L’enfance
C’est peut-être, sûrement même, la partie de l’histoire la plus heureuse. La petite Esméra est la fille ainée d’une famille noble proche de la famille de Sibran, la famille d’Hagerth. Toute son enfance, quoique conditionnée par les préceptes qui domineront sa vie d’adulte, est pleine de joie, ponctuée par les événements religieux dédiés à la Trinité, les jeux avec sa jeune sœur Thérésa ou encore les courses effrénées dans tous les coins du petit château qui les protège. Son père, le châtelain d’Hagerth, était un homme sage et respecté, tout autant que son épouse qui passait sa vie dans les œuvres de charité, les repas accordés aux pauvres et toutes les bienfaisances dans lesquelles elle entraînait ses filles. Ils formaient alors, à quatre, une famille que l’on citait en exemple.
La petite Esméra développe, pendant ses premières années, un goût plutôt inhabituel pour tout ce qui concerne les activités de plein air et les exercices physiques. Il va sans dire qu’elle a ruiné des dizaines de tenues en courses, parties de cache-cache, grimpette dans les arbres, faisant fi de toutes ces robes que lui imposait son rang. Elle enviait, sans le cacher, ces espèces de culottes que portaient le palefrenier de son père, un habit si pratique pour la course. Elle avait des amis, bien sûr, parmi les enfants des serviteurs du château. Il y avait le petit Robert, toujours à la suivre comme un chevalier servant, lui offrant des fleurs, lui donnant la meilleure place sous le chêne pour qu’elle ne soit pas incommodée par le soleil. Il y avait aussi le petit Jean avec lequel elle se chamaillait parfois si vertement qu’ils leur arrivaient d’en arriver aux mains. Esméra n’était pas en reste et bien des fois le petit Jean du courir se cacher dans les jupes de sa mère, l’œil cerclé de rouge et de violet. Il y avait aussi une petite fille, la petite Marie, avec laquelle elle jouait à la poupée ou apprenait à coudre. En somme, elle menait une vie plutôt simple mais assez commune à tous les petits enfants, bien qu’elle soit d’ascendance noble. Ses parents veillaient sur elle avec la plus grande attention tout en lui permettant de s’épanouir autant qu’il est possible de le faire pour une petite fille de son âge promise à un destin déjà tout tracé.
Même si elle adorait les activités de plein air et l’exaltation que lui procuraient ces escapades, rien ne lui apportait plus de satisfaction que la petite salle d’armes dans laquelle elle se rendait quotidiennement. La petite Esméra restait alors là, assise sur un banc de bois, les pieds battant l’air sous sa jupe de lin, à regarder son père s’entraîner, des étoiles dans les yeux. Rien ne lui semblait plus beau que toute la luisance d’une épée maniée sous les torches, le son clair et fort des chocs de métal, l’attitude martiale et pourtant si belle de son père alors qu’il se défendait contre les assauts de son maître d’armes.
- Père…Un jour, je serai comme toi !, avait-elle lancé un soir d’été, alors qu’elle assistait une fois de plus à un entrainement.
