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 Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]

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Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyDim 20 Mar 2016 - 18:32
Lendemain portait un nom qui était un nom d'espoir. Nul à Traquemont ne savait pourquoi ses parents avaient décidé de le baptiser ainsi - l'intéressé n'était pas du genre à s'étendre ni sur sa vie privée, ni sur son passé - mais la chose n'avait rien de très choquant. Par ailleurs, le lieutenant de la châtelaine était un homme qui effectivement, était tourné vers le lendemain. C'était un bon guerrier, sans conteste : mais c'était avant tout un bâtisseur, quelqu'un qui savait faire à peu près tout ce qui était nécessaire pour que les siens puissent s'installer quelque part. Il avait ses combines pour ré-arranger les tuiles d'un toit, rembourrer la paille dans la charpente, arranger les sillons d'un champ afin de l'irriguer au mieux ou encore faire tenir droit un mur. Ce grand échalas à la barbe noire maniait le fauchon avec dextérité, mais ses armes préférées étaient la houe et le marteau. Si sa maîtresse était une adepte de la guerre, lui était un adepte de la paix.

Il la chérissait parce qu'il en savait intimement la valeur.

Il avait fait sienne la sagesse populaire et il n'était pas rare qu'on s'en réfère à lui pour la plupart des problèmes courants sur le domaine d'Yseult. C'était de cette façon qu'il était devenu son bras droit, et certainement pas de par son rang avant le début de la Fange, encore moins sa naissance.

***

« Vous ne savez pas pourquoi il y était ? »
« Non. Et je m'en fiche » affirmai-je brutalement en reposant le verre de vin que je venais de vider. La coupelle émit un tintement de métal en heurtant la table fatiguée des cuisines.

C'était dans cette même pièce que j'avais fait la connaissance du protégé de Lendemain. Un gamin misérable ramené au cœur de la nuit. Fauteur de troubles, sans aucun doute... mais également un survivant. Un véritable survivant, davantage que moi ou quiconque d'autre à ma connaissance. Et j'avais besoin de telles personnes.

« Tant qu'il fait sa part il peut bien vagabonder où il veut. S'il ne souhaite pas s'attacher à ce fort, je ne vais pas l'y contraindre. »
« Il finira par se faire tuer » lâcha abruptement mon interlocuteur.

Je gardais les yeux fixés sur le pichet en terre cuite : il contenait un vin ocre au goût aussi âpre que la terre d'où il était tiré. J'avais pour sa saveur un amour profond - peut-être trop.

« Éviter de me faire tuer n'est pas ma première préoccupation, Lendemain. Encore moins lorsqu'il s'agit des autres. »

Un long silence suivit ma déclaration. J'en profitai pour remplir à nouveau mon verre, avant de le porter à mes lèvres. La porte claqua un rien trop fort lorsque l'homme sortit, un éclair de colère au fond de ses yeux sombres.

***

« Viens par là, gamin. »

Gamin. C'était comme ça qu'il appelait Malachite et quelque chose dans sa voix pouvait laisser entendre que ça resterait, même quand il aurait quarante ans - car dans l'esprit de Lendemain, il ne faisait aucun doute que le Banni atteindrait cet âge.

« Et porte ça aussi, tant que tu y es. »

Le guerrier jeta à son cadet un sac rempli à craquer, probablement de céréales. Non pas que les gens de Traquemont cultivaient quoi que ce soit dans l'enceinte fortifiée, et encore moins à l'extérieur : mais il leur arrivait, à l'occasion, de négocier avec les quelques villages encore habités en-dehors de Marbrume, afin d'obtenir les denrées qu'ils n'étaient pas en mesure de se procurer. Souvent de la nourriture autre que de la viande de gibier et des racines récoltées dans les marais, mais aussi, parfois, de l'acier ou de la pierre, des couverts ou des tissus.
En balançant un autre sur son épaule et faisant signe à Malachite, il continua sa route. Celle-ci consistait pour l'instant à travers la cour intérieure de Traquemont, aussi boueuse qu'à l'accoutumée.

Vêtu de la sempiternelle livrée de cuir laqué de noir des gens d'Yseult, dans cette atmosphère morose de la fin de journée où le ciel gris perdait de sa lumière, il faisait figure d'épouvantail. Pourtant, il ne paraissait pas malheureux ou seulement maussade : simplement un peu préoccupé.

« Tu sais que ce n'est pas sûr dehors, hein ? »

Il venait de dire ça tout d'un coup et, à peine avait-il prononcé ces mots que Lendemain se frappa le front.

« Oui, bien sûr que tu le sais, je suis con. T'y passes plus de temps que nous. Un peu trop d'ailleurs. »

Quiconque se donnait la peine de côtoyer un peu Malachite ne tardait pas à découvrir que celui-ci avait soif de grands espaces. Bien qu'il soit un étranger - au sens propre mais, de toute manière, les habitants de Traquemont avaient la nette tendance à appeler un étranger quiconque ne faisait pas partie de l'ancienne maisonnée de Corbeval - le jeune homme n'était pas exclu pour autant par la communauté (surtout parce qu'il mettait la main à la pâte et qu'il était doué pour ça).
Ce qui ne l'empêchait pas de se retrouver pris à parti dans une bagarre lorsqu'il retournait à ses mauvaises habitudes, comme chiper ce qui n'était pas forcément à lui.

« Pourquoi tu fous autant le camp, hein ? »

