[Terminé] Embrouille à la taverne

«Non, je viens de Boétie à l’ouest. Nous avons fui devant… Vous savez… »
Gaël se contenta de gravement hocher la tête, il n’allait pas appronfondir le sujet.

«-Verrière ? Avec du verre ?» Il manqua de se frapper lui-même face à sa question idiote.

«-Vous avez fait ce que vous deviez faire pour avancer, et je respecte ça. Il n’y pas de honte à gagner honnêtement de quoi vivre Alaïs. Certains se seraient laissé aller à de plus bas instincts.»

Il se considérait dans la deuxième catégorie, ou du moins il y avait échappé de peu si sa sœur ne l’avait pas ramené à la raison. Enfin ça c’était son avis, en vérité même si Gaël avait pu s’abandonner à son sort, le cœur du garçon n’aurait jamais supporté d'accomplir des vilenies pour sa propre survie.

«-Par…» C’était une bonne question. «Les deux à vrai dire.»

Il avait été nécessaire pour lui de retrouver une conviction, l’engagement à la milice lui avait permis un nouveau départ dont il avait eu désespérément besoin. Gaël y avait trouvé une nouvelle cause, loin de la chevalerie, il se sentait à nouveau utile, la plupart du temps.

La main légère manqua de peu d’appuyer sur une zone encore douloureuse, heureusement il semblait qu’Alaïs ne manquait pas de douceur. Il se redressa, persuadé qu’il aurait pu encaisser l’effort, mais pour autant il n’allait pas refuser cette grâce.

Avant même qu’il n’ait à proposer son bras, elle se l’était déjà approprié, le tout d’un naturel surprenant. Voilà qui était agréable, il en avait oublié de continuer à marcher pour se concentrer sur elle. C’était une belle rencontre.

«-La direction ?» De quoi parlait-elle ?

Il releva la tête pour à son tour se rendre compte de l’absence de ceux qui les avaient guidés jusqu’ici. Soyons honnêtes, il est possible qu’accorder un peu plus d’attention à ses collègues n’aurait pas été la pire des idées.

«-Ah.» Sa seule réaction pendant quelques instants, il devait avouer ne même pas être étonné de la suite des événements, c’était bien le genre de choses qui lui arrivaient à lui.

«-On devrait demander notre chemin. Je pense.» Gaël se mit à chercher des yeux un passant, c’était toujours dans ce genre de moments que les rues étaient désertes. Enfin il repéra de loin une vieille femme qui avait l’air de rentrer chez elle, elle s’activait tout du moins pour ouvrir une porte.

«-Voilà quelqu’un à qui demander.» Dit-il à Alaïs.

Il commença un pas pour s’approcher, mais avec Alaïs au bras, il n’allait pas pouvoir clore la distance avant que la femme ne rentre.

«-Pardonnez-moi ! Madame ! Par ici !» Il agitait un bras pour que la vieille le remarque, contrairement à ce qu’il espérait, la vieille femme commença à accélérer ses gestes, visiblement paniquées pour rentrer à l’intérieur plus rapidement. Sa vue n’était plus très bonne, et de là où elle était, elle ne voyait que deux silhouettes qui voulaient s’en prendre à elle.

«-N’approchez pas ! Ou je hurle !» Menaça-t-elle.

Gaël s’arrêta immédiatement, son bras toujours à moitié suspendu en l’air, complètement perturbé. Il avait tellement l’air d’un malfrat que ça ? Il était légèrement vexé.

« Oui, du verre… », répondit-elle simplement à sa question. Faut dire qu’on entendait pas souvent parler de verrière, au féminin, à part pour mentionner une sorte de pièce ou de plafond…

À la remarque suivante de Gaël, la jeune femme se contenta d’hocher de la tête. Effectivement. Et il y en avait eu beaucoup, des femmes croisées dans des refuges, qui s’étaient adonnées au vol ou à la prostitution pour survivre. Elle-même avait bien failli craqu- Mais son train de pensées s’interrompit à l’exclamation du milicien.

La vieille femme que Gaël hélait ne lui disait rien qui vaille. Le genre de harpies qui pourrait bien effectivement se mettre à hurler en rue. Elle devait aussi être totalement miro pour ne pas remarquer leurs états respectifs. Alaïs essaya donc de rapidement calmer le jeu en faisant entendre une voix féminine, tout en avançant encore un peu pour ne pas devoir se mettre à crier à son tour.

