Tape au fond je suis pas ta mère. [Xandra]

- Je... je sais plus. J'mange pas beaucoup depuis que je suis banni...

Il m’inspire deux choses le banni, la pitié et le dégoût. En fait c’est beaucoup plus nuancé que ça mais je me comprend. Je me retiens de grimacer en le voyant se torcher le groin sur ses vêtements. Vu ce qu’on a vécu et l’état dans lequel on est, ça reste cohérent. Pis c’est clairement la pitié qui l’emporte là tout de suite.

- Alors…

Je déglutis mal, c’est pas bien ce que je vais dire, c’est contre nature, non c’est vraiment pas bien. On parle de chair humaine, bordel ! C’est comme cette cabane là, comme la fange, comme les deux larges taches de sang à nos pieds et les tarés qui voulaient nous sacrifier, comme le fait que je sois milicienne et lui...Les Dieux savent quoi, je veux pas savoir, fin si en fait, je le revois tuer les gens dans ma tête, j’ai pas mal d’imagination, je me repasse même les sons. Je lui dis ce que je pense, ça tombe bien parce que j’ai pas vraiment envie de le contrarier.

- Alors c’est pas grave, je comprend.

J’essaie de pas trop penser à ce qu’il est en train de faire, mais j’ai froid, trop froid. Alors je m'assois en face de Moche et je profite un peu de la chaleur. Mes yeux pâles observent ses gestes, il se débrouille bien, je le trouve malin.Tout le temps mon regard revient sur la viande, je le décide pas. J’ai envie de filer des coups de poings à mon ventre pour qu’il la boucle, j’ai pas non plus envie de trouver que ça sent divinement bon, je voudrais ne pas avoir faim. Je lui répond pas quand il me demande si j’en veux, bien sur que non. Ça fait pas assez longtemps que j’ai la dalle pour manger des gens, pour manger des fanatiques dans une cahute dégueulasse dans les marais. J’ai à nouveau envie de pleurer, j’ai envie de rentrer, de retrouver mon vieux grenier, d’un coup j’ai moins envie de m’en plaindre. Heureusement, il rompt le silence entre nous, du coup je ravale la boule d’angoisse dans ma gorge.

- Euh... t'as envie de faire pipi ou je peux bloquer la porte ?

- Ouais, j’ai pas trop envie de devoir ouvrir la porte cette nuit, ou de faire ça devant toi. Fin tu vois...

Voilà que je bafouille, que je remets ça avec les phrases décousues. Je le suis dehors, il s'arrête pour pisser là sur la cloison, pas loin de la porte, moi je me fous à l’angle du mur, parce que je veux pouvoir le regarder. C’pas malsain ni sexuel, c’pas sa nudité qui m'intéresse, maintenant que je sais à quoi ça ressemble un pénis, c’est le cadet de mes soucis. En fait j’ai toujours cette crainte qu’il me laisse tomber, qu’il devine. Là toute seule dehors sans abris je me donne la moitié de la nuit avant de mourir, guère plus. Je continue de me vider la vessie, accroupie dans la boue.

- Tu...tu m’attends hein ?

Je le vois plus, je me relève et je suis occupé à rattacher mon pantalon. C’est presque si je cours pas derrière lui, la ceinture dans les mains, comme un chien bien éduqué à qui on dit que le promenade est finie. De retour on s’isole de l’extérieur, on se protège, on prend tout le bordel pour le coller contre la porte. J’aurais bien aimé avoir de quoi clouer des planches à l’unique fenêtre mais c’est pas le cas. J’oublie ce que je suis en train de me dire en une fraction de seconde, le temps que mon cerveau passé en mode survie depuis trop longtemps maintenant n’identifie le cri d’un fangeux à proximité. Je panique pas, parce que c’est pas le premier ni le dernier que je verrais, mais quand même, j’ai ce sentiment de me sentir prise au piège qui me tortille les boyaux.

