Illustration d’une fable intitulée « Le Renard et le tambour », la bannière représente un renard attiré par les vibrations d’un tambour suspendu. Affamée, la bête se saisit de l’objet, pensant y trouver un animal prisonnier, aux abois, à l’origine du vacarme. Lorsque le goupil découvre que l’instrument est vide, il comprend avoir été dupé par les tambourinements produits par le souffle du vent.
La morale ? Les apparences sont parfois trompeuses.
Chap. I – Ambre
— Arsène, mon garçon. À l’âge de raison, tu reprendras mon commerce et le rendras plus prospère encore !
— Oui, père.
Qui aurait pu prédire que cet enfançon propre sur lui, obéissant et poli, deviendrait, à l’adolescence, un infatigable coureur de jupons, collectionneur d’autant d’objets que de conquêtes ?
Probablement induit par le métier auquel sa naissance le destinait, Arsène a toujours apprécié les belles choses. Les femmes ne faisaient pas exception. Peu lui importait leur caste, l’essentiel étant qu’elles soient jolies.
Alors, il séduisait, courtisait, mais jamais, ne se risquait à un engagement. Se fiancer, c’était tirer un trait sur cette jeunesse qu’il croquait à pleines dents, c’était délaisser cette liberté qui lui était si chère, c’était s’enchaîner pieds et poings à une vie rangée qui, n’en déplaise aux mœurs et à son père, le rebutait au plus haut point.
Il y en eut pourtant une pour bousculer ce qui lui semblait immuable.
Bien que vulgaire paysanne, Ambre avait tout d’une noble en apparence et suscitait la convoitise de nombreux hommes par ses attraits irréels.
Belle et désirée.
Il n’en fallait pas plus pour qu’Arsène souhaite se l’approprier. Celle que tous dévoraient des yeux, il la
posséderait, quitte à renoncer à son insouciance pour y parvenir.
Face au commerce florissant cédé par son père et à sa fortune familiale, l’arrangement du mariage fut une formalité.
Chap. II – Norbert
— Norbert, mon fils. À l’âge de raison, tu reprendras mon commerce et le rendras plus prospère encore !
Trop petit pour répondre autrement que par un babillement joyeux à ce père qui le tenait à bout de bras, le digne héritier de la famille Rosélia vit le jour à peine trois ans après le mariage d’Ambre et Arsène.
Prétexte à la fête, cette naissance amorça le retour de vices que le charme, la douceur et la patience de la belle avaient longtemps suffi à étouffer.
Un verre d’alcool. Un jeu de dés. Quelques paris. Quel mal à ça ? [...]
Quel idiot s’arrêterait à une victoire ou deux ? Tant que l’or coule à flot, tant que les succès s’enchaînent, pourquoi s’interrompre ! Et qu’est-ce donc qu’une modeste défaite – de si peu de points, qui plus est ? Rien qu’un coup de malchance. [...]
Repartir ni plus riche, ni plus pauvre, ça arrive. Mais quelle importance, lorsque la soirée a été pleine de rires et de camaraderies !
À quand la revanche ? [...]
Non, ce jour, les Trois étaient de méchante humeur ; toutes ces défaites ne peuvent pas compter. Le lendemain s’annonce incontestablement sous de meilleurs auspices, et dans le pire des cas, ce sera le surlendemain !
D’ici là, un crédit pour combler les coffres ? [...]
Plongé dans le déni, persuadé que la fortune lui sourirait de nouveau, Arsène s’endetta, multiplia les emprunts auprès d’amis, puis, lorsqu’il n’en eut plus, auprès d’inconnus peu recommandables, mais prompts à se montrer généreux moyennant arrangement.
Du temps, c’est tout ce dont il avait besoin. Alors, pour en gagner, il céda la riche boutique de son père dès 1162, au profit d’un commerce plus modeste à la frontière du Bourg-Levant et du Goulot. Une bouffée d’air, un souffle retrouvé. Momentanément.
Même si l’amour ne les a probablement jamais unis, Ambre et Arsène se sont rapidement habitués et accommodés l’un à l’autre. À l’instar de leur complémentarité professionnelle – elle créait, lui vendait –, le calme de la belle tempérait son époux, quand l’assurance de celui-ci incitait sa femme à oser davantage. Pas de dispute, peu de désaccords.
