[Event] - Métal hurlant

Usson
Le 07 juin 1167 au matin

Si les jours précédents avaient connus une certaine clémence météorologique, le soleil s’était aujourd’hui levé derrière d’épais nuages gris. La nuit semblait avoir duré plus longtemps et lorsque les petites mains étaient arrivés sur le chantier pour construire les nouvelles palissades et tours de surveillance, ils n’avaient pas osé s’approcher de suite. Tous étaient tendus, miliciens comme ouvriers car tous étaient conscients de ce que ce temps de chien annonçait : les risques accrus de voir les créatures des marais débarquer.

Il fallut attendre que la luminosité de l’astre du jour soit un peu plus haute pour qu’elle traverse la couche nuageuse. Ce qui n’empêchait pas les hommes d’armes d’être d’autant plus focalisés sur l’éventuelle arrivée d’invités indésirables. Les deux tours les plus proches de la palissades avaient été terminées la veille, des hommes y seraient déployées bientôt sans doute. Les suivantes devraient bientôt être érigées à leurs tours, permettant de rendre le chantier un peu plus sécurisé.

La relève arriva alors que le tonnerre commençait à gronder. Les hommes présents sur la muraille levèrent les yeux pour prendre la température, et ça ne s’annonçait pas bien. La pluie et les éclairs menaçaient de tomber à tout moment, rendant une partie du chantier bien trop dangereuse. Près de la muraille actuelle, beaucoup d’arbres avaient été coupés et les miliciens étaient là pour protéger les ouvriers. Mais là où les palissades étaient en train de se terminer, ce serait suicidaire que d’y rester. Théophile resta un petit peu plus que ce que sa garde l’aurait obligé, préférant soutenir ses collègues pendant que l’on indiquait au travailleurs de revenir dans la première zone des travaux.

Alors qu’il se tournait vers la gauche pour discuter avec son camarade, le borgne aperçu une tête connue. Il s’avança vers l’extrémité intérieure de la tour et fit signe à Loghart.

« Ca fait longtemps Log ! Toi aussi on t’a expédié pour les préparatifs des jeux ? »

Sourire aux lèvres, il le perdit quelque peu quand il se rappela que son ami portait le même nom de famille qu’Aeryn et Kaël. Avec de la chance, il ne saurait rien de toute cette petite histoire. Après tout ce n’était pas ses affaires.

L’archer tapa l’épaule de ses camarades en faction pour leur souhaiter bon courage et descendit pour retrouver Loghat. Ils ne s’étaient pas revus depuis la soirée arrosée de sa sœur, et Théo avait l’impression que c’était une éternité avant.

« Alors l’ami ? Comment vas-tu ? »

Ce matin-là, j’avais profité de ma prise de poste sur le chantier pour y accompagner Alaïs. C’était une façon de démarrer la journée très agréablement, malgré la météo très couverte. C’était d’autant plus agréable que, depuis deux jours, nous pouvions être nous même à la face du monde sans crainte.
Ainsi, nous marchions de l’auberge jusqu’au chantier, main dans la main, nous remémorant quelques moments improbables de cette soirée dansante. Le plus drôle restant indéniablement l’air interdit de Kaël lorsque Paulin s’était levé.

Cela me permettait aussi de ne pas trop réfléchir à cette histoire, entre Ryn et Théo, dont Kaël m’avait parlé. Cela avait généré en moi une confusion, tout d’abord, puis une colère sourde, mais intense. Kaël m’avait indiqué que cet évènement correspondait à la veille de mon arrivée et que le borgne était toujours ici.
Il allait donc falloir le trouver et que j’ai, avec lui, une petite conversation !