Son père lui avait adressé un sourire résigné, presque triste, avant de lui caresser la joue et le menton. Le chatelain savait qu’il serait impossible pour sa fille de devenir un soldat, il préférait en rire et ne pas tenir compte de ce vœu d’enfant qui ne se réaliserait de toute façon en aucune manière tant qu’il serait de ce monde. Esméra était promise à une bien plus glorieuse destinée que celle de soldat. Il mettait cela sur l’insouciance de l’enfance et ne se préoccupait guère des fadaises qu’elle pouvait lancer lors de ces passes d’armes. La chatelaine, par contre, voyait ce penchant d’un fort mauvais œil, trouvant qui ne seyait guère à une petite fille de courir parmi les hommes et les armes. Elle fit donc ce que font tous les parents qui pensent bien faire : elle l’empêcha autant que possible de se rendre en cet endroit ce qui ne fit, bien sûr, qu’exacerber le penchant d’Esméra. Ce qui n’était qu’une petite passion d’enfant devint bientôt une quête de vie. Au fil des ans, son goût pour les batailles, les histoires contées et les armes ne fit que s’accroître. Alors qu’elle ressemblait de plus en plus, par son attitude, à un véritable garçon manqué, les poches pleines de feuilles, les joues rouges et les genoux écorchés, sa sœur, elle, devenait une vraie gravure de mode. L’entente entre les deux sœurs s’en ressentait, bien sûr. L’une reprochant à l’autre son attitude indigne d’une fille, aînée d’une noble famille, et l’autre se moquant ouvertement de ces fanfreluches colorées dont l’une aimait se parer à outrance. Elles se disputaient souvent, très souvent, ce qui enracina un conflit qui allait perdurer jusqu’à ce que l’âge adulte les sépare. Définitivement. L’apogée de la rébellion d’Esméra contre ce que ses parents lui imposaient et voyaient pour elle fut atteint quand elle décida, un soir de colère, de couper ses magnifiques longs cheveux dont sa mère était si fière. La jeune fille en ressentit une libération. Une intense mais brève libération. Dès que la chatelaine eut vent de l’histoire, elle entra dans une colère noire que rien ne put apaiser.
Esméra passa les dernières années de cette enfance cloîtrée dans une chambre, à étudier livres et histoires, passant son temps entre les travaux de couture et de musique, à regarder par une petite fenêtre ce monde qu’elle adorait et dont on la privait sans vergogne. Quand, après des mois de privation intense, la châtelaine fut convaincue que la jeune Esméra pouvait désormais paraître dans le monde sans lui faire honte, on lui permit de sortir, sous bonne garde. Elle n’était jamais seule. Plus jamais seule. Elle avait appris à cacher ses sentiments, à feindre, et à sourire alors qu’elle mourait d’envie de hurler. Admise désormais aux réceptions données par ses parents, elle apprit, lors de ces longues soirées, en silence et l’oreille bien ouverte, les rouages qui cadençaient les histoires de cour, les manœuvres subtiles qui permettent d’obtenir ce que l’on souhaite, l’art délicat de la conversation. Esméra vit, en ces soirées, des leçons qui lui permettraient d’obtenir ce qu’elle a toujours voulu, une liberté. La Liberté. Et elle se révéla être une élève appliquée. Brillante, intelligente, cultivée et belle comme un cœur, elle fut bientôt en âge de trouver un époux. Naïvement, elle crut pouvoir avoir le choix de celui qui partagerait sa vie. Ses parents, bien sûr, en avaient décidé tout autrement et c’est le cœur lourd qu’elle apprit un soir être destinée au fils du baron de Sibran, leur voisin immédiat. Sans aucun recours possible.
Le passage à la vie d’adulte
Peu après la cérémonie de passage à l’âge adulte, la cérémonie du mariage lia Esméra d’Hagerth à Philippe de Sibran, devenu Baron à la mort inopinée de son père. Le jeune époux n’avait absolument rien pour plaire à Esméra. Peu avenant de sa personne, il joignait à une chétivité consternante une idiotie navrante qui le ridiculisait en toutes occasions. Sa bêtise, conjuguée à un caractère violent et une attitude emportée qui ne lui apportait aucun suffrage, en faisait un bien mauvais mari pour une femme telle qu’Esméra mais il était riche. Noble, riche et propriétaire d’un grand domaine rapportant une rente conséquente. Il était donc, pour les parents de la nouvelle épouse, un excellent parti. Philippe, qui ne devait qu’à son titre et à sa richesse la chance de possédait une telle épouse, la montrait partout en toutes occasions, se glorifiant de posséder un tel joyau fait femme. Ce joyau, lui, restait un pas en arrière, tête haute, l’œil luisant d’une colère sourde, silencieuse. Elle détestait cordialement Philippe, même si ce dernier la couvrait de cadeaux somptueux dont elle ne voulait pas. Thérésa, sa sœur, en développa une intense jalousie. Elle aurait fait n’importe quoi pour prendre sa place. Lorsqu’elle vit au cou d’Esméra ce somptueux collier de perles noires, cadeau de noces à la nouvelle épouse, elle en conçut une telle jalousie qu’elle se jura de perdre sa sœur, par tous les moyens possibles.
