La bleusaille et le déserteur [PV Clervie]

Laporte refusa sa nourriture et resta obstinément couché sur sa paillasse. Aussi, lorsqu'elle vit qu'il gardait les yeux rivés au plafond, elle finit par laisser glisser la cape humide, se contentant de rester en position foetale. Ce fut alors que l'ancien milicien dévoila lui aussi une part de son histoire. Le récit était terrible et Clervie sentit son coeur se serrer. C'était le plus souvent les femmes qui se faisaient violer, mais Clervie savait que les hommes pouvaient se faire subir cette humilliation entre eux, elle en avait été témoin. Elle ne doutait pas que l'expérience avait dû être tout aussi traumatisante pour le déserteur qu'elle ne l'avait été pour elle-même. D'ailleurs, la révélation à propos du surnom qu'il avait reçu le confirmait ; Clervie avait le même genre de sursaut dès que quelqu'un s'approchait un peu trop près d'elle lorsqu'elle dormait.

- Mon coeur s'emplit d'affliction à entendre ton histoire, Eric, dit-elle, l'appelant pour la première fois par son prénom. Je n'ose imaginer ce que cela peut être que d'être ainsi captif et traité guère mieux qu'un objet durant toutes ces années. Je suis d'autant plus désolée que tu ne puisses vivre en paix sans être poursuivi, car tu mériterais de trouver enfin un havre où tu serais en sûreté. Je sais ce que cela fait de ne dormir que d'une oreille. Et ce n'est pas uniquement lorsque les portes claquent que je sursaute, mais dès que je ressens la présence de quelqu'un trop près lorsque je suis au repos. Je pense que ce n'est pas le genre de réflexe qui peut disparaître un jour.

Elle eut un sourire sinistre lorsqu'il aborda le thème de la vengeance. Oui, décidément, c'était un homme bien que ce déserteur. La vengeance, c'est mal. Mais Clervie avait déjà basculé dans les ténèbres, et elle savait que rien ne l'en ferait revenir.

- A chacun de décider de sa voie, Eric, déclara-t-elle alors. Il est trop tard en ce qui me concerne. J'ai embrassé les ténèbres et fait corps avec elles le jour où j'ai intégré la milice. Et j'ai encore prouvé cela aujourd'hui, en choisissant de ne pas déserter malgré les abus auxquels j'ai assisté quand j'étais avec ma garnison à Usson. Si j'abandonne maintenant la quête à laquelle je me suis vouée, tout n'aura servi à rien. Certains s'en trouvent peut-être mieux en abandonnant complètement le passé, mais moi, j'ai besoin de l'affronter. Je vais affronter mes démons, je vais affronter ceux qui m'ont valu de me retrouver là et les vaincre. Et ainsi, je vais peut-être rendre un peu de lumière en ce monde en faisant reculer ceux qui veulent le faire basculer à jamais dans les ombres et la fange. Rien ne me fera plus reculer.

Elle avait parlé avec gravité et conviction. Eric ne pouvait connaître les détails de son histoire et elle n'était pas encore prête à les partager. De plus, cela lui paraissait hors propos, car il n'avait pas vraiment sollicité les confidences. Cela faisait cependant du bien de pouvoir parler et se dévoiler quelque peu à quelqu'un qui n'irait sûrement pas le raconter. Il était un fugitif recherché qui serait pendu sur l'heure s'il avait le malheur de rencontrer un marbrumien ou un milicien.

- Quant à aimer... Peut-être un jour, qui sait ? Mais point maintenant, en tous les cas. Il n'est pas temps.

Je me retournais pour lui lancer un sourire, faisant fis de ma nudité, une fois de plus.

La disparition de ces réflexes, ce n’est pas le plus important. Le plus important c’est d’abord de bien comprendre que l’on n’est pas responsable de ce qui nous est arrivé. Ensuite, c’est de l’accepter, car on n’y peut rien changer.

Elle renchérissait ensuite sur la vengeance et je fronçais les sourcils. Son discours était empreint de rage et de volonté, mais tellement sinistre.

Chacun est libre de choisir sa voie, en effet. De la même façon, il n’est jamais trop tard pour en changer. Tu as bien fait de ne pas déserter à Usson, car cela n’aurait rien changé par rapports aux abus auxquels tu as assisté. Ils ont eu lieu, partir n’y changerait rien. Tu n’as pas été actrice, mais simple spectatrice, pas comme moi.