Arrivés au chantier, la potière m’avait demandé d’attendre le temps qu’elle aille chercher ses outils. L’ambiance était morose et le chantier ne s’éloignait guère des remparts. La météo, instable, rendait l’éloignement bien trop dangereux.
Alors que j’attendais Alaïs, une voix, que je reconnus immédiatement, m’interpelait.
Théophile, perché dans sa tour, venait de me repérer et descendait à ma rencontre. Il arriva en même temps que ma belle potière, qui, outils en mains, venait récupérer son baiser d’encouragement.

Bon courage ma belle ! On veille sur vous ! Lui susurrais-je à l’oreille après avoir emprisonné ses lèvres un bref instant.

On fait aller ! Avais laconiquement répondu à l’archer, jusqu’à ce qu’Alaïs se soit éloignée. Je me tournais alors vers le borgne, plantant dans sa pupille un regard sévère… Très sévère !
J’approchais de son oreille pour parler, à voix basse et les dents serrées.

Tu pourras remercier Alaïs ! Parce qu’elle travail sur ce chantier, mon poing ne finira pas dans ta gueule !

Reprenant une distance acceptable, les poings serrés, je ne le quittais pas des yeux.

On va marcher un peu, tu vas patrouiller avec moi et, surtout, on va causer ! Ouvre grand tes oreilles et active ce qui te sert de cervelle ! Si tu n’as rien compris à ce que Ryn t’as dit, tu as intérêt à parfaitement saisir ce que je vais te dire ! Je peux tolérer beaucoup de chose, mais certainement pas que l'on bafoue l'honneur de ma petite sœur !


C'était simple, s'il ne comprenait pas, je répéterais. Mais j'ai horreur de me répéter.

Surprise, Loghart n’était en fait pas arrivé seul. Une jolie femme l’avait accompagnée, jolie femme à laquelle il avait donné un baiser rapide avant de la laisser partir. Le borgne l’observa alors qu’elle se dirigeait vers le chantier. Une très belle femme, il n’y avait aucun doute...son ami avait été chanceux. Il le méritait, malgré son caractère un un peu trop téméraire.

Du moment où la belle de Loghart, Alaïs, disparut, le comportement de l’homme changea du tout au tout.

Tu pourras remercier Alaïs ! Parce qu’elle travail sur ce chantier, mon poing ne finira pas dans ta gueule !

Ce qui était contenu dans les yeux de l’autre milicien n’était nullement l’amitié et la camaraderie qu’ils avaient déjà partagé. Non, c’était une sorte de colère mal contenue, celle d’un grand frère inquiet. Si Théophile avait une sœur et que l’on avait justement bafoué son honneur, nul doute qu’il ne serait pas ravi non plus. Sauf que là, il avait justement protégé l’honneur de Ryn. Et l’archer ne comptait pas se faire donner la leçon par un type qui voyageait pas monts et par vaux, ayant laissé sa sœur seule pendant de longs mois.

Moins amical lui aussi, Théo ne comptait pas se laisser chanter la chansonnette par quelqu’un qui ne connaissait rien à l’histoire et qui n’était pas si légitime quant à venir fouiner dans leurs affaires.

« Tout doux Monclar ! De un ce ne sont pas tes oignons et de deux, je pense que j’ai déjà tout expliqué à Ryn et Kaël. Mais puisqu’il semble que vous soyez des têtes de mules dans cette famille alors je vais me répéter. »

Le borgne tentait de ne pas perdre son calme de son côté, mais clairement, il n’était plus le joyeux luron de quelques instants plus tôt.

« Ta sœur veux la paix, l’amour et la sécurité. Je ne suis capable de lui offrir aucun des trois. Je suis un soldat, qui, comme toi, peut mourir à n’importe quelle sortie. Ryn fuit l’abandon, et la mort est une forme d’abandon, elle me l’a dit. Et mon serment de soldat est ancré en moi Log, je ne peux pas l’abandonner. Quelle sorte de boursemolle bafoue sa promesse à Rikni ? Pas moi, surtout quand je ne suis pas sûr des mes sentiments, et que je suis incapable de me dévouer entièrement à une nouvelle femme. Je ne le serais peut-être jamais. Et Ryn, elle ne mérite pas qu’on fasse de la demi-mesure. Alors tu peux penser que je suis un connard, mais ça c’est ma vérité. Et si vous êtes tous persuadé que je suis un enfoiré, grand bien vous en fasse ! »