Du jour où la déchéance familiale fut certaine, cette entente sereine, sans heurts, devint source de tensions. Jamais Ambre ne lui reprochait quoi que ce soit, mais elle l’observait. Longtemps. Interminablement. Et dans ses grands yeux clairs, il devinait ce que ses lèvres gardaient tu, redoutait l’aveu d’une confiance trompée, brisée.
Lorsque le silence fut plus insupportable que les mots, Arsène ne trouva d’autre échappatoire que l’ivresse. Consommé en quantité suffisante pour altérer, disloquer, annihiler sa perception du monde, pour que le poids d’un regard ne suffise plus à l’agresser en malmenant ses espoirs et sa patience, l’alcool exacerba ses pires défauts.
Acculé sans l’admettre, Arsène avortait toute tentative d’approche amorcée par Ambre. Déjà peu démonstratif à son égard, peu habile dans l’extériorisation de ses sentiments, de son attachement ou de son affection, l’homme en devenait méchant pour être certain de la repousser. Violent, en cas d’insistance.
Autant d’arguments favorables au délitement et à la perversion progressifs d’un lien jusque-là complice, que les voyages répétés du commerçant, de plus en plus longs, de plus en plus lointains, accrurent considérablement.
Chap. III – Lucain
— Non, ce n’est vraiment pas loin et, avant que tu ne le demandes une énième fois : oui, Norbert doit vraiment venir. Il est plus que temps que je lui enseigne mon métier.
Cette discussion stérile durait depuis plusieurs jours. Désireux de profiter d’une opportunité commerciale relativement proche pour former son fils, Arsène avait suggéré de l’emmener à ses côtés. Trop maternelle, trop aimante, trop fusionnelle, Ambre avait eu les plus grandes peines du monde à concéder cette séparation. Sans s’y opposer clairement, elle n’avait eu de cesse de poser les mêmes questions, probablement dans l’espoir de dissuader son mari.
Têtu, Arsène avait résisté. Il avait par ailleurs avancé le départ, au détriment d’une bonne préparation. Il fallait néanmoins admettre que la venue de leur dernière née, Élisabeth, n’était pas tout à fait étrangère à cette précipitation. Bien que distendus depuis au moins deux ans, les liens entre les deux époux ne le furent pas assez pour qu’ils n’engendrent pas un deuxième enfant. Loin de les rapprocher, la petite, non-désirée par l’homme, ne fut qu’un prétexte de plus à l’élargissement d’un gouffre déjà béant. Froid avec Ambre, Arsène était proprement glacial avec le nourrisson, à qui il accordait tout juste des regards.
Leur situation financière, les geignements d’Élisabeth, l’insistance de sa femme et ses embrassades interminables à l’endroit de leur fils achevèrent d’attiser l’impatience du commerçant. Pressant, il coupa court aux adieux en enjoignant à Norbert de le suivre.
Contrairement à ce qu’Arsène avait affirmé à son épouse, l’opportunité professionnelle évoquée ne se trouvait pas aussi proche de Marbrume qu’il l’avait laissé entendre, puisque sise à Ventfroid. Conscient de la jeunesse de son aîné, alors âgé de cinq ans, le marchand envisageait un voyage de dix jours – sept pour l’aller, à pied, et trois pour le retour, à cheval –, entrecoupé de nombreuses escales au gré des bourgs rencontrés. De son avis, ces villages constitueraient un excellent entraînement pour son digne héritier et lui permettraient de commencer à comprendre les rouages de la négociation.
Les quatre premiers jours se déroulèrent sans encombre, en dépit de geignements ponctuels de l’enfant, réclamant sa mère.
Le cinquième marqua un tournant.
Père et fils avaient quitté Sarrant depuis quelques heures seulement, lorsqu’un groupe d’individus leur barra la route. Ce qui aurait dû se résoudre en un choix évident entre la bourse ou la vie prit néanmoins une ampleur démesurée quand le nom « Rosélia » fut prononcé.
Arsène fut assommé avant même de s’inquiéter du sort de Norbert.
Ce fut l’insupportable impression d'être gelé au plus profond de ses entrailles, qui le sortit de l’inconscient, tard, bien plus tard dans la journée. Délesté de ses bésicles, bientôt assailli de douleurs multiples, le marchand peina à s’extirper du flou dans lequel il se trouvait plongé. Peu à peu, des sensations plus précises s’éveillèrent cependant. Celle d’être trempée jusqu’aux os, d’abord, celle d’être assis, manifestement à l’abri, et entravé aux poignets et aux chevilles, ensuite, celle d’être observé, enfin.
