La petite souris sort de son trou [PV Victor de Rougelac]

26 juin 1165

Il pleuvait. A verse, à seaux, à longs rideaux humides, claquant sur le pavage des ruelles propres appartenant au quartier noble, noyant les massifs de fleurs soigneusement entretenus, une pluie diluvienne s'était abattue sur la ville. Un grondement de tonnerre roula dans le lointain, illuminant brièvement le ciel enténébré d'une lueur vive et brève, aussi agressive que les fangeux qui devaient grouiller en dehors des murs de la ville.

Alix, huit ans, était seule dans les rues battues par la pluie. Par ce temps, seuls quelques gardes erraient encore pour garder la ville ; et, petite ombre trempée jusqu'aux os sous la tempête, rasant les murs avec son panier en piteux état, elle sentait presque invisible, tant personne n'avait même tourné le regard vers elle.

A dire vrai, l'enfant ne serait jamais sortie, ce soir-là, si Leane n'avait pas eu autant de fièvre. Des jours que la miraculeuse réserve de vivres avait fondue jusqu'à disparaitre totalement, qu'elle s'arrachait les cheveux pour trouver de quoi les nourrir tous de manière honnête. Sauf qu'ils répliquaient tous qu'elle était trop jeune, qu'elle ne savait rien faire ; et puis sa petite "sœur" était tombée malade. La petite n'avait plus de force, sa toux empirait, alors Alix était allée trouver un guérisseur, dans l'espoir de pouvoir échanger un ruban contre des herbes. On lui recommanda de la nourriture chaude, surtout de la viande et des céréales - elle avait rapidement pris sa décision.

Elle savait où trouver ces denrées. Et elle allait aller en chercher, sans hésitation.

Même maintenant, alors que l'enfant s'agenouillait devant le soupirail du magnifique manoir, elle n'éprouvait pas de remords. Ces gens avaient carrément un cellier, avec tellement de choses à manger que la tête lui en tournait, alors quelques saucisses, quelques bocaux de pâtés et de légumes ne changeraient pas grand-chose !
Elle en frémissait même de joie, à l'idée que Leane guérisse vite. D'un geste vif, elle mit le soupirail de côté, et s'introduisit dans la cave en se trémoussant pour s'infiltrer dans le passage étroit.
Puis elle fit quelques pas, son panier en main, saisissant de larges galettes de céréales à la viande séchée, un demi-jambon au miel dont l'odeur lui mit l'eau à la bouche, tout un chapelet de saucisses charnues fourrées aux légumes ; et elle allait s'en repartir lorsque la fillette se figea. La grille avait reprit sa place.

L'enfant perdit tout couleur.
Elle se retourna, cherchant maintenant une autre issue, vite, avant qu'on ne vienne visiter le cellier, et, acculée, elle finit par courir au petit escalier de pierre qui menait à la porte de la cave, lorsque cette dernière s'ouvrit en trombe sur deux gardes presque aussi trempés qu'elle. Le regard dur, autoritaire, ils avaient sortis leurs épées pour l'en menacer.

- "Satanée voleuse ! Sors de là, maintenant, et suis-nous. Fais-nous confiance, quand le Comte sera levé, il sera dans une sacrée colère ! Ca fait des s'maines qu'on attendait que tu reviennes. On savait bien que les provisions disparaissaient !"

En lui confisquant son panier, on la mena rudement jusqu'à une petite pièce humide en sous-sol, avant de l'enfermer. L'enfant ne pleura pas, jusqu'à demeurer seule ; et n'ayant plus à maitriser ses nerfs, elle sanglota jusqu'à l'aube.
Elle finit par s'endormir, avant de se réveiller en sursaut alors que la petite porte de bois s'ouvrait sur sa prison. les mêmes gardes la remirent debout, avant de la pousser dans les hauteurs de la maison. Sous ses pas, le contact du plancher ciré la surprit, mais elle ne distingua rien du décor merveilleux qui l'entourait. Elle était trop impressionné par l'homme majestueux qui se trouvait devant elle, et qui la dominait de sa haute taille.

- "La révérence devant le Comte, sale voleuse !"

On la poussa pour l'obliger à obéir et elle sentit à nouveau les larmes lui piquer les yeux.
Dans quoi s'était-elle fourrée ?

Pâle de terreur, l'enfant se redressa avec timidité. Le seigneur était habillé de pourpre, une couleur qu'elle savait extrêmement chère, et ses habits coûteux la laissait sans voix devant leur extravagance.

