[Event] - Une jaque pleine de métal

Une douce brise venant du nord-est soufflait sur le village en cette douce matinée. Les premiers arbres commençaient à tomber sous les travaux joints des travailleurs détachés pour cette folle entreprise de lancer les Jeux d’Eté. Foulques Chastel, ancien aspirant prêtre et à présent jeune bleusaille au sein de la Milice extérieure, s’était ainsi retrouvé en poste à Usson pour sa première véritable mission. Jusqu’à présent, tout se passait plutôt bien. S’adossant à sa lance au fer affuté l’avant-veille, son regard plongeait dans la végétation impénétrable que l’on s’affairait à réduire en petit bois. Était-ce donc de ces bois que venait ces terribles créatures ?

Un peu d’anxiété semblait envahir le jeune homme, pourtant si tranquille de tempérament. Se voyait-il, au bout d’à peine quelques semaines d’entraînement, se jeter dans la mêlée, se mettre entre une goule affamée et un innocent artisan. L’on racontait des horreurs sur ces bêtes, capable de vous découper un bras, une cuisse, un tronc d’un coup de griffe ou de crocs. La lance avait l’avantage d’instaurer une certaine distance pour son porteur, mais il y avait toujours le risque que la liche brise la distance en lui sautant dessus. Aurait-il le temps de dégainer son glaive ? Peu sûr. Et combien même, se sentait-il les tripes de défaire une telle créature de cauchemar ? Sur un coup de chance peut-être…

- Aaaah, je vais tellement finir par me faire tuer, pesta le bleu.

Le jeune Folco se retrouvait presque à se maudire de ne pas avoir pensé à s’acheter un bouclier. Une belle targe en bois recouverte d’un peau tannée, quelque chose d’assez large pour ne pas se faire boulotter un cheville par un de ces honnis anthropophages. Malheureusement, s’acheter le gambison, la lance et surtout l’épée lui avait coûté la majeur part de ces économies et ce n’était certainement pas auprès de son paternel qu’il pouvait espérer quémander quelques piécettes. Trop de mots avaient été échangés entre lui et le patriarche pour espérer une réconciliation de sitôt, du moins pas tant qu’il renoncerait à l’épée pour revenir sagement s’esquinter la voix à psalmodier des litanies au Temple. A bien y regarder, la vie lui semblait toujours arrangé de telle manière à ce qu’elle lui soit la plus désagréable possible.

- Peste, peste, peste, pourquoi il as fallut que je finisse ici, moi ? Je vais tellement finir…

Une réalisation semblait avoir frappé soudainement les esprits de l’ancien aspirant curé. Un bruit, un mouvement d’air derrière lui, une présence qui s'était faufilé dans son dos pour quelques traitres motifs. Quelque chose de l’ordre de la souris surprise par le regard prédateur du chat, de la mouche réalisant qu’elle as été piégée dans la toile de l’araignée, du porcin amené à l’abattoir, une terreur sourde, haletante, presque hypnotisant, le souffle chaud du dieu Serus lui-même derrière votre nuque. Ni une ni deux, l’agité conscrit sursauta brusquement et d’un geste maladroit, il se retourna en braillant, brandissant son épieu dans une posture qui se voulait intimidante :

- Qui va lààààààà ?!!!??

Alaïs et Paulin s’étaient présentés au nord-ouest du village dans les premiers.

Quelques personnes avaient regardé la jeune femme de bas en haut mais elle n’y prêta pas trop d’attention. On fourra une hache dans les mains de Paulin et on lui en donna une autre, plus petite. Le bois récupéré devant ensuite servir à de la construction, il fallait nettoyer les troncs des branches et nœuds gênants pour tenter de leur donner une forme utile. La jeune femme s’attela donc à la tâche, n’échangeant que quelques mots avec ceux qu’elle croisait. La compagnie ne se connaissait pas encore et un silence plutôt confortable régnait, sous la surveillance des miliciens en poste.

Après quelques heures de travail acharné, elle eut besoin d’un petit moment… seule. Retourner à l’auberge prendrait beaucoup trop de temps. Elle prévient donc Paulin.

« Ne t’éloigne pas trop, on ne sait jamais… », fit-il tout bas, pour ne pas être entendu des autres.

Alaïs s’enfonça ainsi dans la végétation, jusqu’à être invisible. Elle n’était pas très à l’aise, seule et à l’écart. Mais bon…

La jeune femme revint ensuite vers l’espace qu’ils avaient commencé à dégager. Elle avait dû faire trop ou pas assez de bruit à la fois, car elle fut accueillie par un milicien en panique totale, son épieu pointé sur elle. Le cri qu’il poussa n’était pas très vaillant et son attitude n’avait rien de vraiment menaçante. Mais il lui fit quand même une belle frayeur.