Ce n'était pas formulé comme un reproche. En fait, quelque chose chez Lendemain laissait entendre que pour l'heure, il tournait autour du pot. Ça se voyait : il détestait ça.
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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyDim 20 Mar 2016 - 20:08
J'aime qu'il m'appelle "gamin". Un gamin c'est pas sexuellement actif, j'trouve ça rassurant. . J'aime aussi beaucoup trottiner derrière lui et l'aider à faire des trucs. C'est... reposant. Le monde reprend un minimum de sens dans ces moments là. Il me bat pas, il tue pas des gens, il viole personne. On fait des tâches toute simples, mais utiles, ancrées dans le quotidien, et ça me plaît beaucoup. Mine de rien, avec mes fugues successives, j'ai jamais eu l'occasion d'apprendre certaines choses. Des choses utiles, que tout homme adulte devrait connaitre. Comment entretenir un bâtiment, élever quelques animaux, planter quelques céréales. C'est Lendemain qui est venu me trouver après que j'me sois fait tataner la gueule pour une sombre histoire de vol où on est même pas sûr que c'est moi qui l'ait fait. Il m'a sorti un truc du style "tu peux pas te sortir les doigts du cul au lieu de taxer à tout le monde", et j'me suis retrouvé à l'accompagner partout de temps en temps. Il a eu l'air surpris que j'essaye pas de tirer au flanc, et j'ai pas essayé de lui expliquer pourquoi réparer le toit de l'écurie était si reposant à mes yeux. On a jamais eu de grandes conversations entre copines non plus. Je sais pas pourquoi, il y a quelque chose en Lendemain qui m'inhibe vachement coté parlotte. J'ai l'impression que si je commençais à raconter n'importe quoi, j'le roulerai pas dans la farine longtemps. Il mettrait le doigt pile sur ce qu'il faut pas, et me ferait parler des pires épisodes de ma vie sans que je puisse rien faire. C'est peut être à cause de son âge, je sais pas.
Bref.

Celui que j'espionnais à ce moment là, ce n'étais pas Lendemain mais Yseult. Quand je l'entends à travers une porte ou un couloir je peux pas m'empêcher de rester pour en savoir plus. Oh ! Te fais pas des idées, c'est assez innocent. Je trouve la dame de Traquemont fascinante, mais comme un ado qui se renseignerait sur une célébrité. Nous ne faisons pas parti du même monde, je comprends pas la foi qui l'anime quand moi je me dépatouille juste pour rester en vie et passer de bons moments quand j'en ai l'occasion. C'est probablement pour ça que cette femme mène un grand combat pendant que je me fais casser la gueule par des miliciens et que je vomis mon alcool derrière la réserve de foin. Du coup je l'écoute, si jamais les bribes de conversation que je chope m'aidaient à comprendre ce mystère. Comment elle fait pour ne pas avoir peur de mourir ? Son point de vue est censé, je ne suis pas choqué d'entendre qu'elle n'a pas peur de sacrifier des vies pour repousser des Fangeux, mais je serais incapable d'appliquer la même logique au jour le jour. J'ai juste l'impression d'essayer de panser une blessure qui n'arrête jamais de saigner, incapable de voir la situation dans sa globalité parce que j'essaye d'empêcher mes tripes de me sortir du ventre avec les deux mains.

**
*

Je porte un gros sac, en trottinant derrière Lendemain, en silence. Je suppose qu'on décharge le résultat d'une expédition vers les villages, je sais pas, j'étais en train de chasser à ce moment là. Comme il est plus grand que moi, qu'il marche vite, je suis obligé d'adopter une allure un peu ridicule pour rester derrière lui. Dans le même ordre d'idée, je porte aussi la livrée du fort, mais elle est trop grande pour moi et claque contre mes tibias. Je parle pas, dans ma tête je suis parti pour une journée comme les autres à aider le chef en second de Traquemont à maintenir le fort debout. J'imaginais pas que ça coûtait autant de boulot d'obtenir un résultat aussi simple. Au début le fort me semblait indestructible, avec son immensité austère. Maintenant que j'ai vu la maintenance de l'intérieure, j'trouve ça miraculeux qu'on soit pas encore tous mort écrasés par un tas de gravats. Mais bref.

Lendemain lance une espèce de conversation.

J'ai du mal à voir où il veut en venir. Je pense au début qu'il va m'engueuler et me crispe d'avance de ce qui va suivre : me faire cloîtrer à Traquemont, ce qui me demandera des ruses de sioux pour en sortir. Mais c'est pas le cas. Il me questionne d'un ton impatient : Pourquoi je suis tout le temps dehors ? Je réponds machinalement mon prétexte mental habituel :

- J'ai... j'ai une petite fille en ville. De deux ans. Avec tout le bordel en ce moment sa mère a du mal à la nourrir.

Je crois que je lui ai déjà dit, pas sûr. De toute façon je sais bien que mes promenades n'ont pas que pour but de voir Jade. Je me rappelle soudain que, dans les fragments de conversation que j'ai surpris, il a parlé de quelque chose où je me serais trouvé. Mais je sais pas quoi. J'ai été à beaucoup d'endroits et j'ai vu beaucoup de choses ces derniers temps. Je réfléchis à la vérité. Je ne me suis jamais demandé pourquoi je ne me sentais pas de vivre uniquement dans l'univers de Traquemont, et je sais encore moins comment le formuler. Ca va chercher dans les parties sombres de mon petit esprit brisé.

- Puis je sais pas... j'ai du mal à rester tout le temps avec des gens ça... ça me fatigue. Je sais pas. Il faut que je fasse attention à... à un tas de trucs. Tout le temps. J'ai des copains ici mais... je sais pas.

Parce que je suis un gros plombeur d'ambiance, tu comprends Lendemain ? Je suis pas le seul. Au fort il y a plein qui ont vu des choses qui dépassent l'entendement, qui ont vu la mort frapper à la porte, prendre le thé et dire "hé salut, à bientôt !". Et ils ont des têtes de gros tarés. Je veux pas avoir cette tête là, tu comprends ? Et il y a d'autres gens, ils sont gentils avec moi mais ils viennent avec leurs sales petites pelles à vouloir déterrer ce que j'ai recouvert avec des kilos de pierres pour qu'on les trouve jamais. D'autres encore qui me font peur, pour des raisons parfois ridicules, et c'est très fatigant d'avoir peur tout le temps. Mais comment je peux t'expliquer ça Lendemain ?
Je le regarde avec de grands yeux, espérant qu'il lâche l'affaire et qu'on continue à transbahuter ces putain de sacs de céréales. Au moins on sait où on va avec le rangement : à un truc rangé.
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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyMar 22 Mar 2016 - 18:55
Lendemain hocha la tête sans guère ajouter grand-chose à l'explication que Malachite venait de lui fournir, continuant sa route avec son sac rempli à craquer sur l'épaule. Il ne se retournait pas, ne regardait jamais en arrière ; à l'occasion, croisant l'un des habitants occupé ici à colmater de mortier un interstice dans la muraille, ou affairé là à poncer une planche grossière, il rendait le salut qu'on ne manquait pas de lui adresser. À sa façon, toujours : levant sa grosse main semblable à un battoir, affichant un sourire bon enfant qui se dessinait dans son épaisse barbe.

