L'illusion est la première apparence de la Vérité.
On le destinait à une vie embourgeoisée, loin des tumultes des bas quartiers et en compagnie de gens prêts à plier le genou pour entrer dans les grâces d'un homme qu'ils ne connaissaient pas, du moins que de nom. Et du haut de son mètre soixante-quinze, sa stature ne faisait que confirmer qu'il n'était pas taillé pour la lutte physique. Cela, ses parents l'avaient compris très tôt.
On le destinait alors au mariage.
Car sous ses airs d'intellectuel transi, l'enveloppe était bien agréable à observer. Lui trouver femme ne serait pas compliqué, c'était certain. Ce blond aux reflets roux laissait perplexes les prétendantes qui se demandaient d'ailleurs s'il ne s'agissait pas d'un roux aux reflets blonds. Un prétexte qui leur permettait de s'approcher innocemment de lui. Inspirant la confiance et dévoilant une certaine curiosité de la vie, il était homme à tout vouloir savoir et à qui ont racontait ses peurs et ses désirs, ses ambitions et ses cauchemars...
Enguerrand avait reçu l'éducation qu'on pouvait attendre d'une des familles nobles et influentes de Marbrume dont il était en plus originaire. Toujours ouvert, souriant, empathique, compréhensif, droit... Autant d'aspects qui lui permettaient de nouer contact avec quiconque souhaitait l'approcher un peu. Ses yeux bleus se plongeaient dans ceux de ses interlocuteurs pour capter l'attention, et la mémoire. Aucune marque désavantageuse ne venaient noircir le tableau ; pas de cicatrices, pas de maladies. Après tout, on avait pris soin de le confiner dans cette bulle qu'il avait appris à dédaigner.
Aujourd'hui encore, il était capital pour lui d'apparaitre aux yeux du monde comme un homme intègre, et cette communication passait par la manière de se présenter. Rand' s'évertuait à paraitre plutôt qu'être car il voulait que le moindre regard qui se pose sur lui inspire l'humanité et la raison de vivre. Et qu'y avait-il de plus crédible pour un homme que de défendre une cause et d'en revêtir ses couleurs. Dirons-nous plutôt de se faire modeste messager d'une Déesse.
Souvent habillé d'une manière simple, élégante mais aussi utile, il ne portait la toge que lors des diverses cérémonies. Parfois se laissait-il aller à plus de coquetterie quand la situation l'exigeait : il n'en restait pas moins un De Charmoret, et les us se devaient d'être respectés pour être respecté. Par chance avec sa vocation d'antan, son regard correspondait en tout point au vert sombre et noir de ses vêtements usuels et religieux.
Est-ce l'âme ou le vécu qui transparait dans ce que l'on est ?
Enguerrand n'est pas homme à lever ses poings pour se défendre. Plus depuis la perte ignoble que le destin lui avait infligé. Non, il attendait que le moment passe, comme pour se châtier de n'avoir rien pu faire pour son unique amour. Et quand venait enfin le calme, il se mettait à compter. A compter la quantité de blessures qu'on lui avait infligées. A compter en combien de temps il saurait rendre au centuple cet affront. Se met alors en marche l'ingéniosité machiavélique qui avait trouvé refuge dans cette enveloppe agréablement charnelle.
S'effacer aux yeux du monde pour préparer son avènement.
Rejoindre les ombres pour vaquer à des occupations plus lucratives.
Jouer la prochaine pièce de l'échiquier... pour atteindre le Roi et le mettre en échec.
Devrait-il sacrifier des âmes pour y parvenir.
Et comme l'alchimiste qui doit travailler des heures durant, laissant de côté le Temps, chaque composant trouverait sa place. Ce n'était qu'une question de patience.
Jusqu'à présent, Rand' avait suivi cette piste, tracée à sa convenance. Une voie dont il était le seul maître. Avant qu'elle ne lui propose deux chemins. Il était encore temps de tout arrêter. Il était encore temps de revenir sur ses pas pour trouver enfin le repos en lieu et place de nuits trop souvent agitées. C'était Rikni qui tentait de lui faire prendre conscience de ses choix ; il en était persuadé. Mais son message n'était pas encore clair.
Ce doute l'assaillait. Poursuivre ce qu'avait bâti sa fidèle épouse pour garder sa Mémoire ou se tourner vers un avenir dont le passé n'était qu'un grain de poussière à l'échelle de Marbrume ? Devait-il se renier ou se façonner en un renouveau ?
L'homme au sourire immuable domptait en lui le Chaos.
Juste une question de temps...
L'Histoire n'est qu'un recommencement aux multiples alternatives.