Le ressentiment d’Esméra envers son époux ne fit que s’accroître au fil des mois. Elle avait découvert qu’en plus d’être un piètre amant, il ne maniait pratiquement jamais les armes, confiant les tâches les plus ingrates à ses hommes qui, en retour n’avaient plus aucun respect pour lui. Elle avait enfin l’impression de n’être rien de plus qu’un trophée. Un joli, complaisant et silencieux trophée. Dans un tel état d’esprit, il lui était absolument impossible d’être aimable envers Philippe. Les disputes se firent régulières, les remontrances parfois publiques mortifiaient en permanence Esméra, obligée par son rang et son statut d’obéir à celui qu’on lui avait choisi pour mari. C’était insupportable, c’était ignoble…c’était trop pour une femme comme elle. Un soir, surprenant son époux en compagnie de sa sœur dans ce qui demeurait la chambre conjugale, tous deux compromis jusqu’aux oreilles, elle se contenta de tourner les talons et de s’en aller, les poings serrés.
Le garde chargé de sa surveillance, parfaitement au courant de cet affront, avait baissé la tête, confus. Esméra s’arrêta en plein couloir et demanda, d’une voix dure :
- Depuis combien de temps cela dure-t-il ?- Depuis quelques mois, Madame…
- Quelques mois…
Elle venait de prendre sa décision. Puisque tout le monde dans ce domaine agissait à sa guise, il en sera désormais de même pour elle.
- Laissez-moi. Regagnez votre chambre. Je pourrai très bien retrouver mon chemin.- J’ai ordre de ne pas vous laisser s…
La fin de la phrase ne se fit pas entendre. Jamais. Le poing d’Esméra venait de s’abattre sur le nez du garde, coupant sa respiration. Ce dernier, surpris par ce geste d’une violence absolument déplacée pour une dame de son rang, ne bougea pourtant pas. Il eut même un sourire, tout en se massant le nez duquel tombaient quelques gouttes de carmin.
- Je serai dans votre antichambre, Madame…
Esméra tourna les talons, non sans avoir massé sa main meurtrie, sourire aux lèvres. A partir de cette nuit et toutes les nuits qui suivirent, à chaque fois qu’elle en ressentit l’envie, la noble dame ôtait ses velours et ses jupons pour enfiler une tenue masculine et discrète pour sortir du château. Personne ne le savait hormis ce garde qu’elle avait agressé cette nuit-là. Lui qui avait été frappé par une femme concevait désormais pour elle un étrange sentiment oscillant entre le respect et la crainte. Il n’avait pas oublié la lueur meurtrière qui avait un instant éclairé son regard azur. Et il n’était pas du tout désireux de la revoir à nouveau. C’est lui qui lui fournit d’ailleurs une arme pour pouvoir se défendre en cas d’attaque, une arme qu’elle apprit à utiliser en sa compagnie avec application. Bien entendu, après autant d'années loin des armes et des séances d’entraînements auxquelles elle assistait au château de ses parents, elle avait considérablement perdu en habileté physique et en endurance, même si elle était davantage plus tonique que les dames de sa cour. L'apprentissage de l'usage de cet arme sera sans doute long et difficile mais cela n'avait in fine aucune importance pour la baronne. Tant qu'elle pouvait utiliser une petite arme, avoir une chance de pouvoir se défendre en cas d'attaque, elle était heureuse. Plus fine qu’une dague, infiniment plus adaptée à la silhouette et l’allure sportive d’Esméra, elle est facilement dissimulable sous une large manche, une cape ou n’importe quel vêtement un peu plus ample que la moyenne. Une arme d’assassin. Un stylet.
