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 Des jours avec, des jours sans... [Opale]

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Gabrielle TraversièreBannie
Gabrielle Traversière



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MessageSujet: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyLun 2 Mai 2016 - 20:36
« Qui étais-tu... » murmurai-je en écho au vent qui venait de se lever.

Assise en tailleur sur un ban de terre ferme cerné par les eaux stagnantes, penchée sur le butin de guerre que je tenais entre mes mains, je m'interrogeais sur son dernier propriétaire. Une multitude de minuscules cicatrices ornaient la peau brunie de mes doigts, lesquels enserraient un médaillon de métal. J'étais bien incapable de déterminer s'il était précieux : il s'agissait probablement de bronze si je devais me fier à son poids, mais en toute honnêteté, je m'en moquais pas mal. Un pendentif n'avait aucune valeur dans les marais.
De l'ongle, je soulevais le clapet éclaboussé de sang pour révéler ce que contenait l'écrin : une mosaïque de la taille de mes deux pouces réunis, représentant vraisemblablement une femme aux cheveux noirs. Je jetais un coup d’œil au corps immobile, étendu à quelques pas de là. Peut-être avait-il été joli garçon de son vivant, mais aujourd'hui il n'était qu'une carcasse un peu gonflée et rongée de partout.

Refermant le bijou dans un claquement sec, je ramenais mon bras en arrière avant de le jeter aussi loin que j'en étais capable. Il disparut dans un plouf discret, englouti comme tant de choses par la tourbe claire de l'Obliance.

Je changeais vivement de position, m'agenouillant au chevet du macchabée. Avec une diligence née de l'habitude, je le délestais de tout ce que mon regard aiguisé reconnaissait comme utile : boucles, sangles, foulards. J'étais un peu trop loin de notre campement du moment pour me charger de choses trop lourdes ou encombrantes, aussi privilégiais-je ce dont je pouvais me servir pour compléter nos attirails de récupérateurs. Oui, c'est ce que nous étions... lorsque nous n'étions pas des chasseurs ou des tueurs. Les premières fois, il y avait de cela plusieurs mois, j'avais éprouvé des remords à l'idée de dépouiller les défunts. Je m'étais rapidement faite une raison, réalisant que j'avais intérêt à trouver en trouver le plus possible. Avec un peu de chance, si je pillais suffisamment de trépassés, les autres n'avaient pas besoin de tendre d'embuscades pour assassiner les inconscients s'aventurant jusqu'ici.

Aujourd'hui, ma répugnance s'était en grande partie envolée. Elle avait laissé une vague indifférence, la prise de conscience que la violence était nécessaire. Nécessaire... oui, mais si je pouvais l'éviter... c'était toujours ça de pris.

« J'en connais une qui ne serait pas contente d'entendre ça » gloussai-je pour moi-même en songeant à Opale.

Opale était l'une de mes camarades d'infortune. Peut-être la plus abrupte et la plus rude de nous tous. Un léger frissonnement agita mon échine tandis que, toujours affairée à fouiller le corps, je songeais à la facilité avec laquelle ma compagne de misère exécutait l'acte de mise à mort.

« Oh ? Oh... Haha ! »

Triomphale, je poussais sans ménagement l'homme exsangue pour révéler dans son dos un carquois de cuir maculé de boue et d'herbes écrasées. Une bonne douzaine de traits empennés de sombre en dépassait, que je ravis d'un geste sûr. Fabriquer des flèches n'était pas aisé : il fallait reconnaître le bon bois, le tailler, durcir la pointe au feu... et trouver les bonnes plumes. Ça, c'était le pire. Une fois, j'avais grimpé jusqu'à un nid situé plus de trois mètres au-dessus du sol : l'entreprise s'était terminée avec ma personne couverte de fange au niveau du sol, trempée et serrant une poignée de rémiges froissées au creux de ma main.

J'avais marché de travers pendant toute la semaine qui avait suivi. Je m'étais promis de ne jamais recommencer, pas tant à cause de la douleur que des persiflages de mes compagnons.

« Bon, et maintenant... » marmonnai-je en me redressant, essuyant mes paumes contre mes cuisses.

Maintenant, silence. Figée, de la glace coulant dans mes veines, je fixais la main bouffie dépassant de l'eau saumâtre et posée sur la gangue grasse où ma trouvaille et moi-même nous tenions.
Les Fangeux étaient malins, rusés. Ils n'avaient rien de bêtes stupides et si ça les arrangeait ils pouvaient faire montre d'une grande patience : j'avais vu assez de ces abominations se cacher dans la vase, attendant leur heure, pour en jaillir à la manière d'une araignée enterrée sitôt que vous passiez à porter. Tous mes instincts me hurlaient que ces doigts immobiles patientaient simplement que je revienne sur mes traces.

Tétanisée, les yeux baissés sur eux avec plus de fixité que s'il c'eût été agi d'un serpent, je me saisis lentement du manche de mon long couteau.

« Je n'ai jamais été très douée à ce jeu-là... »

Grinçant entre mes dents, je fis un premier pas précautionneux en direction de cet avant-bras à la peau distendue. Puis un second ; le dos en arrière, l'arme serrée contre moi, je ne prévoyais pas du tout comment j'allais pouvoir m'en sortir. Cela dit, mieux valait lui tomber dessus que lui ne tombe sur moi... Je savais d'expérience qu'une fuite éperdue en tournant le dos à l'un d'eux était une très mauvaise idée : trébucher dans un trou, glisser sur la végétation mouillée... c'était vite arrivé. Il y avait trop de distance entre moi et le campement.

À peine quelques mètres me séparaient du Fangeux immergé. Si proche, je distinguais les contours de son corps dans l'eau trouble : seul dépassait ce bras de noyé, livide, trompeur. Une boule se forma dans ma gorge et je déglutis péniblement, affermissant ma prise sur la lame.

Quand faut y aller...

« Saloperie ! » vociférai-je en me laissant tomber sur le cadavre, m'étalant de tout mon long. « Je vais t'étriper ! »

Avec un cri de peur et de colère entremêlées, je plongeais les huit pouces d'acier entre ses omoplates. Frénétiquement, je le lardais encore et encore, les traits crispés, les lèvres retroussées sur une expression de rage animale, me moquant de l'ondée mêlée d'humeur qui m'éclaboussait le visage. Je continuais de frapper même après que mon épaule soit en feu, sans que la bête ne réagisse pour autant.

Ce n'est qu'au bout d'une minute d'acharnement fébrile voire aveugle que je laissais retomber le coutelas souillé, haletante et crottée. Avec un ahanement d'effort, je tirais le défunt au dos massacré hors de l'eau.
Une flèche brisée dépassait déjà de sa tempe. Un sourire nerveux me monta aux lèvres comme je comprenais : l'archer que je venais de dépouiller l'avait très certainement déjà tué, et je m'en étais prise à un Fangeux déjà abattu.

« Toi alors... » soupirai-je en rengainant mon arme, assise sur les fesses.

C'est alors qu'un râle affamé s'éleva dans mon dos.

« Evidemment. La menace c'était l'autre... »

Me maudissant pour mon idiotie, je bondis sur mes pieds et me retournai. Le tireur délesté de ses traits par mes soins me fixait d'un air fou, ramassé sur lui-même ainsi qu'un prédateur prêt à bondir. Il semblait venir de se réveiller... Et pas de la plus conciliante des humeurs, en plus.

« Mais quelle veinarde. »
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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyMar 3 Mai 2016 - 20:25
- Où est Gaby ?

Ma voix trancha dans le silence alors que je ramenais deux lapins au camp. Enfin, silence était relatif. Les marais n’étaient jamais calmes, surtout depuis le début du printemps. Si l’endroit avait toujours été un endroit repoussant et mortel pour l’Homme, les animaux, eux, appréciaient tout particulièrement les lieux. Oiseaux piailleurs, chiens sauvages fureteurs, loups hurlants la nuitée tombée, serpents siffleurs – et je pouvais encore en citer à la chaîne –, il y en avait toujours pour faire un bordel sans nom. Au début c’était horrible, cette impression constante d’être observé, ces bruits incessants qui empêchaient de trouver le sommeil. J’avais crue devenir folle, traînant comme un chien enragé autour de nos campements pour buter tous les oiseaux intempestifs cachés dans les arbres. Puis, au fil du temps, j’avais appris à apprécier cette nature. Les bruits ne m’empêchaient plus de dormir. Mieux encore, lorsqu’il y avait un silence de mort, c’était souvent une alerte à propos de la présence d’un fangeux tapis non loin. Ces derniers avaient beau ne s’attaquer qu’à l’Homme, les animaux les fuyaient comme la peste. En même temps, un être humanoïde qui nous ressemble plus ou moins, mais qui en plus pue la mort, ça ne devait pas les mettre en joie, les animaux. Certains courageux avaient essayé d’en dévorer quelques-uns, me semblait-il, mais les carcasses laissées par les fangeux en disaient long sur le sort de ceux qui s’en prenaient à eux, même quand il s’agissait d’un ours.
Pissenlit se tourna vers moi, son brin d’herbe entre les lèvres. Occupé à limer sa dague, il haussa les épaules, l’air indifférent :

- Partie se balader.

Bien sûr, question idiote. Les deux hommes étaient là, sous mes yeux, il était évident qu’elle n’était pas là.

- Depuis longtemps ?

- Yup’, lâcha-t-il, les yeux sur son arme.

Je jurai pour moi-même, marmonnant quelque chose à propos de l’imbécilité contagieuse tandis que je déposais les carcasses de lapin au pied de Pissenlit. Je n’aimais pas que Gabrielle parte seule : je le lui avais déjà dit. Mais fallait croire qu’on était bornés dans le groupe, même les moins couillus d’entre nous s’octroyaient des balades indépendantes de temps en temps, quand la zone nous paraissait sûre. Moi la première, à dire vrai, et je ricanais quand on voulait m’en empêcher. Du coup, moi, égoïste, de reprocher à quelqu’un ce que je faisais déjà souvent ? Totalement. Mais je ne chouinais pas lorsqu’il fallait tuer une cible, contrairement à Gaby. C’était ce qui me faisait le plus peur chez elle. Sa volonté de tempérer, de trouver des solutions pacifistes à tout. Les premiers jours de cavale tous ensembles, j’avais presque cru qu’elle tenterait de raisonner un fangeux, voir si une étincelle de conscience restait encore derrière les prunelles, tellement sa candeur tranchait parmi nous. Cette fille était sacrément exaspérante, au début.

