[Terminé] - [Event] - Personne sur la selette

Usson,
Le 06 Juin 1167 en fin de matinée

Même si il avait réussi à chasser la plupart de ses cauchemars en aidant les jeunes recrues, Théophile avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Certes, il ne pouvait décrire à quel point avoir aidé Foulques et Léon lui apporté quelque chose. La gratification qu’il en retirait, elle n’avait pas de mots suffisants. Il savait que c’est en utilisant toute son énergie dans le combat contre l’injustice et en aidant les autres qu’il arriverait à s’épanouir et oublier le passé. En tous cas, le temps ferait son office plus facilement. Mais, pour le moment, il devait régler un autre point en suspend. Depuis son pique-nique raté avec Aeryn, et leur séparation un peu brutale, il n’avait pas pu s’assurer de son état.

Bien entendu, il aurait été bête de s’inquiéter pour sa sécurité. Connaissant les talents de la rouquine en combat, elle pouvait facilement se défendre. Non, la sécurité n’était décidément pas le coeur du problème. La manière dont elle tenait à devenir « une femme » à part entière, sans envisager un mariage, était beaucoup plus inquiétante. Et malgré son départ, lui assurant qu’elle avait assez entendu des explications du borgne, il n’en était pas moins rassuré.

Après avoir fait un tour rapide de la bourgade la veille sans la trouver, le milicien avait décidé de prendre le taureau par les cornes. Une fois sa garde terminé, l’archer était retourné au dortoir pour se débarbouiller et se changer. Il avait enlevé sa tunique pour ne garder autour du biceps qu’un tissu vert reconnaissable. Une fois cela fait, il était allé grignoter un bout au mess et s’était dirigé vers l’auberge. Son but était de croiser un des frères Monclar, si possible, le plus sympathique d’entre eux. Grand bien lui en prit puisqu’il vit en effet Kaël à l’avant du bâtiment.

« Ah Monclar ! »

Ledit Monclar était en discussion avec l’un des miliciens du coin. A priori rien de trop important puisque ce dernier tapa l’épaule de l’ancien mercenaire avant de saluer le borgne, puis de tracer son chemin vers le chantier de construction.

« Castaing. »

Kaël ramena l’attention à lui, ne montrant aucun signe de contrariété d’avoir été ainsi interrompu.

« Excuses-moi, je cherches ta sœur depuis hier. Impossible de mettre la main dessus. Est-ce que tu sais où je pourrais la trouver ? »

Théo tentait de paraître aussi détendu qu’à son habitude. Aucune inquiétude, aucune urgence ne transparaissait dans son ton. Seule sa nonchalance accompagnait ces quelques mots.

« Cela se peut. Et pourquoi donc voudrait tu voir Ryn ? »

Kaël leva un sourcil, comme si il était au courant de quelque chose et qu’il n’était absolument pas prêt à laisser quelqu’un venir contrarier sa petite sœur. Passant une main dans sa chevelure indomptable, le milicien perdit un peu de son assurance.

« Lorsque nous nous sommes quittés l’autre soir, on s’est en quelque sorte disputés. Et je m’inquiétais pour elle. Je sais que Ryn peut parfois agir un peu impulsivement quand elle est en colère. »

Mais Ryn avait-elle été en colère ? Théophile avait beau tenter de comprendre ce qu’il se passait dans la tête du Chaton, impossible d’en savoir plus. Trop de solutions apparaissaient alors qu’elles ne correspondaient à rien de ce qu’il pourrait considérer comme s’appliquant à la rouquine. Peut-être qu’il en saurait plus en la voyant. C’était même sûr. Ce n’est pas comme si il avait d’autres solutions non plus pour résoudre cette situation bizarre.

La matinée s'était écoulée à une vitesse époustouflante tant les employés de l'auberge avaient été occupés. L'heure du déjeuner approchant, la cuisine grouillait de monde, bien que la plupart des personnes présentes à ce moment-là n'étaient en rien indispensables… Ryn se tenait devant son énorme marmite de ragoût, le visage couvert de sueur et de suie. Il faisait chaud près de l'âtre, tellement chaud que la pauvre Clotilde avait dû laisser sa place à la rouquine. Ayant eu vent des liens qui unissaient la jeune femme aux Monclar, tous la voyait comme extraordinairement forte et résistante, comme ses frères. Malgré tout, Ryn restait une jeune femme peu habituée à ce genre de température, et elle n'en menait pas large devant sa marmite et la chaleur étouffante qui s'en dégageait.

– Je peux prendre ta place si tu veux, lui lança Albert, le visage aussi souriant que d'habitude. Au moins le temps que tu ailles te passer le visage sous l'eau.

La jeune femme lui offrit un regard chargé de reconnaissance et se rendit aussitôt dans l'arrière cour pour plonger ses mains dans un baquet d'eau fraîche. Elle pu ensuite se rincer le visage pour retirer la poussière et la sueur qui l'en recouvrait.

Ne voulant pas laisser le pauvre Albert se charger de son travail à sa place, elle reprit le chemin de la cuisine, en passant par la grande salle, jusqu'à ce qu'une voix familière vint lui titiller l'oreille.

« Excuse-moi, je cherche ta sœur depuis hier. Impossible de mettre la main dessus. Est-ce que tu sais où je pourrais la trouver ? »

Ainsi donc, il l'avait cherché…Et pourquoi donc ? Après leur dernière conversation, il semblait pourtant évident que les deux n'avaient plus rien à se dire. Enfin, c'était là ce que Ryn pensait sincèrement, simplement parce qu'elle n'avait plus la moindre envie de le voir et encore moins de lui parler.

Un bruit puissant sitôt suivit par un hurlement s'échappèrent alors des cuisines. Le sol avait tremblé, enfin c'est ce qu'Aeryn avait ressenti même si rien autour d'elle ne semblait avoir bougé. Le second hurlement, fut plus fort encore que le précédent et si strident qu'il en dit sursauter notre ancienne mercenaire qui se précipita dans sa direction. L'agitation dans la salle avait changé, sans doute parce qu'une énorme flaque familière recouvrait le sol… Il s'agissait-là du ragoût que la jeune femme avait mis des heures à préparer… Et près de cette flaque, se tenait recroquevillé le petit boulanger. Marjolaine se tenait près de lui, demandant aux autres employés d'éponger le ragoût qui ne serait donc plus au menu.

