à sortir ‘prendre un verre’. Bauduin avait d'abord froncé les sourcils et sermonné les quatre ouvriers qui avaient fait cette proposition puis il avait accepté à une condition : pas question de la mettre en danger en fréquentant des lieux malsains.

Les quatre boute-en-train avaient promis, jurer sur la Trinité et l’honneur de leurs mères, avant que l’un d’eux n’attrape Alaïs par le bras et ne la fasse – enfin – sortir de l’atelier.
Il faut dire qu’à part pour se rendre au Temple, Alaïs ne quittait presque jamais les entrepôts de son patron. Elle ne se sentait pas encore très à l’aise en ville et l’état d’insalubrité du quartier portuaire lui donnait parfois encore la nausée.

Dans sa vie d’avant, sortir prendre un verre aurait eu une toute autre signification. Elle aurait un peu soigné sa toilette, troqué ses vêtements de travail pour une robe plus confortable, et aurait passé une agréable soirée avec Ronan et certaines de leurs connaissances dans une taverne du coin, agréable et bien chauffée, qui servait une bière de qualité et une tourte à tomber par terre.

Au lieu de ça, elle s’était faite trainer à travers les ruelles putrides, toujours dans sa tenue de travail et le chignon en pagaille, avant d’atteindre une vieille taverne décrépie, en front de mer. Un maigre feu éclairait à peine l’espace couvert de tabourets. Les tables avaient disparues, probablement pour alimenter le feu, et l’odeur était aussi infecte à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Elle piétina un moment à l’entrée mais l’un de ses collègues, Paulin, l’encouragea à avancer d’une main sur l’épaule.

« Allez, ‘Laïs, tu verras, ça te fera du bien de changer d’air, un peu ! La bière est dégueulasse mais au moins, on voit autre chose que les murs d’l’entrepôt pendant cinq minutes ! »

Elle céda.

Quelques instants plus tard, Alaïs était assise dans un coin de la petite taverne, emmitouflée dans une vieille cape qui n’était pas à elle et le regard alerte. Adossée au mur, il n’était pas question de tourner le dos à tout ce petit monde. Car si elle faisait relativement confiance à ses collègues, le reste de la clientèle ne lui disait rien de bon et lesdits collègues avaient déjà descendu quatre bières chacun, en un temps record, tandis qu’elle tentait, tant bien que mal, de siroter l’effroyable liquide de sa première choppe.

Il avait du coup suivi d’une seule étincelle.

Un mot grossier à son encontre lancé par un badaud discourtois et une bousculade plus tard, ses quatre collègues se retrouvèrent à se rouler par terre avec trois malotrus, probablement des ouvriers du chantier naval vu la taille de leurs bras.

Alaïs, déjà assise dos au mur, se retrouva du coup plaquée contre ledit mur, à implorer ses collègues de se calmer. Mais, la gorge serrée par la peur de voir l'un de ses amis prendre un mauvais coup, sa voix angoissée ne parvenait pas à couvrir la clameur. Pas sûre que ça aurait été très utile, de toute façon... Le cœur battant la chamade et l'estomac noué devant le bousillage en règle qui se déroulait à ses pieds, la jeune femme se maudit d'avoir accepté cette sortie. Un coup perdu la cueillit au tibia et elle tomba à genoux dans la pagaille. Voila, mais vraiment voila!, pourquoi elle ne sortait pas de chez elle !

Les patrouilles au Labourg c’est une chose, le port s’en était une autre, l’odeur surtout, y était plus infecte que tous les autres quartiers. Les viscères de poissons embaumaient l’air, impossible d’y échapper où qu’on aille, et la senteur s’imprégnait ensuite sur le tissu des vêtements pour plusieurs jours.

Décidément, jamais Gaël ne pourrait s’y habituer, de plus il était l’heure pour les pêcheurs et autres travailleurs acharnés de se saouler à la mauvaise bière.
Autrement dit, le moment où la charge de travail de sa coutellerie allait être décuplée. Laperche en bon fils de pêcheur aguerri était le seul du groupe à ne pas tirer la tronche.

«-Vraiment… T’es un monstre pour supporter ça…» Soupira Gaston à l'égard de Laperche, alors que le mastodonte qu’il était, luttait pour ramener le bord de sa tunique sur son nez, dévoilant son ventre par la même occasion.

«-Un peu de tenu messieurs, à croire que z’avez tous vécu à l’esplanade, l'aurait fallu m'dire que z'étiez pleins aux as...» Grogna le coutiller George en avertissement.

Pour réponse Gaston laissa retomber son tabard, l’air vaincu, le reste de la coutillerie en profita pour se moquer de lui. Gaël lui était plus intrigué par le bordel qui émanait d’une des tavernes, plus bruyant que celui de d'habitude, il lui avait semblé entendre des cris et du fracas émaner du bâtiment.
Il n’était pas le seul puisque Laperche échangea un regard avec lui, ce qui fût écourté par un homme qui sortait en courant, la porte maintenant grande ouverte laissait entendre sur la rue la baston générale qui se profilait.

«-Par les Trois ! Restez pas planté là bande d’abrutis! Au boulot !» Ordonna George alors qu’il se précipitait à l’aveugle suivant le sergent à l’intérieur de la taverne.

Voilà donc que pénétrait les miliciens à l’intérieur dans un grand fracas, le sergent avait déjà saisi un des hommes par dessous les épaules, allez savoir combien avait commencé, c’était en tout cas maintenant une bonne partie des gens présent qui sous l’alcool avait rejoint la cohue.
Les moins enivrés, ou les plus sages, tentaient de ne pas se faire engouffrer et de s’échapper du lieu, on entendait le tavernier crier après ceux qui n'avaient pas payé.
A l’arrivée des verts, certains avaient fui pour éviter les ennuis, pour les autres, disons que George venait de se prendre un coup de coude, heureusement que le bougre était solide.

Des bouteilles éclatèrent au sol plus loin, Laperche en était à l’origine pris au corps par deux hommes plus baraqués que lui.

«-GASTON !» Appela-t-il à l'aide.

C'est déjà un gars sous le bras que Gaston en saisit un des deux sur Laperche pour lui laisser le temps de s'occuper du dernier.
Pour l’instant aucun ordre de sortir l’épée, alors dans ce cas là, la joyeuse troupe faisait de son mieux pour calmer les plus hardis au poing.

