Doléances au château de Sombrebois

Ce RP fait suite à cet échange de lettres


Lorsqu'elle avait décacheté le parchemin plus tôt dans la journée, Gudrun était restée sidérée quelques instants. Elle était restée pensive de longues heures, à réfléchir à la manière de réagir à cet affront. Le mépris affiché pour sa demande, ainsi que la volonté de la baronne d'asseoir son pouvoir y étaient retranscrits de façon si évidente qu'elle envisagea un temps de ne pas donner suite à ce qui s'annonçait comme un bras de fer qui ne pouvait que mal tourner.

La journée avançant, elle s'était cependant rendue à l'évidence : la situation se devait d'être éclaircie. Il lui fallait a minima quelques explications de la Dame de Sombrebois pour confirmer ses impressions et pouvoir agir par ailleurs.

Elle avait donc demandé à sa consœur Louisa de bien vouloir l'accompagner au château. Le trajet avait duré une éternité lui semblait-il, à traîner péniblement sa jambe de par le bourg, en s'appuyant lourdement sur sa cadette. Elle avait au moins l'assurance que ce trajet ne serait pas vain, car elle avait envoyé Bertille en éclaireur : la baronne semblait disponible pour la recevoir.

Maintenant qu'elles étaient sur le parvis du château, elle prit un moment pour reprendre son souffle, avant de demander au garde :

- Merci d'annoncer à Son Honneur la baronne de Sombrebois que Soeur Gudrun est arrivée.

Elle maudissait en silence ce temps et cette énergie gaspillées dans un énième imbroglio politique. Elle aurait aimé qu'il ne soit nullement dans ses responsabilités de se mêler à tout ça ; elle aurait aimé rester au Temple, à simplement prier et recoudre des corps ; mais les dieux ont leurs plans que les mortels ignorent.

Devant l'accueil peu protocolaire de la baronne, Gudrun se sentit commencer à bouillonner intérieurement. Cependant, si elle voulait arriver à ses fins, elle ne pouvait que se soumettre pour l'heure au pouvoir qu'avait la baronne sur ce bourg isolé, bien loin du grand Temple de Marbrume. Elle garda donc une expression composée, et seuls peut-être un frémissement dans le sourcil, ou une légère moue, auraient pu la trahir. D'une voix qu'elle voulait égale, elle annonça :

- Voici Soeur Louisa, qui nous vient de Marbrume pour prêter main-forte en ces temps difficiles. Elle a eu la bonté de m'aider à marcher jusqu'ici, et j'espère que vous ne voyez pas d'inconvénient à ce qu'elle assiste à cet entretien.

Elle imita la baronne en s'asseyant à son tour sur un siège non loin, aussi droite que possible avec sa jambe raide.

- J'ai ouï dire que vous aviez été gravement blessée lors de l'attaque. Je suis heureuse de voir que vous semblez tirée d'affaire, Anür soit louée.

Elle joignit les mains sur ses genoux.

- Même si j'aurais préféré vous laisser vous reposer, il m'a semblé crucial de venir ici pour vous exprimer à nouveau ma requête. Depuis trois jours, le Temple semble devoir remplir la fonction de geôle, à mon grand dam. Ce lieu sacré ne devrait pas avoir à garder prisonnier qui que ce soit, d'autant plus qu'il s'agit d'une petite fille. Si j'ai pris la peine de me déplacer jusqu'ici, c'est pour que nous puissions résoudre cette situation au plus vite. Pouvons-nous compter sur votre aide pour cela ?

La baronne soupira, ce qui échappa à Soeur Gudrun, qui essayait de contenir son indignation. Elle prit une grande inspiration, et ferma les yeux un court instant avant de les rouvrir.

- En effet, Ma Dame, c'est ce que vous m'avez écrit dans votre missive plus tôt ce jour. Il est vrai qu'on pourrait penser qu'une petite fille est inoffensive ; mais si vous avez donné ordre de la faire enfermer, je ne peux que supposer qu'elle représente un danger. En ce cas, il me paraît malvenu de la faire garder au temple, ce qui est malaisé pour les miliciens dont c'est la mission, et malsain pour les jeunes enfants et les blessés qui sont également hébergés au temple.

Elle se rendit compte que son débit de parole s'était accéléré, et tenta de reprendre la maîtrise d'elle-même. Elle repit alors plus calmement :

- Si vous avez simplement besoin d'elle comme témoin au procès, pourquoi ne pas la faire garder dans une chambre du château plutôt qu'une chambre du temple ?

Cette proposition lui semblait absurde, comme toute cette histoire d'ailleurs : pourquoi un témoin devrait-il être gardé ? Il lui manquait décidément beaucoup trop d'informations pour faire une proposition pertinente.