– Que s'est-il passé ? demanda la rouquine en venant s'agenouiller près du pauvre Albert.
–Le crochet, répondit Marjolaine, d'une voix tremblante. Le crochet s'est décroché, la marmite est tombée et…
– Et j'ai eu le réflexe stupide d'essayer de retenir la marmite avec mes mains…

En réalité, il ne s'agissait pas simplement du crochet, mais de tout un morceau de pierre retenant le crochet qui s'était écroulé dans la cheminée… Albert ouvrit alors les mains pour les montrer à la rouquine, dévoilant ainsi ses paumes rougeâtres, déjà cloquées, signe que la brûlure était des plus importantes.

– Tout va bien ici ? demanda Kaël qui nous observait, l'air inquiet.
– Albert est blessé, il faut l'emmener au temple…
– Je m'en charge.
–Je viens aussi… renchérit Marjolaine avant de venir saisir les mains de la rouquine. Par les Trois, Ryn… Cela aurait pu être toi…

Interdite, la jeune femme se contenta de rester silencieuse, essayant d'imaginer quels dégâts la chute de ce bout de mur aurait pu provoquer sur sa personne… Sans le vouloir, Albert venait de la sauver…

– Je…Tout Je vais l'emmener, lança-t-elle avec aplomb. Sans lui…
– C'est bon Ryn, je m'en occupe… Tu as beaucoup d'autres choses à faire…

Alors que Kaël s’apprêtait à répondre à Théophile, des bruits inquiétants surgirent de l’intérieur de l’auberge. Le mercenaire se précipita. Et à sa place qui ne l’aurait pas fait ? Sa fiancée était à l’intérieur, peut-être bien à l’origine des deux cris successifs qui avaient émergés au milieu d’un fracas inquiétant.

Le milicien, sur ses gardes, suivit Kaël jusqu’à l’origine des bruits. Arrivés dans la cuisine, ils virent un spectacle bien moins effrayant que ce à quoi ils auraient pu s’attendre, même si le jeune homme au milieu de la pièce était gravement brûlé. Et à côté de lui, Ryn s’était précipitée pour vérifier l’état de ce garçon qu’elle semblait connaître. C’était tout elle. Même si elle s’était efforcée de repousser les autres, elle ne pouvait cacher sa nature généreuse. De l’autre côté, la gentille fiancée de Monclar se préoccupait aussi du garçon mais aussi de commencer à nettoyer les dégâts. L’évènement l’avait quelque peu choquée et cela pouvait se comprendre.

Kaël eut le bon réflexe de vouloir sortir le blessé et sa belle de l’endroit pour déplacer un peu d’anxiété. Et surtout aller faire quelque chose pour le pauvre idiot qui avait tenté de sauver le ragoût plutôt que sa vie. Le borgne attrapa un petit seau d’eau qui traînait près d’un des plans de travail à côté de lui et l’emmena vers...Albert, si il avait bien attrapé son nom au vol.

« Mets tes mains là-dedans pour soulager la brûlure. »

L’Estagnol avait pu observer plusieurs fois sa mère aider à prodiguer les premiers soins. Même si il était bien incapable de connaître la composition des plantes qui étaient utiles dans ce cas, il avait bien gardé le souvenir du premier réflexe à avoir dans le cas d’une brûlure. Théophile passa la corde du seau autour du coup du jeune homme pour qu’il n’ait pas besoin de se préoccuper de comment l’emporter avec lui. Il lui claqua l’épaule, un peu moins fort qu’il ne l’avait fait pour ses jeunes recrues et s’adressa au trio.

« Allez-y je vais rester avec Ryn pour nettoyer et voir ce qu’on peut faire pour la cheminée. Surtout qu’elle ne puisse agresser personne d’autre. »

Comme souvent dans ce genre de situation, un sourire taquin et une boutade était sa manière de dédramatiser. Albert n’aurait pas moins mal, la cheminée n’allait pas miraculeusement se reconstruire mais au moins, si ils s’offusquaient, c’est qu’ils étaient suffisamment en bonne santé pour le faire.

Kaël, sourire en coin, adressa juste un signe de tête au milicien avant de faire sortir ce petit monde, laissant Théophile et Aeryn seuls dans la cuisine. De ce que le borgne en voyait, la rouquine avait du mal à s’en remettre. Il fallait la sortir de ce marasme, tout en sécurisant les lieux. En y regardant de plus près, il restait quelques braises dans l’âtre, visibles là où la roche ne les avaient pas étouffées. Quant à l’endroit fragilisé, c’était une autre histoire. Toute la cheminée allait-elle s’effondrer sur elle-même ou le risque était-il passé ?

L’archer tapota ce qu’il restait de la mauvaise pierre, et quelques morceaux cédèrent à leur tour. La bonne nouvelle c’est que le reste de la structure semblait stable. En tous cas, tant qu’elle était entière.

« La pierre est fragilisée mais on ne peut pas la faire tomber au risque de toute faire s’effondrer. Il faudra aller voir le tailleur de pierre. Mais pour le moment ça ne devrait pas bouger tant qu’on y touche pas. Ryn, peux-tu me faire passer un ou deux seau d’eau pour éteindre les braises. Rien ne sert de les laisser alors que la cheminée est inutilisable pour le moment. Je t’aiderais à nettoyer le reste après. »

Lui donner quelque chose à faire était le meilleur moyen de l’occuper à autre chose que des « et si ». Et cela donnerait ensuite l’occasion à Théo de jauger son réel état.

Tout s'était finalement déroulé très vite. Trop vite sans doute pour l'ancienne mercenaire qui ne put que regarder le trio partir en la laissant sur place avec celui qu'elle ne voulait plus voir. Mâchoires et poings serrés, elle l'observa se pencher pour vérifier l'étendu des dégâts.

–
La pierre est fragilisée mais on ne peut pas la faire tomber au risque de toute faire s’effondrer. Il faudra aller voir le tailleur de pierre. Mais pour le moment ça ne devrait pas bouger tant qu’on y touche pas. Ryn, peux-tu me faire passer un ou deux seau d’eau pour éteindre les braises. Rien ne sert de les laisser alors que la cheminée est inutilisable pour le moment. Je t’aiderais à nettoyer le reste après.

"Pour qui il se prend celui-là?"

Plutôt contrariée de le voir ici, jouer de ses sourires taquins et de ses regards en coin, l'ancienne mercenaire aurait voulu lui lancer à la figure l'un de ses fameux "je n'ai pas besoin de toi". L'ennui était que ces derniers n'avaient aucun effet sur le borgne qui, au lieu de déguerpir, avait la fâcheuse tendance de s'accrocher comme une moule à son rocher. Aussi, afin de se montrer bien plus clair tout en se vengeant gentiment, la rouquine se saisit d'un seau d'eau et le jeta purement et simplement dans l'âtre veillant, par la même, à ne pas épargner le milicien qui se retrouva trempé de la tête aux pieds.