« Madame, non, s’il-vous plait… Nous cherchons juste la route des entrepôts de Bauduin, le portier. »
Les yeux suspicieux, et à moitié aveugles, de la vieille dame quittèrent Gaël pour venir se poser sur elle.
« Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Bauduin ? »
« Je travaille pour lui… »
« Ah, c’est vous… »
Alaïs ne put retenir une grimace et les poils de sa nuque se hérissèrent. Mince… Le ton avait tout à fait changé, pour devenir celui des rumeurs et autres médisances. Elle avait beau être la cible quasi quotidienne des mégères du quartier, elle ne s’y ferait jamais. En effet, un nombre bien trop important de femmes qu’elle ne connaissait ni d’Anür ni de Serus s’arrêtaient régulièrement à l’échoppe de Bauduin et profitaient de l’absence de ce dernier pour lui faire la morale. La rengaine était toujours la même : ce n’était décidément pas correct pour une femme célibataire de travailler dans un entrepôt rempli d’hommes. Il était grand temps qu’elle se trouve un mari.
Alaïs se contentait généralement d’hocher poliment de la tête en attendant que ça passe mais, intérieurement, elle hurlait à la mort. Aurait-elle dû oublier Ronan du jour au lendemain ? Et puis, ce n’était pas comme si les hommes corrects poussaient sous les cailloux dans cette ville !

Mais la petite vieille avait bien l’air d’être de celles qui se mêlent des affaires de tout le monde car elle ajouta d’une voix mielleuse, comme sur le ton de la confidence :
« Est-ce là enfin votre beau ? »
La jeune femme hésita. Elle était à peu près sûre que Gaël n’avait pas plus les nerfs qu’elle pour un sermon. Elle serra donc un peu plus fermement le bras du milicien, le prévenant discrètement qu’elle allait faire quelque chose.
« C’est cela, tout à fait. Il était temps, pas vrai ?! », répondit-elle, faussement enjouée et les doigts de sa main libre croisés dans le dos.
Elle évita soigneusement le regard de Gaël et resta concentrée sur leur interlocutrice qui roucoulait presque de joie.
« Ah, vous avez certes pris votre temps, mais le résultat en valait la chandelle ! » - pouf, oublié le fait que quelques instants plus tôt, elle avait pris le milicien pour un mécréant – « Alors, les entrepôts de Bauduin sont par là, vous prenez à droite et puis – »
Alaïs mit la voix de la petite vieille en sourdine. Elle n’en menait vraiment pas large… Puis, elle n’avait de toute façon aucun sens de l’orientation, Gaël serait sûrement plus efficace.
Elle n’en revenait pas d’avoir fait passer Gaël pour son – son quoi d’ailleurs ? fiancé ? – fiancé. C’était pour éviter une situation probablement encore plus gênante, certes, mais quand même.
Elle se fit aussi petite que possible dans l’ombre de Gaël. Par les écailles d’Anür, elle espérait sincèrement qu’il ne serait pas trop vexé…

La vieille dame avait enfin lâché sa porte pour s'intéresser à eux. Il laissa Alaïs guider la conversation, puisque la femme ne semblait toujours pas l’apprécier. Lui qui pourtant était adoré des anciennes d'habitude, ça lui faisait bien drôle.

Il avait failli nier la supposition sur la nature de leur relation, mais en sentant le bras de sa partenaire le serrer, il posa son regard sur celle-ci, intrigué. Il avait compris qu’elle ne souhaitait pas démentir, par contre il ne s’attendait pas à la voir surenchérir. Les voilà qui maintenant était aux yeux de la jeune femme un joli petit couple, et il n’existait plus aucune animosité envers eux.

Poliment elle se mit à expliquer la route, avec entrain presque. Gaël essayait de se concentrer là-dessus pour oublier Alaïs qui n’avait pas l’air très à l’aise avec la situation qu’elle avait elle-même créée.

«-A gauche à la deuxième ? C’est bien ça ?» Redemanda-t-il pour être bien sûr.

«-Non ! A droite ! Par les Trois… Il a un joli minois mais ce n’est pas le plus futé.» Commenta la vieille femme à Alaïs. Elle prit le temps d’expliquer à nouveau une troisième fois, s’autorisant un soupir de soulagement à la fin. «-Bon. Il a enfin compris le garçon. C’est bien.»

Gaël ignora la remarque acerbe, forçant un sourire, les aînés ne sont pas toujours les plus faciles avec qui traiter.

«-Alors… C’est pour quand le mariage ?»