Le ton du noble, l'extraordinaire décor du salon, comme assorti à la tenue que le Comte portait ; tout concordait à l'écraser dans sa misère, dans sa bassesse, elle, petite et humble mendiante du quartier du Labourg, enfant abandonnée dont les parents n'avaient pas voulu dès la naissance. Non pas qu'elle en fut triste : elle s'en moquait bien, le problème n'était pas là. Mais comment ne pas se sentir inférieure face à ce noble si sûr de lui, sur son propre territoire ?

Figée sur place, ses genoux s'étaient mis à trembler. On allait lui couper la main ? Il voulait lui couper la main ? Elle baissa la nez, la respiration rendue courte par une épouvantable terreur, avant de lever ses yeux en sursaut, sur l'ordre de son interlocuteur.

- "A-alix, m'sire ! Je... c'est une méprise, vous savez. J'me suis trompée, je... j'ai cru que c'était dans le manoir où je travaille ! Vous voyez, j'ai fait le mur, p-pour ... aller voir mon amoureux et.. je voulais vite me remettre à la cuisine. Je suis fille de cuisine dans un autre manoir !"

La voilà, son excuse ! Là, pour le coup, elle en était carrément fière. A nouveau, elle plongea son regard vers le plancher ciré, les mains jointes devant elle. Elle aurait tellement voulu se sauver... et les petits qui attendaient !

Par réflexe, la gamine cracha sur le sol, avant de s'essuyer la bouche d'un revers de la main.

- "Je suis d'solée, m'sire. Vraiment d'solée qu'vous... d'avoir fait des problèmes chez vous."

L'enfant écarquilla les yeux à son tour, tandis qu'elle voyait le seigneur en face d'elle rougit de colère. Un pas en arrière, alors qu'il commença à vociférer, tandis que sa réserve commençait à voler.
De grosses larmes irrépressibles envahirent ses yeux noirs, qu'elle baissa humblement devant le regard furibond du noble qu'elle venait de tenter de voler. Elle se sentait piégée, étouffée par des règles qu'elle ne connaissait pas.

Au Labourg, tous les adultes crachaient dans la rue sans se retenir, sans états d'âmes. Maman-nourrice le faisait aussi, d'ailleurs : et pourquoi, lorsque c'était elle qui devait le faire, on lui criait dessus ? Oui, le tapis était certes magnifique - et jamais l'enfant n'aurait pu imaginer qu'elle venait de le détériorer.

Instinctivement, la gamine leva les bras devant elle, alors que son interlocuteur serrait les poings comme pour la frapper, avant de les baisser, en comprenant qu'il n'allait pas mettre sa menace à exécution. Il se contenta de lui attraper l'oreille, pour la tirer fortement. Elle grimaça, émit un gémissement sous la menace, et se recula encore quand il la lâcha, levant des yeux effrayés et peu sûr d'eux sur l'adulte.

Il connaissait rien à sa vie, ce type. Il avait des montagnes de réserve, et il lui couperait la main, pour avoir voulu survivre ? L'injustice lui coupait le souffle, la rendait presque mauvaise. En colère, c'était sûr, en tout cas !

- "J'vole pasqu'y a rien à bouffer dans cette ville ! Les gens, y donnent pas grand-chose, et ma fille, enfin, ma sœur, elle est malade. Le guérisseur a dit qu'y fallait d'la viande pasque ça combat la maladie. Et pis vous, vous en avez plein, plein, à manger ! Un jour, j'savais pas quoi faire, j'ai senti l'odeur... alors, vot'soupirail, l'était mal mis, et j'ai pris une pierre, et pis j'ai tapé, et tapé, et pis j'ai pu enlever... et moi, moi aussi, j'ai faim, alors pourquoi que nous on a pas droit à tout s'que vous avez en haut, hein ! C'est PAS JUSTE !"

La petite serra ses lèvres, les yeux étincelants de fureur.

- "J'vais rembourser s'que j'ai pris. Maint'nant, j'veux partir. C'est tout. Y'a ma sœur et pis mon frère qui attendent. M'seigneur."

Alix se montrait méfiante. De fou de colère, le noble se transformait en un homme gentil, souriant, presque affable envers elle. Il s'était même accroupi pour se mette à sa hauteur, tendant une main visiblement secourable, et, malgré elle, l'enfant se crispa un peu. Elle redoutait les revirements d'humeur du seigneur qu'elle ne connaissait pas pas encore ! Par dessus tout, elle avait peur de révéler ce qu'elle avait déjà pu faire par le les conséquences qui allaient avec. S'il en savait trop sur elle...

