[Event - Terminé] Amertume à la rescousse [PV Léon]

Ils n’étaient pas bien loin du village et la palissade était déjà en vue quand Alaïs entendit le jeune milicien la rattraper et proposer son aide. Elle accepta d’un petit signe de tête, ne faisant toujours pas confiance à sa gorge.

Ce n’était pas la première fois que ce genre de choses arrivait. Alaïs tenait généralement le coup devant des blessures communes. Elle avait grandi et travaillé toute sa vie dans des ateliers dangereux où les plaies et autres brulures étaient monnaie courante après tout. Mais dès qu’on tombait dans le répugnant, c’était toujours la même chanson : son estomac la lâchait, ses jambes aussi, des frissons la parcouraient de part en part, une fine couche de sueur froide la recouvrait et si elle ne prenait pas rapidement ses précautions, elle tournait de l’œil. Quelle indignité…

L’artisane laissa le jeune Léon lui prendre le bras et elle fut soudainement ramenée à une autre scène du genre. Avec un autre milicien à son bras. Une nouvelle attaque de nausée la secoua, pas du tout aidée par l’odeur qui se dégageait de son accompagnateur. Elle vit donc apparaître la porte de la taverne d’Usson avec soulagement.

Alaïs s’engouffra à l’intérieur et se laissa tomber sur un banc, s’allongeant de son long sur le dos, sans aucune grâce ni réserve. Elle n’avait pas pris le temps de regarder autour d’eux mais l’endroit était probablement vide à cette heure de la journée alors que tout le monde aidait aux préparations.

Allongée sur le dos, elle était un peu plus confiante en son habilité à parler. Elle commença donc par commander à boire au tavernier qui les observaient avec intérêt et curiosité.

« Deux pintes, s’il-vous-plait… », demanda-t-elle, en levant la main au-dessus de sa tête, ses doigts formant un deux. Elle avait vu la tête de Léon… Il avait bien besoin d’une bière aussi…

La jeune femme tourna alors la tête vers le jeune milicien.

« C’était votre premier ? », l’interrogea-t-elle. Il avait l’air tellement jeune… Tout juste sorti de formation peut-être ?

Léon ne tarda pas à imiter la jeune femme, s'effondrant plus que s'asseyant sur le banc qui lui faisait face, de l'autre côté de la tablée. Prostré, le souffle court, ses avant-bras prenaient appui entre une chope presque vide et un bol encore gras. La taverne, presque déserte, était un refuge parfait, le silence seulement violé, par instants, par les murmures timides de quelques buveurs au fond de la salle. Un regard noir, deux peut-être, vinrent frapper le jeune homme pour son odeur. Le tavernier, en prenant la commande d'Alaïs, porta un regard curieux au milicien novice. Ce dernier hocha la tête. L'homme connaissait sa modeste résistance à l'alcool, et gardait une vigilance affectueuse envers lui.

La question de l'artisane prit Léon au dépourvu, mais il émergea suffisamment de son hébétude pour se rafraichir l'esprit. Faisant de son mieux pour ne pas basculer trop loin dans les souvenirs qui le hantaient, il ferma deux doigts crispés sur l'arête de son nez et inspira.

- P- Presque. Mon second, à vrai dire, articula-t-il avec une neutralité feinte. J'avais déjà affronté l'un d'entre eux le jour du Couronnement, et je l'avais... Abattu.

Ce dernier mot, pesant, était sorti presque rauque malgré la voix claire du jeune homme. Il fut soulagé de voir le tenancier revenir avec leurs deux boissons d'une main, et une grande couverture de l'autre. Déposant une boisson devant chacun d'entre eux, il intima à Léon de retirer sa chemise. De ses mains encore fébriles, le vert se sépara du tissu poisseux, dévoilant avec une pudeur maladroite son corps fin mais dessiné. Une légère honte le fit hésiter. Si son corps ne manquait pas de charme, ce qu'il était bien sûr incapable de voir, il n'évoquait aucunement la puissance virile qu'il était censé, du moins l'avait-on inculqué au jouvenceau, exsuder.

Le tenancier passa la couverture autour des épaules du jeune homme, et l'accrocha comme il put d'une petite broche de fer, avant de lui adresser une tape presque paternelle sur l'épaule.

- T'inquiète, la Marie va t'dégoter une chemise. Mon fiston était plus épais qu'toi, mais au moins, t'étoufferas pas ! Et... (Il se pencha vers Léon et poursuivit dans un murmure) ... Pas mal !

