[Event] - Tiens voilà du boudin

Usson
Le 04 Juin 1167 après-midi

Comment changer le cour des choses ? Comment modifier le destin que l’on croyait être tracé pour soi, et en faire quelque chose sur lequel on pouvait agir ? Ces questions étaient celles qui trottaient dans le cerveau principal de Théophile Castaing en cette milieu d’après-midi. Un crachin le mouillait parfois, mais ce n’était rien de suffisant pour l’empêcher de s’occuper de sa mission du moment.

L’archer était actuellement dans un grand pommier en bordure intérieure d’Usson, et, après y avoir grimpé, il détachait les fruits mûrs des branches les plus hautes. Bien entendu, il avait auparavant laissé une couverture sur le sol pour les y faire tomber et ainsi tout récupérer une fois sa manœuvre terminée. C’est la belle de Kaël Monclar qui lui avait indiqué que les fruits qui tombaient tout seuls avait parfois tendance à se briser en arrivant au sol lorsqu’ils étaient trop mûrs. Alors en les cueillant juste avant ce dernier stade de maturité, le borgne était sûr de pouvoir les garder un un seul morceau. Ce n'était pas une première pour lui.

Et l’autre avantage, c’est qu’on lui avait retiré ses nounous. Pas de risque qu’un homme adulte se mette dans un état minable en ramassant des pommes. De toute façon, ils étaient bien peu ceux qui auraient pu venir le chercher à près de trois mètre du sol.

Perdu dans ses pensées, alors qu’il tentait de trouver un schéma dans lequel il pourrait renverser la voie passive dans laquelle il était engagé, il mis quelques secondes à réaliser qu’en dessous lui des « Aïe » s’étaient élevés. Sa pupille vive chercha l’origine du bruit et il découvrit deux jeunes tuniques vertes qui se frottaient le crâne. Étonnamment il ne les avait pas entendus arriver, tout du moins il n’y avait pas fait attention comme il se trouvait à l’intérieur des palissades.

« Désolé ! Je n’avais pas pensé que quelqu’un viendrait se mettre juste sous le pommier. »

En y regardant de plus près, l’archer cru reconnaître deux des jeunes qui s’étaient battus contre le fangeux de la veille. Ces garçons en était ressortis avec un visage aussi pâle que la lune. Théophile en avait déduit qu’il s’agissait de leur première rencontre avec les créatures du marais. Et contrairement à certains, il n’était pas enclin à leur renvoyer au visage leur manque d’expérience. En tous cas, pas pour autre chose qu’une gentille boutade.

Il entreprit de descendre les rencontrer, de toute façon il avait récolté bien assez de pommes pour pouvoir renflouer un peu les réserves de l’auberge. Branche après branche, il s’extirpa du squelette de l’arbre avec une agilité que seul un grimpeur habitué pouvait posséder. Pas essoufflé pour un sou lorsqu’il arriva en bas, il entreprit de refermer la couverture en baluchon pour éviter que quiconque ne vienne écraser son travail. A un moment donné, il tourna sa tête par dessus son épaule droite pour présenter son iris ambre à ses deux camarades.

« Bien remis de votre rencontre d’hier ? »

Son ton était bienveillant, et, même si son sourire et sa fossette marquaient une certaine malice, il n’y avait aucune moquerie dans sa question. Maintenant qu’il les voyait, le borgne se rendait compte qu’en effet, il ne connaissait aucun des deux plus que le peu qu’il avait vu hier. Eux par contre avaient peut-être entendus les miliciens Marbrumiens murmurer sur son passage. Heureusement, seule sa réputation de coureur de jupons, amoureux des veuves et des prostituées, lui collait à la peau. Ses quelques jours d’absence à la caserne n’avaient été mis sur le dos que d’un simple rhume. Les Trois en soient loués, il avait déjà bien assez à faire pour convaincre son Sergent, et lui-même, qu’il avait encore toute sa tête.