Par contre, il n'avait pas tort. Jamais elle ne pourrait rembourser ; c'était malheureusement illusoire. Elle était clairement contrainte d'accepter son marché si elle voulait partir d'ici, mais jamais, elle ne pourrait livrer les petits. Il était vrai qu'il faisait froid dehors, que le feu manquait. Alors oui, la tentation était forte. Le ton de son interlocuteur s'était fait tout mielleux, et l'espace d'un instant, la gamine se prit à lui faire confiance.

- " Je... je ne sais pas, messire... c'est notre maison... je travaillerai quand même pour vous.... je sais que c'est un effet d'votre bonté..."

Et si c'était un piège, s'il gardait les enfants ? Contre des gardes, conte la jolie demeure, elle ne pourrait rien faire contre. Mais elle aurait des regrets, d'avoir hésité à troquer un peu de chaleur et de nourriture pour eux, contre sa conscience tranquille. Alors la fillette plissa t-elle son petit visage, saisit-elle la main à contrecœur, avant de tenter une révérence humble et maladroite. Oh, comme elle espérait ne pas faire d'erreurs !

- "Vous êtes bien bon d'accueillir mes frères et sœurs.... on habite une petite maison, dans le quartier du Labourg, accotée au bordel du Lapin Rouge. Les volets sont bleus clairs. Mais, mais vous savez, moi, eh ben, j'me suis bien conduite, j'ai pas volé les dernières années, jamais. J'ai rien fait d'mal. Euh.... sauf ... vot'cave. C'est quoi, s'travail, que vous m'proposez ? J'avoue préviens, hein, moi, je suis pas une pute. J'ai entendu des trucs dans le rue, sur des filles qui faisaient ça, mais je suis pas femme. Alors y'a pas d'intérêt. Une fois qu'avons dites s'que vous voulez qu'en fasse, j.veux bien qu'on appelle la marmaille. Mais eux, vous le ferez pas travailler, hein ?"

Alix n'arrivait pas à déterminer si elle prenait la décision. Elle avait tellement envie de croire que tout allait bien se passer, qu'elle offrit même un sourire au noble, un peu crispé. Elle s'en tirait certainement à bon compte, et elle n'aurait de garde de s'en plaindre, toute colère désamorcée par la gentillesse de son interlocuteur. La Trinité veillait sûrement sur elle....!

Espionner pour lui, c'était ça qu'il voulait.

Jamais encore la fillette n'aurait imaginé qu'on puisse lui demander ça - et encore moins, la payer. Aussi afficha t-elle une mine stupéfaite, encore incapable d'empêcher ses sentiments de se peindre sur son visage. Bien sûr, elle se reprit rapidement, surtout quand il lui ordonna de révéler tout ce qu'elle avait pu faire par le passé, et, aussitôt, son expression se referma. Elle recula d'un pas, croisant les bras sèchement, avant de secouer la tête.

De un, elle n'avait pas l'intention de livrer ses petits secrets, et de deux, elle ne lui devait que ses forfaits à son encontre. Pourquoi devrait-elle lui payer le reste ? Ce noble était tellement arrogant... elle le détestait, lui et ses manières, et tout ce beau décor, et jusqu'à ses vêtements trop voyants, qui, même par les temps qui couraient, devaient valoir plusieurs lunes de nourriture.

Mais néanmoins, Alix avait conscience qu'elle ne pouvait refuser. Le travail était simple, facile et sans danger, et ses petits frères et sœurs avaient grand besoin de manger chaud de temps en temps. En ce monde, il fallait bien subsister ; et l'enfant errante était bien déterminée à négocier un peu plus, pour tirer le maximum d'avantage à sa collaboration.

- "Vous êtes bon, m'sire. On m'avait jamais d'mandé ça avant... mais j'ai une demande, m'seigneur. Si j'vous dit tout s'que je vois, je voudrais deux pains, et .. et... un jambon par semaine. Ouais. Ou un poulet. Vous êtes d'accord ? Et puis, j'dois vous dire, m'sire, j'ai rien fait. Et vous avez pas à me demander, parce que ça, j'vous dirais rien. Pasqu'y a rien à dire, c'est tout."

Elle esquissa un sourire un peu forcé, s'obligeant à refouler sa répugnance et sa méfiance pour s'offrir une chance d'avoir un repas chaud, là, tout de suite. Elle avait tellement faim, tellement froid dans sa robe encore mouillée !
Alors Alix fit quelques pas pour se lover dans les bras du noble, en prenant soin de baisser les yeux pour montrer son humilité face à un si grand seigneur.