«-L’été prochain.» La réponse était sortie plus naturellement qu’il ne l’aurait voulu, il s’était toujours imaginé se marier en été après tout. Bien sûr il faudrait qu’il en discute avec la concernée, elle avait aussi son mot à dire. Enfin pas vraiment, il n’y avait rien à discuter tout de suite puisqu’ils n’étaient pas réellement fiancés.

«-Je vois. Vous avez déjà regardé pour un ruban ? Je me souviens que ça avait été une drôle d’histoire quand je…»

«-Je suis vraiment désolé madame, mais nous sommes tous deux très fatigués et Alaïs à besoin de se reposer pour demain…»
Interrompre les gens, il n'aimait pas ça mais ça valait mieux que de devoir s’enfoncer dans un mensonge comme celui-ci, il avait préféré fuir avant que la situation ne devienne encore plus embarrassante. Il pressa gentiment Alaïs en partant dans la direction indiquée par la grand-mère. Avec de la chance, elle ne se souviendrait déjà plus de grand-chose demain.

En route pour les entrepôts il se chuchotait à lui-même les directions à prendre pour être sûr de s’en souvenir, chaque intersection lui provoquait une nouvelle petite grimace incertaine. Il évitait volontairement le sujet des fiançailles pour ne pas mettre Alaïs dans l’embarras.

Alaïs resta silencieuse tout au long des explications, hochant occasionnellement de la tête sans se mouiller pour autant. Lorsque la petite vieille fit un commentaire sur l’intelligence de Gaël, elle haussa les sourcils sous la surprise, prête à défendre le jeune homme – elle imaginait bien que les difficultés de Gaël à suivre les explications venaient plutôt du cirque dans lequel elle l’avait embarqué que d’un quelconque manque d’intelligence – mais la mégère reprit aussi vite ses indications.

La vielle dame posa ensuite des questions sur le mariage. Alaïs déglutit péniblement, réfléchissant à la meilleure façon de contourner le sujet, mais Gaël la devança, entrant dans le jeu jusqu’à couper court à la conversation. Là où la jeune femme aurait eu l’air impoli en se débinant ainsi, le jeune milicien projetait plutôt l’impression d’un fiancé protecteur qui passa bien mieux auprès de la mégère. Alaïs la remercia donc en se laissant emmener par Gaël.

Elle le laissa ensuite la guider à traverser les rues inconnues, cherchant les mots justes. La douleur ne l’aidait pas à aligner deux pensées cohérentes. Elle tenait à cette rencontre et ce serait bête de tout gâcher sur un malentendu.
« Je m’excuse pour cette… diversion. Ce genre de personnes… ont toujours beaucoup de choses à dire sur les femmes dans ma situation. J’ai pensé que ni vous ni moi ne serions prêts à supporter un sermon dans l’état dans lequel nous sommes et c’est la seule idée qui m’est venue à l’esprit pour détourner son attention. »
Alaïs chercha à croiser son regard. L’inquiétude se lisait sur ses traits.
« Je suis vraiment désolée… »
Les fiançailles n’était normalement pas un sujet qu’elle prenait à la légère.

« Oh, je reconnais cette échoppe ! Les entrepôts sont justes après ce tournant, non ? »

Les massifs ateliers et entrepôts de Bauduin formaient le coin entre deux rues. L’entrée de la petite échoppe, plutôt réservée aux particuliers, donnait sur une rue et les immenses portes des entrepôts, à l’arrière, donnaient sur l’autre rue. Les grandes portes étaient d’ordinaire fermées, sauf lors des chargements et déchargements de marchandises. Mais en ce moment, l’une d’entre elles était ouverte et une silhouette impressionnante, tant par sa taille que par sa stature, assombrissait l’entrée.

Alaïs aurait reconnu son patron au milieu d’une horde de fangeux…

Elle savait qu’il ne serait pas ravi de la situation, mais à quel point ? Elle continua donc d’avancer, essayant de garder une expression neutre.
Dès qu’ils furent à distance suffisante, Bauduin, un homme sans âge à la barbe et le cheveux noirs foisonnants, darda ses yeux bleus perçants sur les deux jeunes gens. Il apprécia les ecchymoses qu’ils arboraient tous les deux, la chemise du milicien portée par la jeune femme, Alaïs toujours appuyée sur le bras du jeune homme,… et il s’écarta de l’entrée.

« Entrez », fit-il de sa voix grave.

Au yeux de Gaël, elle s’excusait pour pas grand chose, ce n’était pas grave du tout. Il avait été un peu embarrassé, mais il n’y avait pas eu de mal. Il tapota doucement le poignet du bras entrelacé avec le sien, cherchant à attirer son regard qui croisait le sien sur un sourire compréhensif.