Alaïs sursauta donc, les yeux écarquillés, et leva instinctivement les mains en signe d’apaisement.

« Ce…Euh… Ce n’est que… moi ? »

La stupéfaction l’avait rendue très peu articulée. Mais il faut dire que le jeune milicien n’en menait pas plus large.

« Enfin, moi, je veux dire… », elle se reprit un peu, baissa les mains et se redressa. Ce n’est pas comme si elle devait se justifier de ne pas être un fangeux… « Alaïs, je suis avec l’équipe de déblayage. », fit-elle, se présentant un peu plus sérieusement.

La confusion avait attiré quelques curieux. Génial…

Accueilli par un air encore frais, Léon s'était arraché tôt à la caserne pour venir en aide à un meunier local. Transportant quelques sacs de farine jusqu'à l'arrière d'un artisan-boulanger, il s'était trouvé face à la fille de ce dernier. Mélise. Rouge comme une pivoine, il resta penaud face à elle. Elle lui adressa de petits sourires pendant que son père chargeait les sacs. Se moquait-elle de lui ? Finalement, Valte surgit et adressa une franche claque dans le dos à Léon, manquant de peu de le projeter au pavé, avant de lui adresser un tout aussi franc sourire.

- File donc prendre ton quart, je suis sûr que la demoiselle t'attendra.

Toujours plus écarlate que des armoiries toutes de gueules, le bleu acquiesça et se dirigea vers la rue suivi de son supérieur, avant de réaliser qu'il ne savait pas où se rendre.

- Je... Mon quart où ?

- Dehors, Léon. Tu vas protéger les artisans.

Le souffle quitta le poitrail du petit milicien. Valte lui adressa un regard clair et d'un pas tremblant, il se mit en route. Il se dirigea vers le portail en priant à mi-voix. Sa cheville gauche, fébrile, pliait un peu trop en frappant le sol. Ne tombe pas, songea-t-il en croisant le regard souriant d'une maraîchère, est-ce qu'elle se moque de moi ? Ne pense aux fangeux. Elle est sûrement juste polie. Il n'y aura sûrement pas de fangeux. Aucun danger, tu ne seras pas seul. Merde, tu ne seras pas seul si tu te ridiculise. Ne fais pas dans tes braies.

Et alors qu'il approchait du seuil, un cri retentit. Son cœur se figea, ou c'est ce qui lui apparut. De la glace dans ses veines, un martèlement dans le torse, l'air qui fouettait son visage. Non. Ses pieds battaient le sol. Il ne réussissait pas à dégainer son épée, sa main tremblait trop, mais il courait vers le cri. Son corps agissait tout seul, comme le jour d-

Il fit irruption face à une scène inattendue. Une jeune femme blonde était menacée d'un pieu par un autre bleu. Autour d'eux, un petit attroupement commençait à se former. Aucun fangeux, et il en remercia les Trois. Il ignorait ce qu'il aurait fait s'il n'était même pas capable de tirer l'épée du fourreau. Son regard voyagea du milicien à l'artisane, alors que son esprit recommençait doucement à fonctionner.

- Je... Je crois qu'elle n'est pas frappée par la fange, bredouilla-t-il.

Léon prit une profonde inspiration et, d'un souffle vif, il repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son regard doux. Il était essoufflé, le visage cramoisi. Si c'était encore possible, il devait sauver ce qu'il pouvait de dignité.

S’il y avait bien un mot que l’on pouvait associer à cette scène, c’était celui du ridicule. Ridicule oui, cette lance brandit par la hampe, décrivant des cercles à la pointe de sa lame. Point de goule effarante aux dents, seulement une jeune femme tout ce qu’il y a de plus commun. Un camarade milicien ne tarda pas à venir dissiper les dernières méprises possibles, sais-t-on jamais si l’envie prenait à la demoiselle de dissimuler quelques intentions anthropophages.

-Ah euh… désolé, souffla la bleusaille d’un air penaud. J’avais cru….

Reposant le fier épieu contre le sol, l’air las, Foulques ne se sentait pas la foi d’achever sa phrase. Tout juste affichait-il un air désolé, se désolant de sa surprise.

- Désolé, cette maudite végétation me rends nerveux. On as l’impression que n’importe quoi pourrait en sortir sitôt que l’on en tournerait le dos un instant.

Le jouvenceau devait faire forte impression, il s’agissait de sa première véritable mission de garde et le voici déjà sur les nerfs. Allons donc, quel sont les chances que l’on se fasse attaquer dès sa première sortie hors des Murs ? Il fallait croire en sa bonne étoile, se murmurait-il, ne pas être aussi à cran.