–Quelle maladroite… tu ferais mieux de te barrer pour te sécher parmi les tiens, grogna la rouquine avant de reposer le seau. Au moins, les braises sont bien éteintes à présent.

Si la rouquine était sévèrement irritée par l'intrusion du milicien sa colère dormait pourtant encore. Elle avait à faire de toute manière, comme finir de ramasser les restes du ragoût qui commençait déjà à couler entre les pierres qui recouvraient le sol de la cuisine. Pour cela, la jeune femme aurait besoin d'eau qu'il lui faudrait aller chercher au puits. Elle se saisit donc de deux seaux traînant non loin et abandonna Théophile sur place.

À l'évidence, Aeryn n'était pas encore prête à partager le même air que lui.

De l’eau il avait demandé, de l’eau il avait reçu. Le milicien ne s’attendait pourtant pas à se trouver sur sa route, finissant trempé de la tête au pieds. Enfin presque. Tout le haut de son corps était trempé mais ses grandes guibolles et ses chaussures avaient été un peu épargnées. La différence de température entre l’air et l’eau froide couru comme un torrent glacé le long de son torse. C’est ébahis qu’il observa le Chaton feuler.

–Quelle maladroite… tu ferais mieux de te barrer pour te sécher parmi les tiens. Au moins, les braises sont bien éteintes à présent.

Ryn était visiblement énervée. La raison, il ne la connaissait pas vraiment mais vu que la manœuvre maladroite était tout sauf involontaire, Théophile comprit qu’il était tout à fait visé. La rouquine en avait donc après lui. Il fallait qu’il essayes de comprendre pourquoi, alors que le dos de son amie s’éloignait.

Un soupir passa ses lèvres alors que son œil se mit à la recherche de quoi le sécher un minimum car, dans tous les cas, il ne pouvait pas laisser les choses ainsi. A quelques pas, un grand tissu abandonné attira son attention. Les tâches qui le maculait et l’odeur qu’il dégageait n’était pas ragoûtantes, mais ça devrait faire l’affaire. Il mit le chiffon en boule et tamponna ses cheveux et son visage, enlevant ce qui était le plus gênant. Puis il le laissa de côté pour se diriger vers le crochet et la marmite.

L’archer s’accroupit et tendit sa main vers le crochet pour déterminer à quel point il était chaud. Et la distance entre sa paume et la chaleur résiduelle lui indiquaient qu’il faudrait refroidir le tout avant de pouvoir déplacer quoi que ce soit. Si il tentait de bouger la pierre pour détacher le crochet et la marmite, il y avait trop de risques de faire rouler le gros conteneur n’importe où dans la pièce. Autant éviter de nouveaux dégâts. Alors il se releva et chercha d’autres seaux. Heureusement, une cuisine d’auberge comme celle-ci en possédait suffisamment pour qu’il puisse en trouver deux supplémentaire. Puis il alla dans la même direction qu’avait prise l’ex-mercenaire après l’avoir copieusement arrosé.

Il vit bien facilement la rouquine, penchée au-dessus d’un large baquet. Le borgne s’approcha et s’adossa au mur contre lequel le réservoir avait été installé. Il pouvait ainsi faire face à la rouquine et il lui sourit, tentant de contrebalancer avec la colère toujours visible sur ses traits.

« Tu sais, je m’étais déjà lavé avant de venir, tu n’étais pas obligée de me donner un bain. »

Impossible de distinguer si sa plaisanterie avait fait mouche ou non, le faciès de Ryn étant seulement partiellement visible alors qu’elle remplissait son seau. Peut-être que celui-là aussi finirait par se vider sur lui si il n’arrivait pas à apaiser la situation. Mais ce n’était pas ça qui le gênait le plus. Ayant grandit en vadrouillant par monts et par vaux, être trempé n’était pas une expérience nouvelle pour lui. Non, il était plus inquiet de savoir si il arriverait à résoudre ce qui rongeait son amie à son propos.

« Ryn, je ne sais pas ce que j’ai fait pour te mettre une nouvelle fois en colère. Mais si tu m’explique je suis sûr qu’on peut éclaircir le problème. Je ne veux pas rester fâcher avec toi. »

En cet instant, il avait tout du chien battu. Un regard triste, une petite moue, les épaules qui s’étaient abaissées. Ce n’était pas conscient mais c’était bien là une attitude de quelqu’un qui tentait d’attendrir son auditoire. Des années de pratiques auprès de la matriarche qui venait lui souffler derrière les oreilles dès qu’on reportait une bêtise de sa progéniture. La technique avait parfois été efficace, si bien qu’elle avait été adoptée à vie par l’Estagnol.

Évidemment, si elle avait espéré que Théophile prenne la poudre d'escampette, Aeryn n'était pas dupe. Elle le connaissait, le milicien. Elle le connaissait même plutôt bien et elle savait qu'il serait encore et toujours là lorsqu'elle reviendrait… Néanmoins, la jeune femme ne s'était pas attendue à ce que ce dernier la suive jusqu'au puits.

Et le voilà de retour avec son attitude nonchalante et ses fichus sourires tous plus agaçants les uns que les autres. Le borgne se permit même une petite boutade qui n'eut pour effet que de lui faire lever les yeux aux ciel.

–
Ryn, je ne sais pas ce que j’ai fait pour te mettre une nouvelle fois en colère. Mais si tu m'expliques, je suis sûr qu’on peut éclaircir le problème. Je ne veux pas rester fâcher avec toi.

Elle soupira avant de se retourner pour mieux lui faire face. Comment osait-il afficher une moue pareille et ainsi se faire passer pour la victime de cette histoire ? Comment pouvait-il jouer ainsi l'ignorant et venir quémander des explications qui, à l'évidence, il ne pourrait pas comprendre.

– Laisse tomber, Castaing. Je n'ai rien de plus à te dire que la dernière fois. Je pensais pourtant avoir été claire… Quand je dis "adieu" à quelqu'un, ce n'est jamais pour rien.

Elle se saisit de ses seaux pleins et contourna le borgne sans lui accorder plus d'attention que nécessaire… Enfin, c'était bien ce que Ryn avait initialement prévu, mais elle sentait que ce ne serait probablement pas suffisant pour le milicien et sa ténacité. Aussi se sentit-elle obligée d'ajouter :

– C'était pourtant évident, toi et moi… On ne peut même pas être amis…C'est impossible. Alors rends nous service à tous les deux et oublie-moi, ajouta-t-elle avant de retourner à l'auberge pour se remettre au travail.