Un étranger eût pu le prendre pour une bonne pâte un peu naïve, en le voyant agir ainsi. Oui, il avait réussi à garder le sourire facile malgré les temps qui couraient, un sourire qu'il n'adressait jamais qu'à ceux qu'ils connaissaient - car c'était pour tout autre que ceux de Traquemont un grand bonhomme taciturne.

Le guerrier guida le jeune homme jusqu'à un appentis dressé presque en contrefort du mur d'enceinte, dont le sol de terre était tapissé de vieille paille pour absorber l'humidité. Là, il déposa son fardeau sur une pile de sacs semblables tout en indiquant au Banni de faire de même.

« Vas-y, compte-les voir. »

De son paquetage, Lendemain tira un ensemble de feuillets froissés qu'il tria les sourcils froncés, avant d'en choisir un et de le lui tendre. Un fusain accompagna bientôt le papier.

« Pas la peine d'écrire en chiffres, mets juste un bâton pour chaque besace. »

De fait, il y en avait un certain nombre, sous le toit épais de l'abri. Il était difficile de dire si Lendemain lui épargnait les nombres expressément, en se doutant qu'il ne les connaissait pas - et d'ailleurs rien n'indiquait que le lieutenant d'Yseult sût lui-même les écrire - ou par souci de simplicité dans la tâche.

Ce faisant, il alla s'adosser à l'une des poutres de la structure avant de croiser les bras. Il observait faire le gamin, mais son attitude n'avait rien d'un examen, comme un contre-maître avec son ouvrier ; il attendait simplement que la tâche soit faite, profitant de ces instants pour se reposer et ne rien faire.
Cela dit, il aurait fallu être ignorant ou hypocrite pour le qualifier de fainéant - Lendemain était un laborieux, un homme qui prenait un certain plaisir à retrousser ses manches pour faire en sorte que la communauté de Traquemont s'en sorte du mieux possible. Quelque part, on pouvait dire qu'il avait le goût du travail et surtout du travail bien fait, mais encore qu'il savait également ménager sa peine.

Au bout d'un moment l'échalas se mit à siffloter, sans fausse note. C'était un air que Malachite pouvait déjà avoir entendu et qui semblait propre aux gens de la châtelaine.

« Hé, mais... mais c'est c'corniaud ! »

L'exclamation venait de quelque part sur la droite du Banni. Elle provenait d'un des chasseurs de la forteresse - l'un des meilleurs, de surcroît. Son nom était Arnaud et il avait toujours considéré le jeune rescapé d'un mauvais œil, a fortiori depuis que l'intéressé se montrait plutôt doué à l'arbalète. C'est vers lui qu'il avançait, d'une démarche dont la vivacité trahissait l'énervement. De quelques années son aîné, le traqueur avait sensiblement la même silhouette que celui qui semblait être l'objet de son irritation, bien qu'il parusse un peu plus lourd.

« Je t'ai vu l'autre jour, gros con ! » Il n'avait pas l'air de rigoler. « T'amène de la bouffe aux Faubourgs ! »

A priori, ça n'avait rien d'un crime. Il fallait cependant savoir qu'à Traquemont, la nourriture tirée de la chasse revenait à la communauté toute entière, et l'on avait davantage tendance à troquer ses services soldatesques que ses biens pour obtenir quelque chose des étrangers... et puis, on n'aimait pas trop les Marbrumiens.

« T'es rien qu'un voleur ! » persifla Arnaud en venant se planter juste devant Malachite. Lendemain observait l'échange en étant devenu silencieux, ses yeux sombres allant lentement d'un garçon à l'autre. « Qu'est-ce que tu crois que la châtelaine te fera quand elle saura que tu refourgues not'bouffe aux Marbrumeux, hein ? »

C'était clairement une menace, et connaissant celui qui la proférait, il en était parfaitement capable. D'autant plus qu'il était assez habile pour présenter les choses à son avantage.
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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyVen 25 Mar 2016 - 17:14
Un fusain ! Une feuille ! Je m'agite comme un jeune chiot qui voit arriver un humain. Ca te surprendra probablement, mais je sais un peu lire et compter. Dans ma langue maternelle. Je viens d'une famille de respectables éleveurs de chèvre, c'est pas la pire condition sociale pour commencer sa vie, et il faut savoir calculer les prix, les quantités, pour acheter et vendre à flux tendu, au plus près des circonvolutions du marché. Comme j'ai fugué très jeune, j'ai pas eu bien le temps de finaliser tous ces apprentissages là, mais je suis content de pouvoir montrer à Lendemain des vestiges d'éducation. Du coup, au lieu de juste barbouiller la feuille de petits bâtons, je pose des additions. Je suis de temps en temps obligé de déplacer un peu des sacs pour pouvoir bien les compter, mais je me livre à la tâche avec enthousiasme. Bien sûr les math de chez moi sont pas les mêmes qu'ici, à Marbrume ils utilisent une base 10 et j'ai mis beaucoup de temps à m'y faire, mais je suis content de griffonner quelque chose qui vient de mon bled. Je retraduirai en petits bâtons le résultat final.

Et sous les sifflotements de Lendemain, après avoir écrits quelques chiffres pour additionner trois rangées de sac, je me rends compte que mes calculs mènent à rien. J'ai oublié comment on pose une addition.

Même en plissant les yeux et en tirant un peu la langue, j'arrive pas à trouver d'où vient le problème. Mais j'suis à peu près sûr qu'il peut pas y avoir 75 842 sacs ici. C'est trop p'tit. J'me suis foiré quelque part. Je creuse dans ma petite caboche abîmée pour me souvenir de comment on pose une saloperie d'addition, mais c'est flou et lointain. Moi je voulais toujours aller gambader dans les collines quand on me posait devant une table pour apprendre ce genre de chose. J'étais con comme gosse. Est ce que...

- Hé, mais... mais c'est c'corniaud !

Je me tourne vers la droite comme si on m'avait brûlé. C'est Arnaud. Il me laissait tranquille, jusque là, j'espérais même qu'on deviendrai copains un jour, si j'trouvais le courage de lui parler - il est carrément grave plus âgé que moi, genre cinq ans de plus. Mais visiblement non. J'suis déçu et honteux d'avoir cru que j'pourrais avoir un ami vrai adulte mais pas trop vieux non plus. Et j'me sens pas très bien de me faire traiter de voleur inutile devant Lendemain. Et... et je stresse.