La baronne eut alors une réaction totalement incongrue : elle éclata de rire. Gudrun acquiesça poliment à ses excuses, mais elle n'en pensait pas moins. La suite semblait expliquer en partie la nervosité de la dame, mais la plongea dans une incompréhension encore plus grande.

- Bien évidemment, ma Dame, la loger au château ne serait guère appropriée. Je n'avais aucune idée qu'il s'agissait d'un assassin... Ni même du motif exact de sa détention. Si j'en avais été informée plus tôt, soyez assurée que je serais venue, séance tenante, vous présenter ma requête... que je vous confirme : vous ne pouvez pas loger une meurtrière dans une pièce voisine à d'autres personnes plus vulnérables ! Je vous remercie d'avoir pris en compte ma demande, mais...

Elle fronça les sourcils.

- Sans vouloir remettre en question vos décisions, je vous trouve bien clémente au regard d'un tel crime ! Une réelle prison ne serait-elle pas plus appropriée ? Le propriétaire de l'auberge risque, tout comme moi, d'accepter de mauvaise grâce cette charge.

Mais déjà la baronne les congédiait. En temps normal, Soeur Gudrun se serait simplement inclinée, et serait partie. Cependant, une furieuse envie de décharger sa colère sur la baronne la travaillait depuis de trop longs instants. Elle se releva, et, appuyée sur son bâton, se permit de lui présenter effectivement des requêtes supplémentaires.

- Oui, ma Dame, deux, à vrai dire. Quoi que vous décidiez, et même si je reste opposée à son séjour dans le temple, la jeune Margaux devrait avoir la visite de clercs régulièrement. Si j'ai bien compris, c'est aussi votre point de vue : je vous saurais gré de bien vouloir donner l'ordre de laisser passer les religieux qui viendraient lui apporter la parole des dieux. Ensuite...

Elle fixa la baronne droit dans les yeux.

- Je vous saurais également gré de vous rappeler que le Temple est un lieu qui dépend aussi du clergé : il serait bon de me tenir informée lorsque vous prenez de telles décisions le concernant.

Elle aurait aimé continuer à faire profil bas, comme les deux mois précédents ; mais il lui semblait qu'elle se trouvait entre le marteau et l'enclume. Elle était désormais responsable des entorses religieuses au Temple, et elle ne pourrait rejeter la faute sur la baronne si la tournure des choses ne plaisait pas à ses supérieurs. Il était donc temps de mettre les choses au clair.

Elle s'inclina et se prépara à partir.

Louisa s’était faite plutôt discrète à l’arrivée des deux prêtresses au fort et s’était contentée de rester debout derrière son aînée, silencieuse observatrice.

Et très vite, tout dans le comportement de la Baronne l’avait irritée.

Tentative d’assassinat envers sa personne, hein? Que de conclusions hâtives et bien égocentriques… Après tout, la fiole n’avait toujours pas été testée et Margaux elle-même ne savait pas à qui elle était destinée.

Mais l’impression de Louisa ne fit que se dégrader avec les minutes. L’attitude et le ton de la régente face à Soeur Gudrun étaient tout bonnement intolérables et elle ne pouvait avoir que de l’admiration pour le contrôle dont son aînée faisait preuve.

La Baronne en revanche n’était que provocation et inconstance depuis leur entrée, une posture bien indigne d’une telle position. Quelle farce… Mariée quelques mois à un Baron et tout juste bonne à donner un héritier, la misérable n’avait pas plus de sang bleu qu’elle, loin de là, et elle se permettait de manquer de respect à une représentante des Dieux? Pas étonnant, si la blonde s’était comportée ainsi avec le Baron de Tourbière, qu’il ait préféré remballer ses affaires et loger à l’auberge…

Lou’ rongeait toutefois son frein. Gudrun était son aînée, et donc sa supérieure à Sombrebois. Il ne serait pas convenable de l’interrompre. Mais quand la Baronne prit cet air presque malsain pour s’adresser directement à elle, comme si elle était en tort de quoi que ce soit, son sang ne fit qu’un tour.