Gaël lui réussit à échapper à un premier coup de justesse, et l’homme en voyant sa tenue réalisa enfin sa bêtise, il prit la fuite par la fenêtre, renversant quelques compères par la même occasion, mais le milicien sentit une main hasardeuse l’attrapée par la tunique, le jetant en plein coeur de la mêlée dans une position peu avantageuse.

Il luttait de tout bord entraîné dans la foule, il essaya en vain de séparer deux hommes avant que deux autres prennent leur place, puis dans un mouvement il aperçut soudainement quelque chose au sol, une tignasse blonde.
Il y avait quelqu’un à terre au milieu de tout ça, quelqu’un qui ne manquerait pas de se faire piétiner.
Il luttait à contre courant, se prenant des coups perdus de ci de là, il se devait d’atteindre la personne qui avait besoin d’aide, c’est avec quelques coups d’épaules qu’il approcha enfin, son sang ne fît qu’un tour en réalisant qu’il s’agissait d’une femme. Quel genre de malotrus laissaient une femme dans cette situation ?

«-Mademoiselle ! Poussez vous bande d’idiots ! Mademoiselle ?!» Appela Gaël, essayant de s’assurer qu' elle était toujours consciente, mais il n’était pas sûr que la blonde puisse l’entendre avec les cris et autres bruits.

Il n’était plus très loin, encore quelques pas, quelques efforts, il se hissa, tirant sur des épaules de si de là, et juste à temps, il fonça épaule en avant pour renverser un fauteur de troubles qui s’apprêtait à écraser la demoiselle en détresse sous sa botte.
Le geste aurait pu être parfait, si dans l’élan Gaël ne se fit pas entraîner, aussi poussé par derrière par un nouveau coup, il s’étala au sol juste à côté de la jeune fille.
D’un geste rapide il retira sa main qui n’était pas loin de passer sous le pied d’un colosse, une fois à terre dans ce genre de bagarre, il était presque impossible de se relever.

Il posa son bras au dessus de la tête de la jeune femme, pour la protéger d’une autre mésaventure, se réservant le deuxième pour sa propre caboche.

«-Vous êtes blessée ?!» Hurla-t-il pour essayer de passer au-dessus du bruit ambiant, il espérait sincèrement pouvoir entendre une réponse.

Il avait suffi de quelques secondes pour qu’une petite bagarre de taverne se transforme en pandémonium. Les coups perdus et l’ébriété commune avaient attiré à peu près tous les clients dans une baston généralisée. Plus personne ne savait pourquoi il se battait, mais ça devait sûrement être important…

En voyant Alaïs tomber à genoux au bord de la mêlée, Paulin s’était extrait de la prise de son adversaire, de toute façon trop bourré que pour être une vraie menace. Mais alors qu’il l’aidait à se relever, un mouvement de foule les emporta tous les deux, les séparant et ballotant la jeune femme dans tous les sens. Des regards angoissés aux quatre coins de la pièce lui apprirent que c’était l’arrivée de miliciens qui avait causé ce mouvement de panique. Toutefois, une fois le premier choc passé, les coups et autres bourrades reprirent de plus belles, agrémentées de quelques tentatives de fuite.

Le bruit était infernal. Alaïs tenta bien de jouer des coudes pour s’extirper de la masse, sans succès. L’odeur des corps mal lavés la prenait à la gorge et ses genoux avaient souffert de sa chute mais, jusqu’à présent, elle s’avouait plutôt chanceuse. Personne ne l’avait pris pour cible et les simples bousculades n’avaient jamais tué personne. Enfin, elle l’espérait. Si elle pouvait juste retrouver ses collègues et sortir de là…

Les miliciens semblaient faire leur travail et la foule commença à s’éclaircir. Cela donna malheureusement plus de place aux vrais cinglés pour manœuvrer et le prochain heurt, bien plus fort, l’envoya valser au sol. Elle tenta bien d’amortir sa chute de ses mains mais le choc se répercuta douloureusement dans ses bras.

Elle savait qu’elle devait se relever immédiatement, au risque de ne plus jamais le faire. Mais dans la seconde qui suivit, un coup de pied la saisit à la hanche, puis un autre à l’épaule. La douleur déchirante de son épaule l’aveugla provisoirement et elle ferma les yeux sous le choc. En un éclair, elle fut ramenée à ce jour terrible du couronnement alors que les badauds disparaissaient sous les pieds de la populace en fuite, et elle se trouva tout bonnement tétanisée de panique.
Elle allait y passer… Après tout ce qu’elle avait traversé, elle allait crever sur le sol de terre battue d’une taverne de bas-étage…

Soudain, une accalmie. Comme si un barrage s’était dressé entre elle et le carnage. Un bras, pressé contre sa tête, pour la protéger plutôt que pour l’achever. Et des mots d’inquiétude criés dans ses oreilles.

Elle ouvrit brusquement ses grands yeux bleus.

Elle ne pouvait pas voir grand-chose mais la livrée verte et la carrure étaient suffisamment d’indices. Le visage du jeune homme qui lui faisait face était à sa hauteur et elle dut s’y prendre à deux fois. Non, non, ce n’était vraiment pas le moment de s’ébaubir sur la gueule d’ange de son sauveur…

Pendant un bref instant, elle envisagea la possibilité de laisser ses instincts de trouillarde prendre le dessus et de se recroqueviller en boule contre le jeune homme. Mais elle s’était promis d’être moins dépendante, moins peureuse… Elle répondit donc d’une voix cassée :

« Je… Je crois que ça va. »

Elle avait mal, bien sûr. À mille endroits différents. Mais ce n’était probablement rien de trop grave.

La vue d’Alaïs était toujours limitée par le bras du jeune homme mais il lui sembla que la cacophonie s’apaisa. Plusieurs personnes commençaient à prendre le dessus, hurlant des ordres à peu près cohérents. Puis, enfin, une voix familière lui parvint aux oreilles.