« Aïeuuuh ! »

Un peu sonné, Folco se frottait la tête encore endolori d’un geste de main. Ah Peste, une pomme ! La poire ! Il fallait vraiment que ça tombe sur lui. Au-dessus émergeait des branches un autre milicien, brun, grand et taillé, visiblement borgne de ce qu’en apercevait le bleu. Il s’excusait pour la pluie de pommes, qu’il disait avec un air moqueur et amusé. A d’autres ! Enfin… Parfois, quand ça ne va pas, ça ne va pas. Foulques constatait qu’effectivement, une couverture avait été disposé sur l’herbe, de manière à recueillir les précieux fruits. Bon c’était déjà ça au moins, ils auraient de quoi grignoter pour aujourd’hui. Quelque chose d’un peu plus croquant sous la dent que les habituels ragouts de fenouil, soupes de racines et autres purées de nèfles accompagnés de croutons secs.

« Bien remis de votre rencontre d’hier ? » que disait l’autre.

« Ca va, ça va. On s’y fait. », répondit le Chastel d’un air peu présent. La tuile, les nouvelles de leurs exploits, à lui et au Fangu…au Sanguet.

Avec le recul, la terreur de la veille lui serrait le ventre. Foulques pouvait presque ressentir son jarret se tordre à la manière d’un linge qu’une lavandière essorerait de ces deux mains, peu avant de l’étendre sur quelques fils tendus pour le faire sécher. La tripaille mi-humaine mi-goule toute fraiche, très peu pour lui. A d’autres, comme le sieur Lothaire Ferbois, mais lui, le Chastel, il n’était qu’un quasi-cureton de formation, à la base ! Pourquoi diable-t-il avait il fallut qu’il se jette dans l’aventure, ici, à l’extérieur des murs protecteurs de Marbrume ?

« On nous as dit que vous pouviez nous donner un petit coup pour nous entraîner, ça serait possible ça ? Sieur … sieur Théodore Chassaing ? » émit l’ancien apprenti cureton.

Il s’était déjà trompé avec l’onomastique de son camarade Léon Sanguet, aussi tout naturellement Foulques avait prêté grande attention aux miliciens qui l’avaient renseignés sur l’archer Chassaing. Les dits gens d'armes avaient eu l'air de lever les yeux au ciel pour quelque raison en évoquant le nom du dit Théodore, comme s'ils espéraient quelque secours venus des cieux rien qu'en parlant de lui. Un homme de religion peut-être ?

Le Folco n'avait pas encore eu l'occasion de signaler au sergent qu'il pouvait donner un coup de main pour des services religieux ou encore lié à son instruction. Enfin, ça viendra sans doute sur le tapis, au moment propice. En attendant, que lui, l'ancien aspirant clerc, continue à servir comme brave petit bleu et son heure viendra. Le jeune homme pourrait ainsi se faire remarquer et qui sait, s'il ne se fait croquer, il pourrait même monter en grade ? Enfin, passons, le Chastel n'en était pas là, loin de là. Ce n'.était pas encore pour demain qu'il prouverait sa valeur de manière incontestable aux gens qu'il as laissé là-bas, à Marbrumes.

Un peu d’entraînement leur ferait le plus grand s’ils étaient amenés à rencontrer quelque autre stryge affamée. Paré d’une jaque protectrice, d’une épée courte solidement attaché à sa taille par le ceinturon et de sa fidèle lance, la recrue était prête à quelques passes d’armes. Quelques tours de course pour s’échauffer était à prévoir. Le milicien aguerri pourrait peut-être leur apprendre une botte secrète sinon, une technique efficace face à un assaillant surnaturel cherchant à vous sauter dessus. Peut-être que l’archer les laisserait aussi se faire la main sur son arc, qui sait ? L’on verra bien, après tout. Prions juste les cieux que le nouvel instructeur ne sera pas trop sévère avec eux. Le Chastel ne serait pas contre un petit geste des Trois pour une fois.

La première pomme, frappant Foulques, fut inattendue. La deuxième, atteignant Léon, fut plus vicelarde. Du moins, le jeune homme s'efforça de s'en persuader. Émergeant des branches avec de sobres excuses, un homme se laissa tomber au sol. Grand, une musculature fine se devinant sous ses atours, il leur adressa un regard malicieux et troublant en les questionnant. Et la question acheva d'ôter sa voix à Léon.

Le souvenir, encore trop vif, rampait dans les tréfonds de son crâne. Si les résidus de l'alcool de la veille n'avaient pas eu la grâce d'alourdir son esprit, il n'était pas certain qu'il aurait même réussi à s'éloigner des palissades. Et même ainsi, la main qui reposait sur son épée était mal assurée. Pas fébrile, ni tremblante. Il sentait simplement la faiblesse et la légèreté de sa poigne. Ce jour-ci, et certainement pour les jours à venir, toute la force que son corps pouvait rassembler reposait entre son aine et ses orteils.

