Ce que la Fange sème [Emma ft Mathilde]

Quelques part entre Monpazier et Sarrant ◈ 18 Octobre 1166 ◈ Fin de l’après-midi

L’ancienne Marbrumienne avait cru bon de taire la déchéance vécue lors de ses jeunes jours en tant que prêtresse en devenir. Mentionner la découverte de Bertrand pendant sa formation aurait forcément amené un questionnement sur les raisons de son échec et ce qui suivit ; ce n’était pas un sujet qu’elle souhaitait évoquer. Pas maintenant. Même si elle considérait avoir fait ce qu’il fallait pour survivre, cela ne signifiait pas pour autant que la fierté la gagnait en y repensant. Certaines choses étaient mieux à rester enfouies dans le passé.

Mathilde ne sembla pas tenir rigueur du flou de ses paroles, portant davantage d’attention à ses questions qui pointaient les manières dont l’offre pouvait se retourner contre elle. Toutes deux avaient à y perdre, mais c’était surtout cette bonne âme qui risquait le plus. Cependant, cette dernière justifiait sa proposition, invoquant son besoin de bras supplémentaires à l’approche de l’hiver. Comme voulant la rassurer, elle dressa rapidement un portrait des hommes qu’Emma serait amenée à fréquenter au quotidien. Des gens comme elle, qui apprenaient le métier et essayaient de se construire une vie au Labret.
Finalement, cela ressemblait presque à une grande famille qui s’occupait des uns des autres. C’était beau à entendre, et la brune se prenait à espérer que cela était vrai. Cela ne faisait que trop longtemps qu’elle n’avait pas pu compter sur de véritables alliés, et elle aimait penser que c’est à Usson qu’elle finirait pas les trouver. Mais entre les rêves et la réalité, il y avait un monde …

Mais l’offre était là, tendue vers elle. Mathilde attendait sa réponse, attentive à sa réaction. Emma ne l’avait pas quittée du regard tout le long de ses explications, muette comme une carpe. Ses lèvres se délièrent d’elles-même, s’ouvrant en un petit sourire humble.

« Franchement, ça donne envie, même si j’suis consciente que le travail sera exigeant. Je veux bien tenter le coup si tu me le permets. » annonça-t-elle simplement. « Tu ne m’as juste pas répondu sur un truc. Je sais qu'en théorie c’est pas interdit que je vive au Labret, mais … t’as pas peur que les villageois t’en veuillent si ça fini par se savoir ? Que j’ai été mordue ? »

La jeune femme scruta son aînée et ce qu’elle avait à dire à ce sujet. Après tout, ce point était difficile à ignorer : la réputation faisait la femme, et d’expérience, elle savait qu’il était suffisamment difficile de vivre en tant que marginale pour estimer nécessaire d’évoquer un tel risque.

Mathilde n’avait pas bronché pendant tout le temps qu’avait duré la réflexion d’Emma. Trouvait-elle la proposition trop belle que pour être honnête? Craignait-elle une entourloupe? Elle pouvait facilement l’imaginer et comprenait ses réserves, mais espérait secrètement qu’elle accepte. Rentrer avec une inespérée paire de bras supplémentaire au moment des récoltes serait certainement bien accueilli. La saison avait été longue et pleine de rebondissements, les gars étaient fatigués… et devoir faire du recrutement à cette période de l’année était une corvée dont elle se passerait volontiers. D’autant plus que le recrutement se passait généralement à Marbrume, et que le voyage lui prendrait une semaine au moins.

Emma émit une dernière réserve : la réputation de Mathilde. La fermière haussa un sourcil. Jusqu’ici, personne ne s’était préoccupé des conséquences que la présence d’un mordu aurait sur sa réputation… et ce que pensaient les autres ne faisait pas partie des priorités de la principale concernée.