« Par les Trois, ‘Laïs ! »

Alors que deux mains se glissaient sous ses aisselles pour la relever, l’horreur s’inscrit sur les traits de la jeune femme. En passe de se redresser, elle pouvait maintenant clairement voir l’homme qui se tenait juste au-dessus du jeune milicien, une expression de pure cruauté sur le visage, et qui s’apprêtait à abattre brutalement, et tout à fait consciemment, sa lourde botte sur la tête brune, bras dans le chemin ou pas. Elle n’eut qu’une fraction de seconde pour réagir et, dans un acte irréfléchi et tout sauf brillant, elle se précipita sur le rustre, entrainant Paulin avec elle. Les trois s’abattirent au sol, de l’autre côté du jeune milicien qui n’avait pas dû être épargné par la manœuvre, dans un enchevêtrement de membres agités.

D’accord, ce n’était clairement pas sa meilleure idée…

Heureusement, Paulin se redressa rapidement, puis la remit – enfin ! - sur ses pieds. Ignorant le malotru qui se relevait à son tour avec un air toujours aussi hostile, Alaïs chercha des yeux son protecteur, espérant qu’il serait indemne.

Enfin le calme commençait à revenir, la milice s’était réorganisée à l’arrivé d’une autre patrouille et les plus récalcitrants combattants étaient presque maintenant tous maîtrisés, la cohue commençait à se calmer et la voix de la jeune femme pouvait enfin lui parvenir.

C’était un soulagement d’entendre sa voix dissiper ses doutes, un sourire naturel vint avec le contentement mais il fut vite remplacé par un froncement de sourcil sur le visage de Gaël en voyant quelqu’un la saisir, il commença à suivre le mouvement de peur que ce ne soit une nouvelle tentative de s’en prendre à elle.

Il eut à peine le temps de se rasseoir et comprendre que le nouvel homme était un ami avant de voir la demoiselle en détresse se jeter sur lui, ou du moins au dessus de lui, quelque part dans la rapidité du geste il eu le temps d’être impressionné par la force qu’elle avait su employer, entraînant même avec elle, celui qui la tenait.

Un bruit sourd de plusieurs corps tombant à terre se fit entendre immédiatement, dans la manoeuvre il sentit un pied s’enfoncer brutalement dans son estomac, juste sous la côte, alors qu’il essayait de récupérer son souffle, il sentit un amas de jambe le cogner à répétition dans le dos. Profitant du calme un peu revenu il avait réussi à se relever, encore un genoux à terre alors que la jeune fille posait les yeux sur lui, en se rendant compte qu’elle lui prêtait attention, il ignora sa respiration encore difficile pour se relever.

Tant mieux quelque part que sa fierté puisse lui permettre de se remettre aussi vite, parce qu’entre temps l’idiot que Gaël n’avait pas encore pris en compte avait décidé de prendre sa revanche contre la femme qui avait réussi à le mettre à terre.
Difficile pour elle et son comparse d’esquiver dans leur position, mais ce n’était pas la peine, après tout c’était au tour de Gaël de faire quelque chose, et de plus, c’était son travail.

Le milicien arriva peut-être avec plus de force qu’il ne l’avait prévu, son poing s’abattit sur la face hostile, qui sûrement trop saoul ne l’avait pas vu venir, Gaël pu sentir le nez s'aplatir sous la force de son coup. L’homme tomba en arrière, poussé par la force de l’élan qu’avait pris son assaillant, ce qui le sonna sur le coup.
Gaël manqua de tomber avec lui, entraîné par le poid de son propre bras, mais il se ravisa essayant de garder la face, il était de plus lui même surpris de l'efficacité de son attaque, il faut croire que ses entraînements avaient payés, et aussi que le bonhomme devait déjà avoir sacrément bu.
Il se retena de secouer sa main, restant impassible, il sentait ses phalanges en souffrance malgré le cuir qui les avait protégé de la majorité de l’impact.

«-Ne craignez ri-» Essaya-t-il de dire d’un air assuré et presque chevaleresque à ses, maintenant, deux protégés. Même s' il s’adressait un peu plus à la fille par réflexe.

Il fût malheureusement interrompu par un cri viril venant du cœur, un homme de forte corpulence fonçait vers eux, ou plus précisément droit sur Gaël, il était armé de courage et surtout d’un tabouret qu’il tenait au devant de lui, comme pour essayer d'embrocher tout obstacle. Le milicien se protégea de ses bras immédiatement, alors qu’une pensée très claire se précipita dans sa tête : ça va faire mal.

Alaïs croisa le regard du jeune milicien et fut un instant soulagée. Un instant seulement… Paulin était à ses côtés, deux autres de ses collègues convergeaient vers eux et les livrées vertes s’étaient multipliées dans la pièce. Les choses allaient s’arranger, pas vrai ?

La brute n’en avait toutefois pas encore fini avec eux et alors que son attention était toujours fixée sur son sauveur, la jeune femme ne vit pas le malotru se retourner contre eux, l’air toujours aussi mauvais. Paulin eut une exclamation d’alerte tandis que le milicien se jetait entre elle et la menace. Elle n’eut que le temps de produire un petit cri pathétique, presque un glapissement vraiment, alors que le poing du jeune homme s’abattait sur un nez déjà peu seyant. Tant mieux. Un nez cassé collerait encore mieux au personnage. Il bascula alors en arrière et Alaïs ressentit un vif sentiment de satisfaction en le voyant tomber à la renverse, étendu pour le compte. Bien fait.

Le jeune milicien se tourna alors vers eux et elle eut enfin l’occasion de l’observer un peu mieux. Bon, d’accord, elle n’avait pas rêvé. Ces yeux étaient à se damner.

Il avait commencé à prononcer des paroles rassurantes quand un cri bestial retentit.
Si elle avait eu le temps, elle aurait levé les yeux au ciel. Mais quand est-ce que cette journée allait se terminer ? Elle n’avait plus qu’une envie, aller se coucher.

Elle aperçut à peine un autre cinglé se précipiter sur le milicien derrière la silhouette de ce dernier, tenant un tabouret comme bélier. Rien ne pouvait l’arrêter, toutes les personnes présentes se trouvant bien trop loin de sa trajectoire.
Elle entendit les nombreux cris qui se mêlèrent aux siens, venant tant de ses amis que des miliciens probablement inquiets pour leur collègue.

Le choc entre le tabouret et le jeune homme fit un bruit épouvantable.