«-Ce n’était rien. Rien du tout mademoiselle, je vous assure. J’avais bien compris qu’il n’y avait pas intention de nuir, et puis… Au moins nous savons où nous allons.»

Elle avait détourné les yeux plus vite que lui pour repérer un endroit qu’elle reconnaissait. Il eut un petit pincement au cœur en comprenant que bientôt l’escapade prendrait fin.

«-Vraiment ? Oh… Et bien c’est une aubaine ! J’avoue que j’avais complètement oublié par où nous devions aller après la dernière rue.»

La chance leur souriait enfin, ceci-dit c’était peut être le cas depuis le début de la soirée. Il accéléra le pas avec elle, en évitant de trop tirer sur sa jambe blessée, cela ne dura pas longtemps. Quand il aperçut le colosse qui gardait l’entrée des entrepôts, la marche ralentit de nouveau, il marchait presque encore plus lentement qu’avant.

Le regard de l’homme était lourd de sens, certainement Gaël aurait-il eu le même à sa place. La voix collait au personnage qu’il avait devant lui, et la demande qui sonnait plus comme un ordre le coupa avant même qu’il n’ai le temps de se présenter. Aider Alaïs avec son patron ne serait peut être pas une tâche aussi aisée que prévue au final.

Gaël n’avait jamais visité ce genre de bâtiment encore, il posa un regard curieux sur ce qui l’entourait.

«-Alaïs ? Qu'est ce que c'est ça ?»
Il chuchotait comme un enfant dissipé qui avait repéré quelque chose qui le démangeait de curiosité.

Après quelques instants il se ravisa, essayant de garder son attention sur la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait. Il suivit silencieusement les deux personnes qui connaissaient un peu mieux l’endroit que lui.

Une vague de soulagement traversa Alaïs à son assentiment et elle aurait probablement encore souri bêtement si elle n’avait pas été si fatiguée.

En passant devant Bauduin, elle lui jeta un regard en coin, évaluant un peu mieux son humeur. Il n’avait pas l’air si fâché que ça, elle avait vu bien pire… Après tout, ils étaient enfin tous rentrés vivants. Et dès qu’elle passa la porte, elle se sentit un peu mieux.

Les entrepôts de Bauduin étaient un lieu vraiment impressionnant. La gauche du grand espace, du côté de l’échoppe, était un des endroits qu’Alaïs préférait au monde tant il lui rappelait son enfance. Un chaos organisé de fours à hautes températures qui grondaient en permanence, jamais tout à fait éteints, de tours de potier et d’établis de tailles variées, d’ustensiles que les ouvriers-potiers laissaient toujours dans une pagaille tout relative. Bauduin n’aimait pas le désordre, il n’était pas question qu’il y ait trop de bazar non plus.
C’était là, près de l’escalier qui menait aux quartiers de Bauduin et de sa famille, que ce dernier lui avait réservé un petit espace de travail au calme.
L’autre moitié de l’entrepôt était réservé au stockage, tant des matières premières, comme le bois et l’argile, que des marchandises finies, des plus petites aux plus massives. Un deuxième escalier ouvert menait au grenier où dormaient les jeunes ouvriers.
À cette heure, l’endroit était anormalement calme. Les externes étaient rentrés chez eux et la plupart des internes sortaient jusqu’à pas d’heure. Seuls étaient présents Paulin et Vivien – les deux autres avaient dû se débiner et rentrer directement chez eux – ainsi que l’épouse de Bauduin, qui terminait d’essuyer assez rudement une plaie sur le front de Vivien avec un chiffon.

La question de Gaël ne la surprit donc pas vraiment. Ça faisait beaucoup d’informations en une fois et l’endroit pouvait paraître… étouffant. Mais par où commencer ?

« Par là, c’est l’atelier de poterie, où on modèle, cuit et décore. Et par là, c’est l’entrepôt. », fit-elle en montrant chaque partie du doigt. Puis elle montra l’escalier qui menait aux quartiers de la famille. « Et moi, je vis là-haut, avec la famille du chef, au-dessus de la boutique. »

La présence de Bauduin se fit un peu plus pressante dans leur dos après qu’il eut fermé la porte. Alaïs emmena donc Gaël vers Huguette, qui les regarda approcher avec une lueur de reproche dans le regard. La jeune femme savait toutefois qu’elle ne leur était pas destinée et, comme de fait, Huguette mit soudainement un soufflet à l’arrière de la tête de Vivien, qui n’osa même pas protester. D’ailleurs, personne ne prononça le moindre mot. Oui, Bauduin et Huguette allaient bien ensemble.