Cette étrange situation semblait convenir aux époux. La couche conjugale n’avait plus de conjugal que le nom. Philippe semblait filer un amour parfait avec sa maîtresse. Thérésa avait bien compris que pour plaire à un tel homme, il fallait simplement le flatter et le rassurer, le mettre en avant, le mettre sur un piédestal, ce qu’Esméra avait toujours été incapable de faire. Même si elle n’avait aucun titre, Thérésa était dans les faits la véritable baronne, recevant tous les cadeaux et richesses qui auraient du revenir à sa sœur. Cette dernière, quant à elle, parvenait à trouver un équilibre entre ses sorties nocturnes et sa vie d’épouse délaissée.
L’arrivée de la Fange et la fuite vers Marbrume
Elle se souvenait parfaitement de cet hiver et des nouvelles inquiétantes qu’on lui rapportait d’un peu partout dans le domaine. Une menace étrange approchait, une menace sourde et diffuse qui n’inquiéta pas un instant Philippe. Tout occupé à vivre un amour clandestin avec sa belle-sœur, il n’apportait plus aucun crédit à sa propre épouse qui le mettait pourtant en garde. Ils apprirent dans le même temps l'attaque du chateau d'Hagerth, définitivement perdu. Les propres parents de la baronne disparurent sans laisser de traces, ce qui plongea Esméra dans une profonde affliction. Elle adorait ses parents. Elle porta le deuil et chercha à en savoir plus. Elle sut que le domaine avait été attaqué par des créatures étranges, inconnues jusqu'alors. La baronne décida d'évoquer le sujet avec son époux. Plusieurs fois. Et sans succès. Il se contenta de lui rappeler sèchement qu'elle est une femme et qu'elle n'a donc aucune compétence en ce domaine.
- Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir et de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Comme vous le voudrez, Monseigneur.Quittant la grande salle dans laquelle la scène venait d’avoir lieu, elle traversa le château et se dirigea vers la petite caserne, talonnée par le garde qui ne la quittait plus jamais. Elle envoya quelques éclaireurs, dont elle augmenta les gages à ses propres frais, aux quatre coins du domaine afin de mieux mesurer la situation. La jeune baronne était inquiète. Très inquiète. Car aucun d’entre eux ne revint jamais.
Elle se rappelait aussi qu’il avait beaucoup plu, avant cette horrible nuit. Les sols étaient détrempés, boueux, il était impossible à une charrette d’emprunter les chemins. De nombreux paysans avaient fini par rejoindre le château, sur les conseils de la noble dame, afin qu’ils puissent bénéficier de sa protection. Le bruit concernant des créatures immondes couvertes de boue se faisait désormais insistant, permanent. Chacun avait son histoire à raconter et aucune n’avait rien de réjouissant. Esméra distribua pain, eau et bière à tous ceux qui en avaient besoin, tout en écoutant chaque récit avec grande attention. Tous les petits patelins du domaine étaient touchés. Il semblait désormais inévitable que le château subisse un assaut, peut-être même un siège. Une fois de plus, la dernière, elle se rendit auprès de son époux pour le supplier de prendre les armes et d’aller combattre ces ennemis redoutables qui terrorisaient la population.
Assis sur un ployant garni de coussins, drapé dans une longue chemise brodée et les pieds ornés de jolis chaussons d’intérieur, le baron ouvrit grands les yeux en entendant son épouse parler. Et elle parla longtemps. Elle évoqua les éclaireurs, les mouvements de foule, les inquiétudes des soldats, elle détailla enfin une situation tellement sinistre lorsqu’elle aborda enfin la possibilité d’un siège qu’il se leva. S’approcha. Et la gifla sans aucun ménagement.
- Que faisiez vous au milieu de mes hommes ? Quand apprendrez-vous à tenir votre rang et à cesser de me faire honte, Madame ?
Elle avait ployé sous la gifle mais se redressa, la joue rouge, l’œil luisant, les poings serrés.
- Je faisais ce que VOUS auriez du faire depuis longtemps, Monseigneur. Quant à cesser de vous faire honte…Elle sortit alors de sa large manche, dans un geste plein de rage, son stylet et s’approcha de son époux, qui prit peur et recula.