J’avais l’impression qu’elle mélangeait tout. Déserter, les abus qu’elle a vu, ceux qu’elle a subis, sa quête mystérieuse, le désir de vengeance qui l'anime et qui est encore différent. Elle semblait croire que se venger des malheurs qu’elle avait vécus servirait le bien commun. Hélas, sa détermination était fraîche et chercher à lutter contre, surtout un inconnu comme moi, était voué à l’échec.

Il n’est jamais trop tard milicienne ! Dis-je d’un ton neutre. Ta douleur est fraîche, ta rage naissante. Choisir de l’écouter en suivant la voie de la vengeance, c’est choisir une voix par laquelle tu brûleras ton humanité, c’est la seule certitude. Les bénéfices qui pourraient en ressortir ne sont qu’hypothétiques. En revanche, tu vas t’y perdre et non t’y retrouver. Tu trouveras des gens pour t’aider, ça oui. Pour t’aimer aussi, sans doute. Mais croire qu’un homme te suivra dans la vengeance par amour est illusoire. Peut-être en trouveras-tu un qui te soutiendra, mais cela ne durera qu’un temps.

Je haussais les épaules.

La vengeance terrasse l’amour, aussi fort et vaillant soit-il.

Je m’emparais d’une lamelle de viande pour conclure finalement.

Je ne juge pas tes choix, jeune Sombrelune, je t’informe seulement de l’avenir qui t’attend. Tu restes libre de tes choix, mais je préfère que tu aies toutes les informations en mains. L’amour te sera interdit tout le temps où tu suivras cette voix. À terme, se venger fait plus de mal que de bien, à sois et aux autres.

Clervie écouta jusqu'au bout la tirade d'Eric. Ses paroles étaient pleine de bons sens, mais dans le cas de la jeune femme, le bon sens ne s'appliquait pas. Elle avait trop souffert en trop peu de temps et ne pouvait pas se remettre de ce qu'elle avait subi.
Elle fut troublée lorsqu'il se tourna vers elle et lui sourit, car elle était toujours nue, mais décida que finalement, cela n'avait plus d'importance. Après tout, il ne s'était pas approchée davantage. Elle détailla un peu plus son visage et songea que l'homme possédait une certaine beauté en dépit de son absence de chevelure. Néanmoins, elle ne se sentait pas d'humeur à la séduction et ce ne serait sûrement jamais le cas.
Aussi commença-t-elle ainsi sa réponse :

- C'est bien pour cela que j'ai dit qu'il n'était point temps pour l'amour. Tu crois vraiment que je voudrais entraîner une personne chère dans cette terrible quête ? Point. Les gens que je traque sont du genre à s'en prendre à des familles innocentes sans aucune vergogne. Et quand ils me sauront au rang de leurs ennemis, personne n'aura intérêt à être proche de moi, tu peux en être sûr. Mais au moins, si les Trois me prêtent vie, pourrais-je éviter à d'autres le sort auxquels j'ai eu droit. C'est tout ce à quoi j'aspire maintenant. Le reste n'a plus d'importance.

Elle marqua une pause :

- Sombrelune... Sais-tu que tu es le premier depuis presque un an à employer mon nom ? A la caserne, ils me connaissent sous le nom de Claire. Ils m'ont affublée du sobriquet de Corbac, au passage. Et c'est ce que j'ai voulu, car officiellement, je suis censée être morte. Et je vais le rester sûrement encore un bon moment. Des mois, des années peut-être.

Elle conclut par cette phrase :

- Nous voici compagnons d'infortune pour cette nuit. Demain, j'imagine que je repartirai de mon côté et que nous ne nous reverrons sans doute plus. J'espère que tout ira bien pour toi, mais je ne pourrai pas empêcher ma coutillerie de traîner dans le coin s'ils décident de s'attarder, donc trouve-toi à tout hasard une autre planque. Celle-là est certes sympathique, mais tu peux bien penser qu'ils fouilleront les cabanes dans les arbres. Nous nous sommes mis à ta recherche parce que quelqu'un à Usson t'a balancé.

