Marbrume


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 De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]

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Yseult de TraquemontChâtelaine
Yseult de Traquemont



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MessageSujet: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyJeu 24 Mar 2016 - 0:41
Un vent solitaire parcourait les marais, faisant frémir roseaux et touffes d'herbes sous la pâle clarté de la lune. Les nuits s'éclaircissaient avec la venue du printemps et je sentais son parfum de renouveau dans l'air : il était porteur de promesses, malgré ces temps de ténèbres.
En quelques mois le royaume avait été brisé, oui. Pour ce que nous en savions, même, le monde entier avait ployé sous la poigne de la Fange... Et pourtant. Nous avions passé l'hiver et ses supplices. Nous avions supporté le choc initial et j'étais fermement persuadée que, à la manière d'un pavé jeté dans la mare, les ondes s'apprêtaient à aller en s'affaiblissant jusqu'à... un jour... ce que la dernière frémisse et que la flaque retourne à son immobilité.

Je me moquais que ce jour ne vienne que dans cent ou mille ans.

Mes paumes se posèrent sur les créneaux du mur d'enceinte, mes doigts presque aussitôt engourdis par le baiser glacé de la pierre. Je scrutais l'obscurité d'un regard limpide aux claires nuances, à la recherche de la moindre ombre mouvante qui eusse pu trahir la présence d'un Fangeux ou d'une âme esseulée : rien, rien que l'immobilité de la pénombre de minuit et le sifflement de la brise jouant dans mes cheveux.

Beaucoup d'entre nous étaient morts. Trop, sans doute... et pas seulement à cause des morts-vivants, mais encore à cause de mes décisions. Mes directives avaient coûté la vie à nombre de personnes et le pire dans cette pensée était que je ne pouvais pas même les énumérer avec exactitude. En éprouvais-je un réel remord pour autant ?
Un reflet inflexible passa au fond de mes prunelles.

Non.

C'était là le fardeau de ceux qui commandent et si ce n'était pas moi, c'eût été un autre. Se lamenter avait toujours été une perte de temps, des efforts gaspillés dans un objectif qui n'était pas prioritaire. La guerre n'attendait pas : elle ne l'avait jamais fait, et ceci était une leçon qu'on avait inscrite en mon cœur depuis déjà fort longtemps, bien avant le commencement de tout ceci.
Je me retournai de manière à m'adosser contre le parapet, croisant les bras sur ma poitrine dans un grincement de cuir. Devant moi se dressait le donjon de Traquemont, austère tour sise au milieu d'une cour boueuse bordée de baraquements. Sous ses dehors de garnison le fort abritait en réalité le reste de mes gens... Ceux qui avaient survécu à la marée de trépassés venus du Couchant. Hommes qui n'étaient pas nécessairement des soldats, femmes et enfants : loin d'une vulgaire caserne, cet endroit était désormais le refuge d'une véritable communauté qui apprenait à composer avec le cauchemar à sa porte.

De jour, ces lieux étaient emplis de vie et de bruits. Un cordonnier frappant une semelle cloutée, un maçon improvisé colmatant un interstice dans le rempart... un menuisier ponçant une planche, un enfant dénombrant les ballots empaquetés de nos réserves. Et bien sûr, les chasseurs. Ce château dans les marais n'avait pas été baptisé Traquemont en vain, car nous avions appris à pister le gibier mais aussi la Fange.

Et c'était pour cela que nous pouvions nous permettre de ne pas être discrets. Cette partie des étangs était écumée par les miens, et nos techniques étaient devenues rodées. La ruse et la discipline permettaient de surclasser un ennemi qui nous dépassait dans tous les domaines...
Je tournais la tête en direction de la silhouette lointaine de Marbrume. Si seulement ses habitants voulaient bien le comprendre...

J'avais l'appui du duc dans mes entreprises mais ce n'était pas suffisant. Ce n'était qu'un pis-aller me permettant de maintenir un précaire équilibre à la frontière de la Cité Franche, endiguant dans les alentours de mon fief la présence de l'engeance. Mais... ce n'était pas suffisant !

Mes mains se crispèrent légèrement, de colère. Je voulais reprendre ce qui avait été nôtre naguère - en un temps pas si vieux et pourtant, terriblement lointain. L'arracher des griffes brisées de ceux qui prétendaient nous anéantir. Je n'accordais pas tant que ça de vérité aux racontars selon lesquels ce fléau était né de la colère de nos dieux ! Je portais toujours une foi inflexible à la sainte Trinité - et si elle nous éprouvait, c'est qu'elle avait ses raisons et s'en plaindre était un luxe que nous n'avions pas.

Je fus tirée de mes réflexions par l'apparition d'une ombre au pied des escaliers menant au chemin de ronde. Je fronçais des sourcils, n'en identifiant pas immédiatement l'allure : mais à mesure que l'homme avançait, je reconnus ses traits et sa stature. Un de mes sourcils se arqua, ce qui équivalait à peu près à une moue de stupéfaction chez les personnes un tant soit peu expressives - ce que, on l'aura remarqué, je n'étais pas.

Il était à ses camarades en grandeur ce que je leur étais en petitesse ; le faciès dur dévoré par une barbe épaisse, large d'épaules et dur de regard, il avait manifestement pris de ceux qui avaient façonné sa vie... à savoir mon père et son chevalier dévoué avant qu'il ne prenne la place de celui-ci.
Le châtelain de Corbeval, Conrad Brise-la-Tempête et Eadwin de Rivenoire. Trois combattants inquiétants, trois tueurs forgés sur le même moule de la brutalité et de la violence. Seulement un était encore en vie... et la question se posait depuis quelques mois, à vrai dire. La réponse ne m'apparaissait que maintenant, en chair et en os.

Et désormais il était mon homme-lige.

« Bienvenue par les vivants, chevalier » souris-je en coin.

C'était un bien sobre accueil après les mois qu'il avait passés, cloué à son lit sans guère que l'on sache s'il allait redevenir le guerrier vigoureux qu'il avait été. Eadwin avait constitué pour moi un sujet d'inquiétude mais comme pour tout ce à quoi je ne pouvais rien changer, j'avais simplement rangé ce sujet dans un coin de mon esprit afin de me pencher sur les problèmes que je pouvais résoudre.
Celui-ci s'était solutionné de lui-même, semblait-il.

Il ne fallait pas croire que j'étais dépourvue d'affection. De fait, celui qui se tenait devant moi au cœur de cette nuit placée sous le signe de la renaissance et de la résilience m'avait accompagnée tout au long de ma vie. Il avait été tout à la fois un protecteur, un professeur, un juge et un confident. Si j'avais pu avoir des amis, sans doute eût-il été le premier d'entre eux...
Mais l'amitié m'avait été interdite. Ne me plaignez pas pour autant, car j'avais accepté cette réalité et en avais compris les raisons.

« Vous êtes en retard d'une demie-saison. Le sentier des armes vous a attendu. » Je regardais fugitivement sur le côté, avant de ramener mes iris délavés vers les siens : « Et moi aussi. »
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ArtoriusChevalier
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyJeu 24 Mar 2016 - 2:02
Ils avaient survécu, que la Sainte Trinité soit louée. Ils n'avaient pas eu le temps de regarder derrière eux. Du félon qui ouvrit les portes de la mort à Corbeval, provoquant l'exode de quelques survivants jusqu'à la forteresse de Traquemont, Eadwin de Rivenoire n'était pas certain de comprendre tout les engrenages. La Fange était-elle la création d'un fou ? Une punition divine ? Un événement naturel ? Une espèce jusqu'alors inconnue ? Hommes et Fangeux, telle une guerre devant se jouer mais combien d'humains devrait-on perdre avant de pourfendre le dernier des monstres ? Eadwin n'était pas un homme bercé dans les contes et ses croyances en la Sainte Trinité se limitait à ce qu'on lui avait enseigné. Il n'y avait donc aucun lien à faire, aucune explication. Peut-être était-ce seulement la fatalité ? Peut-être l'Homme était-il puni pour ses erreurs ? Non, ce ne pouvait être aussi simple. Si les mécréants, si les individus mauvais et perfides vivaient toujours aujourd'hui, il y en avait bien d'autre qui étaient à considérer comme étant des bonnes personnes. Lui-même refusait de croire qu'il méritait un tel supplice malgré ses crimes inavouables. S'il devait être jugé, ce serait sur l'échafaud, faisant face à la colère du peuple. La pendaison, la décapitation étaient des moyens que son esprit était prêt à accepter. Quant aux Fangeux, c'était tout bonnement hors de question. Ils étaient désormais reconnus comme des monstres avide de meurtre avec comme seule cible l'espèce humaine.

L'Ours de Corbeval passa cet hiver de l'an 1134 derrière les murs de Traquemont. Il avait été blessé par des Fangeux en s'interposant entre eux et une femme avec son enfant qui avaient été embusqués par surprise dans les marais avoisinant Traquemont. Le Rempart d'Acier n'avait peut-être pas cédé mais les dégâts subits étaient considérables. Il gagna suffisamment de temps pour qu'on puisse lui venir en aide et chasser ces hideuses créatures. La cicatrice qui balafrait son faciès dur et fier était une preuve quant au fait que certains Fangeux avaient des griffes bien acérées. Par chance, ou peut-être par miracle, Eadwin n'avait pas perdu l'usage de son œil. Il avait eu beaucoup de mal à l'accepter mais il était pour le moment devenu inutile pour sa Reine. Qu'allait-elle faire d'un infirme qui pouvait à peine marcher ? Le gentilhomme s'en voulait de laisser tant de responsabilités à Yseult. A sa demande, elle avait accepté de le placer en isolation. Une femme du peuple douée en herboristerie fut désignée pour lui apporter à la fois les soins et la nourriture. Durant l'exode, Eadwin avait fourni bien des efforts pour permettre à la cohorte nouvellement formée de joindre les contrées du Morguestanc. Déjà très connu à Corbeval, il avait encore plus gagné le respect de ses pairs et il refusait que l'on voit l'homme faible et impuissant que lui imposait sa condition physique. Yseult l'avait laissé derrière elle et lorsqu'elle le fixa avant de s'en aller, il avait compris ce que son regard voulait dire : Je m'en vais devant, à toi de me rattraper, Eadwin.