Théophile avait l’impression d’être jugé à la chaîne, sans que personne ne tente de se mettre à sa place. Qui pouvait savoir ce qu’il ressentait ? Aucun d’entre eux n’était dans sa position. Et en aucun cas il ne leur souhaitait de perdre l'amour de leur vie.
Seuls les Trois pouvaient le juger en tout état de cause. Les deux pupilles de l’archer se tournèrent un instant vers le ciel, avant qu’il ne soupire. La fatigue de sa garde, qui ne s’était jusque là pas faite sentir, lui retomba d’un coup dessus.

« J’ai le plus grand respect pour ta sœur, je t’assure. Je ne suis simplement l’homme qui lui faut. Pas pour le moment en tous cas, et je ne retiendrais pas Ryn égoïstement car je ne peux pas lui offrir ce qu’elle mérite. »

Ce matin-là, Aeryn s'était rendue à l'auberge dans l'espoir de travailler. Néanmoins, en la voyant arriver, Clotilde avait préféré lui donner une toute autre tâche : apporter un repas aux travailleurs du chantier. Aussi, lui donna-t-elle un panier bien garni en même temps de l'ordre de déguerpir. Qu'à cela ne tienne, la jeune femme avait quelques courses à faire dans le village. Notamment celle de récupérer l'épée qu'elle avait laissé au forgeron quelques jours auparavant, afin que ce dernier puisse lui apporter les soins d'entretien nécessaire. Sans doute aurait-elle attendu plus longtemps encore avant de chercher à la récupérer si le temps n'avait pas été si maussade ce jour-là. Les nuages épais et chargés d'humidité ne laissaient rien présager de bon pour la suite de la journée. Aussi, elle décida de s'y rendre aussitôt après avoir quitté l'auberge, avant de gagner le chantier. Dans la boutique de l'artisan, la jeune femme attendit plusieurs longues minutes avant de voir l'artisan revenir avec son bien.

–J'sais pas ce que vous avez fait avec, mais elle est drôlement abîmée.
–Et qu'aurais-je pu faire avec une épée selon vous ? lui demanda-t-elle d'un ton froid.

Comme beaucoup avant lui, l'homme la dévisagea, l'observant de pieds en cape avant de hausser les épaules.

– J'sais pas… Couper du bois, p'têtre. Mais je vous conseille d'utiliser plutôt une hache.
–Si vous le dites. Elle est pourtant très utile pour couper les têtes de bois.

Les yeux du forgeron se firent ronds de surprise tandis le sourire de la rouquine se fit plus carnassier. Néanmoins, la belle n'ajouta rien de plus et se contenta de payer l'artisan avant de quitter la boutique.

Instinctivement, ses pas se firent plus empressés si bien qu'elle ne tarda pas à rejoindre ses aînés. Elle posa le panier sur une souche et leva vers le ciel des yeux chargés d'inquiétude.

–Tu penses que ça pue, c'est ça ? lui demanda Ivaad tandis que son regard se posa sur l'épée qu'elle tenait en main. Si tu t'es enfin décidée à la récupérer c'est sans doute parce que tu sens que ça va dégénérer.
–Je suis seulement un peu paranoïaque… C'est tout. Où est Kaël ?
–Un peu plus loin, il discutait avec le chef de chantier tout à l'heure. J'ai vu Log arriver aussi. Il parle avec Castaing… Et il n'avait pas l'air très heureux de le voir…

Et merde.
–Ne t'en fais pas. Kaël m'a tout raconté mais je n'ai pas la moindre intention de m'en mêler. Ça ne me regarde absolument pas.
–Merci… Tu ne pourrais pas le dire aux deux autres?