Ce fut donc en pestiférant dans ma barbe inexistante contre Gabrielle Traversière qui m’empêchait de déguster l’esprit libre mes lapins, que je repartis en-dehors du campement, à sa recherche. La nuit n’était pas encore là, j’avais le temps. Je l’espérais.

La corde de mon arc à moitié tendue, j’avançais doucement entre les arbres, l’oreille dressée. L’adrénaline parcourait mes veines, hérissant mes poils sur mes bras décharnés. Mes bottes usées chuintaient doucement sur le sol, soulevant parfois des bruits de succion désagréables lorsque j’étais contrainte de passer dans une mare de boue. Mes escapades de chasseuse solitaire soulevaient toujours des émotions contradictoires chez moi. L’excitation, la satisfaction d’attraper une proie pour manger à sa faim, la discrétion et l’efficacité d’actoin, c’étaient des sensations que j’avais toujours aimées. Depuis que le Fléau nous avait pris, cependant, les sombres marais, parfois tellement denses que même au zénith de midi l’on ne voyait pas passer un seul rayon de soleil, me rendaient maussade, en sus de me faire présenter une paranoïa à tout bout de champ. J’avais vu ces choses à l’œuvre. Rusées, viles, mortelles. Aussi camouflées que des caméléons, aussi rapides que des guépards. J’y passerais un jour, c’est sûr. Mais j’emporterai cette merde avec moi.

Tendant l’oreille, je tentais de déterminer où Gabrielle pouvait être. Elle n’avait pas dû bien s’éloigner du camp, mais assez pour explorer une partie encore inconnue peut-être. Suivant sur le sol des traces de pas, déterminant si elles étaient assez récentes pour m’intéresser, je terminai par suivre un chemin qui me parut être une bonne piste. Des petits pas, peu profonds, caractéristiques d’une personne menue, cela pouvait être elle. Si ce n’était pas le cas, eh bien, c’est que nous avions là un visiteur indésirable qu’il faudrait surveiller ou éliminer.
Resserrant d’un coup sec un bandage récent autour de mon bras gauche avec les dents, les bras toujours prêts à amener mon arc au niveau de mon regard pour décocher une flèche en urgence, une voix termina par faire vibrer mes tympans. Plutôt une exclamation. Je reconnus le timbre d’entre tous, et m’approchai doucement entre deux fourrés.

Gaby se tenait là, assise, venant visiblement de trouver un carquois tout neuf. J’esquissai un pas pour me présenter à elle, puis me ravisai, restant tapie derrière les feuillages, en protection invisible. Curiosité, voyeurisme, simple observation, l’on pouvait interpréter cela de bien des manières. Mes yeux se posèrent sur le cadavre qu’elle dépouillait, et sur celui qui dépassait de l’eau croupie un peu plus loin. Livide, blafard. Je la regardai prendre son courage à deux mains pour éliminer le danger potentiel qui dormait sous l’eau. Les deux traits rouge sang sur son visage faisaient ressortir son regard déterminé, elle s’approcha et… abattit son arme en hurlant comme un porc.

Sombre crétine.

J’en ricanai presque d’incrédulité, même si je n’étais pas vraiment d’humeur à rire. Soudain tendue, j’écoutai les bruits alentours, essayant de percer à travers les cris de ma collègue d’infortune une quelconque activité qui aurait été réveillée par ses exclamations peu discrètes. Comment cette femme pouvait-elle sincèrement encore être en vie ?

Ne jamais baisser sa garde. Jamais.

Je ne l’avais pas baissée ; je m’étais occupée de guetter un danger derrière nous. Pourtant, le danger vint d’ailleurs. Les cris de Gaby avaient bien réveillé quelque chose : il s’agissait du cadavre putréfié au sol. Putain, elle ne lui avait pas même planté un couteau dans le crâne ou le cœur avant de le dépouiller !
Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Sortant brusquement de ma cachette, corde tendue jusqu’au plus près de mes lèvres, je m’immobilisai, l’urgence dans les tripes.

- Gabrielle. Dégage.

Ma voix claqua, sèche, concentrée. Ma flèche fila, droit dans l’épaule du macchabé qui avait bondi vers elle. J’eus un « tss » de dégout, énervée de devoir viser dans cette zone. Mais viser la tête était trop dangereux. Ces merdes étaient trop vives, et le carreau aurait tôt fait de filer vers Gaby si la chose bougeait trop.

Mon tir eut au moins le mérite de détourner l’attention de la bête. Se retournant vivement, il marcha sur son ancien carquois, brisant quelques empennes sous son poids. Voilà qu’il y avait deux proies potentielles désormais, mais Gaby était bien plus proche de lui que je ne l’étais. Il me snoba comme si je n’étais qu’un cloporte puant, juste là pour lui envoyer des petits piquants dans le dos. A croire que je lui grattais les omoplates et que ça l’arrangeait, l’enculé.
Je décochai une autre flèche, tirant sur la corde, dents serrées. Une hésitation parcourut mes membres pendant une fraction de seconde. Puis, dans l’urgence, la chose fonçant sur mon amie, je pris le risque de viser la tête.

Citation :
Allez, pour le lolz. Un petit tir, première fois de ma vie sur ce forum que je tire des trucs. Promis si je rate, la flèche tombera ailleurs que sur ta tête, copine D:
Tir d’Opale : 10
Malus -5 (-4 pour tir précis à la tête et -1 pour l’hésitation qui l’aura ralentie).
Résultat : 2.

Owiiii. *Se la pète comme une gamine, dandinant des fesses, faisant un salto-arrière puis un sourire dentalbright*

La flèche fila, droit dans son crâne. Gabrielle n’eut pas même l’occasion de lui planter son acier entre les côtes, la chose s’affala en roulant à ses pieds, son nez s’explosant sur ses chaussures. Je gardai mon arc tendu, une nouvelle flèche encochée, prête à l’achever s’il présentait un autre signe de vie. Le souffle court, les yeux fixés sur le cadavre, je laissai passer quatre inspirations durant lesquelles la chose resta immobile et morte, avant d’abaisser brusquement mon arme et regarder Gabrielle d’un œil noir.

- Tu es aussi discrète qu’un troupeau de buffles, crachai-je avec une sécheresse inouïe.

J’étais en colère, subissant les effets de l’adrénaline brutale et du danger qui s’était montré.

- Tu balances un bijou qu’on aurait pu troquer aux villages de péquenots dans un petit étang, comme pour réveiller tout ce qui pourrait dormir dedans. Tu dépouilles un corps potentiellement mordu sans l’achever en prévention. Tu… tu… Tu es juste conne, Gabrielle ! Ou suicidaire, je ne sais pas encore !

Je buttai dans le sol, soulevant une motte de terre pleine de vers de terre qui vola dans les airs. Ma voix avait monté d’un ton bien supérieur à celui que j’usais d’ordinaire dans les marais. Faire du bruit attirait bien trop de choses mortelles et nous faisait trop souvent devoir changer le lieu de notre campement. Mais ce jour-là, je ne pouvais pas m’en empêcher.
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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyVen 6 Mai 2016 - 3:40
« Mais un troupeau de buffles absolument charmant, alors » minaudai-je en calmant les battements effrénés dans ma poitrine.

Évitant prudemment le regard noir d'Opale (ce que je déconseillais formellement à quiconque se la mettait à dos, en fait : mieux valait la surveiller dans ces moments-là, sous peine de recevoir des projectiles divers et variés au visage sans les avoir vus venir), je m'approchais du cadavre fraîchement renvoyé à la terre. M'agenouillant une nouvelle fois à son chevet - non sans une moue outrée mâtinée de méfiance - j'entrepris de retirer le trait avec mille précautions. La forme particulière du crâne, avec ses os bombés, était susceptible d'abîmer la pointe. Un craquement accompagné d'une sonorité étrangement creuse suivit le geste tandis que je remisais la flèche parmi celles que portait déjà le défunt. Me relevant prestement, je tendis le carquois à la traqueuse.

« Il y avait un portrait dans le pendentif. » J'abandonnais mon ton malicieux pour un plus sérieux, où l'on discernait une certaine douceur. Il n'était pas évident de savoir si elle s'adressait à mon interlocutrice, ou bien au trépassé qui avait porté le visage de cette femme près de son cœur. « Il y a à peine une chance sur cent que quelqu'un aux faubourgs le reconnaisse, mais je ne tenterais pas le diable pour une poignée de pièces : on survit assez difficilement comme ça sans risquer de finir lynchées pour avoir massacré un des leurs dans les marais. Parce qu'on en serait accusées, c'est certain. » Après un temps de réflexion, je me sentis obligée de rajouter avec facétie : « Et puis, la pique, ça va très mal à ma tête. »

Plaisanter n'était pas un signe d'assurance. Mon humour n'était que la conséquence d'une décision : celle de sourire à la vie comme à la mort, parce que l'existence était assez chienne comme ça sans qu'en plus on se prive d'en rire.
Certains pourraient penser que c'était de la folie. Moi, je voyais dans ce bout de philosophie une rare sagesse.

Ça devait compenser mon habituelle irresponsabilité.

« Bon ! Puisque tu es là, tu vas pouvoir m'aider. J'ai trouvé un buisson vraiment intéressant tout à l'heure mais le problème, c'est qu'il était un peu trop haut pour moi. » Je plissais le nez, marquant ma déception. « Situé juste sur la corniche d'un affleurement rocheux. Oh bien sûr, j'aurais pu l'escalader, mais j'ai pensé : « Ohlàlà, et si je tombe comme l'autre fois et que je me foule la cheville, Opale va encore râler et me passer un savon ! » - ce qui, entre nous, est une expérience bien plus désagréable que se fouler la cheville. Mais comme tu es ici, si jamais je me casse la figure, tu seras là pour me raccompagner. Allez, c'est par là. »

Ayant déjà amorcé ma marche tout en parlant, je ne laissais de fait guère d'autre choix à la chasseuse que de me suivre. Néanmoins consciente des dangers de l'Obliance sous mes dehors papillonnants et craignant de recevoir une taloche à l'arrière de la tête en cas d'insouciance manifeste, je gardais mon attention sur les alentours immédiats (signifiant plus ou moins que je regardais dans quelle flaque je mettais les pieds, ce qui n'était pas toujours le cas). Un air bien connu de mon quartier natal me revenait insidieusement en tête, mais je fis la grimace en me retenant de le fredonner : en contrepartie, me le passant en boucle dans mes pensées, j'agitais un doigt afin d'en battre la mesure.