C'est un stress bien particulier, celui que je ressens lorsque quelqu'un a l'air sur le point de devenir violent. C'est quelque chose qui m'empêche de réfléchir, qui me fait avoir des réactions connes. Le Arnaud, je le sens nerveux, en forme pour une bagarre. C'est probablement ce qu'il est venu chercher, d'ailleurs. J'en ai marre de me bagarrer à Traquemont, c'est pour ça que j'essaye de rester dans les jambes de Lendemain. Sinon il m'arrive que des bricoles pour des histoires de bouteilles de gnôles qui disparaissent et que c'est pas moi j'étais pas là j'suis pas au courant. Je me mets à bredouiller bêtement la vérité :

- Mais c'était pour un tavernier qui m'a aidé, et c'était des trucs que j'avais tué moi même. Ca embête personne. En plus tu les bouffes pas les bestioles que j'bute, t'as dit que ça filait la chaude-pisse de manger derrière moi, alors que j'l'ai même pas. Lucette elle fait que raconter des trucs sur moi alors que j'ai rien fait.

Là j'suis en train de mentir sur tous les fronts, mais on s'en fout. Ce qu'on s'en fout pas, c'est le geste malheureux d'Arnaud juste derrière. Est ce qu'il allait me frapper ? Ecarter ses cheveux de son visage ? Se gratter ? On le saura jamais. Mon poing est parti tout seul, sans intervention de mon cerveau. J'l'ai frappé à la gorge. Fort. Il s'est écroulé en toussant, les yeux révulsés, visiblement perdu dans une souffrance pas possible. J'ai reculé de deux pas, catastrophé. Je voulais pas ! J'en ai pas fait exprès !

- MAIS T'ES MALADE ? ESPECE DE CONNARD !

Là c'est un copain d'Arnaud qui arrive en courant, une pelle à la main. Visiblement il attendait caché hors de l'appentis que Arnaud ait bien commencé à m'emmerder, histoire de finir le travail - sans la pelle, j'espère, sinon c'est du meurtre. Il agite l'objet vers moi pour me faire signe de m'éloigner ce que je fais - et s'écroule accroupi à coté d'Arnaud. Lendemain il va m'engueuler !

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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyJeu 31 Mar 2016 - 4:51
Des bagarres de gamins, Lendemain en avait déjà vues et de toutes les sortes. Des violentes, des vicieuses, des qui finissaient parfois mal. En soi, il n'avait pas grand-chose contre ça puisque lui-même savait bien ce que c'était, et puis c'est aussi ainsi que s'était passée la jeunesse de son époque... Par contre, il y avait quelque chose que le guerrier bourru ne supportait pas là-dedans. Pire que la violence, pire que la brutalité, il exécrait la méchanceté... Le fait de vouloir du mal à quelqu'un pour ce qu'une personne pouvait être plutôt que pour les actes qu'elle avait commis.

Il avait bien vu, dans le manège d'Arnaud et de son compère, que l'accusation de troquer avec les Marbrumiens n'était pas l'origine du problème. Oui, il avait bien vu ce mélange de peur et de colère que l'on avait envers l'étranger. Le métèque. Parce qu'il aurait beau même s'en défendre, Malachite ne pouvait pas cacher à ceux qu'il côtoyait quotidiennement qu'il ne venait pas d'ici.
L'homme se détacha de son dossier improvisé, venant à son tour au chevet du jeune chasseur ; devant sa mine fermée et l'hostilité silencieuse que Lendemain dégageait dans ses moments de fureur, le nouvel arrivant s'éloigna un peu hâtivement en déposant sa pelle. De ses doigts épais, il tâta la gorge d'un Arnaud qui s'étranglait et suffoquait. Un mauvais coup comme cela arrivait parfois, et sans ménagement ni s'émouvoir, il écarta les mains de celui qui tentait en vain de reprendre sa respiration.

Et il le maintenait à terre, pendant un moment qui parut être une éternité. Lentement, progressivement, le détracteur du Banni cessa de s'agiter. Son souffle revenait, sifflant d'abord, puis plus régulier. Lorsque la douleur sembla en grande partie passée, Lendemain se redressa de toute sa hauteur : son regard sombre sourdait d'un agacement agressif et l'homme d'ordinaire jovial, au sourire bon enfant si facile, avait de quoi inspirer un certain malaise. Presque un sentiment de vulnérabilité, si l'on venait à se tenir près de lui.

« Tu voulais parler à la châtelaine, hein ? » cracha-t-il d'un ton menaçant en couvant le blessé d'un œil ombrageux. « C'est que tu dois enfin être un homme pour ne serait-ce qu'y songer. C'est bien, tu vas pouvoir prendre tes responsabilités. »

Pour Lendemain, être un homme c'était effectivement avant tout savoir prendre ses responsabilités. Retrousser ses manches, apprendre de ses erreurs et continuer à avancer. Devenir de plus en plus capable de bâtir quelque chose, bâtir pour les siens et pour sa famille. Il s'agissait des valeurs cardinales qu'il mettait en avant, bien que lui-même n'eût ni femme ni enfant. S'il en avait eu avant la Fange ? Peut-être, peut-être pas. Il n'en parlait pas et personne ne lui demandait. Parfois, le guerrier se complaisait dans la compagnie des femmes et quelque chose chez lui, peut-être ce côté rude et traditionaliste qui ressortait sous ses dehors paternalistes, semblait leur plaire. Mais il ne s'agissait jamais que de désir et non d'amour.

Saisissant par le col celui qu'on reconnaissait comme l'un des meilleurs traqueurs de la communauté, il le remit de force sur ses pieds - et sans même ciller. Tout dans la façon dont il scruta les trois garçons indiquait qu'il entendait bien qu'on le suive, et reprit sèchement son feuillet et son morceau de charbon avant de prendre la tête du petit groupe.

Il allait droit vers le donjon sis au milieu de la cour.