- T'inquiète pas, c'est l'odeur du feu qui les affole, mais ils pourront pas nous tuer. Y a qu'une ouverture à la cabane et on l'a bien bloqué. Y vont foutre le bordel, mais ça ira. Je m'appelle Malachite au fait. Heureusement qu'on est déjà sorti faire pipi hein ?

Je retourne m’asseoir prêt du dîner de Malachite, de la seule source de chaleur surement à des lieues à la ronde. La tête sur les genoux, les bras noués autour de mes jambes, je relève les yeux vers lui.

- Peut être qu’on devrait l'éteindre une fois que tu auras finis de...manger. Tu sais le bois il est peut être trop vermoulus, s’ils viennent à pleins, attiré par l’odeur...

Ne panique pas...

- Fin tu t’y connais mieux que moi. Je te fais confiance. Si..si on doit se tenir chaud, ça me va.

Pitié tout, sauf les fangeux, mais pas ça, fin non…

Je lui fais confiance mais je regarde partout en mode parano. Bientôt ça gratte de partout, dehors ça vie, ou plutôt ça meurt, ça respire. J’y tiens plus, j’ai l’impression que je vais devenir dingue, je commence à faire les cents pas dans la pièce avant de m’arrêter à l’angle de la fenêtre. Je regarde les yeux morts et voilés de ce qui fut une femme. Elle gratte, encore et encore, elle râle. Son visage se déformant un peu plus. Je me demande qui elle était cette brave dame avant de mourir. Est-ce qu’elle était quelqu’un de bien ? Sans me retourner, j’interroge d’une voix basse, rendu un peu rauque par l’effort de discrétion :

- Malachite, pourquoi tu as été bannis ?

Qu'est ce que t'as fais pour mériter tout ça...

Au même moment, je sens la poussière nous tomber dessus, y en a trop dehors, j’ose pas me faire voir à la fenêtre pour les compter mais ça tremble, les meubles grincent, les griffes se faufilent un peu dans les rainures du bois.

- T’es sur qu’ils peuvent pas entrer ? Ça t’es arrivé souvent ce genre de...situation ? On devrait faire comme j’ai dis, tu crois pas ?

Tout éteindre, se rouler en boule, se faire oublier, disparaître..

- Ben en fait je... j'ai...

Je me mets à rougir. C'est fou comme la normalité peut nous rattraper à des moments pas possible. Je suis en train de faire cuire de la chair humaine devant elle, et j'ose pas lui parler de sexe. Parce que c'est la raison de mon bannissement. C'est une fille ! J'ai jamais parlé de ça à une fille, ça se fait pas. Elle va me prendre pour je sais pas quoi. Mais je veux pas m'inventer un crime horrible non plus.

- Ben je... enfin y avait la cousine d'un Capitaine de la milice et.... et ben j'savais pas que c'était sa cousine hein. Et elle était plus vieille que moi, elle était d'accord et tout ! Enfin comme j'suis un métèque et tout ça bah on m'a banni. Enfin tu vois de quoi je parle.

Et même si elle voit pas je refuse de détailler. En plus on est enfermé ensemble, loin de la ville. Si elle flippe que je tente une approche sexuelle, ça va vraiment foutre une sale ambiance. Surtout que je ferais jamais ça. Xandra fait clairement parti de la catégorie de gonzesse à qui même faire coucou de la main à deux cents mètres n'est pas envisageable. Puis... puis pour tout un tas de raison. Comme je suis très maigre j'ai du mal à bander, en plus j'aurais trop peur qu'elle me pose des questions à propos des cicatrices sur mes fesses et ma bite. Enfin voilà. Même si la fille est habillée comme un soudard, elle est divinement belle, mais j'oserais même pas nourrir une seule pensée de ce coté là vu tous les problèmes logistiques que ça entraînerait.

- Ca change rien si on éteint tout, ils sont intelligents, ils vont pas oublier qu'on est là.