Dans un silence religieux, bien sûr. Je n'allais pas donner à la douce créature derrière moi de prétextes faciles pour m'asséner la redoutée taloche.

Cheminant dans la direction du Sud, je ne tardais pas à repérer la butte rocailleuse où j'avais repéré tantôt l'arbuste convoité. C'était une éminence d'à peine un empan de haut pour plusieurs de large, recouverte de ronces et de lierre tenace. Sur une saillie dépassaient des rameaux épineux d'une superbe teinte roussâtre, comme si on les avait légèrement brûlés au soleil d'été.

« C'est juste ici » indiquai-je en désignant la broussaille d'un index péremptoire.

Un rapide coup d'oeil vers le levant, un autre vers le couchant, et je venais me coller à la paroi. Les plantes légèrement barbelées la tapissant constituaient un désagrément davantage qu'un réel problème, et je m'attaquais sans plus rechigner à l'escalade. Un peu de sang commença à perler au bout de mes doigts, ce dont je me moquais pas mal : il ne s'agirait que d'une cicatrice de plus parmi toutes celles récoltées dans la nature.
Entreprendre l'ascension de ce genre de relief n'avait rien de bien compliqué. Les prises abondaient, qu'elles soient végétales ou minérales, et je ne tardais pas à me hisser à hauteur de la saillie supportant mon fameux buisson.

« Te voilà, toi... » murmurai-je en tendant la main entre ses branches incarnates.

De là où elle se tenait, Opale ne percevait probablement que mon derrière ainsi que des bruissements de feuilles. Me retenant de fredonner entre mes dents, je dépouillais le minuscule taillis d'une partie de son ombrage, lequel finissait dans une besace rapiécée accrochée à ma taille.

Plumé comme un oiseau.

« Ça devrait être bo-ouaaah ! »

Une vive piqûre sur le dos de ma main plongée dans le fourré, accompagnée d'un sifflement furieux me fit perdre l'équilibre (le réflexe de me rejeter en arrière ne m'aida pas vraiment à conserver mon assiette). Refermant brutalement mes doigts, je basculais dans le vide avec la grâce d'une mouette ivre.

J'en avais déjà vu une, une fois. Je fis le vœu fugace mais sincère de ne pas être aussi ridicule.

Mes épaules heurtèrent la terre meuble dans un heurt étouffé, un : « Uh ! » sonné s'échappant de mes lèvres. Je battis plusieurs fois des paupières, fixant bêtement le ciel nuageux en tentant d'en chasser une à une les lumières dansantes.

« Allez, jolis papillons, foutez le camp... » leur intimai-je d'une voix pâteuse.

Je devais regretter bien vite leur départ, lorsqu'ils cédèrent la place à une Opale semblant quelque peu contrariée.
Me redressant sur mon séant d'un bond, je baissais le nez sur ce que j'avais emprisonné entre mes paumes. Ça m'avait attaqué, en plus !

Un écureuil absolument furibard me foudroyait de son oeil sombre. Je devinais une certaine indignation dans ses pépiements affolés, et lui renvoyais un sourire mielleux tout en retrouvant la station debout.
Juste avant de lui briser le cou, dans un mouvement vif.

« Hé, t'as vu, je sais chasser moi aussi ! Même pas besoin de traquer les bêtes, elles viennent à moi. »

Je me gardais de relever qu'elles m'agressaient, aussi. Je devais bien être la seule humaine des parages qu'un écureuil se permettait de mordre !

« J'ai ce qu'il me fallait, on peut ren-... »

Une flèche venant se briser sur la pierre m'interrompit plus sûrement que si on m'avait bâillonnée. Excédée, je fis les gros yeux à Opale.

« Et si tu arrêtais de tirer sur tout le monde... Minute. Tu as ton arc dans le dos ? D'accord, je me tais et je cours. »
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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyVen 6 Mai 2016 - 17:30
J’eus un « tss » désapprobateur suite aux plaisanteries de Gaby. Il n’y avait qu’elle pour pouvoir plaisanter après une attaque mortelle. J’ignorais si c’était une forme de déni ou sa façon à elle de pouvoir garder le cap dans cette vie qu’était la nôtre. Fallait avoir une tête bien solide pour ne pas la perdre dans les marais – autant physiquement que mentalement, d’ailleurs. Malgré tout, Gabrielle gardait un certain optimisme et une joie de vivre détonante.

- On aurait pu retirer le portrait, ajoutai-je en haussant les épaules.

Mais mon ton était devenu moins véhément, plus indifférent. Elle avait à moitié raison, et je n’avais pas envie de batailler, pas aujourd’hui. Surtout pas pour une vulgaire breloque, en plus. L’adrénaline était tombée d’un coup, et si ma colère était toujours présente, elle était devenue sourde et sous-jacente, même si je me retenais grandement de faire d’autres remarques. Dents serrées, marmonnant encore quelque peu, j’attrapai le carquois qu’elle m’avait lancé, sortant les flèches une par une pour les évaluer. Elles semblaient toutes en bon état, et j’en fus satisfaite. Ajoutant le second carquois – en plus du mien – sur mon dos, mon regard revint se poser sur Gabrielle.
La suite de son discours m’intéressa, déjà. L’aider à grimper pour récupérer des herbes, je savais faire, même si elle présenta la mission de façon décalée. Se fouler la cheville, moins pire que se prendre une remontrance de ma part ? Je haussai les yeux.

- Arrête de dire des bêtises, et montre-moi donc où il est ton buisson. C’est pour quoi cette fois ? Une crème anti-poux ?

Un sourire ironique naquit sur mes lèvres malgré moi à l’évocation de l’idée, car les hommes du groupe avaient justement attrapé des poux récemment, et nous avions été obligés de raser leurs si beaux cheveux, tous luisants de gras et de morceaux de feuilles. Pissenlit avait râlé, lui qui aimait porter les cheveux mi-longs, tandis qu’Hub avait passé sa main à maintes reprises sur son crâne lisse, l’air bougon. Mais l’on avait trouvé un beau lac peu de temps après, ce qui leur avait permis de se décrasser de fond en comble, et nous avions réussi à éradiquer tous les poux qui traînaient dans nos affaires tout comme dans nos poils. Mais le souvenir restait amusant – même si avoir des poux ou des puces n’était jamais amusant le moment venu, ça grattait à mort ces merdes-là.
Bref. Je ne savais pas ce qui lui avait fait de l’œil au point de vouloir tenter une grimpe, mais je suivis donc Gaby à travers les marais. Nos pas nous menèrent à l’endroit qu’elle avait décrit : une roche saillante, à moitié dissimulée entre les feuilles et le lierre, abritant à son sommet quelques arbustes aux couleurs chatoyantes, qui semblaient différentes de ce qu’on trouvait plus bas. Mon regard regarda pendant quelques secondes l’endroit, et je me demandai un instant si ce refuge en hauteur n’était pas devenu la cache de quelques animaux malins. Peut-être y trouverait-on des œufs d’oiseau en plus des orties de Gabrielle ?

Cette dernière, bornée, grimpa seule, me reléguant au simple rôle de garde. Je me fis la réflexion que je serais bien plus agile qu’elle pour une telle tâche, mais je ne dis rien, la regardant simplement faire. Sans remord aucun, entre deux surveillances des lieux, guettant l’arrivée d’un danger, je détaillai la forme de ses courbes depuis d’en bas. Fallait dire que ça donnait une très belle vue l’escalade pour ceux qui restaient au sol, et ça apportait l’avantage de ne pas être surpris en train de mater. Aussi je ne me privai pas de quelques coups d’œil bien placés.

Ecoutant les bruits alentours, le piaillement des oiseaux et le frôlement lointain de quelques ragondins, un cri de surprise de Gabrielle me fit me retourner d’un coup. Par réflexe, j’avais dégainé le poignard à ma ceinture, dans le mouvement de rotation qui m’avait fait me tourner vers elle. Du haut de sa pierre rocheuse, je la vis tomber en arrière et parcourir les quelques mètres de hauteur en quelques secondes, pour s’écraser au sol avec la grâce d’un hippopotame. J’savais pas ce qu’était un hippopotame, mais les légendes disent que c’est un vieux truc tout moche qui vit dans les pays chauds. Je m’étais toujours imaginé une sorte de cheval poilu peu agile avec un nom pareil.

- Mais tu en rates pas une aujourd’hui, toi. Ce n’est pas une cheville que tu vas te fouler un jour, mais bien le dos que tu vas te briser !
lançai-je en rangeant mon couteau.

Le visage penché au-dessus d’elle alors qu’elle était allongée sur le dos, je regardai la cause de sa chute. La vision de l’écureuil entre ses mains me fit tiquer. Un soubresaut agita mes lèvres, puis, bien malgré moi, je lâchai un ricanement difficilement contrôlable. Par tous les foutus dieux, elle s’était fait surprendre par un écureuil. Un écureuil !

- Ouais, j’vois ça. Une vraie chasseuse professionnelle, faudra m’apprendre comment tu fais.

Une fois le cou brisé, le pauvre écureuil termina dans ma besace, pour ne pas abîmer les herbes que Gabrielle avait déjà récoltées. J’allais dire quelque chose quand une flèche siffla à nos oreilles pour s’écraser sur le rocher derrière nous. Le carreau rebondit et roula sur le sol.

- C’est pas la mienne, soufflai-je brusquement face aux propos de Gaby, mais cette dernière était assez intelligente pour le remarquer toute seule.