Il n'y avait pas une seule journée où Eadwin n'avait pas souhaité se redresser, enfiler son armure, sangler ses armes, enfourcher son cheval et rejoindre Yseult à Marbrume. Il n'avait aucune nouvelle d'elle si ce n'était qu'elle renforçait les défenses, venait en aide à des gens de la région en échange de vivres et qu'elle se rendait régulièrement à Marbrume pour se faire connaître et gagner en influence. Marbrume et le Manguestanc. Eadwin n'en avait jamais entendu parler auparavant et l'idée de laisser seule sa Reine dans cette ville menacée par la famine et le surnombre lui déplaisait au plus au point. Pourquoi les natifs traiteraient-ils avec des étrangers ? C'était un concept qui dépassait Eadwin et il sous-estimait peut-être un peu Yseult. Elle s'était endurcit, elle était devenue une autre personne. L'herboriste lui rapportait souvent les discours de la Châtelaine de Traquemont. Derrière l'optimisme de sa Reine, Eadwin y décelait sans l'once d'une difficulté l'envie de vengeance, de s'abandonner à la haine. Combattre est une chose honorable, notamment lorsque les raisons sont « valables » mais il craignait qu'Yseult ne s'enfonce sur les mêmes sentiers que son père. Ce serait alors une véritable tragédie et la seule chose qu'Eadwin pouvait faire, c'était d'attendre, impuissant et de placer toute sa confiance en elle.

Finalement, l'hiver passa et têtu comme une mule, Eadwin fit des exercices de ré-éducation avant l'heure. Seul, assumant la responsabilité du moindre accident. Encore une fois, il alla mander au-delà des limites de son enveloppe charnelle et une fois encore, il les repoussa un peu plus. Un jour, le contre-coup serait terrible mais qu'importe, ce serait ces prochains mois, ces prochaines années que tout se jouerait. Sa place était auprès de sa Reine, de la Châtelaine de Traquemont. Il lui incombait la sainte tâche, le devoir de la rejoindre. Eadwin n'était nullement vexé de ne pas avoir reçu la moindre marque d'intention provenant d'Yseult durant sa convalescence. Il était apte à comprendre que des affaires bien plus graves attiraient toute son attention. Il était prêt à se battre pour elle, il voulait veiller sur elle encore un peu. Quelque peu marqué par un brin d'arrogance, Eadwin était persuadé d'être un atout pour Yseult. Son cœur, quant à lui, espérait être considéré en tant qu'ami. Devant cette nouvelle peuplade, il ne serait probablement jamais plus qu'un brave soldat dévoué à la cause de sa maîtresse. Savoir, être persuadé qu'il y avait un peu plus lui suffisait, il n'était pas un homme qui avait besoin d'avoir sans cesse des preuves.

Ainsi, l'homme-lige se retrouva face à face avec la Châtelaine de Traquemont.

« Je suis heureux de vous revoir, Madame. » dit-il, chastement. Il lâcha un fragile sourire pour lui marquer toute sa sympathique. « Mon retard sera rattrapé, je vous en donne ma parole. S'il est ce qu'il est, c'est qu'il y en avait besoin. » expliqua-t-il. Il savait qu'elle ne lui en tenait pas vraiment rigueur mais il existait cette sensation, ce besoin de justifier ces faits devant celle qu'il considérait aujourd'hui comme sa Reine. « Je suis prêt à redevenir votre arme et à vous suivre là où vous déciderez d'aller. Il me reste encore bien assez de souffle pour vivre une toute nouvelle aventure à vos côtés, veuillez bien me croire. » acheva-t-il.

La brise printanière, chargée en humidité par les marais, ébouriffait les cheveux et la barbe du chevalier. Il n'avait pas hésité une seule seconde autrefois à suivre Yseult jusqu'aux Noirsjardin. Aurait-elle un jour un ami aussi, voire plus fidèle que lui ? Elle devrait le résoudre à le voir un jour s'effondrer à ses pieds comme un chien dépendant de son maître. Après tout, c'était ainsi que l'Ours de Corbeval avait été forgé. Elle y reconnaîtrait sûrement les résultats, les talents de son paternel.

« Pourquoi nous nous battons ? Pour protéger nos foyers, nos familles. Pour préserver l'équilibre et apporter l'harmonie. C'est le chevalier que je souhaiterais être dans ce nouveau monde. » lui lança-t-il. Le regard d'Eadwin prenait une tournure un peu sévère, non pas sans rappeler celui d'un professeur envers une élève dans le passé. Au delà de la vengeance, de la haine, il posait cette question pour s'assurer que pendant ces quelques mois, Yseult n'avait pas vendu son âme déjà tant déchirée par les suppliques d'une nuit d'horreur. La perte de son fils, de son époux, de sa famille… « Qu'est-ce qui vaut la peine de se battre, Madame ? » Eadwin songeait tout juste à ce qu'il venait de demander. Était-ce vraiment le moment opportun pour tenir une telle conversation ? Lui-même en doutait et se demandait désormais si sa maîtresse n'allait pas le reprendre de façon cinglante. « Mes excuses, Madame. Ce ne sont peut-être pas des choses que vous aviez envie d'entendre. Parlez-moi plutôt de vous ? Quelles sont les nouvelles ? Qu'ai-je manqué ? » 
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyJeu 24 Mar 2016 - 18:15
« Qu'est-ce qui vaut la peine de se battre, Madame ? »

Je dévisageais le chevalier un long moment sans répondre alors que ses mots résonnaient dans mon esprit. Mes yeux se plissèrent devant la tournure que son propos avait prise ; je discernais chez lui un mélange de compassion et de doute qui ne me plaisait pas - car à certains égards il s'agissait de faiblesse. Une faiblesse que nous ne pouvions pas nous permettre...
D'un autre côté, j'avais assez commandé pour savoir que si des guerriers se mettaient à douter, la faute en revenait avant tout à celui qui les menait.

Ou celle, en l’occurrence.

« Pourquoi nous nous battons ? Pour protéger nos foyers, nos familles. Pour préserver l'équilibre et apporter l'harmonie. C'est le chevalier que je souhaiterais être dans ce nouveau monde. »

J'inspirais profondément, et c'était visiblement une façon de m'apaiser. Décroisant les bras, je me mis à faire quelques pas sur le chemin de ronde ; mes bottes cavalières claquèrent sèchement sur la pierre taillée.

« Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez. Si la seule chose qui vous intéresse est de préserver la vie des autres, gagnez Marbrume et couchez-vous à l'ombre d'un rempart ! Je ne vous retiens pas. »

Eadwin savait qu'il pouvait me parler franchement, à tout le moins lorsque nous n'étions que tous les deux. Je ne me privais pas pour faire de même.

« Les murs les plus solides ne sont pas faits de roche. Fatalement, ils viennent à se fatiguer, à pencher et à s'effriter. Ce dont nous avons besoin, c'est d'hommes qui soient prêts à se battre ; si chaque survivant de la Fange voulait bien le comprendre, nous pourrions enfin nous tourner vers la reconquête progressive de ce qui fut nôtre. »

Le regard que je jetais en direction du Nord-Est se teintait d'un mépris mâtiné de rancœur. Le fait que je me montre impavide au quotidien ne signifiait absolument pas que je ne ressentais rien : j'avais simplement appris à museler mes humeurs, mais en de tels moments, elles se libéraient à la manière d'une meute de chiens hargneux restés trop longtemps attachés.

« Il n'y a aucun équilibre, aucune harmonie. Vous vous leurrez, Eadwin... La guerre que ces monstres nous ont déclaré a été perdue. Le royaume de Langres a perdu. Voici ce qu'est la vérité, et il n'y en a aucune autre ! »

Je me retournais vers lui, les yeux étincelants d'une colère sans bornes.

« Les premiers mois, j'étais désespérée. Je me suis battue parce que je les hais, tous autant qu'ils sont, sans aucune autre considération. La fin de l'hiver m'a ramenée à plus de... recul. Que pensez-vous qu'il se passera dans vingt ans, chevalier ? »

J'étendis un bras pour englober le bastion.

« À supposer que les enceintes de la ville tiennent bon... à supposer que le peuple soit sauf. Une nouvelle génération va naître, et elle va le faire dans ce purgatoire. Elle va grandir avec pour seul horizon les créneaux de la Cité franche. Et savez-vous ce qu'elle se dira...? »

Je crachais presque ces paroles, portées par une rage froide mal domptée.

« Que le monde s'arrête aux portes de la ville. L'humanité cessera véritablement de se battre ! Elle va attendre, comme un bon troupeau de bétail, que le boucher retrouve les clés de l'enclos. Et ce sera la fin de notre espèce, une fin pitoyable comparable à la reddition d'un bovin trop bête pour se rendre compte qu'il a des cornes. »

Un rire sans joie m'échappa, cynique et moqueur.

« Oh que non, chevalier. Je m'y refuse. Si quelqu'un doit prendre les armes, c'est maintenant ou jamais ! Parce que si nous oublions le goût du sang, personne ne l'enseignera à nos enfants et personne ne luttera plus contre la Fange. Gardez vos instincts protecteurs si c'est ce que vous voulez ! Mais faites-les passer après vos instincts de tueur, parce que c'est d'eux que nous avons le plus besoin. » Je m'apaisais légèrement, exhalant un discret soupir : « Mon père disait qu'il fallait faire le choix de se battre pour ne pas mourir, ou de se battre pour tuer. C'est le second choix qu'il nous faut faire. En fait, ce choix... nous ne l'avons plus. »

Un souffle de vent un peu plus fort que les autres passa entre nous tandis que je concluais mon éclat ; il s'écoula un instant, puis un autre, sans que quiconque ne rompe le silence funèbre s'étant installé.
Je ramenais une boucle rebelle derrière mon oreille, me rappelant de sa question derrière l'énervement qui m'avait saisie.

« Je vais vous dire comment est la situation ici : précaire. Nous sommes bien installés et j'ai l'appui du duc, aussi envoie-t-il parfois des miliciens nous prêter main-forte dans les marais. Nous veillons à notre survie, mais aussi à écumer ces parties des étangs et à les purger de la Fange. Il y a un mois, des morts-vivants ont réussi à pénétrer dans l'enceinte même de Marbrume, au cœur de la Hanse... Il y a eu deux cent trente-deux morts, Eadwin. » Je levais mes yeux délavés vers lui, presque hésitante devant le nombre. « Deux cent trente-deux. À cause de l'incursion de seize Fangeux. »

La défense de la ville avait été un échec retentissant. Une vaste plaisanterie, et elle m'avait laissé un goût amer dans la bouche. Un odieux goût de défaite.