Quelques curieux s’étaient avancés, pas assez pour parler d’un attroupement mais il y avait suffisamment de regards consternés ou jetés de travers pour faire se sentir encore plus mal à l’aise notre brave Folco. Agitant sa main en l’air, il essayait, avec le peu de crédibilité qu’il lui restait, de leur montrer que ce n’était rien et que l’on pouvait sereinement se remettre au boulot. Ces arbres ne se déracineraient pas d’eux-mêmes, pas plus que les clôtures ne s’érigeraient hors du sol par la grâce de Serus, soit-il sanctifié.

Le jeune blanc bec ne put s’empêcher, sitôt l’attroupaille dissoute, de lâcher aux deux plus proches camarades à ces côté quelques mots. A la déblayeuse qu’il avait pris pour quelque strige d’abord :

- J’ai bien l’impression que ce n’était pas mon jour, aujourd’hui. Enfin, j’espère que ne pas vous avoir trop déranger dans vos tâches. Alaïs, c’est ça ? Moi c’est Foulques, en charge de surveiller… tout ça donc.

Avant de se retourner vers le collègue qui s’était si vélocement élancé pour lui porter quelque aide avant de le détromper sur ce maudit quiproquo.

- Et toi, attends ne me dis pas, je crois que j’ai du entendre ton nom à la caserne, euh… Siméon Fanguet ? Quelque chose comme ça, si ma mémoire ne me joue pas de tour. Tu n’es pas venu prendre mon tour de garde non ? Je crois que j’en ai encore pour quelques heures encore.

Espérons qu’aucun sergent ne les remarquerait, Folco n’avait certainement point besoin de se faire tirer les oreilles pour oser taper la discutaille pendant son tour de garde pour couronner cette mausdiste journée.

Le jeune milicien se ressaisit un peu lorsqu’un autre, encore plus jeune, les rejoignit et intervint en sa faveur. Alaïs les observa un instant. Elle était loin d’être une vieille peau mais ces deux-là étaient aussi frais que la rosée du printemps… Vraiment, pas sûr qu’ils auraient été très efficaces si elle avait effectivement été un fangeux. Mais soit.

« Ce n’est rien… On est tous un peu sur les nerfs ainsi à découverts. »

Du coin de l’œil, elle vit Paulin, qui avait lui aussi été attiré par le petit attroupement, arboré un sourire narquois en voyant qu’elle était au centre de cette mauvaise plaisanterie.
Puis l’attroupement commença doucement à se dissoudre et le premier milicien se présenta.

« Enchantée, Foulques. Il n’y a vraiment pas de souci. Je préfère quelqu’un d’un peu nerveux qu’un distrait qui s’endormirait au mauvais moment ! »

Il s’adressa ensuite à l’autre milicien et Alaïs sourit gentiment au jeune… Siméon ?, tant pour le remercier que le saluer à son tour. Après tout, il était venu voir ce qui se passait et calmer les esprits.

Elle allait engager un peu plus la conversation – après tout, elle était aussi là pour ça, se faire des contacts, et les miliciens étaient toujours d’intéressants contacts – quant un bruit étrange et répétitif se fit entendre à la ronde.

Certaines des personnes qui s’étaient rassemblées autour d’eux n’étaient pas allées bien loin, en profitant pour reposer leurs bras quelques minutes et échanger quelques mots. Dont Paulin d’ailleurs, qui attendait certainement la jeune femme. Interpelée par ce son, Alaïs croisa son regard et vit son colosse de collègue pâlir. Mauvais signe…

Le bruit était différent de celui d’un être humain dans les fourrés. Beaucoup plus rapide et de plus en plus bruyant. Exactement le genre de bruits qui hantaient ses rêves lorsqu’elle rêvait de la Fange et de l’attaque dont son convoi avait été victime lors de la migration.

Aux visages autour d’elle, la jeune femme comprit qu’elle n’était pas la seule à avoir entendu ce bruit de course effrénée et à l’associer à une attaque. Elle se retourna nerveusement vers le sous-bois, sa main serrant spasmodiquement le manche de la petite hache qu’elle avait emportée avec elle. La gorge sèche et le cœur battant la chamade, elle tenta de repérer rapidement d’où venait le son, sans succès.
« Oh non…. Nonononononon… », se mit-elle à murmurer en reculant peu à peu vers les autres.