D’un réflexe vif travaillé depuis des mois de vie sauvage, j’avais sorti une flèche de mon carquois pour l’encocher prestement. En deux secondes à peine, mon arc était tendu tout près de mon visage, tandis que je fouillais des yeux une cible à atteindre. Les sens en alerte, le sang battant soudainement à mes tympans, je pointais mon arc à gauche, à droite, à chaque position que suivait mon regard. Mais je ne voyais rien au sein des arbres ; nos assaillants avaient dû trouver une bonne place pour tirer, et mon attention concentrée sur Gabrielle m’avait empêché de voir de quelle direction venait la flèche. Je faisais preuve d’un silence de mort pour tenter d’entendre quelque chose, mais je ne voyais rien : je me sentais aussi vulnérable qu’un nourrisson. Les yeux légèrement écarquillés sous l’urgence de la situation, j’abaissai brusquement mon arc pour me permettre de mieux me déplacer.

- On se casse ! claquai-je à Gabrielle, qui n’avait de toute façon pas attendu mon conseil pour prendre la poudre d’escampette.

Et, au moment où nous bondissions, une seconde flèche venait percer la zone où nous étions.
Bordel, c’était qui ? Alors que je courais à la suite de mon amie, sautant par-dessus les racines traîtres, me faisant griffer par les minces branches, évitant les trous et le terrain irrégulier autant que possible, mes jambes me portaient comme si j’avais une horde de fangeux aux trousses. Ce n’était pas le cas, mais cela ne rendait pas notre ennemi moins dangereux. L’attaque avait été silencieuse, soudaine ; nous avions été chanceuses que le tir eut été effectué par un piètre tireur. Sinon, l’une de nous serait déjà morte, le cerveau troué.

Ce n’était pas la première fois que nous étions attaqués, et cela ne serait pas la dernière. L’ennui, c’était toujours de savoir à qui on avait à faire. Des groupes de bandits étaient installés depuis des années dans les marais, bien avant le Fléau. Si la tragédie de la Fange avait fait fuir la majorité des voyous de ces terres mortelles, les plus belliqueux et les plus débrouillards étaient restés. Autant dire que ceux qui avaient survécu jusque-là n’étaient pas là pour rire – un peu comme nous. Bandits, autres groupes de bannis, notre attaquant pouvait avoir de multiples facettes. L’on trouvait dans les marais les pires rebuts de l’humanité, et parfois même, les esprits les plus fêlés que les dieux aient jamais vu.

Courir. Courir. Ne pas s’arrêter. Fuir.

Je serrai les dents. Je détestais fuir. J’étais une traqueuse, une chasseuse, une tueuse. Devoir prendre la fuite face à un ennemi sans visage me mettait en rage, mais je n’avais pas le choix. Gabrielle filait à mes côtés ; l’on se bousculait parfois en voulant nous engouffrer dans des ouvertures trop fines entre les arbres. Ça courait aussi derrière nous, les flèches sifflaient à nos oreilles et se plantaient dans les troncs.

On n’a croisé personne récemment pourtant, qui veut notre peau, putain de merde ?

Brutalement, ma cheville rippa. Le corps de Gaby devant moi m’avait fait voir trop tard une racine basse. Mon pied se prit dedans. Le bois craqua sous le tiraillement soudain qu’exerçait ma jambe sur lui ; quant à moi, l’arrêt brutal me fit m’écraser au sol, droit dans la merde. A moitié étouffée par la fange et l’eau putride, je rageai de douleur, me relevant aussi vite que possible, prenant sur moi pour maintenir une cadence acceptable malgré la douleur. Je hurlai à Gaby :

- Va aux Sabliers ! Je te rejoins !

Ma voix était pressante, et forte. Nul doute qu’elle avait été entendue par nos assaillants. Mais je n’avais pas eu le choix, chuchoter dans cette situation n’aurait pas permis de me faire entendre. Nous courions à en perdre haleine. J’espérais au moins que notre « code » ne soit pas facilement reconnaissable. Les Sabliers, c’était la façon dont nous avions appelé une zone du coin. Une boue si dense et poisseuse, étalée sur une bonne lieue de superficie, qui mimait les attributs de sables mouvants. Nous étions installés depuis quelques semaines dans le coin – depuis qu’on avait été obligés de fuir l’autre campement à la mort du Rat et de l’arrivée massive de créatures. Aussi nous connaissions bien les Sabliers, et les endroits où il ne fallait pas poser le pied, sans quoi la tourbe avait tôt fait de nous engloutir. Cela n’empêchait clairement pas de pouvoir clamser dedans, expérience ou non, vu la mortalité du truc, mais je ne voyais pas de meilleur endroit pour semer nos poursuivants.

Ainsi, après avoir hurlé ça à mon amie, je m’écartai un peu d’elle, tournant sur la droite. Si c’était une idée stratégique, notre séparation était aussi et surtout parce que ma chute m’avait rendue plus lente. Et jeconnaissais Gaby. Elle aurait adapté son rythme pour moi ; ce qu’il ne fallait pas faire. C’était prendre le risque d’y passer toutes les deux.
Pourtant, nous avions réussi à prendre un peu d’avance sur nos tueurs. C’est que la course, on avait ça dans le sang, ou presque. Ils étaient pas loin, c’était sûr, mais les flèches avaient arrêté de pleuvoir. Risquant un regard derrière moi, je finis par plonger derrière un arbre en lisière des sabliers, contournant par le nord, alors que Gaby devrait être à plusieurs dizaines de mètres de là. D’un saut, je grimpai à un arbre, me coupant sévèrement les doigts sur l’écorce. Mais, en quelques secondes, j’étais montée à l’abri des feuillages, malgré ma douleur lancinante à la cheville. Et, prestement, j’encochai à nouveau mon arc, prête à canarder le premier qui passait, ou à faire en sorte que, en tentant d’éviter mes flèches, ils ne se fassent emporter par la longue agonie du Sablier. Discrètement, je tentai de voir où se trouvait Gaby, si je pouvais lui faire un signe, ou si nous étions définitivement chacune de notre côté. Car de l’organisation, il allait en falloir.

En effet, les premiers traqueurs se montrèrent. Ils étaient une dizaine, en gros. Plusieurs archers, d’autres dépeceurs, et un… Je plissai les yeux. Un je ne savais pas quoi. Une femme, grande et longiligne, avançait au centre du groupe. A moitié nue, ne possédant qu’un pagne qui couvrait ses hanches, elle se démarquait surtout par un collier original autour de son cou. Un collier de pouces humains.

Ah bha ma chaudasse. A peine le printemps pointe le bout de son nez que ça se découvre comme une catin. Putain. Des connards de cannibales, sérieux. Gaby, tu portes vraiment la poisse.

Attendant qu’ils s’avancent assez pour être dans un champ de tir satisfaisant, je tendais la corde de mon arc doucement, dissimulée dans mon arbre. Nos traqueurs avançaient prudemment ; ils avaient perdu notre trace, et suivaient désormais les empreintes rapides et déformées de nos pas et de notre fuite effrénée.

- Venez jouer à cache-cache avec nous, murmurai-je pour moi-même, un sourire sordide sur le visage, dévoilant des dents miroitantes.
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Gabrielle TraversièreBannie
Gabrielle Traversière



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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyVen 6 Mai 2016 - 20:02
« Alors ça c'est vraiment pas sympa, nononon... » protestais-je tout en détalant à travers broussailles et fourrés, ignorant les petites branches qui parfois s'accrochaient à mes vêtements.

Si de temps à autres je m'aventurais seule dans les marais, à l'image de mon escapade plus tôt, je n'en demeurais pas moins avide de compagnie et de la présence des autres. Que chacune tracions notre route de son côté m'horripilait davantage que je n'étais prête à l'avouer, quand bien même j'en comprenais l'intérêt. Opale, avec son esprit prédateur, avait probablement instinctivement réalisé que face à un tel surnombre mieux valait nous disperser.

Ça ne m'obligeait pas à aimer la manœuvre, cela dit.

Un cri s'éleva dans l'air, vibrant d'une rare envie de meurtre et même de ce que j'identifiais comme une note de plaisir. Un frémissement remonta le long de mon échine et je hâtais le pas, gagnant les Sabliers.
La stratégie d'Opale était aussi brillante que risquée. Malheureusement, dans la vie que nous menions, il s'agissait des plans les plus récurrents. De la nécessité naît l'ingéniosité, songeai-je en sautant par-delà une gangue de boue que je savais traîtresse.

Je jetais un coup d’œil par-dessus mon épaule, pour le regretter aussitôt. La vision des cinq types patibulaires lancés à mes trousses n'avait pas grand-chose de rassurant ni même d'agréable aux mirettes, surtout si j'en jugeais aux regards avides qu'ils me lançaient. Des hommes aux trognes ravagées ayant vraisemblablement depuis longtemps abandonné la simple idée de prendre soin d'eux-mêmes, vêtus de quelques fourrures encore tachées de sang ; n'apercevant aucun arc dans leurs mains mais plutôt d'épais coutelas et une lance, j'en déduisis que ma compagne allait devoir composer avec le ou les tireurs.

« Le dernier arrivé est une poule mouillée ! » braillai-je en décampant à toutes jambes, au risque de me ramasser dans la gadoue.

Ça marchait à tous les coups. N'écoutant que leur appétit de chair ou ma voix mélodieuse, mes poursuivants s'élancèrent à leur tour à travers ces bancs de boue trompeurs. À voir la façon dont ils prenaient spontanément leurs distances afin de couvrir davantage de terrain, je concluais qu'ils n'en étaient pas à leur première chasse à l'homme.

Repoussant loin de mon esprit la vision d'une Opale attrapée par ces individus, je fis le serment silencieux mais féroce que ce serait leur dernière.

« Gros tas ! Bande de pisseux enragés ! Faces de truffes ! »

Je m'époumonais avec le vœu intérieur de ne pas finir par m'en mordre les doigts. C'est toutefois un sourire mauvais qui étira la commissure de mes lèvres lorsqu'un cri de surprise m'apprit ce qu'un vif regard vers l'arrière confirma : l'un d'eux venait de disparaître jusqu'à la taille dans une étendue fangeuse dont j'avais deviné la profondeur à sa couleur. Le plus proche de ses camarades freina afin de lui porter secours, et après un temps d'hésitation les autres cannibales reprirent leur course. Je ne m'arrêtais pas davantage pour savoir comment il allait s'y prendre pour le dégager, plaçant ma survie immédiate avant ma curiosité.