Des contours troubles qu’il discernait, Arsène devinait un homme massif face à lui, à quelque toise. Bien vite, la voix caverneuse de la silhouette l’éclaira davantage.
Il prétendait s’appeler Lucain, se présentait comme un ami, dans le probable espoir d’obtenir des informations que le commerçant garda tues. Sans l’avoir jamais soupçonné, Arsène se découvrit une résistance physique accrue, dans les jours qui suivirent : peu importaient les coups, les entailles, les blessures, la faim, la soif, la privation de sommeil. Tel un marchand borné, arrêté sur un prix fixe, il se complaisait dans un silence insolent et ne vacilla que lorsqu’on lui amena son fils.
Lucain n’explicita aucune menace, ce jour-là. Il se contentait de maintenir l’enfant contre lui, par les épaules, en l’empêchant de rejoindre un père marbré de sang. Cette seule présence suffit pourtant à convaincre Arsène de livrer ce que l’on attendait de lui, sans emporter la certitude du bandit. Après tout, à quoi bon endurer les tortures s’il n’y avait rien à cacher, si la fortune jadis associée aux Rosélia n’était effectivement plus ? Lucain n’en crut mot.
Ce soir-là, il abandonna une fois de plus Arsène à sa solitude, sans lui octroyer autre chose qu’un demi-gobelet d’eau en pleine figure.
Chap. IV – Philibert
— Arsène Rosélia ?
Affaibli par l’écoulement d’un temps dont il avait perdu le fil, le marchand tressaillit sur sa chaise. Il se sentait épuisé, proche de ses limites, tandis que son corps amaigri ne tenait plus assis que par ses poings liés au dossier du siège. Alors, évidemment, lorsque les cordes de chanvre cédèrent, sa carcasse s’effondra sur le sol dans un bruit sourd.
Le commerçant se sentit soulevé, supporté, il perçut à peine des encouragements murmurés tandis qu’on le forçait à avancer vers une destination dont il ignorait tout. Délesté de ses forces, rongé par la crainte qu’il ait pu être fait du mal à Norbert, le marchand oscilla entre conscience et ténèbres jusqu’au lieu d’arrivée, où il sombra définitivement.
Plusieurs jours passèrent avant qu’Arsène s’éveille enfin, et lorsqu’il ouvrit les yeux, il se trouva assailli par un fils aux abois. Le plaisir de ces retrouvailles resta cependant éphémère : dans la pièce, un homme les observait. Cette scène, pareille à celle qu’il avait vécue au campement de bandits, excita la méfiance du père. Les révélations qui s’ensuivirent les soufflèrent toutes.
En quelques minutes, Arsène dut assimiler l’écoulement d’une vingtaine de jours depuis son enlèvement, l’invasion de créatures dont il n’avait entendu que des rumeurs jusqu’alors, le retranchement de Marbrume derrière ses hauts remparts et l’existence de « Bannis », réfugiés au sein d’un village de fortune dans lequel il se trouvait.
À partir de ce moment, les pensées du marchand se précipitèrent. Il songea aux brigands qui, en les ravissant, son fils et lui, leur avaient probablement sauvé la vie sans le savoir, les préservant ainsi d’une vague d’abominations qui les aurait fauchés, en d’autres circonstances. Il songea à Ambre,
a priori saine et sauve à l’abri des fortifications marbrumiennes, et à ce qu’elle s’imaginait sur leur compte. Il songea aux sentiments de Norbert et à ce que les bandits lui avaient infligé pendant sa séquestration, quand bien même il ne discernait manifestement aucune séquelle physique, pour l’heure. Il songea aux raisons qui avaient conduit ce Banni – un dénommé Philibert – à venir le récupérer dans ce campement.
Toutes ces pensées ne connurent qu’une réponse.
— Je t’ai sauvé la vie, en te soustrayant à ces truands. J’ai également sauvé ton fils… Mais tu sais sans doute plus que quiconque que rien n’est gratuit, en ce monde. N’est-ce pas, Rosélia ?
Mieux traité parmi les Bannis qu’il ne l’avait été chez les bandits, Arsène n’en fut pas pour autant accepté et dut mériter leur confiance. Il ne ménagea pas sa peine pour parfaire les barricades du village, réhabiliter d’anciennes cabanes en ruine, creuser d’innombrables fosses alentour, disposer des pièges dans les environs ou reconnaître de nouveaux chemins à baliser, en se nourrissant toujours plus de techniques – voire d'un mode de vie à part entière – qu'il ignorait jusqu'alors. C’est toutefois dans le troc que le commerçant se révéla le plus utile, ne serait-ce que parce qu’il pouvait gagner les proches bourgades sans en effrayer les habitants – privilège dont les Bannis, marqués au fer, ne jouissaient plus.