***

Mes appartements ressemblaient davantage à l'intérieur d'une tente d'officier en campagne qu'à celui d'une demeure seigneuriale, si l'on mettait de côté le fait que la tente en question serait dès lors d'improbable dimension. C'était ici, à la chiche lumière de quelques chandeliers et d'une cheminée craquante, que je me penchais sur une demie-douzaine de tables basses réparties à travers la pièce. Pupitres improvisés, elles supportaient diverses cartes approximatives des alentours de Marbrume ou même du Morguestanc, parfois annotées ici ou là de ma main. D'autres vélins étaient disséminés un peu partout, sur lesquels un observateur curieux et attentif aurait pu discerner des séries entières d'observations datées des événements relevés auxdits lieux sur toute la saison passée. Lendemain et quelques-uns parmi les plus discrets de mes gens, faisant office de sentinelles en pleine nature, étaient d'ailleurs chargés plus souvent qu'à leur tour de me fournir ce genre d'indications.

Plusieurs n'en étaient déjà pas toujours revenus.

Je me massais les paupières avec un bref soupir, comme chaque fois lorsque je relevais le nez de ces plans après quelques heures ayant filé bien trop vite. J'essayais de me faire une idée précise et perpétuelle des mouvements de la Fange, d'identifier au plus tôt une quelconque preuve d'une organisation ou pire, d'un rassemblement... jusqu'ici, et heureusement, je n'avais jamais encore mis la main sur une telle évidence. Oh, il était déjà arrivé que j'eusse des soupçons au point qu'un sentiment d'alarme me parvienne... mais toujours détrompé quelques jours plus tard. De fausses alertes.

Les morts-vivants ne s'étaient pas véritablement regroupés une seule fois dans le duché. Ou du moins, pas encore.

« Châtelaine, je voudrais vous parler. »

Je levais un visage surpris vers un Lendemain semblant, ma foi, plutôt en rogne. Apparu sur le seuil, il avait sur les talons un trio de jeunes gens : Arnaud, Madrick et Malachite. Tous trois assez bons chasseurs, d'ailleurs. Je me demandais fugitivement s'ils n'avaient pas mis la main sur quelque chose de particulièrement étrange lors de leur traque pour que mon lieutenant en soit venu à les amener devant moi.

D'un geste, je leur fis signe d'entrer - moi-même assise sur l'un des sièges mis à disposition devant le brasier. Une fois n'étant pas coutume, je n'étais pas en train de boire du vin.
Mais quelque chose dans l'expression du singulier trio me disait sournoisement que je n'allais pas tarder à en avoir envie.

« Mes excuses pour l'irruption. » Je connaissais suffisamment l'animal pour voir que quelque chose le préoccupait - voire l'irritait, et il en fallait beaucoup pour irriter Lendemain - et qu'il ne pensait pas le moindre mot de cette déclaration. « Expliquez ce qu'il s'est passé, tous les trois. L'un après l'autre. »

C'était ordonné sans aucune douceur ni possibilité d'échappatoire. Un peu à la manière d'un dogue écrasant de jeunes chats sous ses pattes, l'ancien garde paraissait tenir bien en main ses cadets. Seulement au figuré puisque d'une ferme poussée il les fit avancer de quelques pas, de manière à ce qu'ils se tiennent à peu près à mi-distance entre lui et moi.

J'arquais un sourcil, leur offrant un visage indéchiffrable et dépourvu de la moindre chaleur.
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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyJeu 7 Avr 2016 - 16:48
Je fais pas trop le malin à l'idée d'aller voir la dame. Les deux autres non plus. Faut dire que c'est pas comme aller se faire engueuler par maman : il a beaucoup plus de conséquence. Si elle nous estime inutiles ou nuisibles à sa cause, couic. J'l'ai entendu le dire pas plus tard que l'autre jour, avec Lendemain. Du coup je marche jusqu'à son bureau dans un brouillard de panique. Ca fait bizarre d'être tout plein d'adrénaline et de pourtant marcher calmement dans le fort. J'ai pas l'habitude.

Je suis jamais allé dans les appartements de la dame. Autant me promener à pied en pleine mer ou à l'autre bout du pays. C'est une noble. Pour quelle raison j'y serais rentré ? Je me ferais probablement agresser par une sculpture en marbre ou de la myrrhe - je sais pas ce que c'est mais le mot est joli. En plus la dame bah... c'est une dame. Y a probablement des trucs très féminins partout, dans tous les coins, des trucs que j'suis pas censé voir. D'un ça serait horriblement gênant, de deux ça en mettrait un sacré coup dans l'aile de l'idole des jeunes que j'vois son petit linge.
Du coup c'est pas du tout comme je l'imaginais.

Y a du bordel, mais du bordel sérieux. Là où j'arrive même pas à griffonner les quatre premières lettres de mon nom, la dame de Traquemont a des bouquins dans tous les coins. Et même qu'elle écrit dedans. J'ai déjà vu ces documents. Enfin des qui y ressemblaient. Un type les mettait à jour quand des gens revenaient de la bagarre avec des Fangeux, même des fois en me demandant à moi personnellement de raconter ce que j'ai vu ici où là. J'me suis senti un peu flatté qu'on note des trucs que je dis. A un moment il a essayé de retranscrire mes connaissances étendues de la topologie des marais, mais j'saurais pas placer ci ou ça sur une carte. On a pu reconstituer quelques trucs grâce à des points de repères communs, mais rien de bien fameux. C'était assez décevant. Le vieux m'a quand même ébouriffé les cheveux à la fin en me disant que c'était bien, alors j'me suis pas mis martel en tête. Voilà.

Là y en a vraiment plus, des trucs écrits. Ils servent même de meubles, vu qu'il en manque des vrais. En fait c'est pas aussi luxueux que je l'imaginais. Certes le reste du fort est ouvert aux courants d'air et y a du moisi sur certains murs, mais je persistais à penser que les appartements de la dame seraient en or massif ou quelque chose comme ça. En l'occurrence, j'sais clairement reconnaître du mobilier récupéré quand j'en vois, et là j'peux dire avec mon oeil d'expert qu'on a affaire à quelqu'un qui a soigneusement épluché les encombrants. En vrai ça a dû être récupéré dans les autres pièces du fort. Curieusement j'arrive à remarquer que les tables et les chaises sont pas du tout assorties, et surtout que y a pas mal de mobilier qui a été détourné de sa fonction initiale pour devenir un pupitre de campagne. Même les bouquins sont devenues des extensions de bureau. J'suis choqué là. On notera aussi la présence discrète, mais pas invisible, de verres de vin collant des résidus de la veille - ou de l'avant-veille, soyons fous. Y a pas dix milles, mais ils sont là. Et obscurément, dans ma panique, je bloque sur l'un deux, quasiment invisible vu qu'il est caché derrière un pied d'armoire - sur le sol donc. Qu'est ce qu'il fait là ? Qui l'a mis là ? Pourquoi personne l'a ramassé ? Faudrait faire quelque chose, ça coûte cher un verre comme ça.