Avisant un arbuste rabougri un peu plus loin, j'accélérais le pas tout en prenant garde à ne pas mettre les pieds là où il ne fallait pas. J'avais repéré, pendu à une de ses branches tordues, quelque chose qui pourrait tout aussi bien m'aider que me retomber sur le coin de la figure : la rumeur tranquille du nid d'insectes était si paisible que je me sentirais presque coupable de ce que j'allais faire.

Presque.

« Bonjour mes jolis » soufflai-je, quelque peu éperdue, en pilant sous cette ruche naturelle. Je comptais lentement jusqu'à cinq en simulant l'épuisement, permettant à mes poursuivants de se rapprocher du piège que je préparais, avant de me saisir d'une pierre et la jeter de toutes mes forces contre l'enveloppe fragile de la nichée.

Maintenant, il fallait courir encore plus vite qu'avant.

Je pris mes jambes à mon cou tout en adressant un signe injurieux au trio qui avait dangereusement gagné du terrain. Un véritable nuage sombre s'échappa du nid brisé, émettant un bourdonnement bruyant et furieux. Il s'agissait de frelons aussi gros que mon pouce et pour ce que j'en savais, particulièrement mal embouchés.

Si deux des traqueurs eurent la vivacité de partir dans des directions opposées afin de contourner l'obstacle, ce ne fut pas le cas de celui du milieu : trop lent de corps ou d'esprit pour faire volte-face, il se retrouva rapidement cerné par la colonie entière. Ses hurlements terrifiés retentirent à travers le marais tandis qu'il se roulait à terre et ne s'étouffèrent quelque peu que lorsqu'il coula dans les Sabliers.

« J'en ai encore plein d'autres en réserve ! » mentis-je en vociférant par-dessus mon épaule.

Soit je n'étais pas très convaincante, soit ils étaient résolus à prendre le risque. Animaux tenaces, hein ?
Une ombre à la périphérie de mon champ de vision fit naître un sentiment d'urgence malgré tout tardif dans mon ventre. J'eus à peine le temps de tourner la tête qu'une masse me heurta à pleine vitesse, suffisamment pour me faire décoller du sol meuble. Pendant une fraction de seconde je priais tous les dieux de ne pas atterrir dans une mare mouvante : on entendit manifestement ma requête puisque je percutais un sol trop dur à mon goût. L'épaule du matamore plaquée contre mes côtes les fit craquer de façon sonore, et j'ouvris la bouche afin de laisser échapper un cri de douleur qui se mua en un coassement étranglé comme je me retrouvais avec le souffle coupé.

L'homme m'ayant attrapée esquissa un sourire hideux, lequel dévoila des dents limées en pointe. Taré. J'aimais, à ma façon, les odeurs du marais : la terre âcre, la senteur lourde de l'air, ses herbes acides... Mais lui, il empestait la charogne, la mort et le vieux sang.

« Tu l'ouvres plus ta grande gueule, maintenant, hein ? » chuchota-t-il, l'air de sucer un bonbon.

Il se crispa lorsque j'enfonçais mon long couteau dans son abdomen, ahanant afin de retrouver ma respiration. Avec l'énergie du désespoir et de la peur, je remuais frénétiquement la lame prisonnière de sa chair, sentant rapidement qu'un flot de sang se déversait sur ma hanche. J'ignorais la sensation de quelque chose de plus lourd que je supposais être ses entrailles : avec un râle curieusement aigu, le cannibale roula sur le côté et je me hâtais de me redresser. La pression sur mon plexus s'affaiblissait, signe que mon souffle me revenait lentement.

« Toi, t'es morte. »
« Mais pas encore u-... »

Le poing que je reçus au coin de la mâchoire m'interrompit aussi sûrement qu'il me fendit la lèvre. Renvoyée au sol, je me jetais à plat ventre dans l'intention de récupérer l'arme que j'avais laissée m'échapper sous l'impact. Une botte cerclée de fer, sûrement pillée sur un cadavre de la ville, fit craquer les doigts de ma main gauche comme s'il s'était agi de bois mort. Je gémis, m'immobilisant et posant le front contre la boue.

Là, ça sentait vraiment mauvais.

« Je vais te baiser. Lentement » lâcha le dernier de mes poursuivants en s'accroupissant à côté de moi, son talon comprimant toujours mes phalanges brisées. « Après je vais te manger, tout aussi lentement. On va te garder en vie aussi longtemps qu'on pourra. T'as eu les autres et ça, tu vas le payer. »

Rien dans sa voix n'indiquait que cette poursuite mortelle l'avait ne serait-ce que troublé. À peine essoufflé, il me faisait une promesse que je savais qu'il tiendrait. Refusant de croiser ses yeux, je tournais la tête de l'autre côté tandis qu'il faisait glisser mon pantalon le long de mes fesses.
C'est là, à quelques centimètres de mon nez, que je croisais le regard vide d'une azurette.

Azurette, c'était le nom que je donnais à une variété de grenouilles au dos bleuté, lequel suintait d'une substance vénéneuse des plus virulentes.

« Comme tu es belle... »
« Qu'est-ce que tu-... »

Rassemblant mes forces, j'attrapais le batracien en plaçant ma paume sous son ventre et me retournais dans une ruade désespérée. Avec un feulement farouche de haine, j'éclatais littéralement l'azurette contre ses lèvres : le venin qui me brûlait déjà la peau des doigts malgré mes précautions suinta avec d'autant plus d'abondance que l'animal avait senti le danger, et se déversa avec le sang et l'humeur dans la bouche du cannibale.

Le poison était foudroyant : agité de spasmes, les yeux écarquillés, l'homme bascula sur le dos sous la poussée que je lui administrais. La paume plaquée contre son visage, je m'assurais avec une cruauté méthodique qu'il n'en perdait pas une miette.

« Mange, mon tout beau, mange... » susurrai-je doucereusement.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour passer de vie à trépas, une écume poisseuse dévalant sa barbe de quelques jours. Rattrapée par la douleur de mes côtes malmenées et de ma main écrabouillée, je m'affaissais sur le flanc avec une plainte misérable. Laborieusement, je remontais mes chausses qu'il avait tirées jusqu'à mi-cuisse.

« Juste un peu de repos et je viens te chercher, hein ? Bouge pas... »

Qu'Opale ne pouvait pas entendre mes mots ne m'empêchait pas de les prononcer. L'important, c'était que nous allions survivre toutes les deux un jour de plus.
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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyLun 9 Mai 2016 - 0:52
Au loin, j’entendais que ça courait. La voix de Gaby résonnait entre les arbres : elle était traquée, et ils l’avaient vue. Elle semblait les attirer, même, de ses mots susurrants entre les troncs, évoluant entre les flaques mortelles. Cinq étaient partis à sa suite, tandis que les cinq autres me cherchaient. Impuissante, je les avais vus se séparer pour traquer mon amie. L’envie de les canarder avait été grande, mais ça aurait été trahir ma position. Je devais attendre qu’ils aient assez avancé pour ne pas qu’ils puissent voir dès la première flèche où je me tenais cachée, mais l’urgence de la situation me rendait impatiente. Faisant bondir mes yeux sur chaque membre de leur groupe qui était à portée, je tentais de déterminer lequel était le plus dangereux – lequel était à éliminer le premier. Il y en avait un qui guettait les empreintes au sol. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne trouve mes pas, et puisse me traquer jusqu’à mon arbre.

Comment ces enfoirés nous avaient-ils trouvés ? Avaient-ils simplement entendu notre échange, à Gaby et moi ? Etaient-ils tombés sur nous par pur hasard, ou cela cachait-il autre chose ? Hub et Pissenlit avaient-ils été témoin de quoi que ce soit, ou été attaqués ? Comment savoir si nous pouvions rejoindre le camp en toute sécurité ? Mille et une questions parcouraient mon esprit, et putain ce que ça me soulait. Avec toutes ces inconnues, revenir au campement c’était prendre le risque de mener ces cannibales sur notre territoire et compromettre la sécurité de ce dernier. Tout comme nous pouvions aussi rentrer en pensant les lieux sûrs, pour prévenir les deux autres, alors qu’une embuscade pouvait nous attendre, traître et meurtrière. Il nous fallait des informations ; nous étions aveugles. Je devais en garder un vivant.

Au loin, un cri retentit – la voix de Gaby. Ce fut comme un cri d’alarme pour moi. Cessant de tergiverser et rester tapie comme j’aimais le faire, je lâchai une flèche. La corde vibra, l’arme siffla, et la flèche vint cueillir avec un bruit satisfaisant le crâne de ma cible. N’attendant pas même que le corps ne tombe au sol, sans vie, je décochai une autre flèche, visant ma prochaine cible, faisant partir une nouvelle attaque. J’en eus un autre ainsi, quant au troisième, je le ratai de peu, et la flèche se planta juste au-dessus de sa clavicule. Les autres se mirent soudain à s’agiter, voyant leurs collègues touchés, levant leurs yeux et leurs arcs, hurlant des ordres tout en me cherchant. Le femme à moitié nue était armée d’un poignard, et prestement, elle commença à courir pour s’abriter derrière des arbres. Une autre de mes flèches fila, droit vers son épaule, mais elle ne fit que lui arracher un morceau de peau, superficiel. Elle glapit de douleur avant de plonger derrière un arbre, et je serrai les lèvres, rageuse depuis le mien. Quatre flèches tirées pour seulement deux morts, c’était vraiment de la merde. J’étais clairement pas dans mon bon jour, et maintenant ils avaient une bonne idée de ma position. Ils savaient que j’étais en hauteur.

- Aaah, ça veut jouer à cache-cache ?

Je pointai mon arc vers la voix masculine, qui me sembla provenir d’un autre arbre sur ma droite.

- Tu sais qu’on va te tuer lentement pour les deux hommes que tu viens de prendre ? On va te faire rôtir vivante même, pour savourer ta chair encore pleine de vie, salope !