Adieu ? C’était sérieux ? Certes, elle avait bien prononcé le mot mais comment avait-il pu être sérieux ? Certains disaient parfois Adieu pour un simple au revoir. Comment pouvait-elle décider de tracer un trait sur les aventures qu’ils avaient vécu d’un seul petit mot ridicule ? Théophile ne comprenait absolument pas ce revirement.

« Alors c’est tout ? Tu décides comme ça que tu ne veux plus voir quelqu’un ? On passe de tout à rien…. »

Oh...Figé, le milicien, se rendit compte que le changement de comportement d’Aeryn suivait le moment où il avait repoussé la jeune femme. Mais elle avait avoué elle-même qu’il avait raison ! Ah les femmes ! Pourquoi ne pouvaient-elles pas être plus claires ? Et puis, comment pouvait-elle se buter là dedans alors qu’elle voulait une vie normale ?

Théophile se retrouva seul dehors. Il attrapa donc ses seaux pour rejoindre la rouquine dans la cuisine.

« Est-ce que c’est parce que j’ai dit qu’on ne devrait pas aller plus loin ? Ryn ? Tu m’en veut d’avoir voulu protéger ta réputation ? C’est vraiment ça le problème ? »

Les questions étaient à la fois interrogatives mais aussi emplies d’incompréhension. Le milicien n’avait aucune foutu idée de ce qu’il se passait dans la tête de la femme dos à lui. Par les Trois, il tentait vraiment d’être un homme droit, encore plus depuis sa mésaventure. Il n’avait touché aucune femme depuis qu’Alice était apparue dans ses songes, et même si la solitude lui pesait, le soir dans son petit lit, il n’était pas sûr de pouvoir partager sa couche pour le moment. Même avec Ryn. Surtout avec Ryn, qui cherchait quelqu’un de stable. Même si elle lui avait fait entendre le contraire, elle ne pouvait vraiment vouloir d’un homme au mœurs légères comme lui, elle lui avait déjà fait entendre son point de vue sur la question.

« Je suis désolé mais pour quelqu’un qui se dit avoir été clair, moi je n’ai rien compris ! Qu’est-ce que tu attendais de moi ? Je ne te demande pas maintenant, parce que cette idée de t’oublier ça ne marche pas comme ça. Je te demande ce que tu attendais de moi l’autre jour, et sans me donner raison bateau pour pouvoir fuir. »

Il avait très envie de lui mettre sa lâcheté dans la face, mais un brin de sagesse au fin fond de sa conscience lui indiquait qu’il ne valait mieux pas trop titiller le Chaton sauvage si il ne voulait pas se faire mordre. Pour l’instant, ce qu’il voulait c’était des réponses et résoudre la situation.

–Alors c’est tout ? Tu décides comme ça que tu ne veux plus voir quelqu’un ? On passe de tout à rien…. »

"Tout ou rien". Au fond, cette expression résumait plutôt bien la manière dont Aeryn vivait ses relations avec les autres. Les nuances, la jeune femme les laissait aux peintres qui savaient parfaitement y faire. L'ancienne mercenaire avait beau savoir que ce "tout ou rien" ne rimait à rien, mais elle ne savait pas faire autrement et préférait donc, en général, se contenter du rien. Et elle s'en voulait d'avoir voulu en offrir plus à Théophile et le laisser grappiller un peu plus de "tout" a chaque fois qu'ils se rencontraient. C'était-là une bête erreur de la rouquine qui comptait bien y remédier.

De retour dans la cuisine, la jeune femme renversa les seaux pour tremper le dallage avant de se baisser pour éponger le tout. La sauce du ragoût était très épaisse, mieux valait donc la lessiver pour la retirer plus efficacement.

–Est-ce que c’est parce que j’ai dit qu’on ne devrait pas aller plus loin ? Ryn ? Tu m’en veux d’avoir voulu protéger ta réputation ? C’est vraiment ça le problème ? lui lança-t-il alors qu'elle se trouvait accroupie devant l'énorme flaque.

Oh, elle avait bien envie de lui répondre d'aller se faire voir ailleurs, mais sur l'instant, la jeune femme imaginait qu'il serait bien plus simple de l'ignorer. À force, il finirait bien par abandonner… L'ennui était justement que Théophile avait le pouvoir de l'énerver très rapidement…. Plus particulièrement avec cette fichue manie de mentir sans même s'en rendre compte.

– Je suis désolé mais pour quelqu’un qui se dit avoir été clair, moi je n’ai rien compris ! Qu’est-ce que tu attendais de moi ? Je ne te demande pas maintenant, parce que cette idée de t’oublier ça ne marche pas comme ça. Je te demande ce que tu attendais de moi l’autre jour, et sans me donner raison bateau pour pouvoir fuir.
– Si ce n'est pas clair pour toi c'est parce que tu ne prends aucunement la peine d'écouter ce qu'on te raconte et encore moins d'observer, souffla-t-elle en essorant son linge au-dessus du seau.

Voulait-il réellement comprendre ou jouait-il simplement à la victime ? Comme l'un de ces gamins capricieux qui se montrerait insistant après qu'on lui ait confisqué l'un de ses jouets ?

Au point où elle en était : tant pis.

– J'ai des sentiments pour toi. De quelle nature exactement, ça ,j'en sais strictement rien et ça ne regarde finalement que moi, tout en parlant, elle préféra se concentrer sur sa tâche pour ne pas s'énerver. La colère se réveillait doucement, mais Ryn veillait à ne pas la laisser se manifester. Hors de question pour elle d'être encore son esclave et de souffrir bêtement de ses effets.

– Tu as totalement le droit de me repousser. C'est ton choix et je le respecte. Je ne suis pas de celles qui vont bêtement se lancer dans ce genre de combat stupide. Ce qui m'agace ce sont surtout tes excuses pour le faire.

Une nouvelle fois, la serpillière fut essorée. Une nouvelle fois, la jeune femme soupira.

– Que tu le veuilles ou non, ma réputation est grandement entachée. C'est ce qui arrive lorsqu'on est une femme, qu'on est rousse et qu'on manie l'épée en portant des vêtements d'hommes. C'est comme ça et, honnêtement, j'en ai strictement rien à faire. Quand on est comme moi, on sait bien que les gens s'imaginent des tas de choses, comme le fait que je puisse forniquer avec Etiol chaque soir, à la nuit tombée. Mais là encore, c'est mon affaire, pas la tienne… Bien que, même si je t'ai embrassé, il était pour moi hors de question que je m'adonne à la luxure sur un toit miteux. Je pense que je mérite tout de même mieux que ça.