On entend des griffes de Fangeux racler contre le bois. J'fais le malin mais j'ai peur quand même. Je voudrais bien tout éteindre aussi, mais ma viande est pas cuite et elle va pourrir très vite si je la laisse comme ça. Je peux pas gaspiller autant de nourriture, c'est au dessus de mes forces.

Là dessus on entend des raclement venant du toit. Les Fangeux savent grimper, évidemment, mais la chaume a l'air de tenir bon. C'est difficile à abîmer. C'est surtout le coté anxiogène du truc qui est pénible. Et...
Je deviens livide.

- Xandra la... la... la cheminée. LA PUTAIN DE CHEMINEE !

Je me mets à sauter partout. On entend plein de raclements, qui ont l'air de venir à la fois de l'intérieur et de l'extérieur de la maison. C'est pas bon. Pas bon pas bon pas bon. Il me reste quelques secondes. Oh mon dieu il va venir...
Je fous une commode entière dans le foyer, bousculant la viande, les braises et le feu. Elle ne rentre pas en entier, mais elle est pile à la bonne hauteur pour boucher la cheminée. Deux secondes plus tard, on entend quelque chose de lourd tomber sur le meuble. Puis des hurlements de Fangeux, qui résonnent d'autant plus fort dans le conduit de cheminée. Un bruit terrifiant à entendre si près de soi. Je m'arc-boute contre la commode pour la faire tenir en place. L'avantage c'est qu'il a pas la place pour se mettre à l'envers, sinon il défoncerait le meuble à coup de griffe en deux secondes.

Je chope un morceau de viande tombé par terre près de moi, qui a roulé dans la cendre et la saleté du sol. J'estime que cette seconde précise est la meilleure pour essayer le cannibalisme. J'en prends une bouchée, sans difficulté, sans nausée. Pas d'épice, pas d'huile, pas de sel. La chair humaine a un goût de gibier, un peu fibreux et huileux. Je sais pas pourquoi j'ai fait ça, alors que la commode est en train de me cogner le dos parce que le Fangeux la secoue, mais ça m'enlève un grand poids de manger un peu. Même si c'est la chose la plus horrible et la plus répugnante que j'ai jamais mangé de ma vie. Mon corps m'en remercie.

Les hurlements du Fangeux deviennent plus perçants. Faut dire qu'il doit commencer à avoir le cul qui chauffe. De notre coté ben comme la fumée elle sort plus complètement par le conduit, bah elle reste avec nous. Faut éteindre le feu. D'une, on va crever asphyxié, de deux on va perdre le seul meuble qui permet de boucher la cheminée. Je fais signe à Xandra de prendre la gourde d'eau.

J’ai franchement honte de moi, la première chose qui me vient à l’esprit quand il m’explique la raison de son bannissement, c’est que la cousine de X devait vraiment être très laide ou très très...en manque. Puis je réalise un truc, soudain, l’illumination dans la nuit. Les doigts en moins, les marques, son corps, il était surement pas comme ça avant de vivre dehors avec les fangeux. Je me sens un peu coupable en plus d’être honteuse de l’avoir appelé “Le Moche” dans ma tête. Du coup je le regarde plus longuement, je le détaille comme un sujet d’étude enfermé tout nu dans une cage. J’essaie de devenir à quoi il a bien pu ressembler avant tout ça. Il a surement pleins de qualités que l’enfermement dans une cabane entourée de fangeux m’empêche de deviner. Pis au fond je m’en fous un peu, parce qu’ils sont là, partout. Parce que demain je lui dirais au revoir et que je le reverrais jamais ce type là.

- Ca change rien si on éteint tout, ils sont intelligents, ils vont pas oublier qu'on est là.

- Je sais. C’est juste que...je me sens comme un lapin dans un clapier avec le renard qui se lèche les babines…

Babines, repas, je me mets à penser que l’odeur que j'inhale à pleins poumons depuis un bon moment c’est du fanatique qui cuit. Je lâche un pauvre gémissement. J’ai vraiment envie qu’il éteigne ça putain. La viande humaine, les raclements, les râles, ma respiration un peu trop rapide de lapin entre les mains du fermier, ça fait monter l’énervement d’un coup. Ca, la peur, cet endroit inconnu, lui, j’ai jamais été aussi réveillée et en alerte que maintenant. Enfin si, sûrement, mais là j’y pense plus. Je commence à l’envoyer bouler, c’est bon, qu’il bouffe ce qui est presque cuit et qu’on arrête ce...ce...CA.