Avec un petit rire complice, le tenancier s'élança d'un pas enjoué alors que le teint de Léon rosissait d'embarras, sans pouvoir se partir de sa pâleur encore marquée.

- Et... Et vous ? Vous en aviez déjà rencontré un ?

Quelque part, il n'osait pas prononcer le mot, comme si celui-ci risquait d'appeler la menace à ressurgir, comme si le simple nom pouvait conjurer plus d'horreurs encore.

Alaïs resta encore quelques temps allongée sur le dos, histoire d’être certaine que les nausées avaient disparu. Elle calma toutefois sa respiration laborieuse en écoutant le jeune Léon lui répondre. Le couronnement… Bien évidemment… Quel milicien avait échappé à cette terrible journée ?

Elle se redressa sur les avant-bras alors que le tavernier s’approchait de leur table, testant la stabilité de son estomac. Ça avait l’air d’aller mieux. Elle remercia donc le tavernier qui s’éloignait de nouveau et se releva complètement, s’asseyant un peu plus correctement sur le banc. Ce n’était pas franchement très grâcieux de rester affalée sur un banc.

« Le couronnement, c’était… une sale histoire… », fit-elle simplement, en levant sa choppe à la rencontre de celle du milicien maintenant débarrassé de sa dégoutante chemise et couvert d’une couverture. Elle but une simple gorgée, attentive à toute réaction de son organisme et réfléchissant à sa réponse.

« Non, je n’en avais jamais vu de si près avant… », répondit-elle d’une voix un peu tendue. « Mon convoi a été attaqué alors que nous fuyions vers Marbrume mais ils sont arrivés par l’arrière, et j’étais tout à l’avant. J’ai pu prendre la fuite. » Seuls les cris et quelques vagues silhouettes lui restaient en mémoire de ce moment où elle avait pris ses jambes à cou. Elle n’en était toujours pas fière. Mais au moins était-elle en vie. « Quant au couronnement, mes collègues et moi étions assez loin des échauffourées… » Là encore, ils avaient pris la fuite. Pas de fangeux en vue.

« Ils sont encore plus dégoutants que ce qu’on raconte, pas vrai ? Je veux dire… Qu’importe les histoires qu’on enhtend… Elles sont loin du compte. » L’apparence de ces choses, leur vitesse et leur force… On entendait beaucoup de récits à leur sujet. Mais rien n’équivalait la rencontre avec l’un de ces monstres. Rien ne pouvait préparer à la réalité. Un frisson la parcourut tout entière alors que l’image de la bête lui apparaissait à nouveau à l’esprit. Elle prit une profonde inspiration, et une nouvelle gorgée de sa bière.

« Vous êtes à Usson uniquement pour les préparatifs ou vous êtes stationné ici d’habitude ? », demanda-t-elle encore, un peu curieuse de faire la connaissance du si jeune milicien. Mais qui avait l’idée d’envoyer des gamins sans poil au menton dans des endroits aussi dangereux, enfin !

Trinquant avec l'artisane, trempant ses lèvres avec un soulagement réticent, Léon tourna son regard son interlocutrice. Elle avait, apparemment, été presque épargnée par les horreurs qui infestaient désormais la nature. Presque. Personne n'y échappait entièrement, supposa-t-il.

- Je... Oui, balbutia-t-il, avant de descendre une généreuse lampée avec une grimace. Je crois... Je crois que quoi qu'on entende, on ne peut pas vraiment se préparer à les voir. Ils sont... Ils défient tout ce à quoi on s'attends. Il n'y a plus rien chez eux de normal.

Il frissonna, rejeta la faute sur l'alcool qui n'agissait pas assez vivement, tira la couverture sur ses épaules. Sa chope reposée, il inspecta sa main un instant. Un peu de sang séché s'était logé sous ses ongles et il gardait une sensation étrange contre sa paume, comme s'il sentait le poids absent de son épée. Elle était proche, à ses côtés, tout simplement suspendue à sa ceinture. Pourtant, déjà, elle lui manquait presque.

