La loi des misérables | Desmond

1 mai 1167
Au crépuscule

La marée basse a cet avantage de libérer les passages entre les petites venelles toutes étriquées du quartier. Il faut bien lui en trouver un, d’avantage, à ce quartier pourri, tout moisi, ne tenant plus que par un miracle que personne ne s’explique. Les pavés sont constamment englués par la vase, les goémons ou un sable visqueux, les murs des maisons s’écroulent dans l’indifférence la plus totale, il n’y a plus ici qu’une odeur fétide de mort et de putrescence, une effroyable pestilence qui ne rebute pourtant pas la haute et sculpturale silhouette d’Alix, dissimulée sous une cape maintes fois rapiécée. Elle avance, sans crainte, dans un quartier immonde soumis à la loi du plus fort ou du plus malin. Putains, voleurs et brigands s’y assemblent, chacun empiétant sur le territoire de l’autre, chacun réglant ses comptes à coups de poignards dans le dos. L’odeur du sang s’élève parfois et n’inquiète pourtant personne où chacun, ici, lutte férocement pour ne serait-ce voir le soleil du jour suivant.

Le crépuscule s’annonce. Déjà, ici et là, le long des façades mangées par le sel, le vent et l’humidité, il s’allume de drôles de loupiottes vacillantes, on entend des cris, des disputes, d’autres bruits provenant des ruelles sombres, des bruits de plaisir bruyants ponctués de râles ignobles illustrés par des hommes rabattant leurs vestiges de chausses sur leurs membres grêles avant d’être suivis par des putains aux affreux chicots noirâtres replaçant un corsage minimaliste. Et toujours, au milieu de cette misère, de ce délabrement des corps comme des maisons, Alix avance, sans prêter attention à qui que ce soit, la main droite férocement serrée sur la garde de son petit poignard.

Elle se terre ici depuis des jours, depuis sa fuite par les toits après avoir assommé Iris d’un coup en traître, porté avec violence à la tête. Elle prépare sa fuite. Vers le Labret. Loin de Claude. Loin de Marbrume. Loin de tout. Elle a monnayé cher et a beaucoup donné de sa personne mais en se donnant à l’ami d’un ami d’un autre ami, elle a pu réserver une place sous une fausse identité dans le prochain convoi qui quitte la cité, le surlendemain. Elle n’a de toute façon plus rien à perdre. Claude s’est fait discret lui aussi après avoir vu ses hommes se faire littéralement massacrer. Madame Rose, malgré son réseau étendu, n’a guère réussi à la retrouver ici. Quant aux taverniers, ils en sont sans doute encore à nettoyer le sang du plancher.

La vie ne sera pas plus facile au Labret mais au moins pourra-t-elle y arriver avec une page blanche. Un nouveau nom. De nouvelles perspectives. Qui sait…Elle pénètre dans une des venelles les plus sombres et disparaît à l’intérieur d’une masure que l’on pourrait penser abandonnée depuis des années tant l’aspect extérieur est misérable. Ce que ne verra pas Alix, par contre, c’est la haute silhouette maigre d’un homme lui aussi sous cape qui sourit avant de discrètement tourner les talons.

Bien plus tard, le même homme glissera quelques mots à l’oreille du Sire de Rochemont avant de tendre la main pour toucher sa récompense.

- C’est que ça fouette à mort là-bas, m’sire…Et la putain est rapide, boudiou, alors pour la suivre avec ma patte malade, c’était compliqué, ça m’a pris des jours…A vot’bon cœur…Z’aviez pas parlé d’une récompense ?

Certaines personnes ignorent jusqu’où peut aller la vengeance d’un noble, puisque la majorité de la population s’efforce de vivre au jour le jour, de survivre même, mais je n’ai pas ce genre de problème. J’ai mis du temps, tisser petit à petit des liens, payer les bonnes personnes, corrompues des membres de la Milice, tout cela pour petit à petit, on sache un peu partout qu’un noble cherche une dénommé Lilas, prostitué de son état.