Je ne répondis pas à la provocation évidente et ridicule. Parler c’était trahir définitivement ma position, d’autant plus que j’entendais, derrière moi, un des leurs se déplacer silencieusement dans les fourrés, guettant visiblement une fuite de ma part ou un autre mouvement, quel qu’il soit.
Tu veux me rôtir, ducon ? Je t’aurai saigné avant.

Je n’entendais plus Gaby donner signes de vie, et cela m’agaçait. La respiration accélérée, je faisais courir mes yeux sur toutes les issues qui m’étaient offertes. Je les entendais fourailler, ils me cherchaient tout en restant à couvert. Je voyais parfois des silhouettes passer rapidement entre deux troncs, trop brièvement pour que je puisse être efficace avec mon arc. Décrétant qu’il ne m’était plus utile, j’entrepris doucement de ranger la flèche que j’avais encochée, puis, à gestes lents et précautionneux, je replaçai mon arc en travers de mon dos le plus silencieusement possible. Je fis de même pour dégainer le poignard à ma ceinture, et, faisant attention à contrôler mon souffle, je commençai à quitter mon arbre.

Prestement, penchée en avant pour me dissimuler derrière les buissons et fourrés, j’évoluai rapidement, sans bruit. Je ne les avais pas en visu, et cela m’irritait. Avoir des cannibales aux trousses n’était pas une chose qui arrivait tous les jours. Ça se montrait tenace ces bêtes-là, parfois même pire qu’un fangeux. En parlant de fangeux… La probabilité pour que nous soyons seuls était nulle. Parmi toute l’étendue des Sabliers, j’étais certaine qu’il y avait une créature quelque part, alertée par ce bordel. Je devais donc à la fois quitter ma cachette à moitié découverte, semer ces tarés et trouver Gaby, le tout sans tomber sur un mordeur. Gagner un bras de fer contre Hub était plus aisé, c’était un comble.

Citation :
Test de discrétion
Habileté d’Opale : 9
Résultat des dés : 13
Raté.

- Vue !

L’un des traqueurs me fonça dessus. Me plaquant au sol comme si je n’avais été qu’un vulgaire fétu de paille, il m’assomma à moitié. Il était sorti de nulle part cet enfoiré ! Ma tête buta contre le bois de mon arc dans mon dos en tombant au sol, et mon assaillant tordit mon bras pour me faire lâcher le poignard.

- Pas très douée pour le cache-cache finalement, hein ?

Je lui crachai au visage, avant de relever mon crâne brusquement, lui assenant un coup de boule comme j’en avais rarement fait. Il grogna, sonné, relâchant légèrement sa prise sur mon poignet. Je n’hésitai pas un instant. L’éclat de mon poignard brilla, et je plantai la lame dans son dos, jusqu’à la garde. Je la plantai, encore et encore, dans une rage ni dissimulée ni contenue. Le sang chaud coula sur ma main, tandis que les yeux de l’homme s’étaient écarquillés, que sa bouche s’était ouverte, comme préparant un cri. Mais au lieu de crier, il se mit à cracher le sang de ses poumons tailladés. Le liquide, rouge et sombre, éclaboussa mon visage. Je me tortillai pour me sortir de sous la carcasse, mais cette escarmouche m’avait révélée au grand jour, et ralentie. Les deux autres avaient eu le temps de me foncer dessus, eux aussi.

Je n’eus le temps de voir qu’un mouvement rapide, un bout de chaussure, et je tombai inconsciente.


Citation :
Tu peux décider de ce qu'ils font d'Opale le temps qu'elle est inconsciente, si tu le souhaites ! Sinon j'innoverai à mon prochain post Razz
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Gabrielle TraversièreBannie
Gabrielle Traversière



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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyDim 15 Mai 2016 - 15:53
« Là, je la vois ! »

Je dressais l'oreille - mentalement du moins - en percevant l'écho éloigné de cette voix familière. Il ne fallut pas longtemps pour que je sente une grosse main se poser sur mon épaule et me secouer comme si j'étais un fichu sac de patates. Pelotonnée à même le sol, je répondis à la sollicitation d'un grognement inintelligible.

« Encore cinq minutes m'man... »
« Arrête de faire l'imbécile. Debout ! »

J'ouvris un oeil en direction du ciel, l'empyrée troquant son étendue azur au profit du faciès à la fois soucieux et exaspéré d'un Pissenlit qui en perdait presque son brin d'herbe.

« Tu es blessée ? »

Esquissant une moue d'enfant vexée, je levais ma main brisée. À tous les coups j'allais en plus me faire engueuler. D'autant plus que j'avais la désagréable sensation d'oublier quelque chose d'important. Ce n'était pourtant pas l'argent, pas comme cette fois où le groupe m'avait envoyée en ravitaillement auprès d'un vieux couple refusant d'abandonner sa chaumière - laquelle était étrangement devenue un repaire de fangeux. Ce n'était pas non plus de lacer mes chaussures, m'aperçus-je en frottant, allongée, un talon contre l'autre.

De quoi pouvait-il bien s'agir ?

« Où est Opale ? »
« Mais c'est bien sûr ! » m'écriai-je en claquant des doigts suite à la question d'Hub, me redressant derechef sur mon séant. Le mouvement fit exploser une pointe de douleur dans mes côtes malmenées et je me pliais en deux, les dents serrées. Prenant abruptement conscience des environs au travers des mèches échevelées étalées devant mes yeux, je réalisais que deux ou trois heures s'étaient écoulées. « Elle est... euh... j'sais pas. »
« Elle est pourtant partie à ta recherche » objecta le massif banni, adoptant le ton que pourrait prendre un milicien sur la piste fraîche de quelque contrebandier.
« Oui, bon. Minute. Je remets tout à l'endroit. »

Ce qui commençait par redresser mes doigts, pensais-je bravement. Naïve. En touchant un, je couinais et décidais de remiser ça pour plus tard. Dans l'ordre, donc : ma crinière, le pli de ma veste puis mes souvenirs.

« On cueillait des écureuils... » Non, quelque chose ne va pas dans ma phrase. « Enfin, l'écureuil c'était accidentel. Non, on cueillait des herbes lorsque des cannibales nous sont tombés dessus. Et je sais que c'en était, y a une tarée qui se baladait avec des bouts d'humains autour du cou et même qu'ils se taillent les dents en pointe ! »

Je m'interrompis comme Pissenlit fronçait des sourcils. L'essentiel, il faut que j'aille à l'essentiel.

« On s'est séparé dans les Sabliers - une idée à elle, je tiens à le dire - afin de les perdre mais du coup... j'l'ai un peu perdue aussi... P'is c'est elle la pisteuse, alors pour la retrouver... »
« Où tu l'as vue pour la dernière fois ? »

Sans un mot, je désignais d'un index un peu tremblant la lisière des arbres à l'orée de l'étendue de glaise mouvante. Ils s'entre-regardèrent, et je devinais la question qui d'un coup planait lourdement au-dessus de nous.

Cela valait-il la peine de risquer nos vies pour lui prêter secours ?

J'avais toujours été plus proche d'Opale que d'eux. À ma façon, je les considérais tous comme de ma famille - ma nouvelle famille - mais (j'étais bien placée pour le savoir) même de tels liens peuvent se rompre devant le danger.
Sachant que le meilleur remède à l'indécision était encore de montrer l'exemple, je me relevais en me recomposant une expression enjouée.

« En avant, mauvaise troupe. Je vais montrer le chemin et on sera rentré avant le soir ! »
« Oh que non » me devança Pissenlit en accélérant le pas. « On sait comment ça finit quand tu mènes. Hub, amène-toi et aide-moi à trouver des traces. Elle a le pas léger, mais pas ceux qui étaient à ses trousses. »

Ils poursuivirent en échangeant des inepties de traqueurs, me laissant un peu à l'arrière. Ca m'allait bien ; un mince sourire sur les lèvres, ma main cassée serrée contre mon ventre, je me fis la promesse que nous la retrouverions. Saine et sauve.

P't-êt'e juste un peu croquée. Mais pas son joli derrière, ça non !

***

« Seulement quatre ? »

Surpris, mon compagnon avait tourné la tête dans ma direction comme dans l'attente d'une confirmation. Les yeux plissés, accroupie dans le fourré qui nous permettait de les épier, j'opinais en silence. Il y avait là rassemblés autour d'un brasier la femme qui semblait être leur chef dans les bras d'un homme que je ne connaissais pas : les deux autres, il s'agissait du premier cannibale ayant glissé dans une mare traîtresse des Sabliers ainsi que de son acolyte qui lui avait prêté assistance. Opale quant à elle était ligotée à l'écart, contre un arbre et inconsciente - ou faisant semblant, pour ce que j'en savais.

Ça faisait beaucoup pour nous. C'était une chose de se défendre bec et ongles pour sauver sa peau lorsqu'on était acculé, c'en était une autre que de se jeter sciemment sur quelqu'un à côté duquel vous auriez pu louvoyer sans dommages.

Hub, pour sa part, ne se posait pas tant de questions. Une fois lancé sur une décision, il n'en démordait plus - je me demandais si cette douteuse force de caractère était à l'origine des raisons de son bannissement - et venait d'encocher une flèche à son arc. Après un temps comme en proie au doute, Pissenlit fit de même en mâchonnant nerveusement la plante entre ses lèvres.
Je tirais mon couteau tout en sachant que je ne leur serais d'aucune utilité.

Les traits partirent du buisson presque simultanément. Si le premier tireur rata sa cible au point que le projectile se perdit dans la végétation, le second fit mouche en pleine poitrine de l'anthropophage ayant tiré son camarade hors de la fange, lorsque tous deux étaient à ma poursuite. Sans plus perdre de temps, les deux parias jaillirent des taillis en vociférant. Le feu du bivouac renvoya un éclat acéré sur la lame des coutelas.

Je ne perdis pas de temps et, en catimini, rejoignis la chasseresse attachée. À mesure que je m'approchais, la panique et la colère étreignaient de plus en plus fermement mon cœur, en parts égales. Elle avait du sang séché sur la main, beaucoup de sang ; quant à son visage, il arborait un nez brisé et était largement peinturluré de brun et de rouge. Son aspect sauvage voire mauvais aurait pu effrayer n'importe qui, mais pas moi. Je savais ce qu'il y avait sous la boue et l'hémoglobine.