Ce qu'ils venaient de vivre avait constitué un rappel bien trop vif de leur fragilité, du danger qui les menaçait en permanence. Et il n'était pas certain de trouver un sommeil correct ce soir. À moins de commander quelques autres chopes. Et dire, qu'un temps, il avait désapprouvé les habitudes des autres miliciens, pour le temps selon lui trop conséquent qu'ils passaient dans de tels établissements. Il se condamna intérieurement pour ce jugement bien trop hâtif. Maintenant, il savait. Maintenant, d'ailleurs, il les accompagnerait probablement. La question de la jeune femme le rappela au réel.

- Non, je... Je suis stationné ici. Depuis quelques mois, maintenant. J'ai été affecté ici dès que j'ai rejoint les rangs. (Il marqua un court temps de pause, puis se résolut à ne pas trop en dire.) J'avais besoin de quitter la ville, après tout ce qui s'était passé.

Une gorgée suivit, et l'alcool triomphant sur la timidité, sa curiosité surgit. Ses joues, déjà, avaient rosies, et son esprit préférait se tourner vers tout autre sujet que ce qu'il venait de vivre. Un déni, une dérobade plutôt que de faire face à ce qu'ils venaient de vivre ? Peut-être, mais nécessaire au moins pour un temps.

- Et vous ? Si je peux vous demander. Qu'est-ce qui vous amène à ce chantier ?

Alaïs fit mine de ne pas remarquer son inconfort, couvert d’une simple couverture. Elle pouvait comprendre. On a fait plus digne comme situation, mais c’était loin d’être sa faute. D’un autre côté, sa réponse la surprit un peu. Elle avait toujours eu un peu de mal à l’idée qu’on envoie des miliciens si jeunes à l’extérieur mais elle n’en dit rien par peur de vexer son interlocuteur. Il avait toutefois eu l’air d’être demandeur d’une telle affectation et elle n’était pas sûre de vouloir connaître « tout ce qui s’était passé » pour justifier un tel choix. Le jeune Léon n’avait pas dû avoir une vie tranquille…

« Je suis artisane, potière pour être exacte », fit-elle pour répondre à son interrogation. « Comme mon ami », ajouta-t-elle, ses mains mimant la carrure de Paulin. « On est venu aider aux préparatifs, en espérant que ça pourrait nous aider à être bien placés pendant les festivités. », admit-elle avec un petit sourire d’excuse. Ça pouvait paraître très intéressé mais, malheureusement, c’était comme ça comme que fonctionnaient les affaires…

« C’est la première fois que je quitte Marbrume depuis que j’y ai mis les pieds… J’avoue que j’avais presqu’oublié à quelque point c’est dangereux, au dehors… » Elle aurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois avant de s’engager là-dedans et de monter dans ce convoi… Elle avait été un peu audacieuse pour le coup, ce qui n’était pas vraiment dans ses habitudes.

Alaïs reprit une nouvelle gorgée, bien plus longue cette fois, l’alcool l’aidant un peu à les détendre, elle et son estomac.

« Qu’est-ce qui amène un si jeune homme à s’engager dans la milice ? Conviction ? », demanda-t-elle à son tour. Certains avaient vu leurs aspirations écrasées par la Fange et s’étaient tourné vers la milice par dépit… D’autres s’étaient engagés parce qu’ils le voulaient réellement et elle était curieuse de savoir quelles étaient les motivations de Léon. Dans son dos, le tavernier revenait vers leur table, les bras chargés.

Un couple de potiers. Ou une paire. Léon ne se risqua pas à poser la question, vidant sa chope en silence. Chaque gorgée était moins amère, moins pénible, plus chaleureuse, alors qu'il écoutait patiemment. Alors qu'elle mentionnait à nouveau Marbrume, Léon se laissa porter à imaginer qu'elle y était encore il y a peu de temps, et ses pensées se tournèrent vers sa vie d'avant. Un bref flottement, teinté d'une amertume nettement plus vive que celle de l'alcool, habita brièvement son regard avant qu'il ne revienne à l'instant.

Il songea au chemin que le convoi avait dû faire pour atteindre Usson, et il réalisa, enfin, le risque que prenaient tous ces gens pour se joindre à eux. Les travaux étaient certainement un grand événement, et chacun en tirerait quelque chose, mais c'était une entreprise qui ne serait ni aisée, ni plaisante. Surtout pas avec ces choses qui rôdaient. Lorsque la jeune femme conclut avec la question de son engagement, l'amertume revint rapidement.

- Pas... Exactement.

