Les hommes adorent voir d'autres hommes mourir. C'est comme ça, c'est humain, c'est une bête au plus profond de nous-mêmes. Philippe avait lu, qu'à une époque très ancienne, les gens se réunissaient dans des arènes gigantesques pour voir des êtres humains se massacrer entre eux. Ici, on voyait des gens attendre avec impatience qu'un agent ducal vienne annoncer la prochaine pendaison. Un spectacle atroce et ignoble, mais secrètement jouissif pour tous ces hommes remplis de rage et de haine.
Du coup, il y avait foule, ça c'était bien. Le prêtre était vêtu d'habits rouges maintenant tâchés par la boue et la poussière, et tenait droit devant lui une petite coupole où il se devait de récupérer la quête. Pourtant, après avoir arpenté la place, il ne vit au fond que quelques misérables pièces. Pourquoi les gens étaient-ils devenus si radins, d'un coup ?
Pourtant, le haut-prêtre tentait d'être pédagogue, de leur expliquer calmement la nécessité de faire une offrande.
« Bonjour mon fils ! Voudriez vous bi- » commença-t-il à dire à un vieillard, qui l'ignora complètement et continua son chemin comme si de rien n'était. « Ma fille ! Une pièce pour la Milice ? » demanda-t-il à une femme pleine de pustules, qui se contenta de bouger la main en signe de refus. « Mon fils, vous donnerez bien un peu d'or pour- » essaya-t-il de quémander à un ivrogne qui s'éloignait en titubant et en fredonnant un air de musique paillarde.
Ils ne le laissèrent même pas s'expliquer. C'était bien la peine de s'ennuyer à venir auprès de ses fidèles.
Au bout de presque un quart d'heure à arpenter la place, Philippe découvrit enfin quelqu'un de réceptif. Un jeune homme moustachu qui portait des haillons amples et l'observait de manière patibulaire.
« Bonjour mon fils, vous donnerez bien une pièce ! Dit-il d'un ton enjoué.
- C'est pour quoi ? Répondit le jeune homme.
- C'est une collecte pour venir en aide à la Milice de Marbrume. Nous cherchons de l'argent pour faire un complément de leur solde.
- Ah ? Ils ont pas déjà assez d'or les pourritures ? Demanda le malotru sur un ton de persiflage. Ils s'engraissent déjà sur le dos du peuple et faut en aligner encore plus ?
- Voyons, mon fils. Nos braves miliciens, qui nous défendent de la Fange, ont parfois besoin d'argent pour se soigner ou pour se chauffer. Leur solde ne suffit déjà plus à subvenir à leurs besoins alimentaires...
- Ouais, moi j'parle pas aux fascistes ».
Les enfoirés n'étaient vraiment pas décider à être généreux. Au bout d'un moment, alors qu'il se rapprocha du centre de la place, Philippe s'arrêta et se tourna vers le milicien qui avait continué à le suivre.
« Mon fils. On te surnomme le loup, c'est ça ? Demanda-t-il tandis qu'il remettait bien ses manches. Eh bien, on dirait que tous ces gens ne sont pas très charitables aujourd'hui, je n'aime pas ça. »
Il tendis la coupole de pièces au milicien pour qu'il s'en saisisse.
« Je vais prêcher. Toi, mon enfant, tâche de t'occuper des fidèles pour qu'ils crachent leurs écus.
C'est pour une bonne cause quand même, on a besoin de leur argent plus qu'eux ! »
Il ne s'éloigna pas à l'autre bout de la place. Non, il se contenta de se retourner, de grimper sur une pierre posée là tandis que le son de la cloche du loup retentissait encore. Il se dégagea la gorge et leva ses mains en l'air pour commencer à attirer l'attention.
« Mes bien chers frères ! Mes bien chers frères !
Il y a là-dehors, et nous le savons tous, un mal horrible qui menace de nous anéantir. Depuis maintenant plusieurs mois, nous sommes terrés dans cette cité, et nous sommes menacés par la faim et les maladies, par la criminalité et la haine !
C'est une épreuve terrible à laquelle nous sommes confrontés. Mais pas la première. Vous seriez fous de penser qu'il est maintenant le temps de perdre espoir. Ce n'est pas la première fois de son Histoire que Marbrume est en danger. Cette cité a connu son lot d'invasions, de cataclysmes, d'épidémies. Lorsque des conquérants étrangers violaient les femmes, lorsque les nuages portaient des cendres qui empoisonnaient les corps, beaucoup abandonnaient, pensant voir-là la fin du monde et l'apocalypse qui serait notre conclusion finale.
Mais Rikni est là. La déesse de la guerre nous a toujours permis de nous relever. En nous donnant la force et l'habilité de triompher. Nous ne sommes pas sur le point de mourir, mes bien chers frères, et cela grâce, certes, à notre grande chevalerie, mais aussi grâce à la milice urbaine. Ces hommes, et femmes, risquent leur vie, chaque jour, pour vous. Ce sont eux qui ramènent la nourriture, ce sont eux qui patrouillent les palissades, et, plus important encore, ce sont eux qui défendent les hommes d'entre eux. La criminalité augmente, les gens s'entre-tuent et s'agressent, et ce sont nos miliciens qui font la ronde pour arrêter les fautifs.
Mais les hommes n'aiment pas les miliciens. Ils les jugent violent et abusifs dans leur autorité. Il est vrai, que nous avons connus des problèmes, des heurts, et des quasi-émeutes. Mais tout ceci n'a lieu qu'à cause du contexte, de la faim et de la peur. S'il est vrai que les tensions augmentent, nous devons notre salut et notre sécurité qu'à ces hommes d'armes qui cherchent, aussi difficilement que possible, à assurer la paix et l'ordre.
Les offrandes que vous faites permettront d'améliorer leur sort. Ils permettront de venir en aide à ces vétérans et ces braves qui se tuent à la tâche, non pas pour la gloire ou la richesse, mais uniquement pour vous, mes enfants... »
Tout ça, il l'avait improvisé sur le coup.
Autour de lui, les curieux se ramenaient, et observaient avec un air patibulaire le prêtre. Certains s'approchaient et écoutaient calmement, tandis que d'autres ne pouvaient s'empêcher de pouffer de rire et s'en aller.