Il resta silencieux jusqu'à ce que Foulques massacre le nom de leur supérieur, ce qui commençait très fortement à ressembler à une habitude chez son compagnon.

- Foulques, il- il me semble qu'il s'agit de Sieur Théophile.

Un léger doute persistait quant au nom du milicien. Castaing, aurait dit Léon. Par peur autant que par timidité, il ne s'y risqua pas. Et si l'homme ne manquait pas d'agilité ou d'expérience, les bruits couraient qu'il manquait nettement plus de morale. Il n'était peut-être pas raisonnable d'aligner des approximations qui pourraient sembler un manque de respect. Léon était peu motivé quant à l'idée d'être de corvée pour le restant des préparatifs. Quoique les corvées leur éviteraient peut-être de retourner dehors. À moins, bien entendu, que les corvées ne soient dehors.

Mais, à présent, ils semblaient bien partis pour un entraînement auquel le jeune homme était tout sauf préparé. Du moins, si Foulques ne se trompait pas en sollicitant l'homme. Le jouvenceau croisa de nouveau ce fameux œil ambré et baissa le regard. Il n'aurait su dire quelle crainte l'homme lui provoquait pour ainsi le figer, mais il blâma l'alcool et la veille pour son incapacité à réagir.

Si le premier des garçons avait répondu à sa question, le second l’avait éludé. Mais aucun des deux n’était bien gaillard à propos de cette rencontre impromptue de la veille. Le borgne se releva et les observa un peu plus attentivement. Aucun n’avait la posture ni la carrure d’un guerrier. On aurait plutôt dit des paysans, ou plutôt des prêtres même, à qui l’on aurait fourré une arme dans les mains avant de les envoyer sur le champ de bataille.

En ces temps difficiles, il n’y avait plus à s’en étonner. Ce qui était le plus rageant, c’est que l’on expédiait de braves garçons vers une mort certaine. Leur vie ne valait pas plus que les quelques piécettes qu’on leur donnait en guise de solde. Alors si on lui demandait d’aider ces petits gars à avoir quelques clés pour survivre, il n’allait certainement pas le leur refuser.

Il posa une main sur une épaule de chacun des deux jeunes miliciens, peut-être un peu fort pour leurs constitutions, et leur sourit de nouveau.

« Théophile Castaing pour être exact. Pas de sieur ou autre, nous sommes tous des miliciens. Gardez les ronds de jambes pour les chefs et les sang-bleu. Peut-être même que vous me traiterez plutôt d’enfoiré ou de salopard une fois que vous aurez fini votre entraînement, ce serait mérité. »

Un clin d’oeil ponctua sa phrase avant qu’il ne les relâche. Etait-il sérieux ou était-ce une autre boutade de sa part ? Son expression ne permettait pas vraiment de le déterminer. Entre amusement sur ses traits et un certain sérieux dans son ton, difficile de savoir ce qui tenait de la blague et ce qui tenait de ses intentions réelles.

En tous cas, l’archer venait d’avoir une très bonne idée de ce qui pourrait tenir de premier exercice. Lui-même avait vécu quelques entraînements qu’il n’avait pas compris sur le coup. Son père lui avait juste dit « pour forger le caractère ». Par les Trois, comme il le remerciait aujourd’hui pour les diverses corvées dont il avait hérité au cours de sa jeunesse ! Enfin, sauf peut-être la fois où il avait dû aller ramasser le purin chez le vieux fermier Dubois. Serus en soit témoin, l’odeur de la merde lui avait collé à la peau pendant au moins une semaine.

Bref, il était exclus qu’il fasse subir ça à ces recrues, tout comme à son nez. D’autres alternatives bien plus agréable, pour lui en tous cas, étaient à sa disposition, léguées de génération en génération de soldat. Qu’il était bon de se retrouver de l’autre côté de la barrière...Mais avant tout, avant de leur apprendre la valeur et la signification de leur serment, Théophile devait apprendre qui étaient ces deux jeunes hommes.

« Si vous me parliez de vous pour commencer ? »

Sans perdre de temps, parce que malgré tout ils pouvaient tout de même commencer un petit peu à montrer ce qu’ils avaient dans le ventre, le borgne prit leurs bras à tour de rôle pour les faire se croiser sous leurs poitrails.