M'agenouillant à son chevet, je me mis à cisailler d'une main les liens la retenant. Elle ne faisait aucune signe de vie tandis qu'Hub et Pissenlit ferraillaient à quelques toises de là, avec force cris par ailleurs.

« Allez, réveille-toi, réveille-toi... » la pressai-je dans un murmure, mon couteau grignotant peu à peu la corde rêche la maintenant contre son feuillu.

J'avais peur. Un instant, je me dis que c'était fini ; que mes amis et moi allions échouer et puis être éventrés, avant qu'on nous mette à rôtir comme du gibier au-dessus des flammes. Qu'il n'y aurait plus d'escapade au cœur des marais, plus de moments passés à exaspérer les autres, plus de chasses avec Opale. Que je n'entendrais plus Hub se vanter à outrance, ni verrais Pissenlit s'étouffer avec son brin d'herbe parce que je lui aurais tapé dans le dos. Que je ne pourrais plus parcourir les étangs, émaciée mais libre, à la recherche de tous les plaisirs que notre vie, aussi misérable puisse-t-elle vous paraître, avait encore à offrir.
Fermant les yeux pour en cacher la lueur de désespoir, j'embrassais la joue de la prisonnière au moment où ses entraves cédaient.

Je refusais que mon dernier geste à son égard ne soit qu'un vulgaire coup de couteau dans du chanvre tressé. Un baiser, ç'avait déjà plus de sens.
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Opale la CriardeBannie
Opale la Criarde



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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyMer 18 Mai 2016 - 20:50
Des éclairs de lucidité. Des lumières, des flashs. Mon esprit tentait de s’accrocher à la réalité, de refaire surface. C’était difficile.

- Tss. Un coup de pied buta dans mes hanches. Elle n’a que la peau sur les os. C’était bien la peine de perdre autant d’hommes pour un cure-dent !

- Hé. Elle fera une belle offrande à la déesse. Et même si la viande sera nerveuse, on aura au moins ça à bouffer.

Ballotée, traînée, portée – je ne savais pas vraiment comment ils me déplaçaient. Tout était flou, mes yeux tentèrent de s’ouvrir, de comprendre et saisir les propos autour de moi. Je luttai, mais l’inconscience me rattrapa, comme un immense brouillard. Tout redevint noir, et j’oubliai.

Je courais. L’herbe s’écrasait sous mes pas légers, le vent cinglait mon visage, alors que je filais à en perdre haleine. C’était pour des jours comme ça que je continuais à me battre. Le soleil se reflétait sur les feuilles et la rosée du matin, les oiseaux sifflaient, mais je les entendais à peine alors que je courais. Je parcourus encore quelques mètres, puis ce fut le vide. Mes pieds prirent appui sur le dernier rebord rocheux, et je sautai.
Le temps sembla se suspendre un instant. Elevée dans le vide, je vis par-dessus la cime des arbres toute l’étendue des marais. Au loin, le plateau du Labret, qu’on pouvait deviner légèrement en hauteur. Je me sentis… libre. Une traînée d’oiseau passa dans mon champ de vision, puis les reflets bleutés du lac en-dessous de moi m’attira les prunelles. Je tombai, et les eaux pures m’accueillirent en leur sein. Prise d’une effervescence comme j’en avais rarement, je remontai à la surface, prenant une grande goulée d’air. La fraicheur de l’eau venait de me donner un coup de fouet, mais c’était agréable.
Nous avions trouvé le lac à peine quelques minutes plutôt. Dans cette zone des marais, pas si éloignée du Labret, les terres étaient moins humides, moins boueuses. Le lac, comme s’il leur avait été envoyé par Anür, possédait une eau pure, translucide, changeant grandement des étendues putrides habituelles. Heureux de notre découverte, car il nous apporterait un point d’eau vital, nous avions cédé à la bonne humeur. Et à un soupçon d’inconscience, aussi. Ayant repéré l’avancement rocheux au-dessus du lac, haut d’une bonne quinzaine de mètres, nous avions fait la course pour grimper. Abandonnant mon équipement au dernier moment, ricanant en entendant les autres derrière moi, j’avais fusé, et sauté la première.
Me retournant dans l’eau, je vis Hub briser la surface de l’eau dans une immense gerbe de gouttelettes qui m’éclaboussèrent le visage. J’entendis plus que je ne vis les autres plonger eux aussi. Comme des enfants, profitant de la liesse passagère, nous jouâmes. Gaby s’approcha de moi dans l’eau, et vint poser ses lèvres sur ma joue. Je haussai un sourcil. C’était moi la traqueuse d’habitude. Moi qui devais lui faire du rentre-dedans.
- Réveille-toi, me dit-elle.
Je ne compris pas. N’étais-je pas réveillée ?
- Réveille-toi…


Le lac et le soleil disparurent brusquement. Tout à coup, il faisait sombre, et chaud. Un immense feu craquait non loin, j’entendais crier et se battre. Et, plus que tout, j’avais mal. Ma tête me lançait comme si un troupeau de sangliers m’était passé dessus. Près de moi, je sentis une présence familière. Gaby, tout proche, si proche. Ses lèvres venaient à peine de quitter ma joue, et, encore à moitié consciente, je répondis à son appel. Mon visage réagit ; ma bouche vint cueillir ses lèvres. Je l’embrassai avidement, avec rudesse – je n’avais jamais été réputée pour ma tendresse. Ma lèvre fendue me brûla sous ce contact mais je le maintins.

Quelque chose termina par interrompre l’échange cependant. Gaby, peut-être, pressée par des éléments que je ne parvenais pas encore à saisir. Les yeux plissés sous la lumière du feu qui m’agressait, je mis encore quelques instants à comprendre qu’elle tirait sur mes bras pour me faire me relever. Puis tout me revint de plein fouet. L’escapade dans les marais, la cueillette avec Gaby, les cannibales, ma capture. Mes yeux s’écarquillèrent, un sentiment d’urgence fit sursauter mes muscles, et je me levai d’un bond. Trop vite. Comme une épave, je me vautrai au sol, emportant à moitié Gabrielle dans ma chute. Je me sentais faible, et nue. Mon arc n’était plus dans mon dos, ni mon poignard. J’étais… vulnérable.

- Gardez… pouces… vivante…

Mon charabia était incompréhensible. Je voulais dire de garder la femme aux seins nus vivante – celle qui semblait être leur chef, et celle qui portait son ignoble collier de pouces. Nous devions l’interroger. Savoir ce qu’ils foutaient là, s’ils nous avaient trouvé par un simple coup de chance ou si nous étions traqués. Si nous avions encore un espoir de pouvoir garder notre campement, ou si nous devions migrer, à nouveau.

Je vis un corps tomber au sol après un joli crochet du droit de la part de Hub, mais je saisissais à moitié ce qu’il se passait.

- Gardez la femme vivante, finis-je par réussir à articuler de manière plus compréhensible. GARDEZ-LA VIVANTE !

Mon hurlement fut comme un éclair qui traversa toutes les fibres de mon corps. Cela me réveilla. Prenant appui sur le sol, serrant mes poings dans la terre à m’en faire blanchir les jointures, je me relevai. Non sans tituber encore un peu, je fis un rapide tour de la situation. Gaby était à côté de moi, et j’eus un geste instinctif de lever mon bras vers elle. Hub et Pissenlit étaient aux prises avec deux hommes, au corps-à-corps. Leurs flèches avaient visiblement éliminé le reste, car il ne restait que ces hommes. Et, bien entendu, la femme. Ce fut elle que je cherchai du regard. Où était-elle ? Avait-elle fui ?

Un craquement, puis le silence. Pissenlit venait de briser le cou de son adversaire. Une quiétude subite tomba sur le campement des cannibales. Les yeux en alerte, nous nous étions tous tournés, protégeant le dos des autres, nos yeux fouillant la présence d’un autre adversaire.

- Cassos, décréta Pissenlit, voyant que Gaby avait réussi à me libérer de mes entraves. On se tire.

- Non. Non, non, non…

Je cherchais toujours la timbrée à poil des yeux. Laisser une inconnue qui en voulait à notre peau dans la nature, c’était pas du tout un bon plan. Du tout. Un mouvement sombre dans les arbres attira mon regard. Je fonçai.

- OPALE !

Ils me hurlaient dessus, mais je m’en foutais sur le coup. Courant après la fuyarde, sautant par-dessus les racines, je réussis à gagner de la distance. Je la voyais courir, son collier macabre dansant sur ses omoplates. Serrant les dents, accélérant, je terminai par sauter – comme si j’avais voulu plonger dans le lac –, et j’atterris sur la cannibale. Elle s’effondra sous mon poids, tenta de répliquer, mais je me postai à cheval sur son corps, avec brutalité. Avec une proximité qui aurait été carrément intime dans un tout autre contexte, je plaçai ma main sous son menton, serrant son cou. Mes iris brunes s’éclairèrent d’un sourire mauvais.

Je ricanai. Quand je demandais à ce que quelqu’un soit gardé vivant, ce n’était jamais de bon cœur. Ni de bonne guerre. Mon poing serré s’abattit sur sa gueule, et je sentis sa mâchoire craquer. Ma main me faisait souffrir à cause de l’ancienne escarmouche dans les Sabliers, mais la rage meurtrière qui m’animait soudain anesthésiait tous les signaux de mon corps. De mes deux mains, j’agrippai son collier de pouce, que je tirai brutalement à moi, faisant cisailler la corde dans la chair de son cou.

- Vous êtes qui ?! Comment vous nous avez trouvés ?

Je bousculai ses épaules, et l’arrière de son crâne vint buter sur le sol.

- Parle.

Elle ne réagit pas.

- PARLE !


Mon poing s’abattit, encore, tandis qu’une certaine démence meurtrière m’animait.
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Gabrielle TraversièreBannie
Gabrielle Traversière



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MessageSujet: Re: Des jours avec, des jours sans... [Opale]   Des jours avec, des jours sans... [Opale] EmptyMar 12 Juil 2016 - 3:21
J'avouais qu'une espèce de fascination morbide venait de me saisir lorsque je me figeais, observant Opale frapper cette femme encore et encore. Je n'avais jamais trop eu l'occasion de m'attarder sur une rixe : ses poings ne faisaient presque aucun bruit en meurtrissant la chair du visage, laquelle rougissait et se fendait à vue d’œil. C'était une vision à la fois dégoûtante et attirante, faisant appel à une part sauvage de mon être. Une part ne demandant qu'à rejoindre mon amante pour l'imiter, écorcher mes phalanges sur la figure de cette cannibale qui avait prétendu nous chasser, faire sauter ses os à coups de pierre !