- "On aura tous un repas chaud, et ensuite, on pourra repartir, n'est-ce pas ?"

L'enfant esquissa un sourire ravi.

Elle avait vraiment gagné le gros lot ! De la nourriture toutes les semaines contre quelques informations, ce n'était véritablement pas cher payé. En plus, elle rembourserait sa dette - ce nigaud de noble s'était bien fait avoir.
Il l'étreignit tendrement, sans qu'elle comprenne pourquoi, avant de la prendre par la main. Il était désormais étrangement aimable, maintenant, et ils sortirent du salon pour marcher vers une salle d'eau, où trônait un énorme baquet en faïence. Elle en resta bouche bée. Tout était si incroyablement magnifique qu'elle en tremblait ; et elle leva des yeux un peu écarquillés au seigneur qui lui demandait carrément ce qu'elle désirait pour le souper.

Est-ce que c'était un piège ? Et s'il avait fait chercher les miliciens, et qu'il voulait gagner du temps en la retenant chez lui ?
Mais elle ne pouvait pas résister à l'éventualité de profiter d'un bon repas à l'office, aussi passa t-elle d'un pied sur l'autre, les yeux allumés de gourmandise, tout en se demandant ce qu'elle pourrait manger.

- "Je.. j'aimerai des saucisses de canard.. euh... des lentilles, et des pommes de terre, avec euh.. du persil et des gros, gros lardons et euuh.. de la soupe aux boulettes de viande et aussi des ravioles fourrées au chou ! Et-et en dessert, oh oui, un dessert, je pourrais prendre un dessert ? De la tarte ? et pis nous, on aime bien le cidre, avec de la vraie pomme dedans ! Ou de l'hydro-miel !"

Elle sautilla, incapable de se maitriser.

- "Promis, je serai sage !"

Il s'éloigna finalement, après un dernier sourire, la laissant finalement seule dans la salle d'eau. Elle piétina quelques instants, regardant avec curiosité les quelques bibelots de marbre qui s'y trouvait, avant de faire une légère flexion à la servante qui arriva pour lui donner le bain. La demoiselle, bien plus âgée qu'elle, fit une grimace en l'approchant, et la dévêtit du bout des doigts.
La rousse Rosina marmonna, lui faisant signe de se mettre dans le baquet, avant de lui lancer le savon.

- "Je ne te touches pas, tu es trop dégoûtante. Après... je vais te prêter une robe, qui appartient à ma fille. Tu ne dois plus approcher le Comte avec cette robe, espèce de sale petite mendiante. Répugnant. Je devrais te couper les cheveux et te laisser repartir chauve, tu regorges de poux... allez, j'attends que tu ai fini. Et frotte fort."

Alix grimaça, un peu humiliée. Cependant elle n'osa pas répliquer, et se contenta d'obéir en silence, sortant finalement de l'eau froide la peau claire, très pâle, les cheveux humides et commençant déjà à boucler. Ils étaient d'ordinaire raidis par la crasse, et elle secoua avec ravissement son abondante chevelure indisciplinée, qu'elle découvrait pour la première fois dans un miroir. Jamais encore elle n'avait vu son reflet, hormis dans l'eau ; mais cela ne dura pas. Rosina ne lui permit pas de s'approcher à nouveau du comptoir de marbre, et lui enfila avec rudesse une petite robe beaucoup trop grande pour elle, mais au doux tissu de coton blanc et au laçage composé d'un joli ruban bleu.

On lui prit les cheveux, les rassemblant rapidement en un chignon strict, laissant seulement quelques mèches bouclées près du front, puis, enfin, la servante la regarda de haut, d'un air sec.

- "Tu es prête."

On la conduisit dans les couloirs, d'une démarche rapide, très rapide ; puis, enfin, on la laissa seule dans une grande pièce, où une grande table avait été apprêtée.
Deux gardes l'entourèrent, pour enfin lui montrer du doigt le grand seigneur déjà à table.
Piô et Leanne étaient déjà près de lui, à discuter avec animation.

- "Va le saluer, petite. Et sois polie."

alors l'enfant s'avança, posant une main sur les épaules des deux petits, comme pour les protéger.

- "Je suis là, seigneur. Merci d'avoir ramené mes petits pour les faire manger. Je règlerai très vite ma dette, mon seigneur comte."

O joie, O merveilles !