« Vos noms, pourquoi vous êtes dans la milice, si vous avez une fiancée qui attend votre retour, bref, tout ce qui vous passera par la tête. »

Maintenant qu’il avait assuré la position qu’il souhaitait pour ses deux poussins, il s’abaissa pour récupérer quelques fruits et commença à les entasser dans leurs bras, faisant ainsi office de conteneur humain.

Leur instructeur n’avait pas l’air de payer mine. Malgré son statut d’archer, il semblait bien lui manquer un œil. Était-ce autorisé par quelques règlements ? Les pensées du jeune Folco vagabondait quant au manque d’appréciation des distances que devait prodiguer le manque précieux d’un pupille fonctionnelle. Enfin, ce brave Castaing devait avoir de la bouteille au moins. Tant qu’il saurait les entraîner efficacement, qu’importe les mutilations dont il était affligé. Les Trois ne nous apprenaient-ils donc point la compassion envers les miséreux et ceux atteint de difformité ?

Enfin, miséreux, miséreux, le ton vache avec lequel le sieur Théophile leur intimait de garder leur formule de politesse pour les autres gradés n’incitait pas à la bonne entente. Le Castaing avait plutôt l’air d’humeur massacrante, à vouloir en faire baver les petits jeunes. Un nœud se serrait entre les tripes de Foulques, mais qu’importe, il s’était assigné à la Milice extérieur comme volontaire. Le bleu avait signé pour être là.

« Si vous me parliez de vous pour commencer ? Vos noms, pourquoi vous êtes dans la milice, si vous avez une fiancée qui attend votre retour, bref, tout ce qui vous passera par la tête. »

Nos fiancées ? Le Chastel leva les sourcils. Non, vraiment, la vie dans la Bibliothèque du Temple avait certes beaucoup d’avantage, mais une folle vie amoureuse pleine de conquêtes d’un soir et autres passions dévorantes n’en faisaient point partie. Le gratte-papier réfléchissait un instant sur ce qui lui venait en tête, ne souhaitant pas trop en révéler sur sa vie, ces aspirations, les disputes avec son père ou encore les mystérieuses recherches du sieur Lothaire.

« Foulques Chastel. J’aspi… Mon père aspirait autrefois à me faire ordonner prêtre mais j’ai finalement bien réfléchi et je pense être plus utile dans la Milice extérieure. »

Simple, concis, encore que le Foulques se demandait si préciser que son père aurait voulu en faire un prêtre était si nécessaire que ça. Enfin, qu’importe, s’il devait se mordre les lèvres à chaque fois qu’il prononçait une information au final dispensable, ça ferait bien longtemps qu’il aurait les chicots à l’air. Un peu d’honnêteté, un peu dans la lune, une bonté d’âme, aspirant à être utile, c’est tout ce en quoi il croyait. L’ancien curaillon n’en demandait pas plus, pas moins, juste être considéré pour ces actes et sa personne, pas ce que son paternel voulait faire de lui.

« Et du coup non, je n’ai pas de … de fiancée. »

Fallait-il vraiment le préciser ?

Se retournant vers son camarade, le Sanguet, il l’invita à son tour à se présenter. Vivement que l’on se débarrasse de toutes ces présentations et que l’on commence l’entraînement, se surprenait à penser la jeune recrue. Il était bien temps de suer un peu.

La main de leur, apparemment, nouveau mentor s'abattit sur son épaule avec une tonicité inattendue et Léon retint une petite grimace, plus par surprise que par douleur. Leur aîné refusa le qualificatif et se mit à leur niveau, ce qui frappa Léon. Avec la réputation qu'on leur avait dépeinte, il devinait la compétence de l'homme et il l'avait supposé arrogant.

L'homme en vint à les questionner sur leurs noms, leurs raisons et... Leurs fiancées ? Léon déglutit, surpris. Alors que Foulques répondait, leur supérieur vint soudainement saisir et croiser les bras des deux recrues, ceux du jouvenceau restant mous, alors qu'il ne savait à quoi s'attendre. Les pommes qui basculèrent au creux de ce panier improvisé l'obligèrent à resserrer ses avant-bras, son regard un peu égaré voyageant de Foulques à Théophile, passant sur les fruits par moments.