- « C’est drôle que tu penses à ma réputation… t’es bien la première! » lance-t-elle en riant. « Je suis en dehors du village. Ça me préserve sans doute de quelques cancans. Et puis bien honnêtement, je suis une femme à la tête d’une équipe d’hommes, propriétaire d’une ferme que je tiens en héritage de mon père, alors tu comprends bien que ma réputation a probablement souffert… sans parler d’un veuvage que j’ai un peu étiré et d’un remariage avec un marin qui n’est même pas de la région.» Elle sourit en songeant aux prétendants qui s’étaient présentés à elle en espérant qu’elle mette fin à son veuvage. Un mariage aurait permis à l’un d’eux de mettre la main sur une belle petite exploitation. « La bonne nouvelle, c’est que la production quitte Usson pour aller sur Marbrume, et le gros des surplus suit. J’ai peu de clients au Labret... alors ma réputation… »

Elle haussa les épaules. Elle s’en fichait, la plupart du temps… tout en étant consciente qu’aider à organiser le banquet du mariage du Comte viendrait nécessairement la placer dans les bonnes grâces de la population. Enfin si tout se passait bien.

- « C’est ta réputation à toi qui en souffrira. Mais ce jour-là, tu seras forte, parce que tu sauras que cette morsure n’est pas de ta faute, que c’est un accident et que depuis, tu as eu à faire beaucoup plus d’efforts que quiconque pour continuer de vivre, là où d’autres ont abandonné. Certains auront peur et te tourneront le dos, d’autres comme moi et les gars hausseront les épaules, auront un brin de compassion et continueront à t’accepter dans leur vie. C’est tout. »

Et puis bon… c’était la fin du monde. Ils n’étaient plus qu’une poignée d’êtres humains à survivre avec les moyens du bord en espérant qu’un miracle les sauve in extremis de la Fange. Mais le miracle se faisait attendre.

- « Mais je ne veux pas te forcer. T’es pas obligée de répondre tout de suite. On peut faire un bout de chemin ensemble si tu veux, et tu peux débarquer plus tard à la ferme… ou ne jamais venir. C’est toi qui vois. »

Sujet: Re: Ce que la Fange sème [Emma ft Mathilde] Dim 8 Jan 2023 - 13:26

Quelques part entre Monpazier et Sarrant ◈ 18 Octobre 1166 ◈ Fin de l’après-midi

Mathilde parut circonspecte face à ses questions, mais Emma ne se démonta pas pour autant. Son questionnement lui paraissait suffisamment légitime pour que la réaction de son interlocutrice ne l’affecte pas particulièrement, bien qu’elle se demandait quelle était l’origine de cette émotion. Il lui paraissait naturel de se soucier des implications des deux partis, d’autant plus que les conséquences d’un tel marché pourrait impacter négativement cette bonne âme ; on pourrait lui reprocher d’être la cause de son infortune, elle préférait donc se prémunir d’avance.

Le rire soudain de sa compagne la surprit d’abord, puis la dérida ; s’en suivirent les explications de la fermière, qui lui apportèrent les réponses qu’elle avait silencieusement souhaité. D’une certaine façon, Mathilde lui était similaire : chacune à leur manière, toutes deux sortaient du moule de la société. Cela dit Emma éprouvait bien plus de respect à l’égard de son aînée qu’envers sa propre personne ; elle ne pouvait point de vanter d’être une meneuse, ni d’avoir accompli grand chose de sa vie. Une lueur d’admiration brilla dans son regard, et peut-être même un peu d’envie.

Naturellement, il fut question de sa propre réputation. La brune ne rajouta rien aux avertissements de Mathilde, parfaitement consciente des implications qui étaient déjà bien ancrées dans son esprit. Elle éprouva cela dit un brin de réconfort en songeant à certaines paroles de la paysanne. Certains ne l’accepteraient pas, certes, mais d’autres seront probablement plus tolérants - y compris les habitants de la ferme. C’était une pensée agréable, mais elle ne s’y abandonna pas entièrement. Cela ne servait à rien d’être trop optimiste à ce sujet, il lui faudrait voir les choses d’elle-même.
Son avis sur la question était fait désormais, et quand Mathilde revint à la charge, elle n’hésita plus et proclama avec certitude :

« J’pense pas retrouver une opportunité pareille ailleurs, donc si ça te va je veux bien reprendre la route avec toi et tenter ma chance. »

Quelles étaient les chances que quelqu’un d’autre lui fasse une offre similaire ? Pas question de faire la fine bouche, il fallait monter dans la charrette tant que cela était encore possible et voir où est-ce que cela la mènerait.

De toute façon, cela ne pouvait pas être pire que tout ce qu’elle avait pu vivre auparavant.