Quand ils eurent rejoint les autres, à une table plus basse entourée de bancs qu’ils utilisaient pour les travaux de précision ou pour se rassembler, la voix de Bauduin se fit de nouveau entendre.

« Assis. »

Alaïs se laissa presque tomber sur le banc, dos à la table, et entraina Gaël avec elle. Elle gardait son bras enlacé avec celui du jeune homme. Ce n’était plus vraiment nécessaire mais elle voulait s’assurer que Gaël ne se sentirait pas… seul ? Non, Bauduin n’allait pas le manger…

Son patron se planta alors devant elle. Il sembla prêter particulièrement attention à la chemise qu’elle portait. Une chemise d’homme, de milicien. Celle de Gaël donc. Pendant ce temps, Huguette vint s’asseoir à côté d’elle et commença à examiner les parties de son corps qu’elle pouvait voir.
« C’est lui qui t’a aidée ? », demanda-t-il enfin, d’un ton bourru mais déjà moins autoritaire, avec un petit mouvement de tête vers le milicien.
Alaïs savait comment s’y prendre. Elle en rajouta un poil dans l’apitoiement.
« Il m’a probablement même sauvé la vie. »
La moustache de Bauduin tressaillit et il adressa un regard tueurs aux deux ouvriers derrière eux. Ils n’avaient pas fini d’en entendre parler. Puis le colosse se remit en mouvement, bien vite pour sa carrure, et disparut derrière une porte. Alaïs ne lâcha pas Gaël.

Bauduin revint tout aussi vite. Il déplaça un tabouret pour le poser face au jeune homme, s’y assit et fourra une choppe d’un liquide foncé – du vin ? – dans les mains de Gaël. Il appuya ses avant-bras massifs sur ses cuisses et reprit :

« Alors, racontez-moi donc ce qui s’est passé, mon garçon ? Parce qu’on dirait bien que Viv’ et Paulin ont perdu leurs langues… Comment en êtes-vous venu à secourir mon p’tit prodige et à lui donner vot’chemise ?»
Alaïs se mit à rougir furieusement et baissa les yeux.

Il écoutait attentivement les explications de ce nouvel univers, un vrai gamin. Quand elle pointa le doigt vers le haut, il leva bêtement la tête comme s' il avait pu apercevoir la dite habitation.

La Huguette semblait être une femme de caractère, elle ressemblait à une mère entrain de faire la morale à ses enfants, autant cela stressa Gaêl à l’idée d’être le prochain mais la vision l’attendrissait aussi profondément.

Il se fît entraîner sur le banc par Alaïs, il avait de toute façon suivi l’ordre immédiatement sans broncher. Ce Bauduin aurait fait un excellent sergent de la milice. Alaïs exagérait quelque peu la vérité, mais il ne se sentait pas trop le cœur à la contredire face au regard du patron.

Très rapidement il se retrouva avec une chope de vin dans les mains, il observait le liquide rouge faire encore quelques vagues avant de s’apaiser. C’était bon signe qu’on lui offre à boire, c’est avec regret et gêne qu’il eut à refuser.

«-Je… Je vous remercie monsieur. Mais je ne bois pas.»

Il espérait que son regard emplie d'excuses suffirait à ne pas vexer l’homme devant lui.

«-Je ne saurais que peu par où commencer monsieur.»

Il sentait monter en lui une certaine impression quand à ce qu’il se passait ici, il avait l’impression d’être un jouvenceau se présentant pour la première fois au père de sa promise. Il commença à rougir lui aussi.

«-Une bagarre avait éclaté à la taverne dans laquelle se trouvaient vos employés. Sûrement un ivrogne qui encouragé par le mauvais vin a entraîné avec lui une suite d'événements menant au chaos.»

Il parlait bien quand il avait l’occasion de s’exprimer autant, sa diction était parfaite, pas très étonnant qu’il se retrouvait donc souvent à faire les rapports.

«-Ma coutilerie et moi-même, sommes arrivés en renfort et… J’ai repéré Alaïs en mauvaise position au cœur de la mêlée. Il a fallu batailler un peu et je dois avouer que sans elle j’aurais eu plus de soucis.» Il marqua une pause pour s’éclaircir la gorge. «En ce qui concerne la chemise… La sienne était endommagée et je n’allais pas laisser une jeune femme rentrer dans cette tenue.»