« Expliquez ce qu'il s'est passé, tous les trois. L'un après l'autre. »

Ah oui c'est vrai. Le coup à la gorge, les deux autres chasseurs, on va se faire engueuler. Tout ça. Lendemain nous a poussé devant lui comme si on risquait de s'enfuir de la pièce en courant. L'idée m'a même pas traversé l'esprit. Quand j'vois la dame me regarder avec ses yeux là, j'me dis que si je faisais ça, elle pourrait venir me tuer en plein milieu des marais sans suer une goutte. C'est la peau propre et lisse qui fait ça. Ou les cheveux soyeux et bien lavés. Ou la tenue un peu militaire. Ca la rend complètement irréelle. Jamais vu des pores aussi propre. Bordel. Et qui est le con qui a planqué ce verre sous l'armoire ?

Les deux autres me regardent. Ils attendent de voir si je les balance comme un gros sale. Ils vont rien dire, je le sais. Mais faut que quelqu'un dise un truc. Et j'peux pas mentir frontalement : Lendemain nous a vu. La vérité toute nue me plaît pas non plus, déjà parce que j'ai pas l'habitude de la dire, ensuite parce que j'ai frappé quelqu'un. C'est pour ça qu'on est là. Donc voilà : faut que je dise à une figure d'autorité que j'ai fait quelque chose de mal. Ca s'est jamais bien fini pour moi ce genre de situation.
Pendant une horrible seconde, j'me dis que je vais me pisser dessus. Là, devant tout le monde, ça va être la grosse honte et je vais mourir sur le coup. J'ai déjà eu le problème en situation d'urgence des petits pipis trouille. Mais en fait, non, ça va. Je surmonte. Ca me donne le courage nécessaire pour ouvrir la bouche :

- Bah j'comptais des sacs m'dame, et puis y a Arnaud qu'est arrivé et... ben il voulait me parler d'un truc, et puis ben j'ai sursauté j'sais pas, alors j'l'ai tapé dans la gorge sans faire exprès. 'fin j'veux dire... j'ai cru qu'il allait commencer, mais en fait non, enfin j'sais pas. J'suis pas sûr. Genre un réflexe quoi. Et lui là...

Oui, qu'est ce qu'il fout là lui en fait ? J'l'ai pas tapé. Peut être... peut être que c'est pas pour m'engueuler moi qu'on est là mais eux ! Ca serait vraiment bien. En tous cas faut pas que j'ai l'air de balancer. Sinon ma vie elle est finie. J'sais pas trop comment d'où vient cette certitude si bien inscrite, mais ça s'fait pas de balancer à la dame de Traquemont les collègues. Elle pourrait les faire pendre ou un truc comme ça, et ça serait un peu de ma faute. Alors j'fais faire style j'ai pas remarqué qu'il a couru vers moi en tenant une pelle. Si jamais ça lui était reproché. N'empêche que c'est bien compliqué ces histoires. Je vois pas pourquoi on est dans ce bureau. Mon premier jour à Traquemont, je cherchais le puits pour trouver de l'eau, y a un vieux qui m'a balancé des trognons de choux tout moisis en me traitant d'étranger. Puis j'avais déjà expérimenté le phénomène en arrivant à Marbrume y a quelques années - moins intensément sans le problème des Fangeux et des tas de réfugiés. Les gens finissent par s'y faire. On aimait pas les étrangers dans mon village non plus cela dit. C'est logique. C'est des étrangers.

- Puis bah lui il est venu aider Arnaud, mais il était pas trop content quoi m'dame. J'sais pas quoi dire d'autre. M'dame. Petite pause après cette dernière politesse rajoutée à la balistique. Faut vraiment que je fasse quelque chose parce que c'est inadmissible, personne a l'air de le remarquer. J'peux ramasser le verre qu'est là m'dame ? Ca vaut cher du verre comme ça, puis ça a rien à faire là, sous une armoire.
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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptySam 9 Avr 2016 - 6:15
La scène était tout à la fois amusante et horripilante. Amusante, car je pressentais que derrière tout ceci ne résidait rien de bien sérieux, et que Lendemain avait entrepris d'amener ces gamins par-devers moi afin de leur flanquer une certaine frousse - parce qu'il avait la faiblesse de ne pas vouloir les punir lui-même et se référait à moi pour cela. Mais exaspérante, aussi, car il ne me semblait pas que j'avais du temps à perdre en de vaines mascarades.

Une voix au fond de moi me soufflait que ce n'était pas un mal de m'arrêter un instant, de lever les yeux des choses de la guerre pour les poser un peu plus souvent sur les gens dont j'avais la charge. De contempler l'humanité, même avec ses travers et ses mesquineries, plutôt que la foule froide et infinie de la Fange ; cette voix, je l'étouffais promptement avec ses aguicheuses tentations...
Le lot de ceux qui commandaient était de demeurer distants avec les leurs.

Malachite rompit le silence un tantinet trouillard qui était tombé ; je grinçais intérieurement des dents qu'il fut le plus courageux des trois, lui qui demeurait un étranger. Il me servit une histoire inventée sur le tas, bien entendu - à l'écouter, il ne se serait passé qu'une accidentelle bousculade et Lendemain n'était pas du genre à me déranger pour des accidents.

Et qu'avait-il à me parler d'un verre ?

« ...puis ça a rien à faire là, sous une armoire. »

C'était presque qu'il m'en ferait la remontrance ! J'en étais tout à la fois amusée et agacée, remarquant du coin de l’œil que mon lieutenant levait les yeux au ciel en se passant une main lasse sur le visage.

« Il a agressé Arnaud comme ça, sans qu'rien l'annonce ! » démentit un Madrick bien échauffé. Je penchais la tête sur le côté, un index contre la tempe tout en dévisageant la prétendue victime ; à l'inverse de son compère, il s'était enfermé dans un mutisme difficile à cerner.

Peut-être avait-il réalisé, à l'inverse du précédent intervenant, que j'avais parfaitement compris qu'il y avait toujours une raison aux affrontements - quelle que soit leur taille ou leur intensité. Si une personne avait causé du tort à une autre, c'est qu'elle y avait trouvé un motif valable, quand bien même lequel motif serait absurdes aux yeux d'un autre... or Malachite avait bien peu de motifs pour frapper gratuitement l'un des miens. À moins qu'il ne soit parfaitement idiot, bien sûr.