« J'y étais justement présente à l'occasion d'une réunion que le duc Sigfroi avait organisée, convoquant les aristocrates influents encore en vie. Marbrume meurt de faim et nous avons convenu qu'il nous fallait escorter un grand nombre de laborieux jusqu'aux plateaux du Labret, afin qu'ils y reprennent la tâche de cultiver les champs. Avec l'aide de certains de mes pairs, je veille à ce que cette entreprise voie le jour. »

Je me massais brièvement les paupières, trahissant la fatigue qu'il m'arrivait de ressentir. Pourtant, lorsque je rouvris les yeux, ceux-ci brillaient d'une volonté de fer.

« Il y a des volontaires mais je crains que ce ne soit pas suffisant. Il nous faudra probablement rafler dans la population afin d'emmener suffisamment de travailleurs jusqu'aux exploitations. Pour le reste rien ne presse ; je veillerai à ce que vous soyez informé de qui a survécu et qui n'a pas eu cette chance. »

Je n'oubliais pas qu'Eadwin, sous ses dehors bourrus de gardien monolithique, était un chevalier et qu'à ce titre, il avait sa place dans le jeu des alliances entre maisons nobles. Peut-être serait-il soulagé d'apprendre la présence de certains pairs à l'abri des murs de la ville... ou malheureux d'apprendre leur absence.

Cela le regardait.
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyJeu 24 Mar 2016 - 19:49
Elle ne prendrait pas de gants avec lui et ce n'était pas pour lui déplaire. Sa Reine était solide comme un roc et le ton de sa voix était teinté de « sa » vérité. Quelqu'un de naïf, quelqu'un de sot, quelqu'un qui ne connaissait pas aussi bien Yseult que lui aurait été tenter d'accepter son invitation. Rejoindre Marbrume, se protéger derrière ses murs et attendre. En sa qualité d'étranger, cette ville ne lui donnait aucune envie. Pourtant, il savait bien qu'elle pensait ce qu'elle venait de lui dire et qu'elle ne le retiendrait pas s'il décidait d'agir avec couardise. Elle n'avait certainement pas besoin d'un soldat qui pouvait remettre en doute sa parole et ses choix.

« Je ne vais même pas réfléchir à cette invitation. Il serait intéressant de voir Marbrume de mes propres yeux mais vous quitter maintenant… Allons, Madame, voilà donc une idée bien saugrenue. »

Il y avait une pointe d'ironie dans la réponse d'Eadwin à Yseult. Un besoin de lui faire comprendre que seule la mort parviendrait à l'éloigner définitivement d'elle. Elle lui réitéra ensuite sa volonté de se battre contre la Fange. Il n'en était pas certain mais il semblait comprendre que sa Reine nourrissait l'espoir de renverser la situation. Du moins, de résister aussi longtemps que nécessaire. Il fallait dire que l'on avait pas enseigné à Yseult la culture de la défaite. De ce côté-là, il se sentait plutôt fier de lui d'avoir été son instructeur sur certaines choses. Son père lui avait enseigné à encaisser la douleur et il avait fait d'elle une personne capable de se battre. Son talent à commander des hommes et à renverser une situation était naturel. Eadwin ne pensait pas au destin mais peut-être y avait-il une légère part de ceci là-dedans ?

« Nous sommes acculés à l'Est. Je suppose que s'il y avait des survivants ailleurs, d'anciens alliés du Duché du Morguestanc… des nouvelles seraient parvenues ? »

Question rhétorique. Sur ce point-là, il était bien d'accord avec Yseult. A quoi bon se cacher derrière la plus grande des forteresses si ce n'est que pour attendre l'avènement d'une sorte de courroux divin ? Jusqu'à présent, la Fange avait eu l'initiative, l'effet de surprise. La Fange était un adversaire que l'on ne connaissait pas encore assez bien, même plusieurs mois après son apparition. Mais tout n'avait pas encore été tenté et l'idée de voir sa Reine en rassembleuse du genre humain pour livrer une guerre à ces engeances commençait à plaire à Eadwin.

« En effet. Je souhaite cependant apporter une nuance : nous avons perdu batailles sur batailles mais cette guerre n'est pas encore terminée. Vous en êtes la preuve, Madame. »

C'était probablement une vaine tentative pour essayer de réconforter Yseult. Eadwin osait à peine imaginer les difficultés que sa Reine traversait depuis l'apparition de ce fléau mais pour lui, elle avait déjà fait des miracles. Traquemont existait et en ce fait l'espoir subsistait. Ainsi, il n'était pas question d'entendre qu'une guerre qui n'avait pas encore été livrée était perdue.

« Je ne peux dire si vous et moi serons encore là dans vingt ans mais… J'ose croire que la guerre sera terminée, que nous aurons trouver une solution à ce problème. Si nous pouvons gagner cette guerre, nous la gagnerons. Dans le cas contraire… vous connaissez la réponse, Madame. En vérité, les plaies sont encore trop béantes pour se projeter dans l'avenir avec clairvoyance. Peut-être serons-nous au moins capable de résister à ces monstres dans la durée… Peut-être les derniers dirigeants de ce monde comprendront et sauront adapter des règles qui s'imposeront. Je crois en tout cas, Madame, que si quelqu'un peut ouvrir un tel chemin, c'est bien vous ! »

Eadwin frappa son poing contre le torse de son armure, comme pour retenir l'attention d'Yseult sur sa tirade. Le chevalier venait de faire preuve de ses attentes et de ses croyances envers sa Reine. Après tout, elle était la seule envers qui il avait encore une raison de se tourner. Si Yseult tombait, il jurait qu'il s'effondrerait avec elle. Dans son cœur, nulle autre personne était digne de posséder son allégeance. Si elle avait besoin d'un chien de guerre supplémentaire, il endosserait ce rôle, il suffirait à la Châtelaine de Traquemont de claquer des doigts. Il écouta avec beaucoup d'intérêt la suite du discours d'Yseult. Elle peignait un portrait bien triste de l'avenir qui attendait la génération de demain. Le plus dur à admettre, c'était que ces mots n'étaient pas prononcées depuis la bouche d'une personne meurtrie d'avoir tant perdu. Yseult était pleine de lucidité.

« Il n'est pas aisé de trouver sa place dans un monde nouveau. La seule chose dont je suis certain, c'est que la mienne est à vos côtés, Madame. Vous sembleriez presque penser que j'ai perdu l'envie de me battre ? Je ne reculerai devant rien pour protéger et servir les intérêts de Traquemont. Non, cela va bien au-delà de notre position… Cette guerre est différente de toutes celles que j'ai livré avec votre père. L'ennemi est incroyablement fort. Jamais je n'avais été écarté aussi longtemps de mon suzerain auparavant. »

Le regard d'Eadwin se perdit quelques instants dans le paysage. Il ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. Qu'est-ce qui pouvait bien tout à coup mettre de si bonne humeur le chevalier ? Il positivait. Pour la première fois depuis plusieurs mois, Eadwin parvenait à songer à l'avenir. Il fallait laisser le passé au passé et se tourner vers l'horizon. Il se savait capable de fermer les portes de son propre désespoir et se laisser enivrer par l'appel du « champ de bataille » à venir. Venger les morts n'était pas une idée si déplaisante que ça, de plus, il avait une revanche à prendre sur ces monstres. Ils avaient ébranlé sa fierté et avaient menacé de réduire son utilité à l'état de néant. Pourtant, il était là, debout et faisait face à Yseult avec un brin de malice dans son regard. Eadwin pourrait encore se battre un peu et pour lui, c'était le plus important.

« Seize Fangeux ? Deux cent trente-deux victimes ? Au sein des murs de Marbrume ? »

Décidément, cela n'allait pas aider Eadwin à changer d'opinion sur cette ville. Il se sentait bien mieux ici, dirigé par une femme lucide et pleine de volonté. Mais comment étaient-ils rentrés, au juste ? Cela n'était pas sans rappeler la chute de Corbeval. Ce monde était en train de partir en vrille. Il y avait ceux qui avaient choisi de se battre, qui ne baisseraient pas les bras et d'autres qui s'emmuraient avec l'espoir de se satisfaire avec une sécurité factice. Il devait bien y avoir des fous, des décérébrés qui tentaient de tirer parti d'une telle situation. D'après les dires, Marbrume était en proie à la famine et à un facteur de surpopulation conséquent. Si la teneur d'un tel incident était marquant, instinctivement, Eadwin se demanda si cela ne faisait pas les affaires de quelqu'un. Il balaya bien vite ces sombres pensées de son esprit, l'heure était plutôt à la création d'une unité solide et fiable et non pas à tenter de débusquer quelqu'un trop présomptueux et hardi.

« Les plateaux du Labret… relancer des récoltes… veiller à protéger tout ce monde… Je vois. C'est un début prometteur, Madame. Lorsque je disais tout à l'heure qu'il faudrait adapter et changer nos règles si nous ne pouvons nous débarrasser à long terme de la Fange, c'est le genre de choses auxquelles je pensais. »

Finalement, la situation n'était pas aussi catastrophique qu'il ne l'avait imaginé pendant ses mois de convalescence. Sa Reine était même parvenue à s'attiser les bonnes faveurs du Duc du Morguestanc. Il s'était peut-être un peu trop inquiété pour elle dans cette phase où broyer du noir toute la journée était l'activité pour lui la moins pénible.

« Parlez-moi un peu de ces aristocrates, Madame. Avons-nous des alliés potentiels ? Peut-être même des amis ? Il m'étonnerait beaucoup que vous ne fassiez nullement confiance à aucun d'entre eux mais au cas où… l'un d'entre eux vous rend-t-il méfiante ? »
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Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyDim 27 Mar 2016 - 3:51
« Cette guerre est différente de toutes celles que j'ai livré avec votre père. L'ennemi est incroyablement fort. »

Je réfléchissais, dans le mutisme tenace qui caractérisait mes réflexions, aux paroles du chevalier qui étaient porteuses d'une bien précise vérité. Et celles-ci, sur la force de la Fange, étaient les plus véraces parmi toutes les autres. La mort avait toujours inspiré une sainte terreur à la vie ; fugitivement, je me demandais si un mort pouvait ressentir la crainte de renaître.
J'ignorais si l'idée était amusante ou d'une tristesse à pleurer.