La grande salle débordait d'odeurs appétissantes, plus appétissantes les unes que les autres. Les trois enfants en avaient l'eau à la bouche, et lorsqu'ils partirent s'asseoir, ils furent accompagnés par les hurlements de joie de Pyô qui ne maitrisait plus son excitation.
Lorsque les domestiques enlevèrent les cloches au-dessus des plats, un "OOHH" d'exclamation s'élevèrent de chacun des enfants, et bientôt un silence de mort plana sur la table, seulement troublé par des bruits de mastication fort peu adéquats en présence d'un Comte. Mais les enfants n'en avaient cure.

Pyô avait été servi d'un peu de soupe, mais ne sachant tenir sa cuillère correctement, il avait commencé par manger les boulettes à la main, en mâchant la bouche ouverte, avant de boire un peu de soupe en inclinant l'élégante assiette. Il se tâcha les chahusses qu'on lui avait prêté, mais il était fort loin de s'en apercevoir, et, tout rouge de satisfaction, il piocha dans le plat de lentilles sous le regard épouvanté des serviteurs.
Quant à Leanne et Alix, les talons sous les fesses, elles dévoraient à belles dents les saucisses de canard, en les tenant fermement des deux mains. Puis elles léchèrent la sauce dans leurs assiettes ; avant de boire avec plaisir les quelques gorgées de cidre dispensés avec parcimonie dans leur verre.
L'ainée des enfants reprit une pomme, tout en croisant le regard du comte. Il était temps de satisfaire la curiosité du seigneur. Elle le lui devait bien, après cette fabuleuse abondance de mets !

- "Y'a pas grand-chose à dire, m'seigneur. On m'a abandonné d'vant la porte de maman-nourrice quand j'étais un nourrisson. On Elle a bien pris soin d'moi, même si elle recevait pas d'argent pour moi, et je me suis un peu occupée des gosses avec elle. Quand la fange est arrivée, la plupart des parents ont repris les enfants, sauf Pyô et Leanne. Et puis, alors, maman-nourrice a pris un travail... et elle a disparu le jour où des fangeux sont v'nus en ville. Pis d'puis, je m'occupe des petits. Je suis leur maman. Et pis.. euh.... depuis, j'ai utilisé l'argent qu'elle avait économisé."

Une brusque quinte de toux de sa protégée la fit sursauter. Leanne était toute pâle, les yeux hagards... puis elle vomit sur le sol, sur le luxueux plancher ciré.

Et Alix lâcha un énorme juron. Oh-Oh, les choses se re-compliquaient...

Alix se précipita vers sa cadette, qui avait commencé à pleurnicher après avoir été malade.
La domestique marmonnait des insultes, mais l'enfant n'était pas trop inquiète : le comte semblait prendre la chose plaisamment, plaisantant gaiement du haut de sa place d'honneur, le sourire au lèvres.

Alors, après avoir consolé la petite, la gamine réintégra sa place, en considérant toute la nourriture étalée devant elle. Elle n'avait plus faim du tout ; mais son ventre gargouillait encore de gourmandise, réclamait encore, en prévision des privations à venir.
Ceci étant, le noble reprit la parole, et l'enfant pinça les lèvres. Elle avait vaguement conscience que le marché commençait là et maintenant, qu'elle allait commencer à tout lâcher pour quelques bouchées de nourriture - mais en considérant le sourire de ses deux protégés, la jeune demoiselle n'eut pas de doute.

Elle posa ses coudes sur la table, puis plissa les yeux, réfléchissant quelques secondes, avant de parler finalement, d'une voix un peu rêveuse, comme si son cerveau fonctionnait en même temps à plein régime.

- "Oui, j'connais plein de monde. Euuh.. j'connais des catins, Rosie la rousse... Caroline Fleur-de-soie... elles travaillent dans le bordel à côté d'la maison. Elles me confient des trucs, des fois. Sur leurs clients. Euh.. sinon, une fois, j'ai rencontré un barde, et aussi une bourgeoise. Une scientifique. Mais j'les connais pas bien. Sinon, y'a les autres mômes des rues.. Eux, on est proches. Y préviennent, quand la garde fait des fouilles, et tout."

Elle regarde une domestique servir généreusement le cidre dans son verre, puis avancer une assiettes remplies de magnifiques ravioles fleurant bon la crème et le jambon. Bien sûr, Alix avait le ventre gonflé de tout ce qu'elle avait mangé. Mais c'était si tentant d'en prendre juste une...
De ses doigts déjà gras, elle prit une pâte qu'elle fourra dans sa bouche, avant de s'envoyer deux grosses goulées d'alcool de pomme.

Elle se sentait si bien, elle avait si chaud... la tête lui tournait un peu. Jamais elle ne s'était sentie si bien de sa vie !