Et puis, Foulques se tournant vers lui, il comprit que son tour était venu d'en dévoiler un peu plus.

- L- Léon , Sieu- (Il se racla maladroitement la gorge) Léon Sanguet. J'ai aussi failli intégrer les ordres mais j'ai finalement rejoint la milice. Je... J'avais besoin de quitter Marbrume, et de me rendre utile, après le Couronnement.

Un mensonge évident, auquel le jeune homme ne s'expliqua pas avoir eu recours. Son regard tanguait maladroitement entre les deux yeux de l'archer, de celui qui pouvait le voir à celui qui en serait incapable. Et se rappelant de la question sur ses potentiels ébats, il se surprit à une pensée soudaine vers un autre Théo. Son ami lui manquait, bien sûr. Et ce dernier aurait su rire de cette question et de son embarras, certainement. Son cœur se serra un instant et il se reprit avec difficulté.

- Non, personne ne m'attend.

La phrase avait été pesante, douloureuse. Le souvenir de la veille était déjà suffisamment pénible pour ne pas avoir eu besoin de l'irruption de ce que le garçon supposa être une nostalgie malvenue. Comme son camarade, il aspirait désormais à passer à l'exercice. Tout ce qui pourrait lui occuper l'esprit serait bienvenu, en vérité.

Alors qu’il commençait à charger les bras des deux jeunes recrues, le borgne haussa un sourcil. Tous deux auraient dû être des prêtres, des vocations contrariées pour des raisons qu’ils ne voulaient pas partager. Ils étaient réticents à parler de leurs vies, réticents à s’ouvrir sur qui ils étaient et réticents à sortir de la peur qui les enferrait. C’est ce qui devait changer si ils voulaient devenir des types solides. Devant la Fange, tous étaient égaux. Les hésitations n’avaient aucune place. Autant montrer l’exemple en étant ouvert sur lui-même.

« Et bien pour ma part, je viens d’Estaing. J’y ai grandis, et j’y suis devenu soldat du Roi, tout comme mon père avant moi. Lui avait déjà été servir plus loin que notre petit village, mais moi je suis surtout resté dans notre Comté, et même le plus souvent aux alentours d’Estaing ou sur la route menant à Marbrume. Lorsque la Fange est arrivée, mes camarades et moi avons accompagnés les villageois vers la cité. Enfin la majorité d’entre eux. Certains, comme ma femme... »

Théophile suspendit un moment son geste. La pomme qu’il allait poser sur le tas dans les bras de Léon resta en l’air. Il était particulièrement difficile de penser à Alice à certains moments, alors qu’il avait connu quelques jours auparavant une troublante expérience où sa Douce était venue l’avertir de terribles dangers, sans qu’il ne puisse déterminer ce qui était vrai ou faux. Même si désormais il penchait plus pour une hallucination d’origine inconnue. Sa conversation avec Ryn la veille l’avait conforté dans ce qu’il devait faire désormais et il lui était aujourd’hui un peu plus facile d’écarter ses démons. Ce qui se trouvait devant lui, ces jeunes qui avaient besoins d’être guidés, voilà ce qui était important. Voilà à quoi le soldat qu’il était pouvait encore servir.

Un sourire balaya l’expression vide qui avait un instant pris place sur son visage. Comme si ses propres doutes venaient d’être emportés par la brise. Comme si il ne racontait pas l’une des parties les plus difficiles de sa vie.

« ...N’ont pas pû être sauvés, déjà emportés par les créatures. Il a fallu mener tout le monde a bon port, tenter de convaincre les réticents, protéger ceux que nous pouvions de ce mal inconnu mais dont on entendait des rumeurs depuis plusieurs jours. Ce qui était impossible s’était matérialisé. Et lorsque nous nous sommes retrouvés à Marbrume, les choses sont devenues confuses. J’ai intégré la milice intérieure quelques mois après mon arrivée. Même si, comme vous pouvez le voir, il nous arrive parfois d’effectuer des missions à l’extérieur. »

Au fur et à mesure que l’ archer se dévoilait, les fruits s’amoncelaient entre les relativement frêles bras des deux jeunes recrues, atteignant désormais environ trois étages. Mais ce n’était pas suffisant, car il n’arrêta pas son manège.