« Venez. »

Nonobstant les dernières interrogations d'Eadwin, je le dépassai d'une démarche vive et sèche pour rapidement dévaler les escaliers du chemin de ronde et revenir à l'aire crottée de la cour intérieure. Les températures avaient baissé, rendant la terre plus dure qu'elle ne l'était en journée sous le soleil timide du printemps ; mes bottes n'y laissèrent qu'une imperceptible empreinte et je songeais qu'en parlant d'empreintes, finalement, les choses auraient pu être bien pires qu'elles ne l'étaient. Parce qu'une empreinte, j'aurais pu en laisser une.

J'étais venue armée au Morguestanc, mais j'y étais malgré tout venue mi-intruse, mi-amicale. Si ce n'avait été le fléau nous accablant, il est possible que quelques années plus tard je sois venue avec l'épée déjà tirée afin de porter le feu d'une guerre intestine à ce duché ; si la Fange avait attendu rien qu'un peu plus avant de se déclarer, peut-être aurait-elle pu balayer cette partie du royaume sans coup férir au lieu de se heurter à une Marbrume en pleine possession de ses moyens.
J'aurais pu être coupable de la perdition définitive de Langres, à trop écouter les réminiscences belliqueuses de mon fantôme de père.

Pour la première fois d'aussi loin que j'étais capable de m'en souvenir, j'en venais à soupçonner qu'il puisse y avoir un juste milieu entre la paix et la violence... Mais la réponse à cette question, je la laissais aux érudits - puissent-ils survivre à tout ceci.

Je poussais dans un grincement d'huis grippé la porte en vieux chêne du donjon, débouchant sur le pied d'un escalier en colimaçon flanqué des cuisines et d'une pièce inutilisée - probablement avait-elle naguère été dédiée au rangement des fournitures, mais les choses étant ce qu'elles étaient devenues, une telle utilisation était vite apparue comme futile. On n'avait pas assez de biens pour encombrer des espaces supplémentaires.

Sans ajouter un mot, j'entamais la vive ascension des degrés menant à mes appartements, quelques vingt mètres plus haut - que je n'invite pas Eadwin à me suivre aurait pu paraître discourtois mais je considérais simplement que la chose n'était pas nécessaire. Il me connaissait suffisamment pour savoir déchiffrer mon austérité de caractère, ce qui m'allait très bien.
C'est ainsi que, l'Ours de Corbeval sur mes talons, je regagnai ce qui était tout à la fois mon antre et ma salle de commandement.

De belles dimensions, l'endroit différait sensiblement du reste du château : une cheminée froide attendait que l'on vienne ranimer la vigueur d'un feu réduit à l'état de braises depuis plusieurs heures déjà, diffusant une clarté rougeoyante sur les dalles de pierre. Ici et là on avait disposé des tables basses et de chevet qui se faisaient les pupitres improvisés de cartes grossières de Marbrume et de ses environs, maintenues à plat par divers bibelots reconvertis en presse-papier. Les murs se voyaient décorés de rares tentures qui offraient à la vue des scènes d'une vie simple et paysanne, d'une vie de labeur et de famille - là où partout ailleurs en Traquemont, on affichait davantage des tapisseries de bataille ou de chasse. Par une grande fenêtre ouverte sur l'horizon nocturne, on pouvait distinguer la silhouette lointaine de la Cité Franche et ses minuscules lumières.

J'allais m'asseoir auprès du brasier à l'agonie, sur l'un des deux sièges disposés à cet effet. Un plateau d'acier terne supportait un pichet à moitié empli d'un vin sombre comme le sang, au goût aussi âpre que celui de la terre. J'en versais dans une coupelle, laissant le soin à Eadwin de m'imiter s'il le désirait.
Lentement, je trempais mes lèvres dans le breuvage âcre. Il coula le long de ma gorge, corsé, avec son caractère opiniâtre ; mes paupières se fermèrent à moitié alors que je me laissais aller contre le rude dossier.

« Voici peut-être ce pour quoi je devrais me battre » ironisai-je en levant mon gobelet, car beaucoup ici connaissaient mon amour des vins forts. Ma main tremblait légèrement, accusant la fatigue que j'avais appris à refouler un peu plus chaque soir - aidée en ceci par les soucis et les tracas du quotidien. Fronçant les sourcils, j'en réprimais les errements. « Vous semblez me porter une grande foi, chevalier. Espérons qu'elle soit justifiée. »

Ce n'était pas de l'auto-apitoiement ou une quelconque quête de réconfort. Je formulais le vœu sincère d'être à la hauteur des espoirs qu'on plaçait en moi ; je faisais ainsi depuis toute petite, comme il se devait de l'être pour chaque aristocrate de ce pays en ruines.

« Dans la cour vous m'avez demandée si nous avons des alliés. Oui, quelques-uns sans doute. Hugues de Noblecœur - vous l'apprécierez, je crois. C'est un baron de l'Esplanade qui, de vous à moi, tient davantage dans ses propos et ses manières du routier que de l'aristocrate... mais c'est un homme qui porte bien son nom, qui tient au peuple autant qu'à lui-même et qui ne manque pas de courage. Si je lui reproche son manque de retenue et d'étiquette, j'admire toutefois sa bonté d'âme et sa combattivité. »

Hugues avait tenu tête au duc lors de la convocation de ce conseil restreint qui s'était vu coïncider avec l'intrusion fangeuse dans Marbrume. C'était autant une qualité qu'un défaut.

« Le baron de Sombrebois, Hector, se veut taillé dans une fibre approchante. C'est un gentilhomme, courtois, peut-être vieux jeu si l'on veut ainsi l'envisager ; mais il sait se battre, et il n'hésite pas à le faire lorsqu'il estime sa cause juste. Je crains qu'il ne puisse être un peu imprévisible et aimant conter fleurette, cependant qu'il a bien conscience du monde dans lequel nous vivons désormais. Sachez qu'il est déjà venu entre ces murs pour venir nous épauler contre les Fangeux. » Je m'interrompis le temps de m'autoriser une autre gorgée, me remémorant ce jour où Hector était entré dans les marais à mes côtés. Trop n'en n'étaient pas revenus cette fois-là. « Je connais assez peu son épouse, Grâce de Brasey. Elle me semble être une courtisane habile dont je ne devine pas les intentions ; mais elle a représenté sa famille auprès du duc et à ce titre, il serait imbécile de la négliger. »

Sous des paupières mi-closes, je dévisageais l'interlocuteur auquel je délivrais ces informations. Il fallait non seulement que la chose ai de l'intérêt, et elle en avait car Eadwin pouvait être amené à côtoyer ces personnes ; mais encore il fallait que j'eusse confiance en celui avec lequel je partageais mes pensées. Une telle double qualité était rarissime par les temps qui couraient.

« Alexandre de Terresang. C'est un vicomte caserné aux portes de Marbrume et pour tout vous dire, je ne sais trop que penser de lui. Il m'évoque un va-t'en guerre, aussi belliciste que je puis l'être mais moins prudent et réfléchi. Malgré son âge, il a conservé le feu de ses vingt ans ; il aime à combattre la Fange mais le duc est responsable du trépas de son épouse et de son enfant... C'est une chose que je n'oublie pas : faites-en autant, car c'est sans l'ombre d'un doute une perte qui ne quitte pas l'esprit du vicomte. »

La mort de son enfant. Arthur...

« Peut-être ferez-vous aussi la rencontre des jeunes Sélène de Colombel et Luna Montoya ; la première vient d'une terre de farouches forestiers et bien qu'elle soit la prêtresse de Serüs, je lui soupçonne d'avoir conservé une part de la sauvagerie de sa région natale. Quant à la seconde, elle n'est pas encore sortie de l'enfance chétive qui fut la sienne... cependant elle est l'héritière de sa maison, de titre mais encore de fait. C'est elle qu'il faudra consulter dans les années à venir lorsque l'on souhaitera s'adresser à la maison Montoya, gardons-le en tête. »

Je me tus alors pendant un instant ; mon expression se ferma, s'endurcit.

« La maison de Ventfroid a mauvaise réputation pour son désintérêt glacé du monde aristocrate : je... » J'hésitais, troublée. J'étais liée par l'honneur à ne pas révéler certains secrets, pour déplaisants qu'ils me fussent ; d'un autre côté, Morion se rapprochait autant d'un ami qu'il se rapprochait d'un ennemi. « Le comte Morion dirige sa maison avec fermeté et adresse. Une rumeur veut qu'ils aient naguère commis l'assassinat d'un souverain de Langres, pensant que celui-ci était dangereux pour son peuple. Et... » À nouveau, une hésitation. Un mutisme bref, inconfortable. « Je n'accorde pas foi aux on-dit, mais sachez que les traditions familiales sont, chez les Ventfroid, aussi inflexibles que l'acier. Une alliance récente existe entre eux et les de Mirail, dont l'aînée - Ambre - était promise à un de Sarosse. Ces mêmes Sarosse dont le duc est responsable de la fin, aux portes mêmes de sa ville. »

Les implications de ce que je révélais - ou rappelais, pour peu qu'il en eût eu l'écho - à Eadwin étaient nombreuses et complexes. Je savais les dégâts d'un jugement trop hâtif, tout comme je n'ignorais pas la dangerosité d'une vigilance trop peu sérieuse.

« Il y a encore... quelqu'un... dont je dois vous parler. »

Mon verre était vide. D'un mouvement trop maîtrisé pour ne pas indiquer un certain ébranlement, je le remplis une nouvelle fois. Le vin servi ne tarda pas à se volatiliser.

« C'est un chevalier qui répond au nom de Geoffroy de Nouet. Il est venu à Traquemont pour quérir mon aide, puisqu'il avait gagné Marbrume en fuyant devant la Fange à l'avant-garde de sa maisonnée ; mais celle-ci n'est pas arrivée. Je lui ai offert mon soutien afin de mener à bien les recherches, en retour de quoi il se mettrait à mon service. »

Je poussais un soupir, pressant une paume contre mon front et filant les doigts dans mes cheveux. Mon maintien roide m'abandonna quelque peu, alors que je poursuivais :

« Nous avons trouvé les siens, et ils étaient morts. Morts, mais debout, et nous avons renvoyé à la tombe son propre père. Il a tout perdu, si bien qu'il ne lui reste que Traquemont et sa parole de chevalier ; c'est un guerrier vaillant et droit, un jeune loup. Je pense qu'il vous plairait. »

Le dernier mot fourcha légèrement, et je maudis intérieurement ma langue de me jouer des tours d'adolescente amoureuse. Je n'avais pas de temps à m'accorder pour ces futilités !
D'un trait, je bu le restant de mon gobelet. La chaleur bienvenue de l'alcool se diffusait lentement dans mes membres, rappelant à mes muscles qu'ils n'étaient pas obligés d'être si crispés.