Il valait mieux éviter de préciser que le vêtement ne laissait plus tant place à l’imagination qu’auparavant. D’après lui son récit avait été clair et efficace, il en était soulagé et commençait à se détendre enfin, laissant ses épaules tomber un peu. Toujours un bras dans celui d’Alaïs, il attendait de voir si Bauduin acceptait son histoire ou s'il avait d'autres questions à poser.

Bauduin ne tiqua même pas lorsque Gaël expliqua qu’il ne buvait pas. Alais savait que c’était en fait une qualité qu’il appréciait chez les gens. Elle en profita donc pour utiliser sa main libre et débarrassa le jeune homme de la choppe pour la poser sur la table, derrière elle.

Elle écouta ensuite Gaël expliquer la situation de manière efficace. Il pouvait être très éloquent quand il voulait et Alaïs se demanda d’où lui venait cette aisance. Une enfance plébéienne aurait difficilement permis une telle assurance. Gaël venait-il d’une famille noble ou bourgeoise ? Tant de questions encore sans réponse… Elle aurait tellement aimé avoir le temps d’en apprendre plus sur lui.

Quant à Baudin, il sembla… convaincu par l’explication. Gaël était tout à fait le genre de garçon que le potier appréciait. Huguette aussi d’ailleurs, si elle devait en croire le petit coude pointu qui entra brièvement en collision avec ses côtes. Alaïs tenta de masquer sa gêne, tant bien que mal. D'abord, parce que c'était embarrassant et ensuite, parce que le coup lui avait fait mal!

Son patron n’en avait toutefois pas fini. Son regard quitta Gaël pour aller se poser sur Vivien et Paulin, puis revint sur elle.
« Et qu’est-ce qui a causé cette bagarre ? »
Alaïs serra les dents. Gaël n’avait pas la réponse à cette question. Les trois autres, par contre… Elle prit donc les devants.
« Oh, vous savez… Les poivrots n’ont pas besoin de grand-chose pour démarrer au quart de tour… »
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Juste une… demi-vérité ?

Bauduin pausa. Puis il se releva et se tourna vers ses ouvriers.
« Vous avez tous besoin de soins et de repos. Viv’, Paulin, rentrez chez vous. On se voit demain. »
Les deux n’en demandèrent pas plus, saluèrent les personnes présentes à demi-mots et quittèrent l’entrepôt par la grande porte.
Bauduin fit alors signe à Huguette de le rejoindre et de le suivre vers leurs quartiers. Il s’arrêta juste un instant devant les deux jeunes gens.
« Jeune homme, je vous remercie. Nous vous sommes redevables. S’il y a quoique ce soit que nous puissions faire pour payer notre dette, faites-le moi savoir. Vous serez toujours le bienvenu ici. »
Alaïs eut une petite grimace. Il en faisait peut-être un peu trop.
« ‘Laïs, je te laisse dire au revoir. Huguette va préparer de quoi soigner tes blessures correctement en haut. »
Sur cette salutation, son patron et sa femme s’éclipsèrent vers l’étage, les laissant seuls.

Ils étaient toujours assis sur le même banc, bras entrelacés, et Alaïs sentit une nouvelle fois tout le poids de la soirée lui peser sur les épaules. Elle ne savait pas comment elle aurait géré cette journée, sans Gaël. La bagarre, la douleur, le trajet de retour,… Il avait transformé une soirée horrible en un moment presqu’agréable. Et elle se demandait comment elle pourrait montrer toute sa reconnaissance au jeune milicien.
« Je vais vous raccompagner. », fit-elle tout bas, avec un vague signe de tête vers la porte que Paulin avait laissée entrouverte.

Gaël n’avait pas fait attention aux petits coups de coude, trop concentré à bien résumé l’histoire. Bauduin avait l’air satisfait, ce qui permit à Gaël de se détendre un peu.

Le patron ne ressemblait en rien à l’image qu’il s’en était fait, il était un peu menaçant mais droit dans ses bottes, c’était agréable de rencontrer quelqu’un comme ça et de savoir qu’il s’occupait d’une jeune femme comme Alaïs.

Gaël salua aussi leurs compagnons d'infortune de la soirée, brièvement, il n’avait pas trop eu le temps de vraiment les connaître.

Il se leva immédiatement au départ de Bauduin et d’Huguette pour leur faire part de son respect.
«-Vous ne me devez rien, monsieur. Je n’ai fait que mon devoir.»