La bouche désormais légèrement pâteuse, il avait peiné à reprendre la parole. Il reprit pourtant une gorgée d'alcool sans considérer la chose, avant d'articuler plus nettement, parvenant à se donner un semblant de sobriété qui n'était bien sûr qu'un artifice.

- Je n'ai pas vraiment choisi. (Il se surprit, emporté par l'alcool, de sa franchise.) J'ai suivi les souhaits, et l'exemple, de mon père. C'est un homme... Fort.

La pause qu'il avait marquée avant ce dernier mot s'était montrée légèrement, très légèrement, trop longue. Juste assez pour laisser entrevoir un flot d'émotions conflictuelles au creux de son regard, aucune ne ressemblant à de l'amour.

- Et vous ? Pourquoi la poterie ? Une affaire de famille ?

Le tenancier émergea alors près d'eux, posant un généreux plateau. En plus de deux autres chopes, des écuelles de ragout et une large assiette de pains et de pâté étaient venus se joindre à leur tablée. Avec un clin d'œil complice, le tavernier prit congé. Si peu auparavant, le jeune homme n'aurait pu envisager même de regarder ces plats sans rendre son repas de la veille, il se sentait désormais l'estomac trop léger.

Alaïs se concentra aussi sur sa bière, en travaillant religieusement à la vider en un temps record et espérant mettre ainsi de la distance entre elle et les souvenirs de la rencontre avec le fangeux. Elle s’était encore sentie si démunie face à la menace, incapable de se défendre, elle ou ceux qui comptaient pour elle.

Les explications du jeune homme sur son engagement faisait sens avec ce qu’il lui avait déjà confié. Un père… fort ? Mouais.
« Je vois… », fit-elle simplement, bien consciente qu’il n’avait probablement pas envie d’en dire plus à une personne qu’il venait tout juste de rencontrer. Enfin, pas encore.

Léon l’interrogea ensuite sur ses activités et Alaïs sourit, d’un sourire que l’alcool rendit facile, alors que le tavernier venait déposer une nouvelle tournée et de quoi se restaurer. Elle le remercia chaleureusement, bien contente de pouvoir remplacer sa choppe vide, et attendit qu’il se soit éloigné pour répondre au jeune homme.

« C’est… un peu plus compliqué que ça. Famille d’artisans, oui, mais mon père était forgeron. De mon côté, j’ai fait mon apprentissage chez un verrier. » Elle s’interrompit pour disposer les plats et choppes nouvellement arrivés entre eux. Une femme en apprentissage, c’était plutôt rare. Ça l’était en Boétie et elle imaginait que ça l’était tout autant à Marbrume. « Mais quand je suis arrivée à Marbrume, je n’avais aucun moyen de subsistance. Du coup, lorsqu’un potier m’a proposé du travail, j’ai accepté et j’ai… appris. C’était assez différent de tout ce que j’avais fait avant mais plutôt intéressant. J’ai finalement ouvert mon propre atelier il y a… quelques semaines. » Elle était bêtement fière de sa réussite. Elle masquait d’habitude avec beaucoup d’habileté le fait qu’elle était très satisfaite d’avoir ouvert son propre commerce au vu de la conjoncture. Mais là, alors qu’elle entamait sérieusement sa deuxième bière ainsi que son ragout, elle avait des difficultés à le cacher.

Le milicien l’intriguait toujours. Est-ce qu'il aimait seulement un peu ce qu'il faisait? Et elle se rendit compte qu'elle savait en fait très peu de choses sur la fonction de milicien et leur parcours.
« Ca fait longtemps que vous avez terminé votre formation ? Elle a duré longtemps ? »

La jeune femme sembla dubitative quant aux raisons de son engagement, et il s’en voulut de partager ainsi une charge qu’elle n’avait pas à subir. Ils se connaissaient depuis si peu, bien qu’ils aient déjà partagé un moment intense, et il s’en voulut d’être si bavard. La bière aidant, il ne se flagella pas longtemps. Il se joignit à la jeune femme pour remercier le tavernier et se montra attentif tandis qu’elle parlait et disposait les plats.

L’alcool avait agi. Il était étiolement affamé.

Léon s’empara d’une miche un peu sèche de pain et d’un couteau pour attaquer le pâté, en apprenant avec surprise le parcours de la jeune femme. Une artisane, c’était une chose, mais une qui avait tant d’expérience et connu plusieurs domaines ?