« Certains de ces noms vous sont-ils familiers, Eadwin ? Connaissez-vous quelques-uns de vos pairs qui vivraient dans la ville de Sigfroi ? »
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyMer 30 Mar 2016 - 14:59
Eadwin de Rivenoire esquissa un léger sourire lorsque Yseult de Traquemont passa à côté de lui avec pour seul ordre de la suivre. Elle n'avait rien à redire sur ce qu'il lui avait raconté précédemment. Ce silence était le signe que leurs opinions se rapprochaient, voire ne faisaient qu'une sur certains points. Le Chevalier connaissait très bien sa Reine, elle n'aurait pas hésité à le réprimander, à le blâmer si elle avait jugé qu'il était à côté de la plaque.

« Bien, Madame. »

Eadwin ferma la marche derrière Yseult. Il était agréable de constater la confiance qu'elle puisait en lui, de laisser ainsi ses arrières sur sa surveillance. S'il n'était pas un homme de confiance, elle veillerait probablement à le laisser au moins à sa hauteur pour garder un œil bien avisé sur lui. Ainsi, le chevalier se faisait gardien de l'ombre de la Chatelaine de Traquemont. Il fallait dire que l'idée de glisser un poignard dans son dos pour le loger entre ses deux reins ne traverserait jamais l'esprit du chevalier. Il mentirait en revanche s'il prétendait qu'à aucun moment de sa vie, il n'aurait souhaité ce triste sort au père d'Yseult. Aux yeux d'Eadwin, il n'y avait qu'une seule ressemblance entre le père et sa fille unique : ce goût pour la victoire, cette volonté de ne jamais plier face à l'adversité, de toujours être capable de se relever après avoir posé un genou à terre pour souffler après un trop plein d'efforts. Yseult n'était pas seulement devenue la Reine d'Eadwin, elle était également son amie la plus ancienne et la plus fiable. Elle se tenait droite, les épaules solides, la démarche fière. Elle était devenue une vraie femme-guerrière et il avait maintenant bien du mal à se rappeler la petite fille qu'elle avait été autrefois. Il se demandait même si Yseult n'avait pas grandit un petit peu depuis la fuite de Corbeval ? C'était peut-être une impression provoquée par le fait de suivre, de protéger et de servir quelqu'un qu'il considérait avec une puissante grandeur d'âme. La porte en vieux chêne du donjon s'ouvrit selon la volonté d'Yseult et elle enjamba sans ralentir les nombreuses marches qui menaient jusqu'au sommet de cet édifice.

A ce moment-là, Eadwin comprit où elle avait l'intention de l'emmener. C'était logique, elle le guidait là où elle pourrait lui faire des confidences, là où elle pourrait lui révéler ses jugements sans craindre d'être entendue par un quelconque espion. C'était bien la première fois qu'Eadwin pénétrait dans les appartements de la Châtelaine de Traquemont. Lorsqu'ils vivaient à Corbeval, puis aux Noirsjardins, ce besoin ne s'était jamais fait ressentir. Eadwin marqua un temps de pause en louchant sur une carte de Marbrume et de ses alentours. Il se rappela que sa méconnaissance pouvait être une future faiblesse et tandis qu'Yseult alla s'asseoir pour se servir une pinte de vin, il détailla pendant l'espace d'une dizaine de secondes le document mis à sa disposition. Ainsi, le Château du Duc et le Quartier des Nobles et des Officiers faisaient face à la mer. Il dressa les sourcils de stupéfaction en repérant les dispositions de la Hanse et en se rappelant les explications d'Yseult un temps plus tôt. Des Fangeux avaient pénétré en cœur mais par où… ? Il ne repérait pas de portes aux alentours et cet endroit était encadré par le Port et le Goulot. Il fit alors le rapprochement avec le fait que la Hanse se trouvait juste à côté du Quartier des Nobles. Se pouvait-il que cet incident ne soit qu'une mise en garde ? Et pourquoi Eadwin s'intéressait-il subitement à ceci ? Parce que sa Reine avait été prise dans ces événements, bien évidemment. Il y avait fort à parier que le Duc du Morguestanc hébergeait non pas seulement des alliés mais aussi des ennemis. Il soupira légèrement avant de rejoindre Yseult, peut-être se trompait-il lourdement ?

« Battons-nous alors pour ces coupes de vin, Madame. Battons-nous pour les savourer à nouveau d'ici vingt-ans, qu'en dites-vous ? » annonça-t-il pour détendre l'atmosphère. Il imita sans l'ombre d'un doute sa maîtresse et alors qu'il ingurgitait une première gorgée, elle décida de lui faire une touchante confidence. « J'en suis le seul juge, Madame. Considérez simplement qu'elle l'est. Pour ce que nous avons déjà traversé et pour ce que nous aurons encore à faire… D'abord Rivenoire, ensuite Corbeval… puis les Noirsjardin et maintenant Traquemont. Depuis ma prime jeunesse, mon « destin », si l'on en admettait l'existence, est lié à votre sang. Je crois en vous plus que jamais, Madame. »

Une fois de plus, Yseult recevait en pleine face une preuve supplémentaire de la fidélité d'Eadwin à son égard. Le chevalier n'était pas réputé menteur et c'était avec elle qu'il était probablement le plus honnête. Son statut de « protecteur » qu'il occupait depuis la plus tendre enfance de la Châtelaine de Traquemont avait beau s'estomper avec le temps, jamais Eadwin ne serait capable de lui faire croire qu'elle entreprenait quelque chose de bien s'il pensait le contraire. Après tout, il avait rêvé pendant des années de partager ce genre de moments avec sa Reine. Égoïstement, il avait tant attendu si longtemps le déclin de son premier maître pour voir la chair de sa chair prendre sa place. Malheureusement, cela ne s'était pas fait dans un contexte bien joyeux. La Fange était arrivée et avait bouleversé à tout jamais les vies de centaines de milliers d'individus. Pendant sa convalescence, Eadwin s'était demandé s'il n'aurait pas été plus simple de renoncer, de se laisser mourir, d'abandonner ce monde fou aux derniers survivants de l'espèce humaine. Quel sens avait véritablement cette lutte ? N'était-ce pas juste une façon de repousser l'inévitable ? Il s'était ensuite souvenu d'où il venait et bon nombre de ses promesses. Par égard pour ses parents, pour son amie d'enfance Astrid, pour la famille d'Yseult, Eadwin n'avait pas le droit de fuir alors que cette dernière avait fait le choix des armes. Ce ne serait tout simplement pas digne du chevalier qu'il avait toujours aspiré à devenir. Même Conrad, son mentor, ce serait sûrement retourné dans sa tombe. Au fond de lui, Eadwin s'interrogeait beaucoup trop à son goût sur la Fange. Toujours profondément choqué par la brutalité de son apparition, il faisait parti de ceux qui avaient besoin de comprendre pour pouvoir l'accepter. Néanmoins, il fallait reconnaître que ce temps était déjà passé et il ne pouvait pas se permettre de prendre un train de retard. Mais franchement, d'où venaient-ils vraiment… ? Ces monstres qui leurs ressemblaient tant. Étaient-ils la création d'un fou ? Des individus relevés parmi les morts ? Cette hypothèse lui glaçait le sang.

« Je crois que l'on devrait au moins être capable de protéger ceux qui sont sous nos ordres, Madame. » dit-il, en écartant ses deux bras pour montrer la pièce environnante autour de lui. « Pour répondre à ce besoin, vous avez donné naissance à Traquemont. C'est déjà une grande chose, vous ne croyez pas ? Nous ferons ce qu'il faudra pour que Corbeval et les Noirsjardin ne soient jamais oubliés. »

Si sa maîtresse n'était pas en quête de réconfort, Eadwin venait pourtant de le lui offrir. Il avait un don pour mettre sous le nez des gens des « évidences » et leur donner un sens particulier. Parfois, lorsqu'un homme ou une femme était en proie au doute, il suffisait de lui rappeler qui il était ainsi que ses faits d'arme. Dans ses propos, le chevalier venait d'offrir à sa Reine une peut-être nouvelle perspective. Désormais persuadé qu'Yseult avait dépassé le simple stade de la vengeance, lutter pour ne jamais oublier ce qu'ils avaient été n'était-il pas un vecteur à exploiter pour se donner un peu plus de courage ? Ensuite, Yseult mit un terme aux curiosités précédentes d'Eadwin en évoquant chacun des sang-bleus qu'elle avait rencontré durant ces derniers mois. Hugues de Noblecoeur, un homme proche du peuple mais aux manières peu conventionnelles. Hector et Grace de Sombrebois, un homme vraisemblablement intelligent, enclin à prendre les armes pour l'intérêt commun et son épouse, une courtisane n'hésitant pas à se mettre en avant. Alexandre de Terresang, homme belliqueux et possédant des raisons de s'opposer au Duc du Morguestanc. Deux jeunes femmes, Sélène de Colombel et Luna Montoya, en passe de devenir deux personnes influentes à l'avenir en profitant d'un jeu d'alliance solide. Quant au Comte Morion de Ventfroid, on prêterait à sa famille des responsabilités dans l'assassinat d'un souverain de Langres ? Une alliance avec la fille de Mirail, promise à un de Sarosse mis à terre par le Duc en personne… En d'autres termes, un véritable merdier que de s'intéresser de prêt à une telle intrigue. Les informations acquises étaient pour la plupart solides et intéressantes, Eadwin se rendit compte une fois de plus que Yseult ne s'était pas reposée sur ses lauriers.