Il haussa les épaules en ajoutant :
–Je crois que c'est peine perdue, pas toi ?
Si…

–Hey, Ryn ! héla une voix familière.

Ce fut un Albert tout en sueur et en poussière qui vint la saluer. Heureux mais gêné de la voir en pareil état, l'apprenti boulanger se passa une main derrière la tête.

–Bonjour.
–Bonjour Albert… Est-ce vraiment une bonne idée de travailler le bois avec des mains bandées ? lui demanda-t-elle en désignant ses bandages.
–Oh bah tu sais, elles en ont vu d'autres, railla-t-il, faisant sans doute référence à son passé de mercenaire.Je ne peux pas travailler le pain, mais je ne peux pas non plus rester en place. Autant me rendre utile.
– C'est quelque chose que je peux comprendre, répondit-elle en souriant.
–Je te fais visiter le chantier ?
– Je n'ai rien de mieux à faire alors… Pourquoi pas ?

Ravi, le jeune homme lui tendit son bras afin de la guider au mieux. Aeryn, toujours souriante, obtempéra avec joie.

La météo morose pesait étonnamment sur le moral de la jeune femme en cette nouvelle journée de travail. Seule la promesse d’un moment passé avec Loghart lui avait permis de sortir de son lit, courbaturée et fourbue par le labeur quotidien.

Paulin était parti devant et elle avait ensuite retrouvé son milicien devant l’auberge pour rejoindre ensemble le chantier, main dans la main. Elle profita de cet instant autant que possible, bien consciente que la journée serait probablement aussi pénible que les précédentes.

Arrivés sur place, elle laissa Loghart pendant quelques instants, le temps d’aller chercher ses outils auprès du contremaître, puis elle revint vers lui, cherchant un dernier geste de réconfort avant de rejoindre les autres ouvriers.

« À tout à l’heure… », murmura-t-elle après un doux baiser, soulagée de le savoir à proximité alors que le ciel menaçait de leur tomber sur la tête.

L’ambiance était plus que lourde sur le chantier. Les travailleurs étaient moins éparpillés que d’habitude, apprenant peu à peu de leurs erreurs, au rythme des attaques de fangeux. Ils avaient momentanément abandonnés l’abattage, qui les éloignait de plus en plus du village et de la palissade déjà érigée, pour tous se concentrer sur des tours de garde supplémentaires mais aussi l’aplanissement du terrain déjà dégagé.

Paulin avait été assigné au dessouchage et il avait d’autorité indiqué qu’Alaïs resterait avec lui. C’était un travail de brutes, qui demandait beaucoup de force pure, mais son ami lui avait dit de garder la petite hache qu’elle utilisait d’habitude pour l’équarrissage. Il lui expliqua ensuite qu'une fois que les hommes auraient creusé autour de la souche, il faudrait couper les racines et elle pourrait alors intervenir. C’était toujours très physique, mais ça demanderait moins de virulence.

Un roulement de tonnerre retentit alors à nouveau dans la plaine et lui envoya un frisson dans le dos. Instinctivement, elle chercha Logh des yeux, sans pour autant le voir.

« Reste près de moi… », fit Paulin, avant de se mettre à creuser autour de la souche qui leur faisait face avec un autre gars.

Alaïs ne sentait pas du tout cette journée. Mais alors vraiment pas.

Bien !
Je le sentais s’énerver, s’agacer, c’était parfait !
Son ton de voix vira immédiatement, passant du camarade à l’offusqué, exactement ce que j’attendais.
Il était resté calme face à Kaël mais il fallait qu’il se bouscule, pour parler sans réfléchir.
Pourquoi ? Parce qu’il réfléchit trop…

Son “Tout doux Monclar” aurait pu être accompagné d’une bourrade à l’épaule tant le ton y était ferme et cinglant. Biiiiien !