Il se figea un instant, impressionné, en apprenant qu’elle avait ouvert son propre atelier. Il remarqua à peine la fierté de la jeune femme, lui semblant naturelle, alors qu’il arborait lui-même une admiration franche, contenant de peu une exclamation.

La question qui suivit l’embarrassa légèrement et il s’égara avant de répondre.

- Je… J’ai été formé sur le tas. J’ai pris mes « fonctions » dès mon arrivée, il y a quelques mois. On a des entraînements réguliers, pour tenir sous la pression mais… Ce n’est jamais pareil quand on s’y retrouve vraiment.

Il déglutit et vida une nouvelle lampée de sa chope, avant de mordre dans le mariage de pain et de pâté.

- Votre père… Il ne voulait que vous preniez sa suite ? Ou vous avez refusé ?

La ragoût n’était pas trop mauvais et la bière passait de mieux en mieux à chaque gorgée. Alaïs écouta donc la réponse du jeune homme avec une attention un peu partagée, ravie que son estomac semble bien calmé.

« C’est un peu rude quand même… J’veux dire… Par les temps qui courent, on pourrait quand même vous donner quelques bonnes bases avant de vous mettre en faction! »
Ce n’était que son avis de femme parfois un peu sensible mais, surtout pour la milice extérieure, c’était quand même un peu risqué d’envoyer des gamins sans formation. Dans le genre ‘chair à pâté’… En parlant de pâté, elle suivit l’exemple de son interlocuteur et se servit sur une miche de pain entre deux gorgées de bière. Certes, elle allait peut-être un peu vite. Mais la bière faisait son boulot. Lorsqu’une image de fangeux s’affichait à son esprit, elle était vite remplacée par autre chose. N’importe quoi.

Puis il l’interrogea sur sa famille et Alaïs fit une légère grimace, presque de dégoût.

« Je voulais un autre moyen d’exercer ma créativité. Mon père s’était spécialisé dans les épées ornées mais ça a ses limites… Avec le verre, on peut faire à peu près tout et n’importe quoi. Oh, le paternel aurait préféré que je reste, bien sûr, pour continuer à m’exploiter comme un bon petit pantin, mais j’en ai eu assez. » Elle pointa brièvement son couteau vers Léon pour appuyer ses dires, puis revint à sa miche de pain et son pâté avant de reprendre: « Puis, pas sûr qu'il m'aurait laissé reprendre le commerce... Il m'aurait plutôt caser un mari encombrant dans les pattes! » Bon, l’alcool commençait à lui délier la langue. Ce n’était peut-être pas une idée très brillante. Ça faisait… des années qu’elle n’avait plus vraiment bu. Depuis l’arrivée de la Fange, en fait. Et elle n’avait plus touché une goutte d’alcool depuis une certaine aventure dans une taverne du port. Mh…

« Mais votre famille est de Marbrume alors? Et vous avez choisi d’être envoyé à Usson? Ou vous vouliez juste… quitter la ville? », demanda-t-elle, reprenant ses mots. Étant elle-même une immigrée, elle était bien placée pour savoir que tout le monde à Marbrume n’était pas natif.

La soirée avançant, et l'alcool s'installant, Léon ne prêtait plus très attention à la couverture sur ses épaules. Il fallut que le tenancier passe et la rajuste avec un "T-t-t" amusé pour qu'il réalise que la broche s'échappait lentement. Les yeux noyés dans le chaos de ses cheveux, le nez en orbite autour du rebord de sa chope, il concentrait pleinement le peu d'attention qui lui restait sur la conversation.

- Je ne sais pas s'ils ont le temps d'entraîner chaque recrue avant... Je pense qu'ils avaient urgemment besoin de renforts ici, et sûrement aucun homme à épargner à Marbrume.

Il hocha distraitement la tête, autant en réfléchissant à son propos que pour approuver celui de sa compagne de beuverie. Rude. Oui, c'était le moins qu'on puisse dire de son arrivée ici. Une boule furtive s'esquissa au creux de sa gorge, avant d'être balayée d'une lampée certainement trop généreuse pour que son foie ne l'assume à l'avenir. Il écouta tranquillement la réponse de la jeune femme sur sa famille, sans se soucier du léger tournis qui s'élançait entre ses oreilles. Le couteau qui se pointa vers lui alarma légèrement Léon, avant qu'il ne réalise qu'Alaïs ne faisait qu'habiller sa parole d'un geste. À la mention d'un mari, un bref sourire éleva ses pommettes rougies par la bière. Il ne pouvait pas prétendre connaître l'artisane, mais l'impression lui venait qu'elle ne se serait pas laissé faire. Et après tout, d'ailleurs, sa présence ici en était sûrement une démonstration. Venue la question de la jeune femme sur sa famille, il acquiesça d'un mouvement de tête hasardeux.