Devait-elle poursuivre ?

– Cela étant, je sais que ce n'est pas vraiment ce qui te dérange… Ma réputation ne doit pas te préoccuper tant que ça. L'ennui, c'est toi… Juste toi qui crève de peur à l'idée de t'attacher… Mais en même temps, tu ne peux pas t'empêcher de me toucher ou de venir me voir dès que tu le peux. Tu te caches derrière ton honneur alors qu'en réalité, tu as juste peur… Mais ça, tu vois, c'est ton droit aussi. Sauf que je n'ai plus la moindre envie de me mêler de ça. Je n'ai plus la moindre envie de me battre avec toi : j'abandonne, pour de bon.

Finalement, elle se releva en posant son linge sur le bord du seau. Ceci fait, elle se retourna vers Théophile.

– Si c'est plus clair pour toi, je pense que tu peux partir.

L’esprit de Théophile s’arrêta sur le mot sentiments. Ses oreilles captèrent parfaitement le reste du monologue de la rouquine, mais son cerveau avait besoin d’un peu de temps pour digérer l’ensemble de ce qui se présentait à lui. Si bien, qu’il se retrouva tel un couillon, au beau milieu de la pièce, ses seaux toujours dans les mains, à ouvrir et fermer la bouche.

Puis enfin, lorsque les perles azur d’Aeryn lui firent face et qu’elle prononça le mot « partir », le borgne s’éveilla. Ryn, le Chaton sauvage, le furie rousse, avait des sentiments pour lui. Ce fut le moment où il lâcha les deux seaux, qui se déversèrent jusqu’à la marmite chaude. Là où Ryn venait de nettoyer, le liquide froid revint faire une nouvelle vague de propre. Le bruit du bois résonna et appuya le silence de la pièce.

Revenant au présent, Théophile se passa une main dans les cheveux et tira quelques mèches pour tenter de faire venir les mots et les idées dans sa caboche. Dans le bon ordre si possible, mais le bazar que les quelques révélations de Ryn avaient mis n’était pas simple à gérer.

« Les sentiments...Je...je ne sais pas Ryn. Je suis nul avec ça, depuis toujours. J’ai mis des mois à me rendre compte de ce que je ressentais pour Alice une fois qu’elle m’ai mise devant le fait accomplis, et je ne me suis rendu compte que trop tard à quel point je l’aimais. Mes parents c’est pareil, ils ne m’ont jamais autant manqué qu’aujourd’hui, alors que je me rends compte du manque que leur absence a laissé. »

Le poids dans sa poitrine s’alourdit. Etaler son manque de réactivité face aux émotions qui le concernaient ne faisaient qu’ajouter une pierre dans son auto-apitoiement.

« Je suis nul avec tout ça, et je ne m’étais absolument pas rendu compte de tes sentiments. »

Non, il ne s’était même pas posé de question à ce sujet. Imaginer que quelqu’un puisse vouloir s’engager avec lui de cette manière était tout simplement impensable. Lui vivait dans les fantômes du passé, il n’avait jamais regardé si le présent lui présentait la même chose. Il n’arrivait pas à passer au-delà de ses erreurs d'hier.

« Ca fait trop longtemps que tout ça est parti en fumée. Et ce que je ressens pour toi, là tout de suite, je ne saurais pas te dire. Pour moi tu es Ryn, tu es toi et tu as une place unique, une place importante. Mais ce que ça veut dire, je ne sais pas te dire exactement. »

Cette fois-ci, ce furent ses deux mains qui vinrent maltraiter son cuir chevelu, alors qu’il se mit à faire les cents pas. Ses jambes marchaient aussi vite que les informations tournaient dans sa cervelle. Une mauvaise habitude qui ressurgissait au moment où il tentait de délier le nœud qui s’était formé suite au discours de son amie.

« Je ne sais pas ce qui me retient de me lier à quelqu’un d’autre, je n’avais même jamais pensé à aimer un jour quelqu’un d’autre qu’Alice. Je ne sais même pas si j’en ai le droit, après l’avoir laissé tombée. Je suis responsable de sa mort au même titre que la Fange. Et je suis en train d’apprendre à vivre avec. »

Ce n’était pas une franche réussite, et c’était peu de le dire. Le borgne relâcha ses mèches et vint s’accroupir près de la marmite. Il testa de nouveau la température, ce n’était pas le moment d’avoir une brûlure. Heureusement, l’eau avait fait son office et il put tenter de commencer à séparer le crochet du gros conteneur.

« C’est sûrement pas les réponses que tu attendais. J’en suis désolé. Je... »

Théophile soupira en même temps qu’il tentait de forcer le coulissement des deux métaux face à lui.

« Je en sais pas quoi te dire. »

Tout du long, Aeryn resta plantée là, à l'observer bouger frénétiquement. Elle l'écouta attentivement, ce qui lui permit finalement de mieux comprendre le milicien, même si ce constat ne lui plaisait guère … Il acheva sa tirade en s'accroupissant près de l'âtre et du crochet qui avait dû bien refroidir avec toute l'eau que Théophile avait maladroitement renversée. Les chaussures et le bas de la robe de Ryn se voyaient trempés, d'eau et de sauce.

– C’est sûrement pas les réponses que tu attendais. J’en suis désolé. Je... Je ne sais pas quoi te dire.

À ces mots, Ryn ne sut quoi dire non plus. Aussi, au lieu de quoi, elle leva ses deux bras avant de les relâcher pour les faire claquer sur ses cuisses, tandis que son soupir pincé laissa échapper un son évoquant des flatulences. À ce moment précis, l'ancienne mercenaire agissait comme une enfant.

–Et bien, en réalité, tu n'avais rien à dire. Moi, je n'attendais aucune réponse, c'est toi qui est venu en exiger de ma part. Si tu m'avais écouté, tu serais parti et tu n'en aurais jamais rien su.

Observant l'étendu des dégâts sur le dallage, Aeryn reprit sa serpillière et sa tâche afin de faire rapidement disparaître toute cette eau.

– Mais je comprends mieux … Tu es tellement centré sur toi-même que tu n'es même pas capable de voir ce qui se trouve autour de toi. Au fond, si tu ne changes pas ça, tu seras toujours l'homme aux regrets parce que, pour toi, il sera toujours trop tard. Au fond, c'est plutôt triste…

En disant cela, Aeryn ne pensait pas à elle ou à une relation avec Théophile. Elle en avait déjà fait son deuil, sans doute grâce à l'humiliation qu'elle avait essuyé sur ce toit. Les mots que le borgne avait prononcés alors, la rouquine ne les oublierait probablement jamais.