Alaïs n’était pas une combattante, pas même une bagarreuse. Elle était juste venue taper la causette et découper des branches, et l’implicite contrat voulait que les miliciens assurent leur protection pendant que la populace se mettait au travail.
Mais elle avait bien regardé les seuls miliciens qu’ils avaient sous le coude, et ce n’était pas gagné. Fallait-il crier pour ameuter les autres ? Prendre la fuite ? Alaïs n’en savait rien et alors que toutes sortes de scénarios lui traversaient l’esprit, elle resta pétrifiée sur place lorsque son dos percuta enfin un autre corps, un appel à l’aide coincée dans sa gorge serrée. Puis des cris se firent entendre.

Récupérant lentement son souffle, Léon écouta son compagnon d'armes disperser les derniers badauds et s'excuser, avant qu'ils n'en viennent aux présentations. Alaïs et Foulques, donc. Tous deux avaient l'air de brave gens pris dans un fâcheux malentendu. Il fut légèrement vexé de l'erreur de son camarade mais n'en montra rien. Si tu avais été plus actif à la caserne, tu serais moins oubliable, se sermonna-t-il intérieurement.

- Presque, Léon Sanguet. Et, je... Non. Je devais simplement rejoindre ce quart pour prêter main forte, j'ai été retenu par quelques tâches. C'est... (Il se râcla la gorge, cherchant maladroitement quelque chose à ajouter.) ... Les travaux avancent bien, c'est... Réjouissant.

Il n'avait sincèrement aucune idée de l'état des travaux, ne réalisant pas vraiment ce qui représenterait un progrès important ni quel serait le résultat final, et compta sur la course qui avait déjà coloré son visage pour masquer la chaleur qui montait à ses pommettes. Reprends-toi, grogna-t-il sans un mot. Finalement, après un très bref instant de silence, la jeune femme lui adressa un sourire qui anima ses joues d'un autre feu, et il répondit d'un timide hochement de tête. Lorsqu'elle s'apprêta à reprendre la parole, il était suspendu à ses lèvres et -

Et le bruit débuta. Déjà, au creux de ses veines, la glace était revenue, s'insinuant jusque dans les fibres de ses muscles, pesant sur ce qui tenait lieu à l'éphèbe de poitrail. Le regard de Léon se porta à la ronde, dans une désespérée recherche d'aide, de protection, d'une quelconque autorité pour les défendre. Et avec une triste moquerie, au creux de son esprit, une part de lui vint lui assener qu'il était supposément toutes ces choses.

Incapable de mouvoir, les yeux balayant les fourrés, il frémit de terreur en imaginant ce qui pouvait y ramper. Et à chaque instant, ses pensées hachées par la peur le ramenaient à un seul jour. Le désastre du Couronnement bourdonnait au creux de son esprit, le figeant, comme un mur entre lui et son propre corps, un rempart entre la contemplation et l'action.

Ce n'est que lorsque le dos de l'artisane frappa son torse qu'il réagit. Il n'aurait su tirer son épée pour lui-même, mais pour un autre, un petit sursaut lui en donnait la force. Que ce soit un sursaut de devoir, de courage ou de honte importait peu à l'instant. Une cascade de cliquètements accompagna l'émergence peu vive de sa lame tremblante, et il se trouva finalement à brandir son épée devant lui, le bras légèrement en biais pour s'interposer entre les fourrés et Alaïs, quand bien même elle le protégeait certainement plus de son corps qu'il ne la défendait de son épée.

Et finalement, lorsque les premiers cris retentirent, une horreur émergea en un mouvement, à quelques mètres sur leur droite, un cadavre à la peau aussi pâle que sale, et aux yeux encore trop humains. Le jeune milicien sentit son estomac se tordre d'un nœud de plus. Une déglutition difficile escalada sa pomme d'Adam pour se jeter dans les tréfonds de sa gorge, et un cri émergea enfin. Un cri trop aigu, d'une voix brisée, mais un cri puissant.

- Aux armes !

Et alors que l'horreur s'élançait vers eux, il contourna doucement, fébrilement, la jeune femme, pour véritablement lui offrir une tentative de protection. Un vieil artisan passa en boîtant près de lui, les yeux écarquillés et fixés sur le jeune homme qui, tenant mal son épée et adoptant une posture inégale, aspirait à faire face à une monstruosité surgie des profondeurs les plus obscures du monde des hommes.

Léon apposa une deuxième main sur la garde de son épée et respira, vivement, puis dressa sa lame tremblante vers la créature. Il avait déjà tué un fangeux. Il n'était pas seul alors, certes, mais il n'était pas seul aujourd'hui. Déjà, d'autres miliciens accouraient. Dans quelques instants, Foulques et lui se tiendraient aux côtés de combattants plus aguerris, l'élite de leurs frères d'armes. C'est à cet instant qu'un profond doute se décida, comme à chaque défi, de naître en lui. Il était incapable de se protéger lui-même, incapable de tenir tête à son père, incapable de même tenir une conversation correcte... Et il espérait venir en aide à d'autres ?