Paulin eut le réflexe de s’écarter mais Alaïs n’était pas bâtie pour la bagarre. Ses muscles étaient fatigués, son corps meurtri, son esprit épuisé.

Projeté par le choc, le milicien lui rentra dedans de plein fouet. Elle avait hésité un instant à essayer de résister mais se dit qu’elle ferait pire que mieux, prenant le jeune homme entre le marteau et l’enclume. Elle se laissa donc tomber en arrière, amortissant sa chute au maximum pour ne pas s’éclater la tête au sol.

Les deux hommes lui atterrirent dessus et l’air fut éjecté de ses poumons. Grande mais tout en os, elle ne devait pas faire un coussin très confortable.

Et maintenant, elle était énervée. Très énervée.

L’adrénaline lui était montée à la tête et dans la bousculade qui suivit, elle s’extirpa de dessous la masse et se remit sur ses jambes, fulminante. Ça commençait à bien faire, ce foutoir.

Le pilier de comptoir s’était déjà redressé et était agenouillé au-dessus du milicien, le tabouret, auquel il manquait un pied, en train de s’élever.

Alors Alaïs hurla. Parce que c’était parfois la seule chose que les femmes non entrainées au combat peuvent faire. Et sa voix si légère se fit cette fois clairement entendre, la cacophonie s’étant calmée.

« Ça suffit ! Repose ça tout de suite ou je te l’écrase sur la tronche ! »

Bon, elle était visiblement hystérique. La voix éraillée, les cheveux en pagaille telle une crinière dorée, une expression de pure fureur sur le visage et un doigt accusateur pointé sur le poltron, elle avait simplement l’air démente. Et c’est ce qui sembla fonctionner. Beaucoup d’hommes se sentaient démunis face à une femme hystérique - ça devait leur rappeler de mauvais souvenirs - et celui-ci parut comme frappé par la foudre. Défait, il commença à baisser lentement le tabouret, sans mouvements brusques.

Quelque chose, non, quelqu’un avait amorti sa chute, il sentait bien le corps d’une autre personne se débattre sous lui, mais autant empêtré qu’il l’était, difficile de se relever.
Pourtant il essayait de tout son muscle de ne pas écraser la jeune femme sous son poid, mais le bagarreur de taverne face à lui continuait de se débattre, tentant de prendre une position plus avantageuse.

Gaël repoussait le tabouret de son assaillant de ses avants bras, essayant de faire en sorte que celui-ci ne puisse le frapper avec, mais un soudain affaissement sous lui, lui fit perdre sa force, la femme avait réussit à s’extirper.
Voilà que le malandrin en avait profité pour récupérer le tabouret et le lever assez haut, prêt à assaisonner de coup le pauvre milicien.
Gaël tâtonna de la main agrippant le pied manquant du tabouret, il n’allait pas se laisser faire, peut être serait-il trop tard, mais il essayerait bien de redonner un coup à son adversaire avant de se faire assommer.

Alors que le tabouret entamait sa course vers le visage du milicien, et que le bras de Gaël se levait pour mener la contre-attaque, un hurlement venant du coeur interrompit tout le monde, et ce n’est pas tant exagéré que ça, puisque outre Gaël et son ennemi au sol arrêtés net dans leur combat et l'air stupéfait, ceux qui les entouraient ne bougeaient guère plus, le regard posé sur la furie en colère.

Comme s’il avait compris les paroles pour lui, Gaël lâcha immédiatement le bout de bois dans sa main, prêt à se confondre en excuse, en parfaite synchronisation l’homme agenouillé au-dessus de lui fît de même avec le tabouret.
Enfin il reprit conscience et tenta de s’enfuir, avant de se cogner quelques pas plus loin dans le tas de muscle qu’était Gaston, qui celui-ci le saisissa, heureux de sa nouvelle prise.


Enfin la taverne reprenait son calme, Gaël laissa échapper un soupir douloureux, il allait avoir mal pendant plusieurs jours, c’était sûr.

«-Et bien… Quelle autorité si je puis me permettre.»

Pas l’ombre d’une plaisanterie ou d’ironie, une simple remarque étonnée mais pleine de respect.

«-Vous allez bien?»

S’adressait-il seulement à la jeune femme, ou à son accompagnateur avec ? Difficile de dire, lui même ne pouvait pas confirmer, encore assommé, il se redressa essayant de masquer sa peine.
Une fois debout, il se mit immédiatement à chasser la crasse qu’il pouvait de sa tenue, espérant retrouver un minimum de dignité.
Autour d’eux l’on s’agitait pour rendre à l’endroit un peu d’ordre, un milicien passait son doigt dans sa bouche sur le trou remplaçant fraîchement une dent perdue, d’autres organisaientt les escortes hors de la taverne sous les ordres des coutiliers et du sergent présent.
Nombreuses avait été les patrouilles à accourir pour prêter main forte. Plus loin l’on aidait la serveuse à sortir de sa cachette, encore tremblante de l’évènement et surtout enfin l’on pouvait s’entendre parler.

Alaïs se sentit instantanément ridicule, même si son éclat de voix avait bien atteint son but. Le pilier de comptoir s’était arrêté et le jeune milicien semblait aussi indemne que possible. En tout cas, il était vivant. C’était déjà ça. Quant au poivrot, il tenta de s’enfuir avant de se faire joliment attraper par un autre milicien. Bien fait. Et juste comme ça, le calme revint.

Quand son sauveur complimenta son autorité, la jeune femme faillit rire à gorge déployée. Ce n’était pas de l’autorité, loin de là… Plutôt l’expression d’une peur profonde qui lui avait retourné les tripes.

La question du jeune homme lui fit encore plus réaliser le fait qu’elle était maintenant le centre de l’attention et elle se recroquevilla un peu sur elle-même. Gênée. Mal à l’aise. Et de plus en plus consciente de toutes les parties de son corps qui commençaient à la faire souffrir, l’élan de la bagarre la quittant peu à peu. Elle se mit à trembler légèrement mais tenta de le dissimuler en croisant ses bras sur sa poitrine et en serrant. Fort. Puis elle essaya de composer une réponse cohérente. Ce qui n’avait rien d’évident.