– Tu reproduis la même chose aujourd'hui, avec tes maîtresses par exemple : tu prends ce que tu as à prendre en jouant à l'homme attentionné, mais je suis certaine que tu ne te demandes jamais ce que ces femmes peuvent ressentir. Elles ont certes été mariées, mais cela ne les empêche pas pour autant de développer de nouveaux sentiments pour quelqu'un d'autre… Finalement, c'est ça aussi de continuer à avancer malgré tout.

Tout en parlant, Aeryn pu avancer dans son travail malgré tout. Un bon tiers de la pièce avait été épongé. Il lui fallait à présent vider les quatre seaux. Elle s'en saisit de deux et :

–Je m'en occupe, murmura Kaël en se saisissant des seaux que portaient sa sœur. Clotilde a dit que tu pouvais partir si tu le souhaites…

Son regard se posa alors sur le milicien… Nul doute que l'aîné des Monclar savait ce qui s'était passé ici… Sans doute parce que la tenancière avait dû tout entendre depuis l'étage.

–Rentre à la maison et repose-toi. Tu reviendras pour le service du soir. Je vais m'occuper de ça.

Même si son visage affichait un grand sourire, le ton de sa voix n'incitait pas à la conversation et encore moins à la contradiction. Ryn abandonna ses seaux puis quitta la cuisine sans rien ajouter.

– J'en ai connu des idiots, mais toi… Tu les surpasses tous, grogna le mercenaire au milicien. Ryn a bien assez souffert et elle n'a pas besoin que crétin vienne en rajouter. C'est quelqu'un de bien. Et même si elle peut être forte dans de nombreuses situations, elle reste tout de même fragile et sensible dans beaucoup d'autres. Aussi, si tu ne peux pas être sérieux à son égard, je préfère que tu ne l'approches plus… Est-ce que c'est clair ?

Alors qu’il s’acharnait à détacher le crochet de la marmite, Ryn répondit à sa question muette. Mais il était injuste de lui reprocher d’avoir voulu comprendre. Etait-il mieux qu’il reste inconscient de ce qu’il s’était tramé ? Non, ça aurait été moins dérangeant, moins douloureux, mais pas mieux. Il aurait continué à faire du mal à son amie sans s’en rendre compte. Son amie, enfin, leur relation était bien particulière, sachant qu’il ne savait pas lui-même comment se positionner.

Soeur Darine avait dis à Théo une chose assez semblable qu’Aeryn. Il devait dépasser sa culpabilité et ses regrets, mais si c’était chose facile, de nombreux hommes ne serait pas tous les soirs en train de noyer leur chagrin dans l’alcool. Il était peut-être facile de laisser partir les regrets quand ils n’étaient pas les nôtres. Quand ils impliquaient autant pour soi, il n’était pas si facile de faire la paix avec son passé. Le borgne savait qu’il finirait éventuellement par passer au-dessus de tout cela, mais les révélations sur la mort d’Alice étaient trop fraîches pour qu’il puisse laisser les choses s’apaiser.
Et ça Ryn ne pouvait pas le comprendre. Elle qui n’avait pas connu d’amour aussi fort, elle ne pouvait comprendre le temps qu’il fallait pour cicatriser ses plaies. Alors, si il fallait qu’il la laisse tranquille pour le moment, il le ferait. Il ne pouvait lui faire de promesse en laquelle il ne pouvait croire pour le moment. Il ne pouvait la rendre heureuse si il n’était pas sûr de ce qu’il ressentait, et encore moins si il ne lui était pas entièrement dévoué.

Alors, quand la rouquine se leva et fut renvoyée à la maison, Théophile ne fit pas mine de la retenir. Au lieu de ça, il leva la marmite, enfin déliée, pour la poser lourdement sur le plan de travail. Les mots de l’aîné des Monclar le frappèrent en plein dos et il les réceptionna sans faiblir. Il le laissa terminer avant de se tourner et lui lancer un sourire moqueur. Autant il pouvait faire un effort pour Ryn, autant il n’avait aucune envie de ne pas heurter les sentiments de son frère.

« Et tu crois que tu es bien placé pour parler Monclar ? Vraiment ? Qui a laissé une petite fille se faire transformer en garçon ? Qui l’a laissée se faire maltraiter par son père ? Qui l’a abandonnée quand elle avait le plus besoin d’aide ? »

Oui, ces questions accusaient parfaitement Kaël. Lui qui se faisait passer pour un parangon, qui montrait aujourd’hui son image de frère modèle alors qu’il avait été absent pendant des années, pensait-il pouvoir mieux se positionner que lui ?

« Je suis peut-être un crétin, mais par les Trois, je ne pense pas que tu puisses me donner de leçon. En ce qui concerne Ryn, j’ai bien compris, ne t’inquiètes pas, je ne lui imposerait pas ma présence plus que de nécessaire. Je ne suis pas capable de lui offrir ce qu’elle recherche, pas pour le moment en tous cas. Mais je ne la laisse pas tomber, je veillerais de loin. Que ça te plaise ou non. »

S'il y avait un seul Monclar sur cette terre doté d'une patience extraordinaire, ce ne pouvait être que Kaël. C'était un homme doux, gentil et incroyablement tolérant. Un homme toujours prêt à aider son prochain en lui tendant la main ou en le poussant un peu. Aussi, lorsque Théophile lui offrit un sourire hautement sarcastique, Kaël ne broncha pas et se contenta de croiser les bras. Le milicien avait probablement dû encaisser quelques remarques de la part de sa cadette qui, avouons-le, savait toujours où toucher pour blesser. Sans doute avait-il besoin de se libérer d'un excédent de colère ou bien de désespoir… Ou pas.

– Et tu crois que tu es bien placé pour parler Monclar ? Vraiment ? Qui a laissé une petite fille se faire transformer en garçon ? Qui l’a laissée se faire maltraiter par son père ? Qui l’a abandonnée quand elle avait le plus besoin d’aide ?
–À l'évidence, tu sais rien de nos vies, sinon tu ne dirais jamais cela, souffla le mercenaire. Tu ne sais pas ce qu'a dû traverser Ryn, moi si. Tu n'étais pas là quand mes frères l'ont brûlés, blessés et humiliés simplement parce que pour eux, elle était responsable de la mort de notre mère. Moi je le sais. C'est moi qui recousais et pansais ses plaies, gamin.
– Je suis peut-être un crétin, mais par les Trois, je ne pense pas que tu puisses me donner de leçon. En ce qui concerne Ryn, j’ai bien compris, ne t’inquiètes pas, je ne lui imposerait pas ma présence plus que de nécessaire. Je ne suis pas capable de lui offrir ce qu’elle recherche, pas pour le moment en tous cas. Mais je ne la laisse pas tomber, je veillerais de loin. Que ça te plaise ou non.