Le fangeux se précipita en avant, gueule béante et yeux avides, et ses immondes crocs dégoulinant d'une salive crasseuse. Léon chercha en lui tout ce qu'il pouvait de force mentale pour écraser ses doutes, et ne trouva rien. Rien si ce n'était le mépris et les exigences de son père, la violence et la peur. Rien si ce n'était le pire de ce qu'il avait connu. Une expression qui n'était pas normalement sienne se dessina sur ses lèvres et, corrigeant sa posture, il arma un coup. Sous ses grands yeux terrifiés, ses lèvres étaient désormais plissées en une moue répugnée. Léon abattit son épée de toutes ses forces.

Pas même le temps de respirer, de se remettre de cette cuisante humiliation que le fracas des armes s’annonçait d’un air tonitruant dans la clairière en devenir. Aux armes ! Haro à la fangesque ! Sus à la mausdite beste ! Gloire à Rikni ! Son camarade, le dénommé Sanguet,trouva le courage de dégainer sa lame avant de se positionner, prêt à accueillir l’anthropophage à la gueule ouverte. Quant au freluquet Chastel, il n’eut à peine le temps de réfléchir, le voici déjà en position pour frapper. La hampe fermement tenu, le fer de la sagaie décrivait de petits mouvements circulaires ou plutôt semblait tracer un 8 dans le vide. Quelques techniques de jouteurs ou autre réputés maîtres ès maniement de la pique ? Pas vraiment, la réalité était bien plus décevante que cela…

Le garçon était juste pétrifié.

Sa position ferme et assurée, les genoux arqués et les pieds solidement ancrés dans le sol ? Folco était tout bonnement paralysé par la peur. Le fer brandit en direction de la beste ? Seulement l’action la plus logique et instinctive à faire quand vous avez les guiboles en coton et un diable fou furieux vous chargeant, tout crocs dehors. Enfin, la savante technique des 8 dans le ciel ? Foulques tremblait juste, ma foi ! Pour des raisons de dignité évidente, l’on passera enfin le si peu viril cri de guerre (ou plus probablement de terreur) que poussa notre brave protagoniste.

- Aaaaaayaaaahiiiiiiii !

A l’évidence, mais qui donc en aurait douté, le fangeux redoublait d’effort, se dirigeant vers ces deux silhouettes lui faisant front dans ce cohue de jurons, de petits vieux et autre lavandières courant, jupons retroussés. A l’évidence, le reste de la Milice stationné dans le village n’aurait pas le temps de rejoindre le petit groupe. Léon sauta le premier, donnant un formidable coup de faille sur la putride engeance. On ne pouvait pas lui dénier un certain sens du tempo, réagir aussi vite exigeait un certain sang froid et quelques réflexes bienvenues pour qui voulait percer dans le métier des armes. Deux secondes, trois ou même quatre après, une éternité donc dans le feu ardent de l’action, Foulques trouva la lueur de lucidité dont il avait tant besoin pour coordonner ce assaut.

Se propulsant depuis sa jambe gauche, comme il l’avait tant répété au cours des séances d’entrainement, le piquier projeta la funeste haste en direction de cette maudite carcasse réanimé par l’on ne sait trop quelques hérétiques procédés. Tout juste avait-il eu la présence d’esprit d’effectuer un pas sur le côté dans sa course, essayant de ficher le long épieu sur le côté du maudit animal. Foulques Chastel espérait renverser sur le dos le Fangeux, si ce n’est même le clouer sur le sol. Son camarade avait pris le risque d’être mordue ou encore griffé par ces maudites serres d’os, il n'était pas question que le bleu le laisse risquer seul sa vie. Ah, qu’Anür ai pitié de son âme, il risquait la manœuvre la plus terrifiante de sa courte vie. Avec quelques espoirs, les deux damoiseaux réussiraient à stopper la course du bestiau et à le maintenir du bout de leurs lames au sol, le temps que les renforts arrivent pour l’achever.

- Mais qu'attendez vous, vous autres ??! Venez nous aideeeeer !!!

Alaïs ne sut pas tout de suite qui elle avait percuté mais alors qu’une épée s’élevait à ses côtés, elle additionna deux et deux. Ce devait être le jeune Siméon. Enfin, Léon. Sauf que, si près de ladite épée, elle voyait clairement les tremblements qui agitaient le bout de métal.