La salutation était un peu pompeuse mais sincère, il inclina même la tête pour appuyer ses paroles avant de regarder le colosse et la femme disparaîtrent à l’étage. Ils étaient à nouveau seuls, lui et Alaïs, l’heure des aurevoirs avait sonné et il était temps de la laisser aller se reposer.

«-Ce sont des gens bien.» Dit-il avec un léger sourire en la suivant jusqu’à la porte.

Maintenant, ils étaient deux devant la porte, ne sachant trop quoi dire, espérant que l’instant devienne infini. Il aurait pu lui proposer de se revoir, mais il se l’interdit, trop de choses l’en empêchait, principalement lui-même.

«-Merci.» Laissa-t-il flotter, merci pour la balade aurait-il pu dire, merci pour votre compagnie, merci pour tout, pourtant il préféra se contenter de : «Pour le sauvetage.».

Il se coiffa d’une main, se préparant à sortir. Décidément, il n’était pas doué pour ça.

«-Malgré nos péripéties, c’était agréable.» Il pointa la jambe d’Alaïs du doigt, réalisant soudainement quelque chose. «Vous allez réussir à monter à l’étage ?»

Il aurait été grossier et indigne de lui d'espérer qu’elle ait suffisamment mal pour faire durer le plaisir de sa compagnie, il ne chercherait pas plus loin si elle décidait de refuser son aide.

Alaïs emmena Gaël vers la porte et s’appuya contre le chambranle dès qu’elle y parvint. S’asseoir n’avait pas été une très bonne idée… Les quelques forces qui lui avaient permis de faire le chemin du retour l’avaient presque quittées.

Évidemment, il s’en rendit compte.

La proposition sonna tout d’abord comme une douce prière à ses oreilles. Ce serait peut-être le plus facile, et le moins douloureux. Un peu cliché, peut-être ? Laisser Gaël la porter dans ses bras musclés jusqu’à l’étage où Huguette l’attendait dans sa chambre pour… Ses pensées s’interrompirent net. Non, non, non, emmener Gaël dans sa chambre, devant témoins – les enfants de Bauduin étaient de vraies pipelettes - n’était pas du tout une bonne idée !

Elle se fustigea mentalement des images que cette simple pensée avait amenées à son esprit et sentit de nouveau le rouge lui monter aux jours. Ronan était parti depuis beaucoup trop longtemps, elle perdait les pédales… La jeune femme baissa nerveusement la tête, laissant un épais rideau de longs cheveux blonds lui masquer le visage. Sérieusement, ils étaient pratiques, ces cheveux… Elle devrait les attacher moins souvent.

Alaïs prit une profonde inspiration et plongea une nouvelle fois son regard dans les beaux yeux bleus du milicien. Elle ne pouvait pas empêcher une expression tenaillée de marquer ses traits. Elle n’avait pas envie de le renvoyer. Mais elle ne voyait pas non plus de façon digne de le garder plus longtemps à ses côtés.

« Je devrais pouvoir y arriver. Au pire, j’appellerai le chef… », répondit-elle enfin, après un silence qui avait un peu trainé en longueur. Et c’était vrai. Ce ne serait pas la première fois que Bauduin la ramassait quelque part.

« Mais ne me remerciez pas… J’ai agi purement dans le feu de l’action, et ne m’y suis clairement pas très bien prise. » Elle eut un petit sourire contrits. Après tout, elle l’avait aussi sérieusement secoué dans la bousculade.

Alaïs hésita un bref instant. Elle n’était pas à l’aise avec ce genre de choses. Mais elle voulait faire… quelque chose. Marquer le coup ? Elle se redressa un peu, pour ne plus être appuyée contre le chambranle. Puis, lentement, elle sortit ses mains abimées des manches trop longues de la chemise de Gaël et prit délicatement la main gauche du milicien entre les siennes.

« C’est vous que je dois remercier, à nouveau. Vous étiez peut-être motivé par le devoir, mais vos gestes n’en sont pas moins nobles. Merci, vraiment. C’était une heureuse rencontre. »
Elle mit sa douleur et sa fatigue en sourdine pour lui offrir le sourire le plus radieux possible, tentant de masquer la pointe de tristesse qui lui perçait le cœur. Le reverrait-elle seulement un jour, cet homme qui l'émouvait autant qu'il l'intriguait ?

Alaïs avait pris son temps pour réfléchir, elle s’était mit à rougir et il fût embarrassé à son tour. Heureusement que celle-ci répondit enfin avant que Gaël ne s’emmêle dans des justifications quant à ses intentions.