- Oui, depuis aussi longtemps qu'on puisse remonter, notre famille a vécu là-bas. Quant à Usson, j'ai été assigné ici. Mon père insistait pour que je prenne un poste loin de la ville, et il savait à qui s'adresser. (Il tourna un regard vers le tavernier qui resservait un autre client, éclatant de rire à un bon mot qui n'avait vraiment rien de bon) Je n'ai pas à me plaindre, je crois. Les gens sont bons.

Sans qu'il le dise, sa voix laissait facilement transparaître que s'il avait appris à sincèrement aimer le lieu où il exerçait sa fonction, il ne portait pas autant d'amour à cette dernière. Repensant à son départ, il se demanda si ses dires au cours de la soirée étaient restés cohérents les uns envers les autres. Son esprit était maintenant trop égaré pour vraiment s'en soucier, il espérait simplement éviter de passer pour un menteur. Il avait trop peu de camarades pour se permettre d'en perdre. Son esprit relia alors, un peu tardivement, quelques fils parmi les réponses et questions de la jeune femme.

- Vous... Vous m'avez parlé de "Quand vous étiez arrivée à Marbrume". Vous avez grandi hors de la ville ?

L’intervention de l’aubergiste lui fit relever les yeux qu’elle gardait religieusement baisser sur la nourriture et la boisson à sa disposition, ne les pointant que rarement sur le milicien. Elle n’avait donc même pas remarqué le glissement de la couverture et eut un petit sourire amusé à la réaction du tenancier. Aucun souci, l’innocence du jeune garçon était en sécurité avec elle…

« Mais quand même… Ça ne sert pas à grand-chose d’envoyer des gens sans formation… Ce serait tellement plus efficace et pérenne de vous donner les armes et l'instruction nécessaires...»

La potière commençait à avoir une vision un peu plus claire du paternel de Léon et elle voyait très bien de quel genre de personnes il s’agissait. Probablement très autoritaire, déçu de son fils pour une quelconque raison et qui avait décidé de s’en débarrasser dans la milice extérieure. Mais pour quoi? Voulait-il vraiment se débarrasser du jeune homme ou ‘juste’ l’endurcir?

« Vraiment sympathique, votre père… Vous avez des frères et soeurs?», commenta-t-elle, avant de réfléchir au reste de la remarque de Léon. Elle venait d’arriver à Usson. L’avant-veille pour être exacte. À part quelques membres du personnel de l’auberge et l’un ou l’autre ouvrier rencontré sur le chantier dans la journée, elle n’avait pas encore échangé avec grand monde. Mais il était certain que l’ambiance d’un petit village comme celui-ci, où tout le monde connaissait tout le monde, était bien différente de celle des grandes villes. Elle pouvait comprendre que le fait de se trouver stationner à Usson, où les gens en avaient effectivement quelque chose à faire de vous, là où la milice se sentait peut-être moins concernée, pouvait être un soulagement, un refuge. L’aubergiste en tout cas avait l’air de se soucier du jeune homme.

Rassasiée, Alaïs abandonna les couverts et la nourriture pour poser ses coudes sur la table, reportant toute son attention sur la bière. Oh, quelle mauvaise idée. Déjà, ses pensées s’embrouillaient et sa langue s’empâtait. Ça faisait bien trop longtemps qu’elle n’avait pas bu comme ça et la réunion était... fracassante. Au moins les images du fangeux écrabouillé s'estompaient-elles peu à peu.

« Je viens du Comté de Boétie, dans le Duché de Penthièvre… », répondit-elle avec une petite grimace. Elle ne donnait d’ordinaire plus si facilement cette information mais l’alcool lui déliait la langue. « On a pris la fuite quand la Fange est arrivée et elle nous a poussés jusqu’ici. » Une fuite, littéralement… Il n’y avait eu aucune volonté de se défendre, de combattre. Et quand le Fléau les avait rattrapés, ils n’avaient rien pu faire. « C’était… moche. », fut tout ce qu’elle parvint à dire sur le trajet. Très peu de personnes étaient au courant des détails, la culpabilité d’être la seule survivante de la caravane pesant encore lourdement sur ses épaules.