« Il m'apparaît plutôt clairement ceux qui auraient tendance à soutenir le Duc et ceux qui pourraient vouloir sa perte. Une dernière question sur ce sujet me vint à l'esprit. Vous avez rencontré Sigfroi. Quelle est votre position sur cet homme ? Vous avez accepté de fournir une aide à Marbrume pour gagner et exploiter le plateau de Labret. Nous y conduirons des hommes et des femmes qui travailleront à nouveau non pas seulement pour une misère mais aussi pour donner un espoir supplémentaire de reconquête de notre monde en déclin. Soit. Mais au-delà de ceci, que pensez-vous du Duc de Sigfroi ? »

Eadwin ne s'attendait pas forcément à recevoir la réponse résultante à sa question. Après tout, Yseult ne l'avait pas évoqué précédemment. Elle se garderait peut-être cette opinion pourtant ô combien intéressante pour Eadwin. Il se rendit compte qu'il ne connaissait pas les éventuels plans élaborés par sa Reine, s'ils existaient déjà ! Le regard d'Eadwin était lourd et pesant, plein d'insistance. Il pensait que si Yseult considérait cet homme comme un ennemi, tôt ou tard, elle mettrait en œuvre quelque chose pour le destituer, à condition que cela soit profitable et dans l'ère du temps. Il gardait aussi à l'esprit que le véritable ennemi actuel était la Fange mais le chevalier n'était pas dupe, cette seule raison ne suffirait pas à galvaniser et unir toute l'espèce humaine. Yseult était bien placée pour le savoir, elle désirait la destruction, l'annihilation de ces créatures qui lui avaient arraché sa famille.Fondamentalement, les considérer comme des monstres n'était pas une raison suffisante. C'était probablement plus le besoin de combler un vide béant et très douloureux. Dans ce cas, il y avait fort à parier que des sang-bleus s’entre-tueraient si des intérêts continuaient de les séparer. Eadwin poussa un profond soupire en se rendant compte que cette crise serait encore plus difficile à résoudre que prévu. Ainsi, pour toutes ces raisons, le chevalier ressentait le besoin de connaître la position quasi exacte de la Châtelaine de Traquemont.

« Il me semble plus important qu'il vous plaise à vous, Madame. » lâcha Eadwin, avec une pointe d'ironie dans la voix. « Je vois, je vois. Je me blesse honteusement et vous orchestrez mon remplacement avec un jeune loup téméraire et audacieux ? » ajouta-t-il, avec un ton de voix à mi-chemin entre le sérieux d'un homme vexé et l'amusement.

Eadwin venait largement de dépasser la frontière de l'acceptable dans une relation simple de serviteur à maître. Cependant, d'ami à amie, il n'avait pas pu s'empêcher de saisir cette formidable perche qu'elle lui avait tendu. C'était un véritable soulagement que de voir que Yseult n'avait pas totalement fermé son cœur et qu'elle n'avait pas laissé sa douleur prendre le pas sur toutes ses émotions. Le chevalier tirait encore un peu plus de fierté dans le fait d'être au service d'une femme de son acabit. Ne souhaitant pas que sa supercherie ne se transforme en dispute, il laissa un sourire se dessiner sur son visage puis éclata de rire. L'ambiance devint un tantinet trop joyeuse mais au-delà de cette moquerie, il était persuadé que cela ferait du bien à Yseult, que cela lui ferait se sentir plus humaine. Faire en sorte qu'elle n'oublie jamais qui elle est était peut-être la mission la plus importante que s'était fixé Eadwin à ses côtés. Cependant, elle répondit indirectement à une question posée précédemment. C'était bel et bien les morts qui se relevaient et il ne semblait y avoir aucune solution excepté de les renvoyer six pieds sous terre.

« J'ai hâte de rencontrer quelqu'un que vous avez choisi. Cela me laisse penser que sa valeur sera indispensable à l'épanouissement et à l'avenir de Traquemont. »

Elle détala ensuite sur un sujet beaucoup moins jovial. Eadwin possédait-il des connaissances au sein des murs de Marbrume ? Si c'était le cas, il n'était pas encore au courant. Il fallait dire que le chevalier ne s'était jamais autant éloigné jusqu'à présent de sa terre natale.

« Non. Tout ces noms sonnent pour moi comme l'aubaine de faire de nouvelles rencontres. Vous savez, Madame, je ne suis qu'un chevalier et je dois vous avouer que j'appréciais faire mes petites courses parmi les petites gens. A Corbeval, j'ai perdu de nombreux amis que l'histoire de la noblesse ne retiendra pas. »

Les mains d'Eadwin étaient légèrement tremblotante, signe que ce sujet le mettait mal à l'aise et lui faisait du mal. Machinalement, il se servit un second verre de vin et l'engloutit comme pour oublier quelque chose de gênant. Son regard s'était assombrit et ses vieux démons étaient en train de ressurgir.

 « Madame. » dit-il avec une certaine gravité dans sa voix. « Cela fait des mois que je repousse l'échéance mais une question me vient à l'esprit. » ajouta-t-il, se servant toujours aussi nerveusement un troisième verre de vin dont l'espérance de vie fut aussi courte que le second. Plaquant ses deux mains gantées sur ses genoux avec fracas, l'Ours de Corbeval se laissa aller à ce qu'il n'avait peut-être pas le droit de demander. « Il y a des années de cela, je vous ai suivie aux Noirsjardin et j'ai fais serment de vous protéger vous et votre famille. Je l'ai renouvelé à la naissance d'Arthur mais… nous savons tout deux que j'ai échoué. Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que j'aurais pu faire de plus… Mais la honte pèse sur mes épaules comme le poids d'une faux qui viendrait quérir mon âme… » expliqua-t-il. Était-ce vraiment le meilleur moment pour évoquer ces souvenirs douloureux ? « Je dois vous demander, Madame, est-ce que vous m'en voulez pour avoir échoué de remplir mon serment… ? » demanda-t-il avec beaucoup de sobriété. Une larme de honte, une larme de regret coula depuis son œil droit et ruissela sur sa joue avant de perler sur le bord d'un poil de sa barbe de plusieurs semaines.
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptySam 2 Avr 2016 - 17:34
Je devais vraiment avoir un problème. Il semblait que chaque fois que j'ouvre la bouche au sujet du chevalier de Nouet je dusse recevoir en retour sous-entendus plus ou moins voilés et sourires ou mimiques de connivence. Ce qui avait le don de m'exaspérer prodigieusement, quand bien même une folle voix au fond de mon être s'en trouvait satisfaite. J'avais envie de crier à la face du monde que je n'avais aucunement du temps ou de l'énergie à perdre dans l'acte de batifoler, que je souhaitais à Sombrebois, Grasey, Mirail, Ventfroid et tous les autres nobles fiancés tout le bonheur qu'un mariage heureux pouvait éventuellement donner, mais qu'il n'était pas pour moi.

J'y avais goûté, pour un temps. Ici bas, le bonheur ressemblait étrangement à un joli miroir : vous vous y contemplez, vous vous complaisez dans l'image fausse qu'il vous renvoie... et le jour où il se brise, ses mille morceaux vous écorchent jusqu'à l'os.
S'il avait existé un mauvais dieu, il aurait pu se servir du bonheur pour duper le genre humain. Il n'y a pas plus creuse, plus fausse promesse que celle-là ! Notre vie est une vie de labeur et de danger, et ça ne changera jamais. La Fange était là pour nous le rappeler.

« Mais au-delà de ceci, que pensez-vous du Duc de Sigfroi ? »

Le duc de Sylvrur était un personnage haut en couleur, à tout le moins. De l'index, je suivis le bord lisse de ma coupelle en en scrutant les reflets mouillés. Les choses étaient rarement simples.

« Sigfroi est un individu extrêmement dangereux. Il finit toujours par savoir ce qu'il veut et il n'a aucune hésitation à tout mettre en œuvre pour l'obtenir. » En soi, on pouvait se demander si c'était bien là un défaut. De mon point de vue, c'était même davantage une qualité. « Les Sarosse sont morts à ses portes pour une querelle entre eux et lui ; le duc a refusé de leur ouvrir, même après avoir reçu la supplique de leur patriarche. C'est un homme qui sait être cruel. »

Là encore, pour quelqu'un qui me connaissait bien, il n'était pas évident que mes mots soient un jugement négatif. Je pouvais moi-même me montrer cruelle, pas tant par plaisir que parce que la cruauté était, à l'occasion, un gage d'efficacité. Le poids d'une victoire écrasante.

« Il sait également ce qu'il faut faire pour sauver sa cité, et il entend bien le faire. Il a la tête sur les épaules, ne s’émouvant pas des sacrifices nécessaires au bien du plus grand nombre. Quelque part, je crois que lui et moi nous ressemblons quelque peu. Cependant... »

Je me rappelais de cette entrevue, cette réunion. À l'inverse de moi-même, le duc n'était pas du genre à cacher son vrai visage.

« C'est aussi un homme colérique au tempérament emporté. Il me semble avoir la rancune tenace : s'il est vrai qu'une partie de l'aristocratie ne le soutient pas, il a déjà fait inculper des nobles sans guère s'embarrasser d'un procès - rien que sur ses propres preuves et par ses propres gardes. D'un autre côté, » ajoutai-je après un temps avec un sourire de dérision, « en l'absence du roi, il est le gentilhomme disposant du plus haut rang survivant. »

En l'absence du roi. Le souverain de Langres n'était plus, sans aucun doute... Disparu depuis tout ce temps. Pourtant, nul n'avait pu jurer avoir vu son corps. Nul ne savait réellement ce qu'il avait pu advenir de lui. Revenez. Je prie les Trois que vous reveniez...

« Aussi sa parole a force de loi et à ce titre, je lui serai fidèle. Ce n'est pas à nous de juger qui doit commander, Eadwin. » Mes paroles sonnèrent avec dureté, laissant présager du sort que je pouvais bien réserver à ceux qui oseraient se montrer félons au duché. « Les rangs de la noblesse sont faits pour cela et si certains le remettent en question, alors ils deviennent traîtres aux principes de chevalerie et aux serments qu'ils prêtèrent naguère. »

La demie-mesure n'avait jamais été mon point fort. Bien sûr que Morion, un jour, attenterait quelque chose contre Sigfroi. Bien sûr que son épouse n'avait pas conclu une telle alliance en vain ; et bien sûr que, malgré que je les appréciasse, s'il fallait un jour défendre Sigfroi de leurs revendications alors, sur ma foi de la Trinité, je les tuerais tous les deux. Même si je devais m'en vouloir pour le restant de mes jours - c'était le prix de la loyauté.