« Alors c’est comme cela comme vous administrez le bourg de votre fils? En laissant les décisions qui vous incombent à d’autres? Je vois là une façon bien opportune de ne pas assumer vos responsabilités.  »

Le ton de la jeune prêtresse était froid et factuel. Mais elle ne se laisserait pas faire. Elle ne releva donc pas la pure provocation relative à ses propres visites. Et oui, il n’était pas si difficile que cela de tomber sur des miliciens qui préféraient entrer dans les bonnes grâces d’une prêtresse plutôt que d’obéir aux ordre de la Baronne. Elle avait ainsi vu Margaux le lendemain de leur arrivée mais aussi le matin-même, afin de recueillir les informations sollicitées par le Baron de Tourbière…

« De deux choses l’une, Votre Honneur. Soit vous considérez que Margaux est une dangereuse criminelle et elle n’a alors pas sa place au Temple. Soit vous reconnaissez que cet enfant n’est qu’un maillon dans une chaîne bien plus intéressante à démanteler, auquel cas le Temple peut lui offrir sa protection et les miliciens devront partir. Mais si vous préférez jouer sur les deux tableaux en attendant de voir dans quel sens le vent va tourner, faites donc à votre guise. Après tout, à ce stade, le dénouement de cette affaire ne dépend que de l’arrestation de ce P’tit Jean que vos gens ont laissé échapper, pas vrai? Ce serait tellement commode, si le marchand de poissons ne parvenait pas à mettre la main dessus, d’avoir toujours la petite Margaux à mettre sous la dent du juge, mh? »

Louisa refusait, contrairement à ce que la Baronne essayait de faire, de rendre la question personnelle. Bien sûr que, persuadée de l’innocence de Margaux, la prêtresse aurait préféré voir la petite fille libre de ses mouvements et sous la protection du clergé. Mais c’était bien pour cette unique raison que Lou’ était prête à prendre parti: parce qu’elle croyait Margaux. Elle n’aurait autrement que peu de remords à voir un enfant criminel justement enfermé. De par sa fonction, le problème s’était même posé à de maintes reprises et lorsque l’on devait s’occuper d’autant d’enfants, les prêtres, elle y compris, n’avaient plus ni le temps ni l’énergie de s’apitoyer sur le sort de quelques brebis galeuses.

Mais qu’est-ce que Margaux irait faire à l’auberge au juste? Est-ce que cette insensée pouvait avoir une seule idée correcte?

« Alors si vous tenez tant à garder Margaux en détention sans pour autant l’enfermer dans des geôles et que l’aubergiste refuse lui aussi, à juste titre, de voir des miliciens se balader dans son établissement, il y a suffisamment de maisons vides dans ce bourg. À vous de prendre vos responsabilités, Votre Honneur, au lieu de les reporter sur les autres. »

Louisa s’autorisa un regard d’excuse vers son aînée. D’accord, ce n’était pas prévu… Mais elle ne s’était pas non plus attendue à une attaque personnelle. Elle était donc prête à suivre Gudrun au moindre mouvement vers la sortie.

Gudrun pinça les lèvres, trop ostensiblement pour l'étiquette. Elle n'appréciait guère les piques en temps normal, et il l'aurait démangé de répondre. Mais cela ne valait pas la peine de faire des éclats avec la personne la plus importante du bourg. Elle s'inquiétait davantage de ce que tout cela signifiait : il lui restait encore un long chemin à parcourir avant de connaître tout des comportements humains, mais celui-ci, elle l'avait vu suffisamment pour le reconnaître. Souffler le chaud et le froid, appuyer sur les erreurs des autres pour passer sous silence les siennes, se raccrocher à une pauvre tierce personne... Oui, il n'y avait plus de doute. La baronne était à la dérive. Déraison totale ? Panique quant à sa légitimité ? Difficile à dire.

Cela pouvait se révéler bénéfique pour ses projets... Encore faudrait-il que cela n'offre pas le bourg à la Fange d'ici là. Impossible pourtant de mettre en balance toutes ces nouvelles informations aussi vite.

Car déjà Louisa répliquait avec ferveur, démontant point par point le raisonnement et le comportement de la baronne. Et elle semblait avoir tout un sac à vider... Dès que Gudrun put reprendre la parole, elle posa une main sur l'épaule de Soeur Louisa.

- Ma Dame, veuillez excuser ma consœur... Elle est encore bien jeune et cette triste histoire est éprouvante pour nombre d'entre nous. Je gage que la fréquentation de Margaux rend tout cela d'autant plus émouvant.

Oui, en effet, elle était encore trop jeune pour s'attirer les foudres d'une noble. Elle avança d'un pas pour passer devant Louisa.

- J'entends bien que la jeune fille est soupçonnée d'assassinat sur votre personne, ce que je ne savais effectivement pas ; sans pour autant être passée à l'acte. Cependant... Je maintiens qu'avoir l'intention de donner la mort n'est pas une chose banale. Si vous restez persuadée qu'elle n'est pas dangereuse, fort bien : assumez-le en la logeant au château plutôt que d'en faire porter le poids aux résidents du Temple.

Quoi qu'il en soit, elle n'avait pas l'intention de laisser cette conversation déraper davantage. Elle avait obtenu l'assurance que Margaux serait logée hors du temple, c'était bien là l'objectif principal. Elle entreprit donc de se diriger vers la sortie sans un mot de plus.