Constatant que sa choppe était à nouveau vide, Alaïs appela alors l’aubergiste et commanda une troisième tournée. L’homme sembla hésiter, son regard allant de Léon à la potière.
« Vous êtes sûrs? », demanda-t-il, plus à Léon qu’à elle, pendant que des rires un peu gras s’élevaient d’une table voisine.

Il hocha distraitement la tête. Elle prêchait un convaincu, bien sûr, mais une part de lui continuait à lui murmurer que le premier problème résidait dans ses propres manquements, pas dans l'absence d'entraînement. Après tout, depuis son arrivée ici, on ne pouvait pas prétendre que les exercices aient été à compter sur les doigts d'une unique main. Le « Vraiment sympathique» de la jeune femme arracha son esprit à ses mesquines dépréciations et vint creuser la commissure de ses lèvres en un doux sourire.

- Oui. J'étais le... (Il marqua un bref temps d'arrêt, évaluant sa chope d'un regard méfiant.) Pardon. J'étais le plus jeune. Je suis. J'ai deux grand frères et une grande sœur.

Ses pensées se tournant vers eux, il sentit son insouciance lui échapper de nouveau et un sursaut - de fierté ? - l'anima. Le regard plus tempéré, se râclant la gorge, il s'efforça de se redresser et de chasser l'émotion. L'alcool ou sa propre faiblesse ? Il rajusta sa cape improvisée et aiguisa ce qui lui restait de concentration. S'emparant de son écuelle de ragout, il la garnit de deux tranches de pain. Il devait éponger, il verrait ensuite pour sauver ce qui lui restait d'esprit.

La jeune femme se montra pour le moins succincte quant à ses origines, et sa venue à Marbrume. Léon imagina sans mal pourquoi. Le peu qu'elle disait, et la nature même de ce qui s'était passé, étaient des raisons suffisantes de ne pas pousser la question. Et d'imaginer le pire. Il peina un instant à trouver les mots, quoi que ce soit qu'il aurait pu dire pour alléger sa peine, mais rien ne lui vint.

- Je suis désolé. Sincèrement.

C'est tout ce qui avait pu échapper à ses lèvres, dans un souffle, avant qu'elle ne commande de nouveau à boire. Et c'est à cet instant, le regard enfin redressé vers elle, qu'il réalisa à quel point elle était alcoolisée. Alors quand le tavernier apparut à ses côtés, s'enquérant quant à leur résolution à plus d'alcool, il hésita un instant avant de discrètement nier d'un hochement de tête.

- Alaïs, je- Je pense que nous devrions en rester là pour ce soir. Nous avons beaucoup bu et... La journée a été longue.

Comme pour soutenir le jeune homme, probablement à vrai dire, le tavernier commença à débarrasser leur table, s'attaquant d'abord aux chopes vides, laissant le plateau et les écuelles. Manger ne leur ferait aucun mal. Léon se redressa comme il put et tendit une main assurée, à peu près, à sa camarade de beuverie.

Alaïs hocha sagement de la tête et serra la main de Léon avant de le regarder partir. Le petit avait déjà l’air complètement jeté après deux pintes de bière… Deux… La jeune femme resta quant à elle à table et s’attaqua un peu plus sérieusement à la nourriture qui était restée sous son nez.

Paulin ne tarda pas à rentrer à son tour avec quelques autres ouvriers du chantier. Ils s’installèrent à sa table et, ignorant le fait que son amie avait déjà un peu bu, le potier commanda une nouvelle tournée, puis une deuxième et… Il commença rapidement à avoir des doutes, l’attitude de l’artisane étant déjà bien plus évaporée que d’habitude.

« Tu avais déjà bu?… Avant que je n’arrive? », lui glissa-t-il discrètement à l’oreille.

Alaïs lui renvoya un regard amusé un peu brillant.

« Peut-être… Et alors? »
« Et merde! »

Le reste de la soirée se perdit un peu dans les méandres de l’esprit alcoolisé de la jeune femme. Elle se souvenait vaguement de quelques éclats de voix… Et beaucoup plus distinctement d’avoir terminé agenouillée au dessus d’un seau à vomir ses tripes pendant que Paulin lui tenait les cheveux.

Bienvenue à Usson!