La tonalité glacée de mon regard en disait long sur mes réflexions.

C'est alors qu'Eadwin laissa une fissure transparaître. L'Ours de Corbeval avait des morts sur la conscience, je le savais bien ; mais je n'avais pas pensé qu'il puisse avoir les mêmes que moi.
Ses mots résonnèrent, dans la pièce comme dans mon esprit. J'aurais voulu lui dire d'arrêter, de se taire ; mais j'en étais incapable. Tétanisée, je subis sa confession comme on peut subir un coup de poignard dans le ventre. Avec une brutalité involontaire, il me rejetait en pleine face les événements de l'année passée que j'aurais souhaité oublier à jamais. Je ne pouvais pas, bien sûr ; c'était comme souhaiter ne plus voir une hideuse plaie en travers du corps.

On aurait pu s'étonner de la larme solitaire qui s'échappa de l’œil du rude chevalier pour dévaler sa joue dévorée par une barbe drue. C'aurait été trop se fier aux apparences ; Eadwin était un meilleur homme que son mentor, un meilleur homme que mon père, et il était probablement meilleur que moi également. Il y avait plus de bonté dans son cœur que dans celui de n'importe qui d'autre avait vécu à Corbeval.
C'était une faiblesse pour moi. Et pire encore, une faiblesse contagieuse.

Mes paupières se fermèrent tandis que je déglutissais péniblement, un silence pesant nous enveloppant tous les deux. Je calais mes mains entre mes cuisses, comme une petite fille immobile ; ma respiration se fit inaudible, donnant l'impression que pendant un moment, je cessais tout à fait de vivre.

Je revoyais son visage de chérubin, ses cheveux de lin. De moi, il avait hérité la crinière indisciplinée et solaire ainsi que le regard d'azur, bien que le sien se fusse assombri grâce à celui de son père. Mais de visage, Arthur avait été dès la naissance le digne fils de Tristan ; anguleux, saillant, bien dessiné.
Mon mari avait été un homme bon que je n'avais cependant jamais véritablement aimé. Mais mon enfant...

« Nous avons tous échoué... tous... »

Des mots prononcés sur un timbre bas, presque rauque. Vibrant d'une haine venimeuse, la même contaminant jusqu'à la lie de mes pensées... Une rage glacée, livide, fouaillait le fond de mes tripes aux souvenirs atroces de la chute de mon fief natal, où j'avais assisté impuissante au spectacle morbide des Fangeux dévorant mon petit garçon. Un frémissement, d'abord, dans le souffle puis les épaules ; un discret craquement de cuir tandis que je peine à rester tranquille... La colère grondante qui me saisit est comparable à un chien enragé : on peut le retenir, mais parfois il finit par ronger sa laisse et vous sauter à la gorge. C'est ce qui m'arrive en cet instant où j'étouffe littéralement de bile.

Je n'ai même pas décidé le geste que je fis alors. Une seconde encore j'étais là, crispée sur mon siège, envahie par cette vague d'amertume furieuse, et celle d'après mon poing fermé s'écrasait contre le linteau de pierre de la cheminée. J'ouvris la bouche pour crier, mais il ne s'en échappa qu'un gémissement aigu avant que je ne me morde la lèvre jusqu'au sang ; mes traits se crispèrent de douleur et je ne bougeais plus, espérant de tout cœur que la souffrance de mes phalanges éclatées chasse celle de mon âme en peine.

Elle y parvint. Un peu.

Je rouvris des yeux scintillants, posés sur le chevalier avec une étrange douceur. Ma main perlée de rouge vint s'apposer sur la courbe dure de sa mâchoire, et du pouce, j'effaçais la larme qu'il avait versée.

De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] Sans_t10

« Je ne vous en veux pas. Je suis trop occupée à haïr les Fangeux, vous savez. » Ce fut dit avec un pauvre sourire. « Châtions les vrais coupables, après seulement il sera temps de se poser la question des autres responsables s'il y en a. La seule chose que je puisse vous reprocher, c'est d'être le seul semblant de famille qu'il me reste. »

Je reniflais bravement, me recomposant une expression plus altière et retirant mes doigts.

« Et ne croyez pas que ça vous donnera un quelconque passe-droit ! » conclu-je en levant un index faussement sévère, une traînée sanglante dévalant ma paume.
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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyLun 18 Avr 2016 - 11:40
Il fallait parfois insister pour obtenir des réponses et Eadwin de Rivenoire ne regrettait pas de détenir ce droit envers sa matriarche. Il était reconnaissant de connaître ses avis sur cette fameuse Noblesse de Marbrume mais alors que certaines alliances étaient probablement en train de naître ou de se rompre, ce qui importait vraiment, c'était de connaître la position d'Yseult vis à vis du Duc. A vrai dire, Eadwin avait entendu très peu de choses à son sujet pendant sa convalescence et le tableau peint par la Châtelaine de Traquemont à son sujet était plutôt complet. Individu dangereux, capable de tout mettre en œuvre pour parvenir à ses fins, toutefois capable de faire preuve de clairvoyance et de prendre les « meilleures » décisions pour sa famille et pour sa ville. Plus Yseult parlait de Sigfroi, plus Eadwin avait l'impression d'entendre une présentation similaire du père de cette dernière selon la propre perception du chevalier. Elle faisait véritablement prendre conscience à Eadwin que cet homme était désormais le plus titré en l'absence d'un Roi ou d'un pair encore en vie. Pourquoi fallait-il que ce soit un colérique ? Quelque part, Eadwin pensait que c'était ceux de la pire espèce. Le père d'Yseult avait ordonné des massacres en se laissant guider par sa colère lorsque d'autres avaient osé lui faire des affronts. Il avait bien conscience des similitudes entre la fille et le père et il espérait bien avoir une quelconque influence positive sur sa Reine. En fait, Yseult était bien libre de tenir la position politique qu'elle souhaitait, ce n'était pas à Eadwin de remettre cela en cause. Si un jour elle devait devenir la plus grande figure de l'humanité qui avait survécu à la Fange, le chevalier serait fier d'être à ses côtés. Bref, il n'était personne pour remettre en cause les choix d'Yseult concernant ses alliances.

« Je crois effectivement qu'il serait futile d'engager un quelconque conflit avec l'individu le plus puissant de cette nouvelle ère. Pour une fois, admettons que tout les hommes aient un ennemi en commun, la Fange. Je ne vois pas qui tirerait vraiment avantage à mettre des bâtons dans les roues d'un autre tant que notre survie à tous est menacée. Enfin… J'imagine que le temps de rendre des comptes viendrait plus tard. »

Eadwin de Rivenoire faisait peut-être preuve d'un brin de naïveté. Un temps plus tôt, il avait imaginé que l'intrusion des Fangeux dans le cœur de Hanse était un complot, un avertissement contre le Duc, provoqué par d'autres hommes. Sigfroi détenait donc pour le moment des ennemis incapable de l'atteindre mais il y avait fort à parier que des félons préparaient dans l'ombre son coup de grâce. Il faudrait donc se méfier de l'alliance entre les Vent-Froid et de Mirail, ainsi que de la rancune de Terresang. Que se passerait-il si le Duc venait à tomber dès demain ? Un vent de terreur s'emparerait de Marbrume car si sa plus haute autorité venait à faillir, il serait alors vain d'essayer de chercher à prouver que la populace est en sécurité derrière les murs. Du moins, si Eadwin avait un quelconque intérêt à agir contre le Duc, ce serait sur ce plan de réflexion qu'il se baserait. Au moins, le chevalier savait désormais à quoi s'en tenir. Yseult ne tolérerait pas de polémique contre le Duc en ces temps troubles et Eadwin savait donc de qui il fallait peut-être mieux éviter de se rapprocher dans un premier temps.

« De toute manière, vous êtes la seule à qui je dois rendre compte. Vos ennemis ne veulent pas croiser ma route. » dit-il, avec un brin d'arrogance et d'audace. Il lui rappellerait alors probablement qu'il était prêt à se salir les mains pour son honneur et sa réussite. « Et c'est à vous qu'il incombe de gérer la politique de Traquemont. Je suis votre arme, c'est ainsi que j'ai été forgé alors que vous n'étiez pas encore née. »

Une fois de plus, Eadwin prouvait à Yseult sa position de dominé. Un rang qui semblait jusqu'à présent le satisfaire. Elle l'avait toujours estimée pour ce qu'il valait et il appréciait de pouvoir avoir ce genre de conversations franches avec sa matriarche. C'est alors qu'Eadwin laissa une fissure transparaître. L'Ours de Corbeval en vint aux confidences. Cette larme qui s'écoule sur sa joue, seule preuve physique de la détresse que le chevalier pouvait s'autoriser devant sa Reine. Il n'était pas question d'éclater en sanglots, pour éviter ce genre de situations, le cœur d'Eadwin était devenu bien assez dur. Pourtant, sa plus grande crainte demeurait le fait que Yseult puisse lui en vouloir d'une quelconque façon pour ce qui s'était passé. Il se rendit compte qu'il avait alors poussé Yseult dans ses derniers retranchements. Si elle pouvait se targuer de posséder un chevalier comme lui, il fallait aussi en assumer les conséquences. De toutes les façons, il serait là pour lui rappeler jusqu'à la fin les bons et les mauvais moments car en liant son existence à la sienne, Yseult et Eadwin étaient amenés à partager les mêmes souffrances. Il ferma alors les yeux, comme pour prendre une courte pause, pour se couper de cette réalité déchirante. Définitivement, ce monde avait plongé dans une abysse et il allait falloir s'adapter et changer pour survivre. Rongé par le doute, Eadwin se demandait toutefois s'il en serait réellement capable. Par rapport à ce qui les attendait, servir encore quelques années le père d'Yseult semblerait être une tâche moins ingrate. Pourtant, seul son mentor de chevalier savait vraiment à quel point Eadwin détenait des raisons de le détester. Néanmoins, Yseult parvint à ébranler sévèrement les doutes de son chevalier. Nous avons tous échoué… tous... était suffisamment révélateur d'une faute partagée. Après tout, qu'aurait-il pu faire de plus dans une situation si désespérée ? Le problème venait peut-être du fait qu'ils n'avaient pas pu vraiment mettre ce sujet sur la table depuis cette terrible péripétie. Il paraissait alors évident que laisser planer le silence dans une situation ambigu ne pouvait qu'envenimer les sentiments à l'égard de l'autre. Toutefois, Yseult se conduisit envers Eadwin d'une manière insoupçonnée. Elle se leva tout d'abord, pour venir effacer sa seule et unique larme de désespoir juste avant de lui dire le fond de sa pensée, de quoi laisser le chevalier sans voix.