A contrario, le protégé de Lendemain apparaissait comme un talent montant parmi les chasseurs et faisait, à sa manière, de véritables efforts d'intégration. Pour les plus vaniteux cela pouvait être perçu comme de la rivalité, or les jeunes hommes avaient la fâcheuse tendance de régler leurs rivalités à coups de poing plutôt que par une réelle efficacité dans le travail qu'on attendait d'eux.

Je n'avais pas à m'encombrer de bagarreurs. Ce que je voulais, c'était des gens durs à la tâche qui pouvaient faire survivre leur famille et leurs amis.
Étonnant comme les adolescents avaient si souvent du mal à le comprendre.

« C'était un accident. »

J'arquais légèrement un sourcil, scrutant le visage d'Arnaud.

« Mais non, il l'a fait exp-... »
« C'était un accident » répéta le traqueur d'une voix rauque, regardant droit devant lui. « Malachite a eu un geste involontaire et Madrick a cru qu'il m'avait frappé. »

Je portais mes doigts devant ma bouche, songeuse, tandis qu'un nouveau silence tombait dans mes appartements. J'ignorais si c'était une façon d'enterrer la hache de guerre ou d'endormir la méfiance ; pour être honnête, ce n'était pas tant pour Malachite que la chose me préoccupait, mais plutôt parce que je ne tolérerais certainement pas qu'on me prenne pour une imbécile. S'il fallait pour cela faire un exemple d'un morveux, je n'allais pas hésiter et néanmoins, les deux principaux concernés par l'affaire que Lendemain avait tenu à porter à mon attention semblaient s'accorder sur le fait qu'il n'y avait eu aucun mal.
Je me retins de pousser un soupir.

« Lequel a le plus menti, Lendemain ? » lançai-je à brûle-pourpoint à l'austère guerrier dans leur dos. Il en paru décontenancé un instant, que ce soit par le fait d'être ainsi mis à contribution ou par la teneur de mon interrogation.
« Malachite et Arnaud » concéda-t-il finalement, de mauvaise grâce.

Cet aveu, bien qu'un peu soutiré de force, confirmait mes soupçons : il y avait bien un problème entre ces deux-là et chacun avait tenté de le couvrir... parce que chacun entendait réglait la chose par lui-même et sans nécessairement que je vienne jusqu'à châtier l'autre.
Ce qui n'était pas le cas de Madrick.

Il avait dit la vérité, probablement ; mais il l'avait dite par pure antipathie pour l'étranger. Les autres, ils avaient menti, et ils avaient menti pour épargner à une personne qu'ils n'appréciaient pourtant pas la dureté de mes sanctions.

Ô dieux que je chéris jusqu'au cœur de la nuit, qui nous guidez de la naissance à la mort... soyez-m'en témoins : j'ai besoin d'hommes disciplinés et solidaires, même menteurs, plutôt que de fidèles délateurs. Puissiez-vous accorder aux jeunes enfants de Traquemont de choisir la bonne voie, et pardonnez-moi de les envoyer à leur fin.

« Malachite et Arnaud, vous êtes jusqu'à nouvel ordre dans l'équipe de chasse qui part à l'aube. La chasse aux Fangeux, pas au gibier. »

J'allais les obliger à travailler de concert. Je n'attendais pas le moins du monde de cette manœuvre qu'elle les pousse à s'apprécier, mais simplement à dépasser leur antipathie lorsque venait l'heure de prendre des risques pour le bien des autres ; cela leur laissait le temps de vaquer à leurs propres occupations l'après-midi et le soir.

« Quant à toi » repris-je d'un ton sec en tournant mon regard vers Madrick, « il est temps que tu cesses de suivre les autres. Va voir Roland et dis-lui que pour l'heure, tu es son apprenti. »

Roland était l'un des maçons qui avaient entretenu les murs épais du château de Corbeval pendant de longues années et il m'avait déjà fait la remarque que le jeune homme était doué pour comprendre les complexes théories de construction ; je soupçonnais ce dernier de s'acharner à la chasse parce qu'il y voyait là plus de gloire que dans le fait de maintenir un édifice debout, mais également parce qu'il avait toujours été un suiveur et souhaitait demeurer dans l'ombre d'Arnaud.
Il était temps qu'il affine son propre talent.

« Maintenant dehors. »

C'était admonesté sans aucune chaleur ni particulière affection. Oui, j'étais bienveillante envers eux, mais à ma façon...

***

« Ça s'est mieux passé que prévu » résuma Lendemain d'une voix bourrue, avant de se passer une main gênée dans les cheveux. « J'ai l'impression de dire ça à chaque fois que toi et moi on voit la châtelaine... »

Après avoir été plus ou moins mis dehors, le garde de Traquemont avait promptement embarqué Malachite pour le présenter aux habitués de l'équipe à laquelle il venait de se retrouver plus ou moins affecté - Arnaud, argua-t-il, savait déjà à quoi s'en tenir. Une demie-douzaine de traqueurs alertes, sensiblement plus âgés que les nouvelles recrues : quelque chose dans leur maintien laissait à entendre qu'ils étaient d'anciens troupiers du domaine natal d'Yseult. Peut-être la façon dont ils s'étaient tous munis d'un fauchon, à l'image du mentor barbu de l'étranger ; à moins que ce ne soit leur jargon typique de la soldatesque, ou les quelques grades que parfois ils se lançaient les uns les autres.

« La chasse du matin, c'est la plus dangereuse, mais je ne t'apprends rien. C'est le moment de la journée où y a le plus de Fangeux, alors il s'agira d'ouvrir l’œil, hein ? »

Il accompagna sa remarque d'un geste de la main qui sema la pagaille dans les cheveux déjà bien désordonnés de Malachite.