« Bien. Maintenant que nous nous connaissons un peu mieux, enfin vous en savez plus sur moi que moi sur vous, dites-moi ce que vous attendez de cet entraînement. Et par pitié, ne me dites pas : devenir plus fort. Soyez un peu plus honnêtes que sur vous-même. »

Un clin d’œil ponctua sa dernière phrase. Si ces petits pensaient l’avoir berné, ils n’étaient pas au bout de leur peine. Pas avec un phénomène comme lui. Pas avec un soldat aguerri.

« Je ne suis pas ici pour vous juger ou pour vous enfoncer les gars. Y’a des tocards comme ça dans nos rangs, je le sais, mais ces types-là sont bien souvent les premiers à se faire croquer. On ne réussira à vaincre que si nous sommes tous dans le même bateau. C’est pour ça qu’ici y’a pas de Monsieur ou de Sieur. Face à nos ennemis, nous sommes tous des soldats. Alors n’ayez pas peur d’être honnête. Je sais être taquin, et vous en subirez certainement les frais si on doit encore se côtoyer, mais dans aucun cas je ne trahirais votre confiance. »

C’était ça l’un des problème de la milice du Roi. Il n’était pas instauré dans leur courte formation quoi que ce soit à propos de la fraternité. Et l’on se retrouvait avec des hommes qui vivaient chacun pour eux, préférant sauver leur peau que combattre vaillamment auprès de leurs frères d’armes. Ces deux jeunes avaient été balancés dans le combat sans y être préparés, leurs « instructeurs » s’étaient seulement assurés qu’ils savaient tenir leur arme. Pas étonnant que les victimes soient aussi nombreuses, là où il pourrait y avoir un taux de réussite et de survit bien plus important si on prenait le temps de faire les chose correctement.

En voilà de sacrés témoignages. Commençons avec le camarade Sanguet d’abord, bien étrange de sa part de se déclarer lui aussi ancien curaillon. Belle mystification, mais le Foulques n’en croyait pas un mot. Certes, il ne connaissait pas vraiment son passé mais rien dans sa stance, sa prose, sa gestuelle, rien ne déclenchait chez le Chastel une impression de familiarité. Point de trace de cet esprit de corps. Pas le moindre indice de cette éducation monastique. C’était comme si cet apprentissage de la liturgie dont on les gavait tout jeunes tel des oies là-bas, au Temple, n’avait pas affecté la moindre habitude chez son camarade. La conclusion la plus logique s’imposait, il mentait, petit mensonge certes, mais tromperie quand même.

Folco s’imaginait que Léon ne voulait probablement pas trop dévoiler à son sujet. Enfin, se disait-il en soupirant, rien n’aurait empêché son compagnon d’être un peu plus inspiré en matière de mensonge. Pas sûr que l’instructeur Théophile ne soit pris dans la nasse.

Enfin, revenons donc au dénommé Théophile Chastaing. A son tour, il conta son histoire aux deux jeunes recrues. Un récit marqué par la tragédie, la perte de l’être aimé et de ses valeureux compagnons, de son intégration encore au sein de la milice intérieure. Point notable, il concluait son conte en leur demandait ce qu’ils attendaient de cette formation accélérée.

Bonne question que voici, qu’espérait donc Foulques en ces quelques séances d’entraînement ? Se fortifier le corps et l’âme peut-être ? Mais l’instructeur réclamait quelque chose d’un peu plus précis que cela. Quelques passes d’armes alors ? Un peu de lutte ? Travailler son endurance ? A peu près n’importe quoi qui pourrait faire de ce garçon de bibliothèque quelque chose se rapprochant d’un futur officier.

« Je veux monter en grade. C’est ce qui m’importe le plus en ce moment. Devenir autre chose qu’un petit gratte-papier, le nez dans les parchemins. Et j’espère, non je pense que vous pouvez m’apprendre deux trois choses utiles pour ça. Je ne sais pas, de l’endurance, travailler mes aptitudes au corps à corps, m’entraîner au maniement des armes, tout me va à ce stade. » Le ton était calme, aussi assuré que pouvait être Folco.

Théophile leur parla longuement des bougres et autres malandrins peuplant la Milice, de la confiture pour les fangeux. Pas de seigneur ou de mestre, ils étaient tous logés à la même enseigne face à de tels créatures. Face à cela, il semblait bien que le Chastaing laisserait entendre qu’un esprit de corps, une égalité dans l’adversité, leur était indispensable pour survivre.