« Je vais bien… Enfin, je pense… »
Elle jeta un œil à son propre corps.
« Juste des coupures et ecchymoses, je crois. Ça guérira. »
Elle tenta un sourire rassurant, puis s’enquit de son état à lui, alors que le milicien aux beaux yeux se redressait à son tour.
« Et vous, toujours entier ? »

Autour d’eux, les gens s’agitaient. Une petite horde de miliciens, le tavernier, la serveuse, les quelques clients qui avaient essayé d'échapper à la bagarre sans y participer,... Mais Alaïs ne parvenait pas vraiment à leur prêter attention, concentrée qu’elle était à ne pas se décomposer sur place.

Puis les voix de Paulin et Vivien, ses collègues qui s'étaient arrêtés à quelques pas d'elle et la regardaient de bas en haut, lui parvinrent.
« Laïs! Oh bon sang, le chef va nous tuer ! Qu’est-ce qu’on va lui dire ?! »
Mais Bauduin, leur patron, était le dernier de ses soucis à l’heure actuelle et elle étouffa leurs voix qui devenaient de plus en plus nerveuses.

« Je m’appelle Alaïs… Merci… Mille mercis pour votre aide… », ajouta-t-elle, toujours à destination du milicien, la voix un peu brisée par tous ces cris. Visiblement reconnaissante, elle s'essaya à un nouveau sourire. Elle ne voulait plus inquiéter personne.

«-J’ai vu bien pire. Ne vous souciez pas de moi. Peut-être devriez-vous voir quelqu’un pour tout ça ?»

Il baissa les yeux sur les blessures légère de la jeune femme, inquiet, alors qu’il se demandait qu’elle serait la bonne marche à suivre, il fut prit de court par un prénom, mais pas seulement cela, des remerciements aussi.

Gaël ignorait les deux hommes qui les avait rejoint, médusé par ce qu’il venait d’entendre, c’était agréable de se sentir utile, d’avoir réussi à protéger quelqu’un. La reconnaissance d’Alaïs pendant un instant lui fit même se dire qu’il était bon d’être Gaël DeConques.

Le sourire de la jeune femme avait beau être maigre, celui de Gaël ne l’était pas, malgré lui il souriait grandement, ses yeux allant jusqu’à se plisser, un sourire peut être un peu sot mais sincère.

«-Gaël.» Il se tourna vers elle, quelque chose dans son attitude le surpris lui-même, c’était sans s’en rendre compte qu’il l’avait salué d’une courbette polie et digne. «Ce n’est rien mademoiselle. Nul besoin de me remercier.»

En se relevant, il était rouge de honte, un ancien automatisme ressortant de sombres cours d’étiquette qu’il avait complètement oubliés depuis des mois jusqu’ici.
L’impression de son sauvetage chevaleresque semblait l’avoir atteint plus qu’il ne le pensait.

«-Enfin ce n’est rien. Ce n’est que mon devoir.» Il se racla la gorge perdant tout de suite de sa splendeur en reprenant un air maladroitement sérieux. «Vous êtes sûre de ne pas avoir besoin de soin? Je suis sûr que l’on pourrait trouver quelqu’un.»

Essayons de revenir à un sujet qui concernait le moment présent, en espérant qu’elle oublie vite la salutation un peu trop pompeuse pour un simple milicien. Il cherchait du regard dans la pièce quelqu’un capable d’aider Alaïs, laissant totalement de côté les deux hommes qui l'accompagnaient et qui avaient peut-être eux aussi besoin d’attention. Les femmes d’abord après tout.

Le milicien lui répondit d’un beau sourire, sincère et chaleureux, qui lui mit du baume en cœur en cette journée bien pourrie. Et si la courbette la surprit, elle n’en montra rien. Au contraire, elle fut touchée de cette démonstration, un peu chevaleresque c’est vrai, au vu de la situation dans laquelle ils se trouvaient, tous les deux blessés et contusionnés au milieu des débris de la bagarre.

Mais contrairement à ce que son apparence actuelle pouvait laisser penser, Alaïs non plus n’avait pas été élevée dans un bouge. Elle répondit d’une petite inclination polie. C’était déjà bien. Et elle n’était pas sûre que ses jambes en supporteraient bien plus.

Devant l’insistance de Gaël pour qu’elle se fasse examiner, la jeune femme ressentit une soudaine gêne. Elle devait vraiment faire pitié à voir, pour qu’il réagisse ainsi. Elle s’observa donc aussi discrètement que possible d’un œil critique, le bas du corps ainsi que les bras qu’elle étendit brièvement devant elle. Bon, d’accord… Ce n’était pas fameux. Ces vêtements étaient déchirés en plusieurs endroits, quelques plaies saignaient légèrement, ses cheveux s’étaient libérés de leur lien et devaient certainement partir dans tous les sens. Vraiment pas glorieux…

« Oh, merci de votre sollicitude. Mais ne vous inquiétez pas pour moi, je demanderai - »
Elle fut soudainement interrompue par un léger frottement sur ses épaules qui la surprit. Elle sursauta, un peu violemment, et s’écarta de la « menace » d’un mouvement vif, se rapprochant instinctivement du milicien. Mais ce n’était que Vivien qui avait retrouvé la vieille cape dans laquelle il l’avait emmitouflée plus tôt. Elle n’avait même pas remarqué que ses deux collègues avaient terminé de se prendre le bec.

« Ta… Mh… Ta chemise est déchirée, dans le dos… », marmonna-t-il, comme un gamin gêné. Puis il adressa un regard franchement mauvais à Gaël.
« On va s’en occuper, ça va… », ajouta-t-il à destination du milicien, sur un ton qu’Alaïs ne se souvenait pas lui avoir entendu précédemment. La jeune femme ne put masquer sa surprise et se retourna vers Gaël, en serrant les pans de la cape autour de ses épaules.

« Ce que mon collègue veut certainement dire », elle glissa un regard accusateur à Vivien, « c’est que notre patron est très doué pour traiter ce genre de petits choses. Beaucoup d’accidents, aux ateliers, vous voyez ? » Comment aurait-il pu voir quoi que ce soit, il ne savait pas où ils travaillaient… Mais elle enchaîna.
« Et vous, vous êtes sûr que ça va? »

Puis un son, presqu’un pleur, émana de Paulin, qui n’était jamais loin. La mention de Bauduin l'avait réveillé.
« Mais qu’est-ce qu’on va lui diiire, Laïs ? »

Cette fois, Alaïs ne put retenir un sourire amusé et prit le jeune milicien à témoin. Voir un jeune homme aussi grand qu’un ours terrorisé par son patron, ça valait toujours le coup d’œil.