Le mercenaire, même s'il savait qu'il n'avait nullement besoin de se justifier devant un homme qui prendrait sûrement plaisir à l'insulter, prit quand même la peine de retirer sa veste et sa chemise pour lui montrer ses propres cicatrices bien semblables à celles de sa jeune sœur. Des cicatrices longues et épaisses, marques de multiples lacérations et de brûlures mal soignées, barraient la peau du plus âgé des Monclar encore en vie… Mais ce n'était là qu'un simple échantillons de tout ce qu'il avait dû essuyer pour protéger sa cadette.

– C'est ce que j'ai gagné, chaque fois que j'ai pu la protéger. Sans moi, toutes ces marques seraient sur son corps à elle. Et je le referai sans hésitation. C'est ma sœur, mon sang, et je tiens à elle plus que toi tu ne le pourras jamais. Je ne l'ai jamais abandonné, en tout cas jamais par choix.

Ses explications données, le mercenaire n'avait plus aucune raison de se trouver si peu vêtu dans cette cuisine. Il remit sa chemise, sa veste, et se tourna de nouveau vers le milicien.

– Mais je sais ce que c'est que de me sentir coupable, figure-toi. Ivaad, Loghart et moi, nous culpabilisons tous pour ce qui lui est arrivé. Et nous veillons, chaque jour, à tout faire pour nous racheter, même si, à l'évidence, Aeryn ne nous en veut pas le moins du monde… Parce que, elle, elle sait ce que nous avons fait pour elle. Alors ce n'est certainement pas à un gamin de me donner des leçons sur ma frangine. À l'évidence, tu ne la connais pas tant que ça. Tu veux veiller sur elle de loin, grand bien te fasse, moi je veillerai sur elle de près. Et, comme toujours, je ferai tout pour la protéger.

Théophile observait les marques sur la peau de Kaël et les reconnus bien facilement comme identiques, ou tout du moins très semblables à celle qu’arborait Ryn. Par les Trois, qui était ce sale type qui était leur géniteur ? Encore une fois, le borgne avait agit avant de réfléchir. Rikni en soit témoin, il pensait avoir dépassé ça depuis longtemps. Mais ce qui marchait très bien dans le cadre de la milice, marchait très mal quand il s’agissait de sa propre vie.

Kaël Monclar s’était contenté de lui expliquer les choses, là où il aurait très bien pu lui faire manger son poing. Sans doute qu’Ivaad aurait plutôt choisit ce genre de solution. Mais l’aîné s’était contenté de le mettre face à ses erreurs et son mauvais jugement. Et quelque part, c’était pire. Un coquart mettait quelques jours à disparaître. S’apercevoir qu’on a été injuste, ça restait un peu plus longtemps que ça.

« Mes excuses, visiblement tu as raison. Quand Ryn m’a parlé de votre enfance, je me suis demandé comment ses frères avaient pu laisser une telle chose se produire. A l’évidence, je ne savais pas que vous aussi vous étiez soumis au même traitement. »

Le borgne plissa les yeux avant que les chemise du mercenaire ne vienne recouvrir ses blessures cicatrisées. Une flèche dans les bijoux de familles aurait fait le plus grand bien à leur père si il était encore de ce monde….

Le borgne accepta les remontrances sans broncher. Il les méritait. Etait-ce pour ça qu’il tenait à éclaircir la situation auprès de lui ? Ca ne changerait rien à ce qu’il s’était passé entre Ryn et lui. Ca ne changerait en rien sa décision. Ca ne changerait en rien les mots qu’il avait lancé au visage d’une autre victime de la rage paternelle. Mais Théo ressentait ce besoin d’éclaircir les choses. Il n’était pas juste cet odieux fils de pute qui venait de l’insulter et de faire du mal à sa sœur. Il avait beosin de rétablir les faits et son honneur.

« J’ai abandonné ma femme pour sauver mon frère, et prévenir mon village de la Fange. Je l’ai consciemment laissé aux mains des créatures. Quelque raison pour laquelle c’est, ça n’excuse en rien ce que je n’ai pas fait. J’ai passé des années à me voiler la face, pensant sans doute qu’elle pourrait un jour revenir. Ce n’est que récemment que j’ai compris que ce ne serait pas le cas. Jamais. »

Serrant le poing, toujours aussi crispé par son impossibilité d’en faire plus et de n’avoir pu sauver Alice, il s’avança vers Kaël. Seulement, ce n’était pas que sa main qui était tendue, tout son corps l’était. Il était difficile de faire étalage des ses erreurs passées, il était encore plus dur de faire part de échecs présents.

« Ta sœur mérite-t’elle de n’avoir qu’une partie de l’attention de celui qu’elle choisit ? Je ne crois pas. Celui qui s’engage auprès d’elle doit pouvoir tenir le serment fait devant les Trois. Alors, protèges la de près, casses les dents de ceux qui ne seraient pas près à se dédier entièrement à elle et bénie celui qui la méritera. Je continuerais à veiller sur elle de loin à chaque fois que je le pourrais, là où mon autre serment me le permettra. »

Enfin, il regarda le mercenaire, sa pupille unique dans l’une de celle de son vis-à-vis.

« Je ne peux pas dire que je sois heureux de l’imaginer auprès de n’importe quel idiot du village parce que ta sœur est une femme formidable, qui mérite quelqu’un à sa hauteur. Et j’aimerais vraiment pouvoir faire son bonheur, pouvoir répondre à ses attentes. Mais je n’en suis pas capable, pas pour le moment. »

Pour Kaël, Théophile Castaing n'avait rien de prédateur et, au fond, il l'aimait bien, même si son air tantôt arrogant, tantôt tout penaud, avait le don de lui donner le tournis.