Des conditions difficiles, loin de l’aisance qu’il avait pu connaître jadis, loin de la sécurité des remparts qui l’avaient toujours protégé, dans lesquelles Arsène s’épanouit pourtant, en éduquant Norbert du mieux qu’il le pouvait.
En dépit de ses efforts, une question revenait cependant souvent. De plus en plus fréquente au fil des semaines, des mois, des années. À laquelle il finit par ne plus répondre, feignant de ne plus même l’entendre.
« Père ? Quand irons-nous retrouver Maman ? »
Chap. ??? - [ L’innommé ]
— [ L’innommé ] ?
La bouche pâteuse, Arsène tâtonna les alentours en quête de ses bésicles, les chaussa, et ne distingua de son modeste cabanon qu’un océan de solitude. Personne sur la paillasse, à ses côtés. Personne attablé, sur l’un des deux tabourets bancals.
Personne. Nulle part.
Pris à la gorge par une sinistre intuition, Arsène se rua hors de sa cahute sans même revêtir une tunique. Malgré ce début d’année 1166 particulièrement rude, l’homme ne sentit pas la morsure du froid sur sa peau tandis qu’il avalait, les unes à la suite des autres, les passerelles suspendues au sommet des arbres.
Et à mesure qu’il cherchait sans trouver, à mesure qu’il hurlait « [ L’innommé ] » sans réponse, l’hiver, le monde, avait de moins en moins d’emprise sur lui.
À mi-chemin entre détresse et folie, Arsène se précipita par-delà les enceintes protectrices du village des Bannis, abandonna les sentiers balisés pour s’enliser dans les marais, sans jamais cesser de crier
son prénom.
Il ne s’interrompit pas davantage lorsque des mains le bâillonnèrent pour l’astreindre au silence, gémit, faute de pouvoir articuler, arc-bouta son corps décharné pour se soustraire aux poignes qui le retenaient, avec une force et une hargne propres au désespoir. Rien n’y fit.
Ni Arsène ne parvint à reprendre sa recherche. Ni [ L’innommé ] ne lui répondit jamais.
Barricadé, seul, dans son cabanon déserté, Arsène se trouva face à face avec lui-même.
La colère lui arracha un râle, s’écrasa sur le modeste mobilier puis, quand il n’y eut plus rien à briser ou renverser, se retourna contre le ruban ceignant son poignet, tirant, griffant, tiraillant sans qu’il ne cède jamais, comme une ultime bravade. Peut-être un signe.
La tristesse lui arracha un cri, profond, déchirant, qui se répercuta en écho contre les murs de sa prison. C’est dans cet instant de faiblesse que toutes ses erreurs le rattrapèrent, le submergèrent, l’accablèrent, l’ensevelirent.
L’une d’elles, pourtant, fut plus douloureuse que toutes les autres.
Père ? Quand irons-nous retrouver Maman ?
Chap. I – Le Goupil
— Bats les pattes, Le Goupil !
— Mais en voilà un bien vilain accueil, pour un si gentil client !
Arrivé de nulle part au lendemain du couronnement du Duc, Le Goupil s’est rapidement fait connaître des petites gens au moyen de trocs en tout genre. De sa vie réelle, personne ne sait pourtant rien, sinon ce que murmuraient les rumeurs accompagnant son sillage.
D’aucuns le prétendent héritier d’une obscure famille noble, quand d’autres le rêvent criminel, voire assassin, quoiqu’ils s’accordent tous sur une supposée cavale.
D’aucuns le disent veuf, quand d’autres le pensent célibataire, quoiqu’ils lui concèdent tous de nombreuses conquêtes féminines avec lesquelles il ne se pavane pas longtemps.
D’aucuns lui attribuent de sinistres arrangements et une moralité douteuse, quand d’autres l’imaginent pris à la gorge par des dettes et engagements qui le dépassent, quoi qu’ils s’accordent tous sur ses mauvaises fréquentations.
D’aucuns affirment qu’il fraye avec les Bannis, quand d’autres l’affilient aux mouvements sectaires de Marbrume, quoiqu’ils lui concèdent tous une discrétion remarquable empêchant l’émergence de toute preuve.
Mais qui irait donc prêter oreille à ces ragots ?