Il est des événements si puissants qu'ils occultent ceux qui nous ont concrétisés. Le passé n'est jamais désirable. Sensation de nostalgie, regrets, moments à tout jamais effacés. Il n'y a que malaise à essayer de se souvenir. Et pourtant... On s'y accroche. Je m'y accroche comme une infection sur la croupe d'une malvenue. Si douloureux soit-il, c'est la seule chose qui me maintienne en vie aujourd'hui.
Dès mon plus jeune âge, j'étais confronté à la mort. Non pire que la mort : l'imprévisible. Mon père m'emmenait voir les cérémonies avant que la milice n'officie. Tout ces gens prêts à donner leur vie et à souiller leurs âmes pour... pour quoi ? La Mort. Un jour ou l'autre, c'est elle qui a le dernier mot. Mais alors à quoi la vie pouvait-elle bien servir ? Sinon n'être qu'une mise à l'épreuve. Rikni saurait peut-être me donner les réponses ?
C'est à ce moment-là que je me suis plongé dans cette admiration pour la divinité. Une passion si intense, si prenante, que je fis céder mes parents. Les portes du temple m'ouvraient la voie vers la connaissance et un avenir tumultueux. Loin d'un mariage sans fondement sérieux, loin des aspirations futiles de ces gens aux coffres remplis, uniqumement voué à apprendre et prier pour le salut de tous.
Et puis je l'ai vue. C'était l'une de ces recontres qui fait parti de ces événements qui nous concrétisent vraiment. Elle était flamboyante et dotée d'atouts qui auraient fait tourner de l'oeil n'importe quel jeune garçon encore vierge de toutes pensées obscures. Et pourtant à cet instant, mille sensations me parvenaient, mille images que je ne pouvais interrompre. Peut-être une réincarnation ?
L'esprit d'un jeune homme sous l'emprise de cette force ne laisse place à la raison...
Il n'a pas été facile de lui montrer ma valeur. Après tout, qu'est-ce qu'un garçon de dix ans son cadet pouvait bien lui offrir ? Ca n'était pas l'assurance d'un avenir stable. Ca n'était pas l'expérience de la vie. Elle se contenta de m'observer avec ce sourire en coin. Un sourire que je savais être de l'amusement plus qu'un encouragement. Mais je persistais, encore et encore, jour après jour. Je ne me rappelle pas si j'avais une once de raison, ou si je mettais cela sur le dos de Rikni. C'était mon obstacle à franchir, mon objectif dont nul ne me détournerait. Et puis sans avoir eu le temps de comprendre ce qu'il se passait, Charlène me fit homme au détour d'un couloir.
Je pensais ne jamais pouvoir oublier cet instant. Pas le moment en question, mais les sensations que jamais je n'avais éprouvées auparavant. Et pourtant... Il est des événements si puissants qu'ils occultent ceux qui nous ont concrétisés.
Tout s'enchaine. Je finis ma formation à 17 ans et mon passage au temple me vaut quelques reconnaissances bien utiles à l'avenir. Et à la suite, le bonheur se comble encore quand je l'épouse. Cette femme de feu qui me fait vrier l'esprit d'un simple regard.
Un soir, je décide de lui faire une surprise et d'être là où elle ne m'attend pas.
Et là où je me trouvais, jamais je ne m'y serai attendu.
Jamais...
Dans cette ambiance feutrée d'un établissement des bas-fonds où se mêlaient odeur de stupre et d'encens, les râles de faibles esprits couvraient la voie de ma bien aimée. Celle-ci discutait avec une armoire à glace, plantée sur ses deux poutres épaisses qui lui servaient de jambes. Nos regards se croisèrent et j'avais soudain l'irresistible envie de partir. Loin. Sans me retourner. Mais mon corps n'avait pas obéi. Jamais je n'avais éprouvé cette sensation, cette envie de frapper de toutes mes forces pour m'en défaire.
Elle m'avait rejoint et avait tenté de me rassurer. A aucun moment elle n'avait été l'objet des activités qui se déroulaient ici. A aucun moment elle n'en avait tiré parti. Et elle concéda même qu'à aucun moment elle n'avait voulu le lui dévoiler. Après tout, l'illusion est la première apparence de la Vérité.
Mais en effet, elle n'était rien de tout ça. Elle était la maîtresse des lieux et ce respect que lui témoignaient "employés" comme clients était un paradoxe que je n'arrivais pas à résoudre. Cependant, j'avais mis les pieds dans le plat et je fis un choix. Pour ne pas la perdre... c'est mon âme que j'offrirais sur l'autel des sacrifices.
Je mis à profit mes connaissances pour lui faciliter la tache, trouver des subterfuges, voire même faire de ses clients des fidèles. Et pour cela, je n'hésitais pas à me fournir en herbes et composants addictifs au Crapaud Apothicaire. Nous avions convenu d'un marché avec sa gérante, Elisabeth Gardefeu. Et puis les affaires florissaient, que demander de plus ?