Mais ce n'était pas une solution, évidemment. Une froide voix de logique me soufflait que si nous voulions la vengeance, alors ça devait prendre plus de temps que simplement la battre à mort ; et si nous voulions des informations, alors là encore nous nous y prenions mal.

« Arrête. »


Un bras qui s'arme et qui retombe. Le sang des deux parias se mêle, quelques gouttelettes s'envolant gaiement dans les airs à chaque fois qu'Opale s'apprête à cogner de nouveau.

« Arrête ça » répétai-je en me rapprochant.

Mes paroles ne l'atteignaient pas. Depuis que je la connaissais, il y avait toujours eu chez ma compagne d'infortune cette espèce de passion assassine dont je redoutais l'aveuglement. Oui, c'était ça : dans ces moments elle ne voyait et n'entendait plus que sa victime. Le monde alentour devait s'effacer à son regard.
Mais moi, en emmerdeuse têtue et opiniâtre, je refusais de disparaître de son paysage.

Je passais mes bras autour de ses épaules, détournant la tête pour éviter d'en prendre une dans les naseaux. Si mon étreinte était douce, elle s'était aussi voulue insistante : cela dit, je n'avais jamais été d'un grand athlétisme. Vous avez déjà essayé de faire un câlin à un blaireau enragé ? Non ? Moi non plus, mais je suis certaine que ça s'approchait à peu près de ce que j'essayais alors de faire.
Le coude que je reçus dans les côtes me fit grimacer. Oui, elle se débattait. Je la gênais pour frapper et ça, ça n'avait pas l'air de lui plaire. Elle cria, de rage ; elle voulait que je dégage, que je la laisse en paix. Pourtant un peu de paix c'était justement tout ce que je lui souhaitais, mais elle ne pouvait pas le voir. Pas encore.

Je me jurais férocement qu'un jour tout ça changerait.

***

« Tu frappes comme une fillette » fis-je d'un ton nasillard à l'adresse d'Opale, me massant un nez que j'avais fourmillant de douleur.

Il avait fallu un bon quart d'heure pour l'empêcher de lyncher notre prisonnière, avec l'aide d'Hub et Pissenlit. Nous avions chacun récolté notre part de coups plus ou moins malheureux dans la tentative avant de pouvoir enfin revenir à notre campement, traînant et poussant (selon l'humeur de chacun) l'anthropophage à notre suite. Ligotée, nous l'avions jetée dans le creux d'un tronc couché et éventré où elle était dès lors restée, comateuse.

Quelque chose (comme l'instinct de survie, par exemple) me conseillait intérieurement de ne pas trop enquiquiner ma compagne, surtout après avoir obtenu d'elle qu'elle ne transforme pas notre future informatrice en bouillie informe. J'en éprouvais cependant une secrète déception, ayant toujours été d'une nature curieuse et a fortiori lorsque la question concernait les entrailles des gens qui voulaient me manger.

« Euh... 'ttendez » repris-je, le front plissé de concentration. Les yeux dans le vague, je me tapotais la lèvre - une fois, avant de sursauter lorsque mon doigt effleura la plaie dans la chair de ma bouche. « Je crois que... ah oui, c'est ça. 'Me semble, hein ! » poursuivis-je mon monologue hésitant tout en m'affairant sur l'écuelle de fer suspendue au-dessus de notre feu de camp.

J'avais promis que je parviendrais à faire parler cette femme, même contre son gré, et bien mieux que la violence ne saurait y parvenir. En fait, je craignais surtout qu'elle ne meure avant qu'on puisse en tirer quoi que ce soit.
Marmonnant entre mes dents, je mâchais vivement quelques simples avant de les cracher dans le récipient.

« J'espère que vous avez soif. Je fais des efforts rien que pour vous, là. »

Un clin d’œil malicieux décoché en direction de la cannibale. À ma manière, je savais que je pouvais être cruelle ; au travers d'une farce ou d'un bon tour, menant à la mort. J'étais ce genre de personnes qui exprimait sa violence dans un rire bon enfant.

« Tu veux bien me la mettre assise ? Et enlève-lui son bâillon, tant que tu y es. »


Un regard outrageusement mièvre accompagna la requête adressée à Opale. Curieusement, c'est Pissenlit qui se leva hâtivement et s'occupa de satisfaire à ma demande, attrapant les cheveux emmêlés de brindilles de notre otage.
À peine l'étoffe sale ôtée de son visage, elle se confondit en invectives colorées.

« Putes et salauds ! J'vous boufferai les tripes ! »
« Non mais dites donc ! Un peu de tenue ! » la tançai-je en fouillant dans mon sac de voyage - disons plutôt une gibecière assez large récupérée quelques semaines auparavant sur le corps d'un citadin... malchanceux.

Forte de mon expérience de guérisseuse, je savais qu'il n'était pas toujours possible de faire avaler ce qu'on voulait à n'importe qui. Pour cette raison existait l'outil sur lequel je venais de refermer la main : un écarteur en métal, qu'on insérait entre les dents avant de faire jouer les crans jusqu'à obtenir la... coopération requise du patient.

Mon camarade ne se fit pas prier pour comprimer chaque côté de sa mâchoire, juste assez pour que je puisse de force y enfourner mon petit jouet. Peut-être qu'un peu d'émail sauta dans l'opération.
Les maladresses, ça arrive.

« Oups, je ne l'ai vraiment pas fait exprès. Mince, voilà qu'il y a du sang... mais arrêtez de gigoter, voyons ! »

Je prenais un plaisir pervers à maltraiter cette meurtrière. Être un meurtrier n'était pas vraiment le problème - nous l'étions tous ici - mais attenter à ma vie, en revanche... C'était du plus mauvais goût.
Le comble pour une personne qui mangeait ses congénères, hein ?

« Allez, maintenant avalez ça, c'est tout chaud rien que pour vous... »

Avec la délicatesse qu'on me connaissait (et qu'on ne s'y trompe pas : cela signifiait aucune), d'une main enveloppée d'un chiffon j'attrapais la gamelle brûlante et en déversais le contenu à même la gorge de mon invitée. Elle ne tarda pas à s'étouffer et régurgiter partiellement, fermement maintenue par les épaules.

« Pas de chichis, ça me fait plaisir. Si si, je vous assure. »

Un mélange de racines broyées, de feuilles émiettées et rien qu'un peu d'humeur d'un lézard bien particulier que l'on trouvait dans certaines parties des marais. La solution, en sus de laisser une saveur atroce propre à vous arracher les papilles, était un poison abrutissant. J'en connais intimement l'effet pour en avoir été victime (comme je l'avais été d'à peu près tout ce que j'étais capable de préparer) : les sens alourdis, voire comme mélangés, le monde s'engluait dans une nasse de couleurs indéfinissables et de sons informes. Les pensées s'échappaient, se perdaient, s'enfuyaient dans quelques méandres trop éloignées de la conscience.

« Vous voyez quand vous voulez » ajoutai-je chaleureusement, reposant le récipient vide. « Allez, on la laisse digérer quelques minutes. »

À peine Pissenlit avait-il relâchée notre prisonnière qu'elle s'était écrasée sur le flanc, les yeux vitreux et un bruit mouillé résonnant dans sa respiration. Perdant toute fausse jovialité, je saisis l'index de sa main gauche et le retournais avec une lenteur délibérée. Ce n'est que lorsqu'un craquement sec retentit qu'elle s'agita d'un unique spasme.
La mixture n'endormait aucunement la douleur. Rien que la vivacité d'esprit et de corps.

Me levant, j'allais déposer un baiser sur la joue d'Opale.

« Je reviens tout de suite. »

***

Et j'étais revenue. Après m'être éloignée pour pleurer tout mon soûl.

Pleurer parce que j'avais encore mal d'avoir été à ce point malmenée pendant notre échappée. Parce que j'avais encore mal de repenser à la façon dont les choses auraient pu tourner ; mal de songer à ce qu'ils auraient pu lui faire, de songer que j'aurais pu être à nouveau seule.

Plus jamais.

Je défendrais ce que j'avais, à ma manière. Et jusqu'au bout.

« Qu'est-ce qu'on disait, déjà ? » lançai-je à l'intention de ma patiente avec un sourire éclatant. Il n'atteignait pas mes yeux rougis des larmes versées à l'écart. « Ah, oui... ça. »

Je pris une profonde inspiration et, agenouillée à son chevet, commençais un léger chant. C'était un chant sans paroles, en réalité une sorte de litanie au rythme doucereux. Par le passé, je m'étais découverte un... un don, pour amener l'esprit d'autrui vers un étrange ailleurs. Un ailleurs où ils n'étaient plus tout à fait eux-mêmes, mais comme hypnotisés ; il fallait d'abord capter leur attention et la moduler ainsi qu'on peut moduler le son qu'on tire des cordes d'un instrument. Au plus l'individu était assoupi ou confiant, au mieux cela marchait.
Ma voix allait et revenait, inlassablement, imitant la régularité d'un ressac fatigué. Les yeux anthracite de la cannibale clignèrent brièvement, et lorsqu'elle rouvrit les paupières, ils vacillaient au diapason de ma mélopée.

Je savais que ça n'avait rien de surnaturel, absolument rien. Pourtant, précisément, c'était ce genre de choses qui auraient pu conduire les gens, dans ma vie d'avant, à me considérer comme une sorcière.

« Maintenant » chuchotai-je, « elle va répondre à tes questions. »

Et c'était vrai. Elle le ferait comme si c'était la chose la plus sensée au monde ; sans toutefois que je puisse m'expliquer au nom de quelles raisons, les personnes que je suggérais de cette façon finissaient toujours par sortir de cette torpeur coopération au terme de quelques interrogations et ce nombre variait mystérieusement. Cela dépendait peut-être simplement de chacun.
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