-T’as bientôt ter…

J’entend un bruit au dessus de notre tête, y en a un là haut. Ca bouge pas, ça va pas céder comme ça non plus ! Ce toit il a sûrement vécu des orages, des chutes de branches, des bagarres de chats et...mais c’est ridicule. J’arrive pas à réfléchir, j’angoisse parce que Malachite il est devenu tout pâle d’un coup.

- Xandra la... la... la cheminée. LA PUTAIN DE CHEMINEE !

S’il court sur place inutilement comme un connard, moi je reste planté là, je me mets à avoir des visions de ce qui pourrait se passer s'ils décident tous de faire pareil. On va mourir….Puis je me reprend, en vérité ce moment à pas du durer plus de quelques secondes mais j’ai l’impression d’avoir glandé des heures vu ce qu’on doit gérer. J’hésite entre trouver par miracle autre chose à bourrer dans l’âtre mais je doute qu’il y ait la place, à dégainer ou à l’attaquer, si je trouve un moyen pendant que Malachite tient bon, pendant que Malachite...mange ? Une vague de pitié se mêle à ma terreur brut. Un nouveau frisson me chatouille le dos, dos que je colle au meuble alors que je me jette à côté de lui. Ça tient, ouais. Au fond je sais même pas s’il a besoin de moi, je ferais mieux de m'économiser pour le relever, une nuit c’est long, j'en sais rien en fait…

C’est le moment de ma seconde illumination, je réalise que le fangeux bouche partiellement le conduit, l’air se fait plus lourd, moins respirable, plus poussiéreux. On a encore du temps mais c’est pas non plus réjouissant. Je le regarde un seconde, j’entre ouvre la bouche pour parler mais je la referme, je suis son mouvement de menton. L’eau ! Un dernier signe du menton et je me précipite dessus.

- Je vais même faire mieux que ça…

J’essaie de pas paniquer davantage, sinon je vais tout renverser mais le bourdonnement dans la cheminée me rassure pas. J’espère vraiment que son idée et la mienne vont suffire. Je me saisis de l’outre et je reviens au bas de course déversé l’eau sur les flammes en couinant, ça fait mal la vapeur d’eau bouillante, avant de faire volte face pour vider un vieux sac en toile de jute. Je l’ouvre et j’ai le droit à un haut le coeur. Peut être que ça a été des pommes là dedans un jour, il y a très longtemps, trop longtemps. Y a pas mal de terre un peu partout dans la cabane, sous la couche de poussière, je prend ce que je peux à pleines mains et je balance tout dans le sac à la va vite pour venir le vider ensuite là ou j’ai déjà vidé la gourde. Si c’est mieux, c’pas encore terminé, j’espère que cette fois ça va être la bonne, que la fumée va diminuer. Pour le coup la dite fumée m’inquiète plus que les flammes, les deux sont une menace pour nous, certes mais l'asphyxie ça me fait plus peur et le feu à été de notre côté en amochant notre invité pour le moment.

- Ca va...Ca va aller, je crois, enfin pour le feu…

Parce que dehors c’est toujours l’excitation, parce que le fangeux est toujours en vie, là, à une commode de nous et qu’il me semble en entendre d’autres là haut. J’espère que c’est juste mon imagination….


Et ça l'était, parce qu'il ne s'est plus rien passé ensuite. J'ai passé une nuit blanche mais j'étais en vie, le bannis a finalement accepté de me raccompagner jusqu'à Marbrume, non sans se montrer exécrable tout le chemin. Je doute de le revoir un jour et au fond, c'est peut être pas plus mal...

FIN