« … Merci, Madame... » lâcha-t-il, à demi-mot. Il plaqua alors sa main droite contre son propre visage et un bruit assourdissant tinta jusqu'au creux de ses oreilles. Le chevalier devait se ressaisir et continuer de se montrer digne du seul membre de sa famille. « Nous devrions au moins être capable de protéger ceux qui sont sous nos ordres, c'est pour moi une qualité rare chez un commandant. Tout à l'heure, vous avez exprimé le fait que vous espériez que ma foi en vous est justifiée. Laissez-moi vous dire qu'elle l'est plus que jamais. Nous botterons l'arrière train de ceux qui menaceront notre combat d'aujourd'hui et de demain. »

Il lui adressa alors un sourire plein de sincérité. Brillamment, Yseult était parvenue à mettre du baume sur le cœur de son chevalier et à le galvaniser après s'être éloigné si longtemps de son échiquier. Il fallait dire qu'Eadwin tenait à cœur de lui prouver sa fidélité et son amitié malgré les années qui passaient de plus en plus rapidement. Jusqu'au jour où ses jambes ne seraient plus capable de le porter, jusqu'au jour où elle l'autoriserait à rendre son dernier soupire, il revendiquerait cette place d'être un soutien inébranlable. D'une façon ou d'une autre, l'Ours de Corbeval allait pouvoir se faire connaître du Duché de Morguestanc et auprès de Traquemont, il ne volerait pas sa réputation de Rempart d'Acier. Comme au bon vieux temps, Eadwin était prêt à encaisser bien d'autres coups pour mener Yseult à jouir de tout les efforts qu'elle procurerait.

« … Maintenant, je crois bien que je partage votre colère. Elle est justifiée… On pourrait la qualifier de sainte, si vous me permettez l'expression, Madame. Ensemble, j'ai foi pour que nous donnions à cette nouvelle ère une chance de subvenir à ses besoins pour espérer un lendemain serein. »

Eadwin de Rivenoire serra les poings en considérant à sa juste valeur la souffrance d'Yseult. Ils avaient tant souffert tout les deux et la question n'était pas de savoir qui avait la plus grosse mais plutôt de s'assurer que leur tandem pouvait continuer d'être efficace dans ce nouveau monde. Pour Eadwin, la réponse était évidente. Ce qui importait vraiment pour l'heure, c'était de ressentir qu'il était toujours aussi proche de la petite fille fraîche et innocente qu'il avait vu devenir une femme forte et honorable. Dans le cœur d'Eadwin, tout ceci valait peut-être le meurtre odieux de ses parents de la main du père d'Yseult.

« Je suis en tout cas heureux de constater que votre cœur est toujours capable d'aimer. J'espère que ce Geoffroy du Nouet sera digne de vous. »

Aimer, c'était peut-être un bien grand mot mais elle saisirait sans l'ombre d'un doute le sens des propos d'Eadwin. En cela, le regard d'Eadwin était lourdement chargé de sous-entendus. Il ne revendiquait pas le moins du monde la place du chevalier du Nouet car les probabilités d'une relation amoureuse entre le servant et sa maîtresse étaient très faibles, voire nulles. Cependant, ce Geoffroy avait tout intérêt à ne pas décevoir le soupçon de femme fragile caché derrière la froide Châtelaine de Traquemont. Il n'avait pas besoin de le lui dire mais dans le cas contraire, il le briserait. Tout ceci lui rappelait un peu nerveusement qu'il préservait sa position d'éternel célibataire mais il s'agissait-là d'un sujet qu'il n'aborderait pas de lui-même.

« Bien, la ligne me semble toute tracée. L'opération du Labret nous attendant, avez-vous d'autres projets en attente ? Avez-vous des attentes particulières vis à vis de moi excepté la routine qui attend chaque homme capable de se battre pour Traquemont ? »
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Yseult de TraquemontChâtelaine
Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Re: De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé]   De retour sur le sentier des armes [Eadwin] [Terminé] EmptyJeu 5 Mai 2016 - 3:07
Spoiler:

Sainte. C'était amusant. Tristement, ironiquement et désespéramment amusant. Avec le caractère volage qu'on leur connaissait, à ce mot, mes pensées s'envolèrent vers d'autres préoccupations que la discussion qui se tenait entre le chevalier et moi. Comment quoi que ce soit pouvait-il encore être saint à notre ère ? Oh, il n'avait pas dit les choses de cette façon en leur prêtant une vérité telle qu'il fallait la prendre au pied de la lettre : mais pour une personne aussi pieuse que je pouvais l'être, ces questions n'étaient pas vaines ni même simplement oubliables. Qu'attendaient les dieux de nous ? Qu'est-ce que la Trinité pouvait bien souhaiter que nous fassions ?

Notre lien avec elle était si ténu.

« Et bien, je... »

Je battis rapidement des cils, ramenant mon attention sur l'homme me faisant face. Ceux qui avaient pour habitude de me conseiller - ce qui se résumait pour l'heure à Lendemain et désormais, Eadwin - étaient coutumiers de mes moments de brefs égarements. À y bien penser, ces instants n'étaient pas des instants de perdition ; mon esprit se penchait simplement sur d'autres troubles. D'autres inquiétudes.

« Oui. Je veux que vous trouviez le temps d'aller à Marbrume et de là, j'attends plusieurs choses de votre part. »

Un observateur extérieur aurait pu être étonné de la rapidité avec laquelle je reprenais des intonations autoritaires. Pour les gens de Corbeval, ou maintenant de Traquemont, ça n'avait rien de surprenant.

« Découvrez sa noblesse, observez-la. » Je levais une main, aussi bien pour anticiper une éventuelle protestation que pour souligner mon propos et l'importance que j'attachais à l'affaire. « Je ne souhaite pas vous imposer une alliance précise, chevalier, mais il est du devoir de la noblesse de perpétuer le sang et la lignée. Trouvez une épouse. »

Je ne lui indiquais pas ceci comme une quelconque amie, si tant est que je pouvais m'en prétendre une auprès de quiconque. C'était dit ainsi qu'un commandant le ferait envers son subalterne.
La douceur n'avait jamais été mon fort.

« Si vous avez besoin de quelque chose pour convaincre son père de vous accorder sa main, faites-le moi savoir : mais songez-y sérieusement. » Un regard inflexible accompagnait cette ordonnance. Je lui laisserais le temps pour ceci, mais demeurer seul n'était pas ce que l'on attendait d'un aristocrate. Sous ses dehors de fantassin en métal, c'est malgré tout ce qu'était Eadwin de Rivenoire. « J'aimerais aussi... mais ceci est personnel... »

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, à mes yeux, le précédent sujet ne l'était pas. Le mariage n'avait jamais été mêlé aux sentiments - une telle naïveté n'avait pas lieu dans le monde de la gentilhommerie.

« Aussi est-ce une faveur et non un ordre. Traquemont manque... » Une nouvelle hésitation. « Je manque... d'un prêtre. »

La requête était formulée étrangement, je pouvais le concevoir. Agacée par ma propre maladresse, je repris d'un ton sec :

« Un conseiller spirituel ne serait pas de trop, quand bien même il ne viendrait que périodiquement. Lors de vos séjours à la cité franche, si vous le pouvez, j'apprécierais que vous trouviez le moyen de convaincre un dignitaire du temple de vous accompagner au retour. »

Il était inutile que je précise le pourquoi de la manœuvre : ceci ne concernait que moi.

« Pour le reste... »

Un rictus presque matois étira mes lèvres. Je me redressais, le toisant presque pendant plusieurs secondes d'un silence uniquement rompu par les craquements du brasier. Ma voix se fit entendre de nouveau, bien plus douce, quoique porteuse d'une note fervente ne supportant pas la moindre intransigeance. Je citais le serment qu'il avait nécessairement naguère prononcé, celui que tout vassal de ma maison, un jour, avait prêté.

« Allez où je vais, venez lors je vous appelle. Icelui qui ira à mes côtés devra être droit et loyal pour être aimé de son peuple, pieux et dévot afin d'être aimé de la Trinité. » La promesse était tournée de façon quelque peu dépassée, mais avait conservé à travers le temps toute sa fermeté : « Allez sans faillir au-devant de ceux qui prétendent nous faire du tort, honorez toujours la parole donnée ; que cela vous préserve de promettre avec légèreté. Vous, Eadwin de Rivenoire, respecterez cet engagement ou serez déchu et damné. »

Au dernier terme, j'avançais ma main pour une nouvelle fois effleurer sa joue. Le mince sourire qui réchauffa mon visage était, cette fois, bien plus sincère que le précédent. Je me penchais en avant afin de déposer un chaste baiser dans les boucles foncées de mon protecteur.

« Ainsi que vous l'avez toujours fait. »

***

Tu les mèneras tous à la mort.

Je me tournais et me retournais parmi mes draps de lin, incapable de trouver le sommeil ou même simplement la paix de l'esprit. Excédée, je levais mon regard vers les coins enténébrés du plafond : de retour dans mes appartements, la solitude me pesait à la manière d'une chape de plomb.

La solitude, et mes tourments intérieurs. Ils n'étaient pas issus du passé, mais tournés vers l'avenir.

Ta croisade n'a pas de fin sinon dans le trépas.

Oui, c'était bien possible. Mes convictions et mes valeurs de fer ne m'avaient jamais empêchée de voir la réalité du monde. Cette guerre contre la Fange pouvait encore être menée, mais gagnée...?
Je retroussais les lèvres sur une mimique de colère.

L'espoir que tu veux propager est un poison.

Et pourtant, même moi j'y boirais jusqu'à la lie si je le pouvais. Il arriverait un jour où nos détracteurs se masseraient et lorsqu'il surviendrait... rien ne les stopperait. Tout ce que nous pouvions faire, c'était donner un peu de temps à l'humanité.

Enfouissant mon visage dans l'oreiller, je fis de mon mieux pour tenter d'ignorer les rires qui résonnaient dans les tréfonds de mon âme désespérée.
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