– Mes excuses, visiblement tu as raison. Quand Ryn m’a parlé de votre enfance, je me suis demandé comment ses frères avaient pu laisser une telle chose se produire. A l’évidence, je ne savais pas que vous aussi vous étiez soumis au même traitement.
–Ses frères ont fait ce qu'ils ont pu, au moins quatre d'entre eux du moins, soupira le mercenaire en songeant que le destin leur avait fait un grand cadeau en les séparant de leurs aînés ainsi que de leur père. Notre père était dur, parfois cruel, mais c'était loin d'être le pire dans l'histoire.Je ne dis pas qu'ils ne nous a jamais blessé, mais les plus monstrueux étaient bien Aren et Rohan, nos frères aînés…

Il était difficile pour Kaël de parler ainsi de ses grands-frères… Des personnes qu'il aurait dû admirer si les choses avaient été différentes. Penser à eux le rendait tout simplement malade… Pour autant, le milicien avait probablement besoin d'entendre cette histoire. Après tout, personne d'autre dans sa famille était capable d'en parler sans perdre la tête.

– Grâce à Ivaad, Aeryn a échappé au pire… Sans son intervention et sa protection, elle ne serait probablement plus entière aujourd'hui. Même lorsqu'il était gamin il nous dépassait déjà d'une tête ou deux. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle parvient à le supporter la plupart du temps. Et puis, quelque part, ils ont plus ou moins la même force de caractère. Elwin lui permettait de s'évader un peu. Il aimait lui raconter des histoires sur la vie "normale". Après tout, Ryn en avait été écartée par notre père… Je sais qu'il voulait seulement la protéger et faire d'elle une personne forte, mais la déguiser en garçon et lui demander de se taire en permanence n'était pas la bonne solution. Quant à Loghart… Et bien, il est un peu comme sa moitié humaine. Ces deux-là ont toujours été très proches. Quand elle avait besoin d'être rassurée, c'est vers lui qu'elle se tournait. Au fond, le traitement qu'elle a reçu était certes affreux , mais ce sont ses expériences qui ont fait d'elle la personne qu'elle est aujourd'hui.

Sans doute la pensait-il plus forte qu'elle ne l'était réellement. Kaël admirait tant sa sœur pour sa volonté de survivre à tout prix qu'il avait tendance à enjoliver les choses… Notamment sur cette fameuse volonté de survivre qu'elle n'avait pas tant que ça à une époque. De cela, l'aîné des Monclar n'en savait rien, mais ce n'était point le sujet de cette discussion.

– J’ai abandonné ma femme pour sauver mon frère, et prévenir mon village de la Fange. Je l’ai consciemment laissé aux mains des créatures. Quelque raison pour laquelle c’est, ça n’excuse en rien ce que je n’ai pas fait. J’ai passé des années à me voiler la face, pensant sans doute qu’elle pourrait un jour revenir. Ce n’est que récemment que j’ai compris que ce ne serait pas le cas. Jamais.


– Ta sœur mérite-t’elle de n’avoir qu’une partie de l’attention de celui qu’elle choisit ? Je ne crois pas. Celui qui s’engage auprès d’elle doit pouvoir tenir le serment fait devant les Trois. Alors, protèges la de près, casses les dents de ceux qui ne seraient pas près à se dédier entièrement à elle et bénie celui qui la méritera. Je continuerais à veiller sur elle de loin à chaque fois que je le pourrais, là où mon autre serment me le permettra.

– Ce n'est pas à moi de dire ce que ma sœur mérite ou non. Que les dieux me gardent d'intervenir dans sa vie. Elle est tout à fait capable de cogner un homme si elle juge qu'il le mérite. Je pense que tu en as parfaitement conscience… Je me demande bien pourquoi elle ne t'a pas frappé d'ailleurs, dit-il, pensif.

– Je ne peux pas dire que je sois heureux de l’imaginer auprès de n’importe quel idiot du village parce que ta sœur est une femme formidable, qui mérite quelqu’un à sa hauteur. Et j’aimerais vraiment pouvoir faire son bonheur, pouvoir répondre à ses attentes. Mais je n’en suis pas capable, pas pour le moment.

–La question que je me pose c'est : seras-tu capable de l'imaginer avec un homme bien ? Parce qu'il y en a. Albert, par exemple, est très intéressé par ma soeur. Je suis certain qu'il saura faire son bonheur. Il m'a demandé s'il pouvait l'inviter à dîner, j'ai accepté. Pourras-tu le supporter ? Si oui, la chose est réglée dès maintenant. Si non… Peut-être devrais-tu te reprendre en main très rapidement… Avant qu'il ne soit trop tard.

Kaël ne se mêlait pas de la vie de sa sœur mais autorisait un dîner ? Théophile leva un sourcil, comme peu convaincu de ces deux éléments. Il ne pouvait pas faire semblant de ne regarder ça que d’un œil et agir autrement. Mais là où ils étaient d’accord, c’est que Ryn était capable de frapper quiconque en aurait besoin.

La mention de ce garçon qui allait inviter la rouquine à dîner l’aurait fait presque rire si le mercenaire n’avait pas indiqué avoir donné son aval. Ce freluquet, avec ses mains brûlées, il lui semblait bien naïf et frêle pour tenter de s’approcher du Chaton sauvage.

« Albert ? Le même qui a tenté de sauver le ragoût plutôt que sa vie ? Je saurais vivre avec le fait qu’il ai tenté de courtiser Ryn. Après tout, je ne peux pas lui en vouloir. Les sentiments, ça ne se commande pas. Par contre je fais confiance à ta sœur pour être réaliste. Même si elle sait se défendre, il n’empêche que ce garçon devra prendre un peu de jugeote pour espérer fonder une famille. Si il n’en est pas capable, il n’est pas un homme bon. Il sera un idiot qui, sous air de vouloir bien faire, ne pourra pas protéger sa famille du danger qui cognera à sa porte. »

Ce qui lui donnerait un motif tout légitime pour le faire réfléchir à ses sentiments envers Aeryn. Si c’était une amourette envers une belle femme au caractère de feu, Théophile saurait bien vite éloigner le garçon. Il ne pouvait pas laisser n’importe qui venir piétiner le coeur de la rouquine, pas comme ça avait déjà été le cas. Qu’il soit capable ou non de supporter la vision de Ryn avec un autre homme, c’était une question qui le concernait lui, et lui seul. Au moment où la situation se présenterait. Pour le moment ce n’était pas le cas, et il ressentait le besoin d’aller tirer quelques flèches pour évacuer le trop plein de tout ceci.

« Au fait, j’ai regardé la cheminée. Mieux vaut que personne n’y touche tant que le tailleur de pierre n’est pas venu. Ca ne devrait plus bouger mais je doute que tu veuilles trouver ta belle en proie avec l’éboulement du reste de la cheminée. »

Le borgne tapa l’épaule de Kaël comme cela se faisait souvent. Un signe d’une certaine camaraderie ou amitié virile, qui permit à l’archer de quitter cette partie de la discussion avec honneur.