- Cette honte prendra fin ce soir, mais pas avec moi.Philippe était à présent terrifié. Esméra, sur le point de commettre l’irréparable, s’arrêta alors. De grandes clameurs se faisaient entendre depuis la cour intérieure du château, des cris et des pleurs. Elle fixa son époux d’un regard dur, mauvais et inflexible avant de sortir, l’arme à la main.
- Que les Trois en soient témoins, je ne vous ai jamais aimé, vous n’avez été qu’un boulet accroché à mon pied, un boulet qu’on m’a choisi. Défendez votre honneur, rejoignez vos hommes. Avant qu’ils ne viennent eux-mêmes vous chercher.C’est la dernière fois que la baronne vit son époux en vie. Elle courut dans les couloirs du château, soulevant sa satanée jupe qui l’empêchait d’avancer comme elle voulait et finit par en déchirer le tissu. Parvenue à sa chambre, les cheveux plaqués sur son front, l’œil vif, elle vit alors le massacre qui se déroulait sous ses yeux horrifiés. Une horde de ces monstres avait réussi à passer les portes et attaquait désormais tout le monde. Elle fit demi-tour et prit les escaliers de pierre menant à la cour avant d’être violemment retenue par un bras. Le garde, le front en sang, la poitrine couverte d’une substance verdâtre l’empêcha de continuer sa course et la disposa sur son épaule comme un paquet pour s’enfermer avec elle dans sa chambre.
- Madame, pour l’amour de Rikni, ne sortez pas !
Quelques secondes plus tard, des cris stridents se firent entendre, des bruits atroces d’ongles qui grattent les murs, des bruits de pas précipités, d’autres hurlements alors que des portes claquaient. Il lui sembla entendre le bruit d’une épée sortie de son fourreau, puis un, non deux cris à déchirer l’âme. Esméra, livide, voulut se ruer sur la porte pour l’ouvrir. Le garde l’en empêcha, inflexible.
- C’est trop tard, Madame. Ils sont déjà morts. Comme tous ceux qui étaient dans la cour…
Il se passa de longues secondes avant que le silence le plus complet ne s’installe dans le château. Un silence de tombeau seulement interrompu par les battements effrénés de leurs cœurs. Le front en sueur, les yeux grands ouverts et attentive, Esméra avait gardé à la main son stylet. Quand elle sortit enfin de sa cachette, elle trouva alors les cadavres de son époux ainsi que celui de sa soeur. Elle resta de marbre face à leurs dépouilles. La baronne se contenta de prendre le sceau du baron défunt, celui qu’il portait à son index droit et commença à donner des ordres à ceux qui étaient encore assez vaillants pour y répondre. Les dégâts étaient considérables, les pertes immenses. Elle ignorait d’où ces créatures pouvaient bien provenir. Etaient-elles envoyées par les Trois afin d’exercer une quelconque punition ? Étaient-elles des entités démoniaques? Elle n’en savait strictement rien. Ce qu’elle sait par contre, c’est que ces créatures sont rapides, puissantes et visiblement sans aucune compassion.
Attaquant au crépuscule, alors que les torches commençaient à peine à s'allumer, ils eurent vite fait d'encercler les lieux et de grimper sur toutes les aspérités possibles leur permettant d'envahir la place. Les flèches lancées n'eurent qu'un impact très limité, les combats au corps à corps également. Esméra ne put qu'observer l'inévitable défaite de ce qu'il lui restait comme "troupe". Horrifiée par les pertes humaines, elle ordonna la seule chose encore possible: le repli. Tous ceux qui étaient encore en mesure de se battre, tous ceux qui étaient encore en vie prirent ce qui leur fallait, dans la précipitation. Il leur fallait quitter les lieux, définitivement devenus impropres à la villégiature. Il était temps de partir. Il fallait voyager léger et il fallait voyager vite. Elle donna donc l'ordre de n'emporter que le nécessaire, elle-même se pliant à sa directive.
Ils abandonnèrent donc le château, du moins temporairement, afin de migrer vers la seule place forte qui semblait, selon les rumeurs, être toujours debout : Marbrume.