Je ne le quittais pas des yeux tandis qu’il me reprochait de m’occuper de leurs affaires, égrainant, une fois de plus, tout ce qu’il avait pu dire à Ryn et à Kaël. Il m’expliquait ce que ma sœur cherchait, du moins, son interprétation à lui.
Ce qu’il en ressortait, c’était que ce pauvre gars se prenait les pieds dans le tapis. Il mélangeait tout et je pouvais alors comprendre pourquoi, comme il en concluait lui-même, il n’était pas sûr de ses sentiments.

Je dardais sur lui un regard noir, le poing serré sur la boucle de mon ceinturon, l’autre main crispée sur le pommeau de mon épée.
La main sur l’épée, c’est une vieille habitude, j’ai horreur qu’elle me tape la cuisse, rien de plus.
Une fois son discours terminé, je lui empoignais l’épaule pour le faire pivoter face au chantier et à tout ceux qui y travaillaient.

Dis-moi Castaing, d’après toi, qui de ceux qui sont devant nous, Alaïs et Ryn comprises, peuvent dire avec certitude à l’aubergiste chaque matin, qu’ils seront vivants le soir ?
Je me plantais devant lui, la main crispée sur son épaule.

La réponse, c’est aucun ! Depuis trois ans, personne n’est plus certain de rentrer se coucher le soir, personne ! Alors, si on écoute ton résonnement, si personne ne fait plus rien par crainte de laisser la mort détruire ce que l’on essaye de construire, autant organiser un suicide collectif ! Il n’y a plus rien à sauver.

Je lui montrais alors le chantier d’un geste du bras.

A ton avis, combien sur ce chantier aspirent à la paix, à l’amour et à la sécurité ? Te cacher derrière ton métier n’est qu’une fuite, une excuse farfelue. De ce que j’en sais, elle ne t’a pas demandé de l’épouser, pas plus qu’elle ne t’a demandé de quitter la milice.

Je reprenais contact avec son regard, plantant sur lui mes pupilles féroces.

Ryn te connait, elle sait qui tu es, elle sait ton métier, elle sait les risques que tu encoures, pourtant, elle a choisi de t’ouvrir son cœur. Et toi, tu estimes ne pas être celui qu’il lui faut pour ces mêmes raisons ? Qui es-tu pour juger si TU es convenable pour quelqu’un ? Il n’y a qu’elle qui puisse dire si tu es l’homme qu’il lui faut ou pas. De même qu’il n’y a que toi qui puisse savoir si elle t’irait ou non. Tu n’es pas le centre de votre…duo, vous êtes deux dans l’histoire, sauf que tu ne peux pas t’empêcher de tout ramener à toi, à tel point que tu ne laisses même pas le droit à Ryn de décider si elle te juge à sa hauteur ou pas… Son avis te concernant ne semble pas avoir de valeur à tes yeux, tu t’obstines à agir et à réfléchir à sa place… J’imagine qu’elle a dû apprécier…

Mon regard c’était radouci soudainement.

Tu as le droit de la repousser, tu as le droit qu’elle ne te plaise pas. Mais dans ce cas, c’est cela qu’il faut lui dire, rien d’autre. Sauf que depuis cette soirée à l’auberge, à Marbrume, je vous ai vu. J’ai vu vos regards et comme je te l’ai dit alors, je sais qu’elle te plait.

Je relâchais son épaule, satisfais. J’avais eu ce que je voulais.
Je m’éloignais légèrement avant de lui lancer une dernière remarque.

Si elle te plait et que tu la respectes, alors respecte son choix sans te cacher derrière de fausses excuses. Et si tu décides de te lancer, ne cherche pas à lui offrir ce que tu estimes qu’elle mérite, offre lui ce qu’elle demande, elle n’en veut guère plus.