D’instinct il tendit un bras pour l'accueillir vers lui, il ne pouvait pas s’empêcher d’être protecteur envers la jeune fille encore déboussolée.
Que lui avait donc valu le regard noir du collègue d’Alaïs ? Il ne pensait pas avoir été si impoli envers eux, bon il les avait un peu écarté du tableau, mais tout de même.

A la remarque sur la chemise, il ne put s’empêcher de ressentir de la pitié en voyant la jeune fille s'emmitoufler un peu plus dans sa cape pour se cacher. Que pouvait-il faire ?

«-Je vois. Ce n’est pas pour me rassurer.»
Il y avait anguille sous roche décidément avec ce patron, comment osait-il faire travailler une femme dans ces conditions ?

«-Bien sûr.» Il chassa les inquiétudes de la demoiselle d'un geste de la main, un peu gêné qu’elle s’inquiète autant. Décidément il fallait qu’il trouve une façon de l’aider elle.

«-J’ai vraiment l’impression que c’est pour vous que je devrai m’inquiéter.» ajouta-t-il en regardant le collègue d’Alaïs, un imposant gaillard, être terrorisé de la réaction de son patron. Enfin, déjà devrait-il s’occuper de cette histoire de vêtement.

«-Hey Gaël ! Si t'as fini de…» Gaston se figea sur place alors qu’il s’était un peu approché pour appeler son collègue, il ne rêvait pas, Gaël était en train de se foutre à poil ?!

Gaston n’était pas le seul à rester pantois devant le spectacle, la serveuse qui se remettait tout juste de ses émotions avait de quoi se sentir à nouveau chamboulée.
Il s’était d’abord débarrassé de sa tunique verte, avant de retirer le gambison usé, enfin il avait retiré la chemise dans un geste qu’il n’avait pas voulu aussi séduisant. Disons simplement qu’être zélé en entraînement portait ses fruits.
De la main qui ne tenait pas les premières couches de vêtements, il tendait sa chemise à la jeune fille, d’un air sérieux.

«-Tenez. J’imagine que ce sera bien mieux.»

Il attendait qu’elle l’attrape pour remettre le reste de sa tenue comme si de rien n’était, il finirait par se rendre compte de son geste tôt ou tard et enfin il en sera gêné, juste avant de dormir certainement, de quoi le faire galérer pour trouver le sommeil. Pour l’instant il n’y pensait pas trop, il tourna la tête vers Gaston, pour voir ce qu’il voulait.

«-Que se passe-t-il ?»

«-Oh non rien… J’voudrais pas te perturber dans t’travail… C’semble très important.» Un sourire complice se dessinait sur le visage de Gaston qui après avoir jeté un oeil à la blonde fît un clin d’oeil pas discret du tout à son collègue.

«-S’passe quoi ? Pourquoi Gaël est à-» Laperche se prit la grosse main de Gaston sur la bouche, heureusement qu’il eut un mouvement de recul pour ne pas se faire assommer sur le coup.

«-Shhh…» Fit-il avec de gros yeux à LaPerche qui ne saisissait pas du tout le délire de Gaston. «J’pense que tu devrais raccompagner l’blon.. L’dame Gaël. C’la moindre des choses en tant qu’milicien tout ça. T’vois.»

«-Qu’est c’que tu racontes ?» S’étonna LaPerche qui commençait à croire que Gaston était devenu fou. Un coup de coude dans les côtes et un regard peu discret de Gaston lui fit enfin comprendre. «Ah oui ! Bien sûr ! T’as raison. Mais enfin… j’suis pas convaincu que le coutilier soit d’accord.»

«-C’pas grave ça. On va t'couvrir.» Un nouveau regard insistant envers Laperche. «Pas vrai ?»

«-Oh oui oui. Tu peux compter sur nous. Ahem.»

Gaël avait profité de la distraction pour réenfiler ce qu’il lui restait de vêtements, complètement perdu devant leur attitude, mais en y réfléchissant bien ce n’était pas une mauvaise offre.
En acceptant il pouvait s’assurer que rien de grave n’arrive à la jeune femme.

«-Vous souhaitez que je vous raccompagne ?» Demanda-t-il enfin à la principale concernée, en oubliant encore les deux autres qui servaient de figurants derrière elle.

Gaël ne semblait pas convaincu. Par contre, il était déterminé à… s'inquiéter pour elle ?

C’était déroutant et étonnamment plaisant à la fois. Elle n’avait plus vraiment l’habitude qu’on veille sur elle. Bauduin était toujours là, bien sûr, mais plus comme un mentor, ou même un père, qu’autre chose. Du coup, depuis la disparition de Ronan, elle n’avait plus ressenti cette tentation de lâcher-prise et de laisser quelqu’un à qui elle faisait confiance mener la barque. C’était… reposant.

Mais alors qu’elle cherchait encore les mots pour expliquer au jeune milicien que leur patron n’était pas réellement un problème, Gaël commença à se… déshabiller. La chemin des idées d’Alaïs s’arrêta net et elle resta bêtement plantée là, la bouche légèrement entrouverte comme prête à parler, alors qu’il retirait les couches de vêtements jusqu’à dévoiler son torse musclé de combattant. Par les Trois, mais qu’est-ce que…

Puis il lui tendit sa chemise et les neurones de la jeune femme se reconnectèrent. Elle attrapa la chemise entre ses doigts tremblant et ses yeux croisèrent ceux d’un autre milicien, et de la serveuse. L’étonnement du milicien se reflétait sur bien d’autres visages. Et la serveuse, et bien… Elle semblait à peu près dans le même état qu’elle.

Gaël avait bien entendu commencé à se rhabiller.

« Merci… mh… beaucoup. Effectivement, ce sera beaucoup mieux… »
Elle réfléchit un moment à la démarche à suivre – tenter de retirer discrètement sa propre chemise en lambeaux sous la cape ou mettre celle de Gaël par-dessus ? - puis elle fit glisser la vieille cape de ses épaules et la jeta à son collègue le plus proche – Vivien – et enfila la chemise de Gaël. Le spectacle de Gaël à moitié nu était suffisant. Elle en profita pour remettre un peu d’ordre dans ses cheveux. Là, elle se sentait un peu plus présentable.