Mais les secrets d'une femme sont impénétrables. Et Charlène en avait bien d'autres que j'ignorais. Alors en Juillet 1165, lorsque ma compagne est arrêtée par la milice et reconnue coupable de meurtre sur la personne d'Adrien Sarmonel, cadet de la famille Sarmonel riche bourgeois de la ville, je ne peux le croire. Jamais elle n'avait porté la main sur quelqu'un, pas même sur le plus récalcitrant des demeurés qu'elle nommait tout de même client.
Il y avait eu un faible espoir. Aussi maigre que le rachitique propriétaire de l'appartement du dessus. Mais peut-etre que, même bannie, elle puisse s'en sortir, et moi la retrouver. J'étais prêt à tout abandonner s'il le fallait. A sortir des murs s'il le fallait ! Mais le couperet était tombé plus tôt que prévu. Le bannissement n'était plus permis... Pourquoi ? Pourquoi ne pas leur laisser une chance de se racheter ? Au nom de Rikni, pourquoi ?!
Ce qui se déroulait sous mes yeux ce jour balaya tous les instants précédents. Bonheur, espoir, surprise, avenir... Tout se transforma en cendre épaisse et âcre. Je ne peux effacer ces images... son corps se balançant au bout d'une corde. Qu'avais-je aimer alors ? Une carcasse emplit d'une illusion de vie ? Un esprit chatoyant dans une enveloppe fragile ? Si tout cela était réel, alors un vide se créa dans ma poitrine. Un manque, un abîme sans fond qui aspirait tout pour ne laisser sur ses rebords qu'un goût de dégoût qui se muait en une haine viscérale.
Tout est terminé. Il n'aura fallut que quelques secondes avant que le Duc ne provoque le néant. J'ignore qui était cet Adrien. J'ignore si elle a agit en connaissance de cause. J'ignore les raisons de son acte. S'il m'était resté du temps, j'aurai cherché à en savoir plus. J'avoue sur mon honneur, que s'il m'était resté de la vie, alors j'aurai tout fait pour enfoncer ma dague dans les cotes du Duc.
Je l'aurais alors remontée lentement pour qu'il agonise, pour qu'il sente la lame découper chaque centimètre de sa peau. J'aurai enfourné dans la plaie brasier et champignon que j'aurai refermé ensuite tout en le maintenant en vie. Pour qu'il souffre. Pour qu'il ressente ce que je ressens en cet instant. Non pour qu'il meurt.
Cette lettre pour avouer mes crimes, mes pensées, ma vengeance.
Il vous faut m'arrêter avant que je ne commette un impair. Envoyez vos hommes, par pitié.
Que cesse ces tourments. Ou que la folie m'emporte.
Mais que mon ombre demeure.
Enguerrand avait prit plusieurs mois pour rédiger ce qu'il souhaitait être un testament. Il venait enfin de le signer, et de le sceller à la cire. Il faisait sombre, l'odeur de moisi imprégnait ses vêtements sales et le feu qui crépitait avec vigueur dans le cheminée n'apportait aucun réconfort.
Sur son visage, une trace humide avait emporté la poussière dont il n'avait plus cure. A quoi bon les apparences quand la fin approche. On toqua à la porte. Une fois... Deux fois... Il prit la peine de tourner son regard vers celle-ci, détaillant au passage une pièce à peine fournie de sa table vermoulue, sa chaise branlante et d'un lit encore solide malgré ses péripéties.
Rand' se leva avec désinvolture, le papier à la main avec lequel il se tapota les doigts. Il entrouvrit la porte et détailla la jeune femme totalement nue et couverte de sueur qui se tenait là. Encore essouflée, elle lui indiqua qu'un homme voulait le voir. Un simple "merci, amenez-le moi" émana de ses lèvres asséchées avant qu'il ne referme la porte dans un grincement de bois. Fallait-il que ce soit maintenant ?
Il prit son temps et fit les cent pas dans cette petite surface. Le Réprouvé se mit à réfléchir. Les réflexes d'antan qui animait son esprit semblait s'huiler comme un engrenage. "Oui... Je suis un Réprouvé". On toqua à la porte à nouveau. Enguerrand inspira à fond et se redressa pour retrouver une stature qui lui avait fait défaut depuis si longtemps. Son regard se perdit dans les flammes avant de s'exprimer d'une voix claire. "Entrez".
Dans la cheminée brûlait un bout de papier aux extrémités dégoulinantes de cire noircie. Il pouvait y lire encore quelques mots qui n'allaient pas tarder à se consumer.Que mon ombre demeure.
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Sujet: Enguerrand De Charmoret - Que mon ombre demeure [Validée] 