Même si il pensait avoir été clair, visiblement, Théophile ne l’avait pas suffisamment été pour que Loghart comprenne son point de vue. Il était fort étonnant de voir les mots qu’il avait dit quelques mois auparavant à Ryn se retournaient contre lui. Désormais c’est lui qui passait pour ce type incapable d’avancer. Etait-il aussi égoïste que ce que Loghart dépeignait ?
Malgré tout, l’insouciance qu’ils semblaient tous adopter était assommante. Le borgne couchait peut-être avec beaucoup de femmes, dont certaines qu’il considérait comme des amies, mais il n’y avait jamais eut d’engagement, d’aucun côté. Aucune promesse, aucun faux-semblant, aucune attente. Juste un moment de tendresse partagée. Et, de ce que Ryn lui avait fait déjà comprendre sur ce qu’elle pensait de ça, ce n’était absolument par le genre de relation qu’elle souhaitait. Elle voulait plus, Log même le reconnaissait en parlant de son coeur. Alors traiter ça avec autant de désinvolture, comme si c’était une simple histoire, c’était un peu du foutage de gueule.

Tentant de rester le plus calme possible, l’archer rendit à son camarade un regard noir de la même intensité.

« Elle ne m’a pas demandé de l’épouser de but en blanc, c’est vrai. Mais je sais pertinemment qu’elle ne veut pas être une femme de plus avec laquelle je vais partager ma couche avant de passer à la suivante. Elle me l’a bien fait comprendre. Alors, est-ce que c’est vraiment normal de courtiser sérieusement quelqu’un, surtout une jeune femme, sans que cette promesse soit au bout du chemin ? »

Alors que le tonnerre grondait, montrant lui aussi son mécontentement, Théophile passa une main dans ses cheveux, les décoiffant d’autant plus. Le vent qui se levait faisait danser les feuilles et ne tarderait pas à en faire de même avec les mèches brunes rebelles de l’archer.

« Ecoutes Log. Je ne fais pas les choses à moitié, pas quand il s’agit d’amour. J’ai aimé Alice de toute mon âme, et c’était le minimum que je pouvais lui offrir. Si je me rapproche de Ryn, ce ne sera pas pour la jeter comme une vieille chaussette ou pour regarder une quelconque autre femme. Et je pense que tu te soucies suffisamment de ta sœur, en tous cas bien assez pour mettre ton nez dans ses histoires, pour ne pas vouloir toi non plus que cette histoire soit un coup de tête. »

En vrai, peu importait ce que l’autre milicien en pensait. De toute façon ce n’était pas ses oignons. C’était une histoire entre Théo et Ryn. Ou une non-histoire, mais c’était de leur propre ressort. Le borgne jeta un nouveau coup d’oeil aux alentours, observant les visages inquiets des travailleurs alors que le ciel s’assombrissait de plus en plus.

« Tout ce que je demande, c’est un peu de temps pour savoir où j’en suis. Par les Trois, je veux bien croire que pour elle ou toi, se lancer paraisse se faire avec autant de détachement. Vous n’avez jamais connu ce que c’est, de se réveiller tous les jours auprès de votre seconde moitié d’âme. De partager tant de moments de bonheur qu’il est impossible que votre cœur soit suffisamment grand pour tous les stocker. De tout perdre du jour au lendemain. Tout n’est pas tout blanc ou tout noir parce que vous, les Monclar, l’avez décidé. Je suis égoïste ? Peut-être bien. Alors si il est si urgent que Ryn se trouve un mari et bien soit ! Je lui dirais ce que tu veux et elle pourra bien se trouver un autre crétin dans le coin ! »

Toutes ses histoires commençaient à l’énerver profondément. En quoi était-il impératif qu’il puisse dire aujourd’hui qu’il était prêt à se lancer ? Imaginer Ryn avec ce freluquet avec qui elle avait dîné la veille n’arrangeait en rien les choses. A l’image du premier éclair qui frappa le sol à une centaine de mètres du village, un sentiment puissant et intense de colère bouillonnait au creux de son estomac. En cet instant, le monde semblait retranscrire l’injustice que sa situation lui évoquait.