« Beaucoup mieux… », ajouta-t-elle avec un doux sourire.

Le manège des miliciens ne lui échappa pas. Ils forçaient un peu le trait, échangeaient des regards blagueurs,… Mais la dynamique du groupe lui était inconnue.

Gaël proposa alors de les – la – raccompagner. Vivien s’étouffa derrière elle et commença à parler.

« Ce ne sera pas néc– »

Alaïs lui coupa la parole. Pour être honnête, elle n’avait pas envie que sa rencontre avec le jeune milicien s’arrête là. Elle souhaitait en apprendre plus sur lui. Elle voulait se sentir en totale sécurité pendant encore quelques temps.

« Ce serait très prévenant de votre part. », intervint-elle. Elle commençait à cerner au moins un aspect de sa personnalité… Mais comment le décrire ? Chevaleresque ? Bienveillant ? Dévoué ?

Elle entendit Vivien prendre une nouvelle inspiration comme pour protester et elle se retourna pour le foudroyer du regard. Il était franchement désagréable, ça commençait à devenir embarrassant.

« Gaël pourra nous aider à expliquer la situation à Bauduin… », fit-elle à l’attention de ses collègues, et plus particulièrement Paulin, le plus censé des deux. Celui-ci acquiesça – c’était une plutôt bonne idée, leur patron avait toujours eu un profond respect pour l’autorité – et entraina Vivien vers la sortie en le tirant par la manche.

« Nous travaillons aux grands entrepôts de poterie, vers la Hanse. »
Elle était grande, pour une femme, mais Gaël était encore plus grand qu'elle et sa chemise lui tombait négligemment des épaules. Elle enfouit ses mains dans les manches trop longues en un geste nerveux et attendit un instant de voir si le milicien se mettait en mouvements, lui donnant ainsi une dernière occasion de se débiner.

Il ne savait pas pourquoi, mais il était très heureux de l'entendre accepter sa proposition.

«-Et bien j'essaierai de vous aider dans la mesure du possible.»

Gaël fit un simple signe entendu à ses collègues avant de suivre le petit groupe de travailleurs, sous les sous-entendus insistants de Gaston qu’il préféra ignorer.

Avec l’action qu’ils avaient vécu à l’intérieur de la taverne, le frais de dehors n’était pas désagréable, apaisant presque. Il sentait les parties de son corps encore douloureuses, s’engourdir gentiment sous la fraîcheur.
Sagement, il avait laissé les travailleurs montrer le chemin mais il faisait en sorte de marcher assez lentement pour rester un peu derrière, de quoi parler plus calmement avec Alaïs sans que son collègue s’en mêle, si elle le souhaitait.

«-Donc… Habituée aux mêlées de comptoir ?»

Son manque de confiance se ressentait dans son essai à la plaisanterie, il se gratta un peu nerveusement l’arrière de la tête. Il essayait juste de détendre un peu l'atmosphère.

«-Non pas que c’est ce que vous renvoyez bien sûr… Je… Je plaisantai. Voilà tout.»

Il se demandait sincèrement ce qu’il était en train d’essayer de faire tout de suite, il aurait dû en rester à une discussion plus formelle et se contenter de parler de son patron.

«-A propos de votre patron, avez-vous des ennuis avec lui ?»

C’était tout de suite un rôle qui lui allait mieux, le visage concerné, la douceur dans la voix pour ne pas l’effrayer. Il n’avait pas besoin de jouer un rôle dans ces cas-là, il voulait simplement aider.

«-Si vous n’avez pas envie d’en parler, je comprendrais. C’est juste que s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, j’espère que vous me laisserez vous aider.»

Depuis le passage en force de la milice, les rues étaient redevenues bien calmes, il salua au loin une patrouille qu’il connaissait.

Alaïs emboita le pas de Gaël, sortant enfin de la taverne miteuse. Paulin emmenait toujours Vivien, quelques pas devant eux, et leurs deux autres collègues étaient introuvables. Probablement s’étaient-ils fait la malle dès que possible.

L’odeur des bas-fonds la prit de nouveau à la gorge, mais elle tenta de masquer sa grimace en regardant où elle mettait les pieds. Elle était reconnaissante du rythme de marche un peu trainant. Car les douleurs dans sa hanche et son genou ne lui auraient pas permis d’aller beaucoup plus vite. Elle faisait déjà de son mieux pour tenter de masquer une légère boiterie.

Puis, la jeune femme laissa échapper une petit son étranglé à la plaisanterie du milicien, à mi-chemin entre le rire et l’exclamation.

« Pour tout vous dire, c’est la première fois que je remettais les pieds dans un endroit pareil depuis que je suis arrivée à Marbrume… On en m’y reprendra plus, j’ai retenu la leçon ! », répondit-elle, elle aussi sur le ton de la blague, qu’elle maîtrisait un peu mieux. Même si, au final, ce n’était pas tant une blague que ça... Pas sûr qu’elle remette les pieds dans une taverne de si tôt !

La question concernant Bauduin la prit par contre un peu au dépourvu. Il avait soudain l’air si sérieux, comme s’il s’attendait à ce que son patron lui mette une claque à leur arrivée.

« Moi, des ennuis ? Non, pas vraiment… Eux, par contre… », fit-elle, en pointant du doigt ses collègues, qui avaient pris de l’avance mais étaient toujours bien visibles. Elle décida d’élaborer, consciente que sa réponse n’avait rien de vraiment rassurant.
« Bauduin est parfois un peu rustre, c’est vrai. Mais, en même temps, il doit gérer une grosse équipe d’ouvriers qui passent leur temps à porter des trucs lourds à proximité de fours à hautes températures et de marchandises fragiles… Alors il essaie de garder tout le monde à peu près sous contrôle. Et puis, il y a moi. »
Elle haussa les épaules, mouvement qui se vit à peine sous la chemise trop grande, avant de continuer.
« Ajouter une femme dans ce bazar… Ce n’est pas tous les jours faciles. »

Elle lui jeta un coup d’œil de côté.
« Je suis sûre que vous comprenez… Il doit bien y avoir quelques Sergents qui préfèrent gueuler un bon coup que de réparer les pots cassés, non ? D’ailleurs, ça fait longtemps que vous avez rejoint la milice ? »
Alaïs avait beau observer Gaël, elle ne parvenait pas à lui donner d’âge. Il était jeune, certes… Probablement dans sa tranche d’âges. Mais, à Marbrume, c’est comme si tout le monde avait pris un terrible coup de vieux… Alors elle n’osait plus d’avancer sur ce terrain après plusieurs bourdes vexantes…

Gaël était tout fier que sa plaisanterie ait fonctionné. Il avait un petit sourire en coin à l’entendre rire brièvement.