Pas plus rassurée que ça, elle assista à l’apparition de la bête dans une torpeur paralysante. C’était la première fois qu’elle voyait un fangeux de près et c’était une expérience qu’elle aurait préféré ne jamais vivre… Instinctivement, elle se serra un peu plus contre le corps derrière elle.

Léon appela alors aux armes et la contourna pour se placer entre elle et la bête. Maigre protection face à un tel monstre, qui semblait par ailleurs s’intéresser tout particulièrement à eux.

Alaïs fut soudainement saisie, un bras puissant passé à sa taille, et projetée vers l’arrière. C’était Paulin. Il pointa du doigt l’arbre vers lequel il l’avait envoyée.

« Grimpe, maintenant ! »

La jeune artisane ne se le fit pas dire deux fois. Elle planta sa petite hache dans le tronc et s’en servit pour se hisser jusqu’aux premières branches. Autour d’elle, les paysans les plus agiles étaient également montés dans les arbres tandis que d’autres se précipitaient vers la sécurité toute relative du village. Des miliciens accourraient dans l’autre sens, en renfort de leurs collègues esseulés.

Alaïs baissa alors de nouveau les yeux vers la scène, terrifiée à l’idée d’y découvrir un massacre. Son cœur rata un battement. Léon et Foulques semblaient tous les deux avoir porté des coups à la monstruosité et Paulin en avait profité pour la contourner. Mais la bête avait été à peine ralentie et elle continua sa course tout droit sur le jeune Léon, le renversant sur son poids de dément, ses mâchoires claquant, encore et encore. Mais perchée dans son arbre, Alaïs n'y voyait pas grand chose. Paulin éleva alors sa hache de bucheron et l’abattit, sans finesse, sur le bas du dos du monstre. Et pourtant, celui-ci s’agitait encore violemmet. Et la hache semblait coincée. Paulin la lâcha et recula, désarmé.

HRP:

La frappe vive avait tranché l'air pour atteindre l'horreur, et le temps d'un battement de cœur, Léon espéra la voir chuter. Peut-être, à tout le moins, tituber. La naïveté de ce souhait se livra à lui alors que le fangeux essuyait le coup sans difficulté. Foulques jaillit à ses côtés, projetant sa lance d'un coup net dans le flanc de la créature. Elle frémit plus fortement, la puissance d'arrêt de l'arme d'hast déviant sa cavalcade, mais le jeune Sanguet regarda avec horreur les pieds pourrissants battre la terre pour retrouver leur équilibre et leur course initiale.

- Non, souffla-t-il simplement.

Le monstre le souleva de terre en le frappant de tout son poids, abattant leurs deux corps au sol. L'épaule du jeune homme dérapa dans la terre et un râle rauque quitta son torse meurtri. Il plia précipitamment une jambe, la coinçant entre leurs deux thorax, alors que les mâchoires dégoulinantes battaient l'air dans un concert de claquement à quelques pouces de son visage.

Son souffle paniqué, à l'orée des sanglots, résonnait à ses oreilles alors qu'il protégeait son visage comme il le pouvait de ses bras croisés. Son épée, où qu'elle soit, ne pesait plus au creux de sa main. Une frappe rude s'abattit sur le monstre, lui arrachant un grognement furieux et résonnant à travers ses côtes jusqu'au genou du bleu. Ces quelques instants sauvèrent ce dernier, du moins pour un temps. Du coin d'un œil exorbité, il vit un ouvrier reculer, désemparé et pria silencieusement qu'il se trouve une autre arme.

Le sifflement d'une lame.

La lourde épée de Valte avait violemment entamé la gorge de la créature, un flot pesant, visqueux et chaleureux venant baigner le visage de Léon, qui hoqueta. Le soldat referma une poigne ferme sur une épaule de la créature, dans le même geste où un compagnon d'arme agrippait l'autre épaule. De toutes leurs forces, ils tirèrent soudainement, arrachant la mort au novice et la projetant sur plus d’un mètre.

- Debout, gamin ! Bats-toi ou crève !

L’instant d’après, le guerrier avait déjà abattu une autre frappe, nette et sèche, arrachant quelques doigts au fangeux. Il ajusta sa garde et enchaina d’un autre assaut, évité du fangeux qui répliqua et vit ses griffes heurter une parade esquissée de justesse. Des pas accouraient autour d'eux pour venir encercler la créature et plusieurs assauts suivirent contre l’abomination.

Reprenant son souffle avec peine, allongé et le regard vers les cieux, Léon vint palper la terre à l’aveugle jusqu'à ce qu'une sensation familière lui réponde. Une poignée bandée de cuir, une garde de métal froide qui lui embrasa le bout des doigts. Il referma une main encore tremblante sur l'arme et s'efforça de se redresser avec difficulté, ses poumons le brûlant et une douleur sourde vibrant à travers son torse.