Théophile souhaitait juste pouvoir arrêter de penser. Il voulait être une de ces buses lutant contre les vents tourbillonnants et dont la seule préoccupation était de pouvoir gagner le combat.

Ce qui compte, d’après moi, ce n’est pas tant la durée d’une relation, c’est la sincérité de cette dernière. Je te rappelle qu’à notre première rencontre, tu sortais tout juste d’un bordel… Cela ne m’a pas empêché de t’encourager vis-à-vis de Ryn lorsque j’ai compris l’intérêt que tu lui portais. Parce que je sais que tu es un homme sincère et que tu n’es pas du genre à promettre monts et merveilles simplement pour assouvir ton désir. Et elle aussi, elle le sait, elle te connaît mieux que moi et elle t’a tout de même sollicité sans parler d’union, car ce n’est pas ce qu’elle cherche.

La météo se dégradait rapidement et le tonnerre commençait à gronder sérieusement. Je demeurais cependant focalisé sur l’archer, écoutant attentivement ce qu’il me racontait au sujet d’Alice. Je n’étais pas persuadé que Ryn souhaite réellement un engagement tel que Théo le décrivait. Je pouvais me tromper, évidemment, mais j’avais du mal à imaginer Ryn attendre que le borgne lui demande sa main.

Je me soucie d’elle, oui. Et si ce qui peut la rendre plus heureuse, c’est de faire un bout de chemin avec quelqu’un, alors c’est ce que je lui souhaite. Si c’est se marier, alors je le lui souhaite tout autant.

La suite des paroles de l’archer semblaient être un condensé des seules véritables raisons de son refus. Celles qu’il n’avait pas forcément verbalisé ou qu’il n’avait pas clairement dit à ma sœur.
C’est con, car c’était bien là de véritables excuses que Ryn aurait pu entendre.

Lorsqu’il évoqua son passé avec sa femme, parlant de ce sentiment de complétude, je tournais la tête, cherchant Alaïs du regard. Ce n’est qu’après avoir aperçu sa blonde tignasse au loin que je m’aperçus de mon geste.
Je gardais le silence un instant, avant de planter mon regard dans le sien.

Tu as raison Théo, nous n’avons jamais eu la chance de connaître ce bonheur dont tu parles, nous n’avons pas été éduqués dans ce but. De nouveau, mon regard dérivait sur l’artisane. Non, nous n’avions pas été élevés avec ces codes-là, nous devions lutter pour comprendre et nager dans nos sentiments. Cela, je pensais pourtant qu’il le savait. Sans doute est-ce pour cela que l’on te parait faire preuve de détachement. Pourtant, tu te trompes, Ryn n’agis pas avec détachement, jamais. C’est là son drame. Sois assuré que la proposition qu’elle t’a faite, elle l’a réfléchi un nombre de fois délirant… Agir sur un coup de tête, c’est ma spécialité, pas la sienne. Et, tu vois… J’indiquais Alaïs de la main. Même moi, il y a des moments où je réfléchis avant d’agir visiblement…

Je refaisais face à l’archer.

Il n’est pas urgent qu’elle se trouve un mari Théo, il est urgent qu’elle se trouve un homme de confiance et sincère avec lequel elle pourrait se sentir bien. C’est elle qui t’a choisie, ce n’est pas nous. Et si tu avais besoin de temps pour lui répondre, alors c’était ce qu’il fallait lui dire, elle aurait compris. Vu son état, sans savoir ce qui a été prononcé, tu ne l’as pas simplement éconduite. Je ne sais pas, on dirait que tu l’as traité de prostituée !

Des bruits étranges semblaient accompagner l’orage, me faisant froncer les sourcils. Les ouvriers ne paraissaient définitivement pas tranquilles.

J’aime pas ça Théo ! On devrait peut-être faire rentrer tout le monde non ?