«-J’imagine bien ! Vous n’êtes pas d’ici donc ?»

Elle avait éveillé sa curiosité, Alaïs semblait avoir des choses à raconter et il avait encore le temps de les entendre sur la route.

«-Je vois. Voici donc les fauteurs de troubles.» Il étouffa un rire pour ne pas alerter les collègues d’Alaïs, il ne voulait pas se moquer mais c’était un peu trop tentant.

Une petite moue habita son visage, la jeune femme ne décrivait pas une situation très agréable à vivre à l’entendre. Au moins d’après ses dires, le patron n'avait pas l'air non plus de les maltraiter.

«-Ce n’est pas vraiment le genre de travaux que l’on réserve à une jeune fille, c’est vrai. Comment en êtes-vous arrivée à travailler là bas si ce n’est pas indiscret ?»

Gaël s’arrêta un instant en la voyant lui jeter un regard discret, elle semblait vouloir lui confier comme un petit secret, il se pencha légèrement, tout ouïe.

«-Non. Bien sûr que non. Les sergents sont tous parfaits dans l’exercice de leurs fonctions.» L’ironie se sentait dans sa voix, il ne pouvait que rarement affirmer que la hiérarchie de la milice n’était pas parfaite, et l’occasion était trop belle pour être manquée. Il avait même osé un petit clin d'œil pour appuyer son propos. A sa tête, on pouvait deviner qu’il avait été lui-même surpris de son enthousiasme à la plaisanterie. Il avait vite remis sa tête droite, le regard fixé devant lui, gêné par sa propre attitude.

«-Quelques mois maintenant.» Son visage s’assombrit un peu en repensant aux raisons de son engagement, mais il chassa les pensées, remarquant que la jeune fille peinait à marcher.

«-Je peux vous porter. Il ne sert à rien que vous vous fassiez plus mal que nécessaire.»

Sur ces mêmes paroles, il lui présenta son dos. La fatigue le gagnait un peu, mais il avait vu pire, et si la jeune femme avait un travail aussi difficile que ce qu’elle lui avait dit, il n’était pas nécessaire qu’elle empire les choses.

Non, décidément, elle n’était pas de Marbrume… Et le fait que la jeune femme serait totalement perdue si Paulin et Vivien n’étaient pas encore en vue le lui rappelait douloureusement.

« Non, je viens de Boétie, à l’ouest. Nous avons fui devant… Vous savez… », fit-elle, en ponctuant sa réponse d’un vague geste de la main, qui sortit de la longue manche pour l’occasion, puis disparut aussi vite. Alaïs était couverte d’ecchymoses qui avaient commencé à éclore un peu partout, mais elle était soudainement très consciente des dizaines de cicatrices qui couvraient ses mains, les rendant tout sauf féminines.

Gaël s’encourut ensuite de la raison qui l’avait amenée à travailler aux ateliers de poterie et un voile passa devant les yeux de la jeune femme. Devait-elle parler de l’angoisse permanente, de la faim tiraillante, du deuil accablant, …

« C’était un peu difficile pour les réfugiés, au début… Alors, quand Bauduin m’a proposé un travail, ça m’importait peu que ce ne soit pas dans ma spécialité d’artisanat. Il m’offrait une possibilité de survie, donc j’ai accepté. »

Elle releva la tête, projetant son regard par-dessus les bâtisses pour observer le coin de ciel qui se dessinait.

« J’étais verrière, avant tout ça. Souffleuse de verre, pour être exacte. Maintenant, je… décore des pots. »

Alaïs laissa un petit sourire moqueur, à ses dépens cette fois, étirer ses lèvres.

« Vous voyez, ce n’est pas si terrible. Ces branquignoles s’occupent de la manutention, et moi des détails. »

La plaisanterie du jeune homme sur la hiérarchie de la milice ne lui échappa pas et elle répondit à son clin d’œil d’un vrai rire, cette fois. C’était plaisant, un peu d’humour léger. Au lieu des blagues graveleuses des ouvriers…

La mention de son entrée dans la milice sembla toutefois le plonger dans un tout autre état d’esprit. Elle hésita… La curiosité la rongeait. Mais elle ne voulait pas remuer de mauvais souvenirs.

« Par conviction ou… nécessité ? », demanda-t-elle donc simplement, sans creuser plus loin.

Puis Gaël proposa de la porter et les neurones d’Alaïs se déconnectèrent pour la seconde fois de la journée. Décidément…

Face au large dos du milicien, la jeune femme fut sérieusement tentée. La douleur ne faisait que s’accentuer à chaque pas. Mais elle avait aussi vu Gaël rouler par terre et se prendre un tabouret.

Bon sang, ce gars lui avait déjà donné sa chemise… ! Si elle ne l’avait pas vécu, elle ne l’aurait même pas cru !

Alaïs vint donc à sa hauteur et posa une main légère sur son épaule.

« Je vous remercie, vraiment… C’est très gentil. Mais vous êtes blessé, vous aussi. Ce serait abuser de votre bonté. »

Elle laissa sa main, toujours enfouie dans la manche, descendre jusqu’à se poser au creux du coude de Gaël. Il pourrait ainsi la soutenir et la stabiliser, sans pour autant porter tout son poids. Un bon compromis, non ?

«Vous ven-.» Elle interrompit brusquement son interrogation et jeta des regards soucieux autour d’eux. « Je... Euh... je ne suis pas sûre de la direction à suivre, par contre… », fit-elle tout bas sur le ton de l'excuse.
Ils se trouvaient à une intersection et ses collègues avaient disparu.