Une année !
Même un peu plus !

Cela faisait plus d’un an que je ne m’étais pas retrouvé à errer ici. Il y a encore peu, je n’aurais même pas pu atteindre cet endroit à visage découvert.

Déserteur, j'étais alors.
Promis à l’échafaud ou au cachot jusqu’à la mort.
Libre depuis quelque temps.
C’est sur mon crâne rasé que glissait le vent.

Étrange errance, en ce lieu aujourd’hui presque inconnue, dans lequel pourtant je ne peux me perdre.
Étrange est mon histoire, aberrante pourrait même mieux la qualifier.
Après tout, j’ai déserté en refusant d’ôter une vie pour la milice, ce qui m’a valu d’être condamné à mort par contumace. Et, sans farce aucune, j’ai été acquitté en tuant deux personnes pour le compte du Roi…

Étrange, vous dis-je…

Encore, vous n’avez là qu’une partie récente du tableau.
Mon existence est à l’image de cette dernière année, un fourre-tout illogique, comportant son lot de rencontres heureuses et malheureuses.
Si l’on met de côté ma jeunesse qui n’est pour moi qu’un trou noir de terreur et de blessures ayant atteint jusqu’à ma personnalité, j’ai été soldat, puis milicien après avoir été battu, torturé et affamé.
Devenu traitre en quittant les rangs, j’ai erré, longtemps, seul.
J’ai pu croiser marchands et cadavres, fangeux et mercenaires, baronne et prêtresse…
J’ai sauvé une personne qui a ensuite jurée de me tuer sans jamais le faire. C’était en grande partie ma faute.
J’ai sauvé une personne qui a ensuite promis de m’épouser, sans jamais le faire non plus. C’est totalement ma faute cette fois.

J’ai été embauché par un noble dans sa guilde peu de temps avant qu’il meurt, puis j’ai été envoyé sur une ile étrange où une jeune femme m’a soigné… C’est la raison du mariage qui n’a pas eu lieu, cela dit en passant… J’ai rencontré un espèce de savant un peu fou qui parlait avec des mots étranges, essayant sans cesse de jouer avec mon nom de famille.
J’ai longtemps mangé en me servant sur les restes de convois attaqués avant de me retrouver à défendre ces mêmes convois. J’ai eu vent de mystères étranges auxquels je ne comprenais rien. J’ai cherché un borgne pour innocenter une jeune fille, j’ai croisé une milicienne qui voulait ma peau et avec laquelle j’ai finalement partagé mon pain.

Étrange existence, drôle de parcours.

Aujourd’hui, j’erre ici, dans ce quartier que je connais bien. Là-bas, il y a une auberge fréquentée majoritairement par de bonnes gentes simples et promptes à rire. Par-là, il y a un forgeron, un peu plus âgé que moi, qui a souvent l’air triste, mais qui fait un travail exemplaire. Il aurait perdu femme et fille dans un incendie, dans une autre ville, femme qui lui a été arrachée par le père de cette dernière à ce dont je me souviens.
Dans cette direction, c’est le quartier de la milice, toujours très animée et, étonnement, pas toujours bien fréquenté.

Étrange errance, dans ces rues connue par cœur que je semble redécouvrir.

Le monde ne s’arrête jamais de tourner.
Que ce soit les hommes ou la fange, lorsqu’on lève le nez au ciel, les étoiles se gaussent de nous, simples lueurs éphémères.
Le monde va tellement vite que l’on a l’impression de stagner comme l’eau d’un abreuvoir sans chevaux.

Alors, pour la première fois depuis de très nombreux mois, je pousse la porte de cette auberge. Je fouille ma besace pour déposer une pièce dont j’ignore la valeur réelle en échange d’une bière servie par une serveuse qui, je le vois à son regard, me reconnait sans me remettre.
Silencieusement, je trinque à ces personnes que j’ai croisés. Un pincement au cœur me saisit lorsque je souhaite le meilleur à la prêtresse que j’aimais. Incapable de savoir si, mon geste sur cette île m’impose de penser le contraire.
Pour chacune de ces personnes qui ont un jour croisé ma route, je lève mon verre, demandant aux Dieux de veiller sur eux.

Pour l’heure, ils sont réunis avec moi par la pensée, pour un verre hors du temps.

Personne ne prête réellement attention à moi. Cela dit, rien ne ressemble plus à un client lambda qu’un client lambda, surtout dans ce genre d’endroit.
Je suis vêtu comme à mon habitude, tout en noir, un noir usé tirant vers le gris. Mes bottes font également grise mine, tout comme mon plastron de cuir. Seule ma cape est relativement récente, cadeau d’une femme en échange de mon ancienne livrée que j’avais sacrifié sur un fangeux. Une vieille histoire.
Mes deux éternelles besaces, passées par-dessus le tissu, pendaient de chaque côté de mes hanches tandis que mon épée courte était dissimulée sous l’habit.

Je ressemblais à un voyageur de passage, ce que j’étais la plupart du temps. Passant globalement inaperçu dans cet endroit regorgeant de travailleurs et de passants éphémères.
La seule personne à réellement se préoccuper de moi, c’est la tenancière, du moins jusqu’à ce que j’ai payé mon verre.
Alors, appréciant simplement le plaisir de boire une bière dans un troquet sans craindre d’être arrêté, je sirote ma boisson, laissant mes yeux trainer sur la foule.