« Essaie de t'entendre avec Arnaud pour crever du rôdeur, sinon vous allez droit dans le mur. Ces gars-là ne sont pas du genre à se retourner pour ramasser quelqu'un qui aurait trébuché - et ils ont bien raison. Alors mieux vaut ne pas avoir en plus à surveiller son voisin, y a assez de danger comme ça aux alentours. »

Il s'interrompit un instant, s'arrêtant de marcher (si l'on en jugeait à la direction prise, il avait escompté l'emmener là où les gens de Traquemont entreposaient leur surplus d'armes) pour l'observer. Une grimace amusée transparut sur ses traits tandis que, bon enfant, il marmonnait :

« Ça n'a rien à faire sous une armoire...? Il y a des moments où je me demande vraiment ce qu'il se passe dans ta tête, gamin ! »
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Malachite



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MessageSujet: Re: Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite]   Mille bougies à la mémoire des morts [Malachite] EmptyDim 24 Avr 2016 - 12:41
Je trottine derrière Lendemain - il est beaucoup plus grand que moi, du coup j'ai l'air d'un con quand il marche vite. Mon coeur ralentit tandis qu'on s'éloigne des appartements de dame Yseult. J'ai l'impression d'avoir frôlé la mort. Le second m'assure que ça s'est pas si mal passé, avant d'ajouter de faire gaffe à pas me faire bouffer pendant les patrouilles de l'aube. Puis j'ai le droit à un brushing spécial Lendemain, celui où je passe ensuite deux minutes à me recoiffer avec les doigts. Il est un peu chiant avec ça mais j'ose pas lui dire. Il va me chambrer et le faire deux fois plus. Ca serait bien le genre à fonctionner comme ça. D'ailleurs, je relève - tout en essayant de renvoyer ma masse capillaire sur l'arrière de mon crâne et pas devant - que ça chiffonne Lendemain que j'aille crapahuter avec les durs à l'aube. En général il me secoue la tignasse quand un truc surnage dans sa pensée - ou qu'il est content de moi, comme avec un chien qui rapporte le bâton. Je l'imagine inquiet de trouver mon cadavre déchiqueté par un Fangeux. Ca me fait plaisir. C'est pas la première fois qu'il tique sur le fait que j'aille gambader loin de sa surveillance. J'avais jamais fait le lien, mais ça semble évident une fois dit.
Inquiétons nous maintenant des fameux Fangeux qui vont déchiqueter mon susmentionné cadavre.

J'ai évidemment déjà croisé la patrouille qui part à l'autre. En général ils traînent juste entre eux. Plus vieux que moi, mais pas trop vieux non plus. Au top de la forme quoi. Ils sécurisent des zones pour qu'on puisse chasser sans se faire croquer le cul en passant à coté de la première flaque. Enfin je crois. Ils font probablement d'autres trucs aussi, genre gérer les routes des caravanes de Traquemont. C'est fou tout le confort matériel dont on a besoin pour vivre dans un fort, en fait. Je m'en rendais pas compte avant. Rien que tout ce qu'une foule pareille peut engouffrer comme bouffe. Tous les putain de jour. Et le pinard ? Ca fait longtemps que j'ai pas vu une vraie bouteille. Les vignobles sont très, très, loin d'ici. Y a des petits malins - les gens sont toujours très astucieux quand il s'agit d'alcool - qui ont distillé un truc à partir de pommes et de navets dans une des caves, mais même ça c'est dur à trouver - sans parler de l'alambic qui a explosé à la troisième utilisation. Je suppose qu'à un moment, dame Yseult devra se poser la question de son approvisionnement en pinard. Là on pille les caves des morts, mais ça va pas durer.

Lendemain m'invite à être sage et à bien m'entendre avec mes petits camarades. J'me sens un peu indigné par la remarque.

- Mais moi j'veux bien m'entendre avec tout le monde, c'est les autres qui veulent pas ! Puis ça s'fait pas de laisser traîner de la vaisselle sale sous les meubles du chef ! Enfin... Bah j'ai paniqué quoi. Mets toi à ma place.

Je hausse les épaules. J'ai du mal à deviner les pensées de Lendemain. Il est vraiment pas très expressif. En général il se contente de me fixer quelques secondes avant de changer de sujet. Quand un type comme ça abandonne son économie de geste pour t'ébouriffer les cheveux, c'est qu'il y a anguille sous roche, tu vois ? Si un jour il me disait "tout va bien se passer" avant de me faire ce geste là, je commencerais à m'inquiéter très sérieusement pour mon matricule.

On reprend notre périple à travers le fort. Je sais pas où on va. J'essaye d'imaginer mon arrivée dans la patrouille, avec tous les costauds qui ont le bon goût de se méfier des étrangers, et Arnaud qui va au mieux bouder dans son coin. Ca me rappelle mon bref séjour à l'armée. "Bonjour je m'appelle Malachite, promis juré j'ai seize ans, j'suis juste un peu petit poour mon âge". C'était pas simple. Pourtant je suis un peu content de vivre cette situation. C'est mieux que de penser aux Fangeux.
Lendemain me laisse pas longtemps savourer le délice de m'inquiéter de ma vie sociale, parce qu'on arrive dans une pièce sombre pleines d'armes. Mes yeux se posent sur un casque avec un trou d'arbalète dessus. Evidemment, y a pas que les Fangeux. Y a les bandits aussi. Ils semblent s'adapter comme nous au monde post-apocalyptique. On est revenu à un temps barbare où les Faubourgs se font attaquer par des hordes sorties des bois.

Je regarde Lendemain. Il va me donner un fauchon ? Ils en ont tous un dans la patrouille. Ca serait classe. Déjà parce que c'est un truc d'initié, et le petit paon qui vit en moi a envie de faire parti du groupe. Ensuite, le maniement est plus gracieux que celui de l'épée. En parlant de cette dernière, j'ai pas fait beaucoup de progrès. Tout le monde est trop occupé pour m'entraîner pendant six heures par jour, et je suis pas très demandeur. Par la force des choses, j'ai appris à agiter la lame devant moi jusqu'à épuisement quand il s'agit des Fangeux qui n'ont que leurs bras à interposer pour parer les coups. Face à un adversaire humain par contre, j'ai bien l'air d'un con. J'imagine Lendemain me donner un des fameux fauchon en m'envoyant me former auprès de mes nouveaux petits camarades, pour m'intégrer. Je lève déjà les yeux au ciel devant la corvée. J'adore me payer le luxe d'être feignant.
Bon la théorie la plus probable, c'est qu'il va m'envoyer ranger toutes les armes par qualité de rouille et ordre de taille pendant douze heures, histoire de m'apprendre à jouer au con, mais p'tète j'aurais quand même un chouette fauchon à la fin !
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