Après son humble réponse sur son aide qu’elle prenait pour médiocre il y eut un nouveau silence. La gêne ne venait pas tellement de l’absence de conversation mais du fait qu'aucun des deux n’avait l’air de souhaiter se séparer, pas sans un mot, pas sans un petit quelque chose.

Alors que les réflexions de Gaël lui donnaient le tourni, c’est elle qui fit un geste.
Les mains d’Alaïs autour de la sienne, il observa les petits doigts agiles mais éprouvés par son métier. Le battement de son cœur se fit d’autant plus fort quand elle se mit à sourire de cette manière. C’était un petit rayon de soleil qu’il n’avait pas vu venir, au fond il regrettait de ne pas avoir à l’emmener en haut des escaliers.

«-J’insiste. C’est à moi de vous remercier pour votre compagnie.» A croire qu'aucun des deux ne voulait abandonner, les remerciements devenaient une excuse pour faire durer les adieux.

Elle lui donnait envie de revenir, de la revoir, ce désir qui s'immisçait en lui commençait à lui donner une désagréable sensation dans la nuque. Il n’était pas prêt pour ce genre de choses et cette demoiselle méritait bien mieux que lui, pourtant il avait très envie de lui proposer de se rencontrer à nouveau.

«-Aurais-je l’audace de… » Il cherchait le courage de terminer sa phrase perdu dans les yeux et le sourire de la demoiselle, on aurait presque pu croire pendant un instant qu’il allait oser un baiser, puis il perdit totalement sa hardiesse baissant la tête pour se raviser. «De vous demander de garder la chemise ?» Il eut une drôle de grimace, conscient de son rattrapage ridicule. «Je me suis mal exprimé. Je veux dire par là, que vous pouvez garder la chemise bien entendu. Pour des raisons pratiques.» C’était de pire en pire, il s'emmêlait clairement les pinceaux.

«-C’était donc une drôle de soirée. Merci pour le coup de main, partenaire !» Et il lui serra la main dans la foulée, en profitant pour récupérer la sienne avant que le contact ne lui fasse perdre la tête pour toujours.

Il était parti quelques instants après, sur le chemin du retour l’embarras lui montait aux joues, il avait envie de s’arracher les cheveux. Qui appelait une jeune demoiselle, partenaire ? Qu’est ce qui lui avait pris à lui parler comme un collègue ? Quel idiot ! Il valait mieux que ce soit ainsi, certes. Mais partenaire ! Il valait mieux que jamais qui que ce soit apprenne un jour la façon qu’il avait eu de saluer Alaïs.

La gêne d’Alaïs se dissipa quelque peu lorsque Gaël ne repoussa pas son geste. Elle profita un moment du contact de sa peau chaude entre ses mains froides.

Lorsqu’il parla de la chemise, la jeune femme fut ramenée à la réalité. Elle n’avait plus pensé à la chemise depuis un petit moment. Elle n’avait même pas pensé à la retirer, vu l’état de la sienne. Elle n’avait vraiment pas eu envie de s’exposer plus que nécessaire.

Elle avait également remarqué que Gaël commençait à radoter un peu, et sa grimace était tout ce qu’il y avait de plus comique. Alaïs comprit… La situation devenait un peu gênante. Les deux jeunes gens s’étaient trouvés, d’une certaine manière, mais c’était aussi la première fois qu’ils se rencontraient et aucun des deux n’était du genre… extravagant. Mais qu'avait-il voulu dire, juste avant? Pour quelle audace avait-il voulu demander sa permission?

Elle le remercia poliment pour la chemise et dut contenir son amusement quand il la salua. Partenaire, vraiment ? Ça en devenait presque adorable.

« Au revoir, Gaël. », répondit-elle simplement d’une voix douce alors qu’il se détournait.

Elle attendit quelques instants que sa silhouette s’amenuise et elle referma la porte. Ses jambes la portèrent mécaniquement à l’étage où elle se laissa tomber assise sur sa couche à côté de laquelle Huguette avait déjà placé de quoi soigner ses blessures. Celle-ci ne prononça pas un mot en l’aidant à retirer ses vêtements et Alaïs attrapa immédiatement la chemise de Gaël pour la mettre de côté, loin du reste de sa tenue trouée.

De longues minutes plus tard, lorsque toutes les plaies furent traitées et les ecchymoses couvertes d’un onguent apaisant, elle resta longtemps allongée sur ses couvertures, la chemise de Gaël nettement pliée à côté de son oreiller. Plus qu’à espérer qu’elle recroiserait un jour les beaux yeux du milicien.