Son regard, honteux et humide, chercha instinctivement ses deux compagnons d'infortune alors que la cohue prenait progressivement fin. Le fangeux était terrassé, et si le cauchemar n’avait duré que quelques instants, il lui avait semblé une éternité. Dans un geste hésitant, il essaya d’essuyer de sa manche un peu du flot de sang qui avait baigné son visage. Un haut-le-cœur rampa de son ventre à son poitrail et il déglutit à regret. Une part de lui aurait préféré ne se soucier de rien et régurgiter ses douze derniers repas, tout pour cette douce sensation de libération, tout pour se purger de ce qu’il venait de vivre. Cependant, il le savait, aucun dîner rendu n’effacerait ce qu’il venait de vivre. Alors d’un pas hésitant, il prit appui et finit de se relever, tournant un œil inquiet vers ce qui avait failli prendre sa vie.

La mêlée qui se jouait là était d’une intensité vibrante. La beste attaquait deci delà, sans relâche, poursuivit par cette agressivité et cette faim insatiable, essayant de croquer le bras armé qu’on lui tendait. C’était un vrai jeu de réflexe, où l’on cherchait à attirer l’attention, à deviner la prochaine ruade de la créature pour essayer de lui taillader les flancs. A ce jeu—là, une profonde nausée s’était emparé de Foulque lorsqu’après avoir poinçonné le corps du macchabé impie, la créature se dégagea dans un léger gargouillis de côtes brisées et de diaphragme perforés. Décidemment, le jeune Folco n’était pas fait pour ce métier mais qu’importe, ravalant sa salive et son dernier repas dans la foulée, il accompagna le mouvement de la bête, essayant de la repousser loin de lui.

Fait notable, le camarade Siméon, pardon Léon, s’était retrouvé à lutter presque au corps à corps avec la goule hérésiarque, évitant toute morsure ou griffure par miracle. Enfin, peut-on encore parler du doigt des dieux le protégeant lorsque le sang et les humeurs visqueuses de la fangesque inondèrent son visage ahuri ? Quelque idiot ou génie eu ce mouvement malheureux de trancher la gorge du réanimé durant cette funeste lutte au sol.

Sitôt le frère d’arme relevé par les renforts, la mêlée reprenait de sitôt. Et peu à peu, le nombre submergeait la strige vociférante. Remotivé par une telle coterie de gens d’armes, les jambes frêles et le ventre noué, Foulques s’efforçait d’abattre le fer sur l’animal. Trancher l’aine par ici, viser l’arrière du genou par-là, tout était bon pour ralentir ses mouvements saccadés.

- Crève donc, beste !


L’aberrante monstruosité finit par s’affaler au sol, exsangue, ce qui n’empêcha pas Foulques et ces compagnons de la réduire en charpie. Ainsi donc se terminait leur bataille, une troupe d’une demi dizaine d’hommes et de femmes réunis autour d’un pulpe de chair avarié, tous haletants, les uns assis dans l’herbe, d’autres, encore debout, guettant déjà la lisière de la forêt. Foulques était là, lui l’ancien aspirant curaillon, jetait un coup à son camarade, Léon le lutteur. Le visage cramoisi, il essayait d’enlever ce qu’il pouvait de sang de fangeux de sa face. Folco, se retournant vers les quelques badauds approchant, leur intima d’aller faire chercher un baquet d’eau. Sanguet avait bien mérité de se débarbouiller un peu.

- Ah, c’était vraiment pas ma jour, en fin de compte…

Assise sur la branche la plus épaisse qu’elle ait trouvé à une hauteur respectable, Alaïs avait rapidement détourné les yeux du carnage qui se déroulait en bas. Sans plus aucun moyen de défense, Paulin s’était éloigné de la bête, laissant la place aux renforts. Aussi, à peu près persuadée qu’il ne risquait plus rien, elle avait renoncé à observer la vive défense des miliciens et s’était tournée vers le tronc. Elle ne bougea ni n’arrêta son observation de la si intéressante écorce que lorsque la voix de Paulin retentit.
« C’est bon, tu peux descendre. »
Elle s’exécuta sans un mot, réclamant l’aide du colosse d’un geste de la main pour descendre. C’était toujours beaucoup plus facile de monter…

Une fois les pieds campés au sol, elle s’autorisa enfin un coup d’œil à la ronde. Léon était juste là, couvert de sang, Foulques se trouvait un peu plus loin, réclamant l’assistance des ouvriers, et les restes du fangeux sur lequel les miliciens s’étaient acharnés gisaient à quelques pas. En réalité, l’état dans laquelle la dépouille avait été laissée par les assauts des miliciens était déjà largement suffisant pour la rendre malade. Mais quand Paulin retourna auprès de la bête pour arracher la hache qui était toujours coincée dans la colonne vertébrale, un puissant haut-le-cœur lui souleva violemment l’estomac, la faisant se pencher en avant, une main sur la bouche et l’autre posée sur son genou pour tenter de se retenir.