Là-dessus, elle se laissa aller à fermer les yeux. A présent qu'elle avait mangé et bu, l'épuisement l'envahissait. Une sieste serait la bienvenue et en plus, ici, elle était au sec et à l'abri des horribles fangeux...

A l’évidence, le mal était trop récent pour pouvoir faire entendre quelconque raison à la jeune milicienne. Comme elle l’avait dit, elle s’était laisser happer par son désir de vengeance et plus rien ne comptait d’autre que l’accomplissement de cette quête. Dès lors, inutile de répéter les mêmes choses inlassablement.
Soit un évènement ou une personne autre que moi réussira à lui faire entendre raison, soit elle s’en rendra compte par elle-même, avec fracas, soit elle ne vivra pas assez pour comprendre son erreur. Tout était mélangé et décousu dans son esprit, tous les éléments s’entrechoquaient, se tordaient dans un bouillon rageur qui ne mènerait à rien de bon.

Malheureusement, comme elle le disait elle-même, rien d’autre ne comptait plus pour elle que d’accomplir cette vengeance. L’idée que d’autres souffrent comme elle si elle ne faisait rien n’étant qu’une excuse facile. Cependant, si elle s’attaquait à un groupe, ainsi qu’elle le laisse suggérer, seule, elle n’ira guère loin. Il lui faut constituer un groupe et établir une stratégie mais, pour cela, il lui faut mettre sa vengeance de côté. Rares sont les gens à suivre des meneurs dont la seule ambition est la vengeance.
Je ne réagis donc pas à ce dernier discours, puisqu’il n’y avait rien pour atteindre sa raison.

Je ne pouvais savoir que ton nom n’était connu de personne. Dis-je avec un sourire, tentant un brin d’humour sans savoir si cela allait être un succès ou non. Mais s’il doit rester secret, veille à ne pas le lancer au premier inconnu qui te vexe, Claire. Les morts ne doivent revenir parmi les vivants, sauf lorsque c’est le bon moment !

Elle concluait par une évidence. Le lendemain nous devrons nous séparer et il était évident que ses compagnons, s’ils survivaient à la nuit, continueraient de me traquer. Je hochais poliment la tête.

A l’évidence, tes camarades seront moins enclins que toi à discuter. Je ne comptais pas m’attarder de toute façon. Je ne trainerais pas dans les environs, sois en assurée. De la même façon que je ne laisserais pas de traces. Je suis passé par Usson il y a deux jours, sans doute ais-je effrayé quelqu’un, même si je pensais ne pas avoir été vu. Je n’en veux à personne de me dénoncer, ni même à vous de me courir après.

Alors, la jeune femme fermait les yeux, épuisée par ces dernières heures. J’avais voulu lui proposer ma paillasse mais elle dormait déjà. Aussi, je me contentais de la couvrir avec ma couverture, en douceur pour ne pas solliciter ses instincts. Qu’elle dorme au chaud, son avenir ne se sera pas tendre.
Je la contemplais longuement, son visage juvénile marqué par la fatigue, l’horreur et la rage.

Nous vivions une époque terrible qui consumait les âmes, qui réduisait à néant les bonnes intentions, qui faisait ressortir le pire chez beaucoup. Pour elle, je ne présageais rien de bon dans les mois à venir, à moins que quelqu’un n’arrive à la raisonner. Elle courrait à sa perte, d’une façon indéniable, sans plan, sans soutien, obnubilé par son effrayante volonté.

Elle se réveillera seule lorsque les rayons du soleil perceront les interstices entre les planches de bois de la cabane. Ses vêtements toujours suspendus, enveloppée dans l’une de mes deux couvertures.
Moi, je serais déjà loin, parti à une errance indéfinie et pourtant bénéfique.

Jeune Sombrelune, puisse l’avenir sombre que tu te dessine croiser le chemin d’un homme qui pourra te montrer que l’amour prévaut. Que ton avenir ne soit pas tracé et que je me trompe sur ton espérance de vie. Que la pointe de flèche que j’ai laissé à ton côté, celle que j’ai planté au-dessus de ta tête dans les bois la veille, te rappelle notre conversation.
Puisse tu avoir un futur plus radieux que celui que tu te prépares…

Je te le souhaite de toute mon âme !