Après un petit moment, une jeune femme fait son apparition. Plutôt charmante, avec ses longs cheveux sombres et son allure délicate, elle s’avance sobrement jusqu’au comptoir où je me trouve, prenant place non loin.
Comme à mon habitude, je la regarde sans la détailler, appréciant simplement l’ensemble rapidement tandis qu’elle paye son dû à l’aubergiste. Je me détourne lorsqu’elle réajuste son foulard, buvant une gorgée de mon gobelet.
Alors, sentant un regard, je me tourne de nouveau vers elle pour accueillir son sourire, y répondant d’un petit pincement labial et d’un hochement de tête.

Comme toujours, j’arbore un visage et un crâne rasé de près que pas même des sourcils ne viennent ombrager. C’est un truc que je fais depuis longtemps pour diverses raisons et que j’ai gardé. Plutôt grand, je domine la salle, ce qui permet à mes yeux marron de fureter sans mal sur tout ce qui se trame. Un regard que, souvent, les gens ont du mal à tenir. Il parait qu’il peut déranger sans que l’on sache me dire pourquoi.

Toujours est-il que, pour parfaire mon salut, je lève mon verre en direction de la demoiselle.

Que la soirée vous soit douce, mademoiselle ! Dis-je de cette voix légèrement rauque que l’on dirait éternellement neutre.

Commencer par la souhaiter bonne est un premier pas dans cet accomplissement ! Répondis-je. Ce n’est pas toujours simple, surtout par les temps qui courent, comme vous dites, mais c’est une première étape.

Buvant une gorgée, je croise ce regard curieux qu’elle me lance avant d’avouer que, venant régulièrement ici, il ne lui semblait pas m’avoir déjà aperçu.

Ce constat est parfaitement logique, c’est en effet la première fois que je viens ici. Je n’avais, pour ainsi dire, pas remis les pieds dans la cité depuis un an et demi. Quand bien même, je ne fréquentais pas spécialement ce quartier. Tel que vous me voyez, j’ai vécu à l’extérieur tout ce temps alors maintenant que je peux de nouveau profiter de quelques plaisirs simples, je compte bien m’en accommoder un peu. De ce point de vue là, ma soirée ne pourrait-être que douce.

Je fais tournoyer ma chopine, le liquide ambré s’égaillant en suppléant la mousse. Alors, sans la regarder, ma voix d’un ton parfaitement neutre s’élève de nouveau.

Du coup, vu que vous semblez connaitre le quartier, savez-vous où je pourrais trouver une chambre ? Je vous avoue que je n’aurai rien contre un lit pour une fois. Demandais-je en sortant quelques pièces qui valaient… probablement une certaine somme. Avec ça ? Je peux avoir quelque chose selon vous ?

C’est alors que, baissant d’un ton, je m’appuyais plus encore sur le comptoir, descendant la tête à hauteur de la sienne.

Les trois hommes, à la table, à côté de ceux qui jouent aux dés, vous ne les connaissez pas j’imagine ? Parce qu’ils ne cessent de vous observer depuis votre arrivée.

Un mélange de prudence, de logique, de connaissances et de chance, probablement. J’ai été soldat puis milicien avant, cela aiguise les sens. Déclarais-je en réponse à son interrogation sur ma survie. Je pourrais raconter plein de situations, mais elles sont souvent sordides. Conclus-je.

Je lui demandais alors de m’aider avec l’argent dont je disposais. Je n’avais presque jamais eu besoin d’en utiliser, aussi, je n’en maitrisais pas la valeur. Pourtant, à ma réhabilitation, il m’avait été rendu ce que j’avais abandonné derrière moi et dont je ne savais réellement que faire.
Ainsi, elle m’indiqua un lieu, au port, où je pourrais trouver accueil, pour peu que je demande la bonne personne en précisant que c’était Violette qui m’envoyait.
J’esquissais un bref sourire, très fin, presque caché.

Violette, moi c’est Eric ! Annonçais-je avant de la remercier.
C’est alors que je notais les regards des hommes derrière nous. Discrètement, je contrôlais que ce n’était pas qu’une impression. Me penchant à hauteur de la jeune femme, je la questionnais donc avant de la voir se tourner radicalement vers les suspects. J’émis un court grondement désapprobateur. A quoi bon que je me montre discret si elle leur lance des regards et un sourire.

Elle semblait, elle, plutôt amusée.

J’en dis qu’ils ont fait des signes aux deux autres types, proches de la porte. À mon avis, s’ils ne vous connaissent pas, ils ont très envie d’y remédier sans prendre en compte votre accord. On devrait bouger avant qu’ils n’établissent leur stratégie, cinq, je peux gérer, mais au-delà, ça deviendra vite compliqué. Lançais-je finalement d’un ton froid et monocorde que beaucoup trouvaient glaçant. Je sors en premier, quittez le comptoir dès que je suis dehors ! Conclus-je avant de m’éloigner sans lancer un regard aux types en question.