Paulin eut un éclat de rire.
« J’avais oublié que t’avais l’estomac sensible… » Elle lui répondit d’un signe grossier de la main, toujours trop occupée à essayer de garder le contenu de son estomac à sa place. Il revint alors vers eux, la hache sanguinolente, et abattit une main sur l’épaule de Léon.

« Débarbouillez-vous donc, mon brave », fit-il au jeune milicien en lui montrant le baquet d’eau que Foulques avait fait apporter. « Mais il en faudra plus pour vous rendre présentable. Si vous retournez au village, ça vous dérangerait de la ramener ? Je la connais, sinon… Dans dix minutes, elle va tourner de l’œil et j’ai encore du travail. »
« Eh ! C’est pas vrai d’ab- » Alaïs remit précipitamment sa main sur sa bouche, des frissons la traversant. Elle ne vomirait pas devant ces gens… Non, non, non, c’était hors de question. Elle connaissait pourtant bien ces symptômes… Son indignation fit place à un regard de bête blessée, qui passa de Paulin à Léon en passant par Foulques. Que Léon l’accompagne ou pas, il valait effectivement mieux qu’elle rentre au village. Elle salua Foulques de la main, lança un dernier regard vexé à Paulin, et se mit en route vers Usson d’une démarche tremblante.

Foulques soit béni, un baquet plein d'eau fraîche apparut en l'espace de quelques instants auprès de Léon. Il remercia ce dernier, acquiesça à l'ami d'Alaïs qui le salua d'une main à l'épaule, et... À Étiol le peu de prestance qu'il aurait encore pu avoir, il plongea son visage tout entier, ressurgissant aussitôt en toussant. Alors qu'il s'aspergeait le visage et le frottait de sa manche -cette chemise ne serait pas sauvée-, il n'arrivait pas à se débarrasser de la sensation tiède, visqueuse, qui avait accompagné le déversement d'entrailles. Finalement, après quelques efforts de plus, son visage fut à peu près sauvé.

Déjà, la pauvre travailleuse retournait vers Usson d'une démarche tremblante. D'un pas à peine plus assuré, Léon se redressa et échangea un regard avec le porteur de hache.

- Je... Je vais lui filer un coup de main.

Son esprit ne s'attarda pas sur le motif, mais il était probablement évident à quiconque aurait scruté le jeune homme qu'il venait en aide à la jeune femme pour ne pas se soucier de sa propre condition, qu'il s'ignorait pour ne pas s'effondrer. Son esprit évitait, avec un certain talent, de repenser à ce qui l'avait animé alors qu'il s'était décidé à frapper. Ce n'était pas lui, pas vraiment. Pas, du moins, une part de lui dont il était conscient. Ni dont il serait fier, d'ailleurs. Ou devait-il l'être ? Il avait frappé. C'était déjà plus qu'il n'attendait de lui-même.

La jeune femme rattrapée, il glissa une main fébrile sous son bras, masquant ainsi ses doigts tremblants aux yeux des badauds et miliciens qu'ils croisaient.

- Je vous en prie, laissez-moi vous aider.

Il la soutint tant bien que mal alors qu'ils prenaient la route du village, offrant la vision d'un étrange couple claudiquant. Son souffle était encore court, son épée était mal ajustée dans son fourreau et sa défunte chemise était... Par les Trois, il ne préférait pas y penser. La puanteur était sûrement violente, et la première pensée du jeune homme fut d'accompagner la jeune femme à la taverne. Ils y trouveraient de quoi se débarbouiller et... De quoi oublier ? Léon n'était pas friand de l'alcool, et il ne s'était certainement pas distingué par sa résilience à ce dernier, mais il aurait donné beaucoup pour ne plus faire face à cet instant. Alors, si cela devait passer par une chope d'amertume, soit.

Il lui vint, tardivement, qu'il n'avait pas songé à remercier Foulques. Il lui devait peut-être même la vie et la honte le submergea. Sans la frappe de son compagnon d'armes, la charge du Fangeux aurait pu être mortelle. Il devrait se racheter, sans le moindre doute possible. Plus tard. Ou demain. Quand il... Quand il se sentirait prêt à véritablement aligner deux pas.

Finalement, la porte de l'établissement apparut devant eux, et un soulagement soudain l'envahit.

[FIN]