- Vers Marbrume, donc…Sur son cheval, accompagnée de ce garde qui lui avait sauvé la vie et de trois fidèles serviteurs, elle regarda une dernière fois ce château dans lequel elle n’avait jamais été heureuse et se mit ensuite en route, en espérant que le Duc serait assez aimable de la recevoir et de la loger en échange de services qu’elle pourrait rendre, tout comme ses serviteurs et son garde. Elle n’emmenait avec elle que quelques effets personnels, deux bijoux en plus du sceau des de Sibran, quelques tenues disposées dans un petit coffre et quelque argent afin de pouvoir payer les premières dépenses sur place, sans oublier son arme.
Le voyage fut long, périlleusement long. La noble dame en perdit d'ailleurs la quasi totalité de sa suite. Ce monde est dévasté par cette Fange, une Fange rapide et brutale. Les paysans qui espéraient trouver une ville sûre, un endroit sain dans lequel recommencer leur vie, ne trouvèrent finalement que la mort face à des créatures sauvages. Les gens d'armes qui les accompagnaient ne purent les sauver tous. Même parmi ces soldats d'élite, la faucheuse a pris sa part, ne laissant à Esméra que son fidèle garde et une suivante. Après de longs jours de fuite, de lutte et de sang, ils arrivèrent enfin en vue de la cité, fatigués, harassés par les luttes et plein d'espoirs à la fois, seuls survivants d'un territoire décimé. Esméra, elle, espérait juste pouvoir se poser suffisamment pour pouvoir enfin revivre sans crainte du lendemain.
La vie à Marbrume ( 1164 – mai 1166)
Pour la vie sans crainte du lendemain, on repassera. En effet, si les enceintes de la ville permettaient une sécurité toute relative, la vie sur l’Esplanade ne se révèle pas forcément des plus faciles. Arriver, en petit comité, dans une ville pareille au milieu de ses pairs, n’a pas été des plus simples. Il a fallu se loger, dans cette agréable maison prêtée par le Duc. Elle s’estimait, bien entendu, heureuse de posséder, du moins en tant que locataire, un logis agréable et bien situé, près des jardins. Son garde et sa suivante n’en finissaient plus de rendre grâce aux Trois, tandis qu’elle se mettait à l’ouvrage, de son côté. A nouvelle vie, nouvelles possibilités. Elle qui avait toujours été dans l’ombre de son détestable époux peut désormais prendre quelques décisions par elle et pour elle.
Elle décida alors de se mettre au service des autres, aidant au Temple autant qu’il lui était possible de le faire. Elle donnait des petits cours de couture et de chant aux personnes qui le désiraient, enseignait aussi la lecture et l’écriture. Elle se forgea peu à peu une petite réputation de gentillesse, de douceur et de patience qui lui ouvrit les portes de quelques maisons nobles qui avaient besoin d’une dame de qualité pour apporter des connaissances pratiques à leurs enfants, contre rétribution. Cette réputation attira également l’attention de quelques hommes. Aucun d’entre eux ne trouva grâce à ses yeux, même s’ils dépensaient sans compter pour elle. Elle profita de leurs largesses qu’elle distribua à sa suivante, son garde, quelques pauvres, se pourvut d’une nouvelle robe, de jupons neufs…La mort vint à chaque fois, et fort à propos, mettre un terme à une mascarade pour laquelle elle n’avait aucun goût. Elle savait qu’il lui fallait trouver un époux. La Fange vint la sauver de cet état, par deux fois, donc. Le dernier et très récent assaut des monstres a mis un terme aux roucoulades dégoulinantes de son dernier soupirant transi d’amour. Un amour qui n’était pas réciproque. Elle ne versa d’ailleurs pas une larme à l’annonce de sa disparition. Elle se contenta de se rendre au Temple pour soigner les blessés et apporter toute l’aide qu’elle pouvait apporter en tant que femme : tenir une main, apporter un soutien, un sourire, une parole réconfortante, un chant pur et doux.
Elle s’est bien débrouillée pour survivre jusqu’à présent mais que lui réserve désormais l’avenir ?