Curieusement, je n’ai pas eu de personnes essayant de m’arnaquer, comme cela arrive parfois, l’incident de la taverne que certains appellent maintenant l’Auberge Rouge suit aux litres de sang qui ont coulés, semblent avoir refroidi les petits plaisantins. C’est pourquoi, lorsque j’ai été contacté par le déchet humain qui me fait face, j’ai tout de suite pensé que c’était sérieux et me voilà dans cet endroit sordide qui pue la mort, pire que la cape d’une personne de ma connaissance, ce qui n’est pas peu dire.

Je sors de ma tunique noire une petite bourse et j’en extrait un bijou, précisant à mon interlocuteur :

Si tu m’as menti, je te casserai les os un par un et je finirai par ton cou.

L’homme à un mouvement de recul, mais il se reprend vite et dit à voix basse :

Je le jure sur les Trois.

La parole d’un mendiant m’a toujours paru sujette à caution, après tout, il a forcément dû déplaire aux Dieux pour se retrouver dans sa situation alors, je me contente de le toiser avec mépris tout en lui lançant sa récompense et je fais le tour de la masure pour distinguer la fenêtre désigné. Les volets sont fermés et je peux distinguer un très léger rayon de lumière, indiquant que ma cible n’est pas encore endormie, j’attends donc un temps assez court, jusqu’à finalement, je ne distingue plus aucune luminosité.

J’attends encore quelques minutes pour être sûr que ma cible s’est endormit et je déplace silencieusement une poutre que j’appuie sur les volets pour qu’ils ne puissent pas s’ouvrir. Je passe ensuite par l’intérieur, marchant d’un pas tout à fait normal et j’arrive ainsi à la porte désignée par le gueux délateur. Je ne prends même pas la peine de frapper, car l’ouvrant est en très mauvais état et une simple poussé avec mon épaule suffit à casser le petit loquet qui maintenant le tout en place, et cela, sans faire trop de bruit.

Une fois dans la pièce, je distingue une silhouette sous la couverture, mais je n’arrive pas à distinguer si elle est réveillée ou pas. Ne voulant pas prendre de risque, je dégaine ma dague, mon épée à deux mains n’étant pas adaptée à des endroits aussi exigus, je préfère la laisser dans son fourreau, et je mets ma main libre sur le drap, tirant d’un coup sur la couverture, espérant qu’il s’agit bien de ma cible.

L’intérieur de la maison est à la semblance de l’extérieur. Misérable. Un véritable taudis. Juste après la porte, il y a une pièce principale avec dans un coin un vieil âtre qui n’a plus été allumé depuis des mois. Il règne dans l’endroit une odeur étrange d’humidité et de fumée de bougie éteinte, une fragrance douceâtre d’excréments aussi, en provenance du lit là-bas. Desmond entendra une respiration rapide, saccadée, sifflante. Lorsqu’il soulèvera brusquement les draps, il pourra distinguer dans la pénombre la silhouette d’un corps âgé, un homme qui regarde le noble sang de ses grands yeux caves. Il a entendu le bruit du loquet forcé…Il aurait sans doute voulu fuir mais ses jambes mortes l’en empêchent. Il voit briller la lame à la main de Desmond.

- ALIX ! VA T’EN !

De derrière la porte située à l’arrière de la pièce, un bruit se fait entendre, un bruit de verre cassé, de pas précipités. Le vieil homme lui, pétrifié, la poitrine se soulevant et s’abaissant au rythme d’une respiration laborieuse, siffle entre ses chicots :

- Z’aviez promis de nous laisser du temps pour vous payer. Elle a perdu son travail, elle va en trouver un autre qu’elle m’a dit. Z’êtes qu’un menteur, jamais vous n’aurez mon Alix. Elle connait le quartier par cœur…

Le vieil homme grimace de dépit. Il est vieux, amaigri et diminué mais il demeure agressif. Assez en tout cas pour défier l’immense homme qui se tient là, sans savoir de qui il s’agit.

- ‘direz à vot’ maître qu’il peut s’asseoir sur son pognon. Il aura rien du tout. J’ai rien.

Un crachat immonde atterrit sur le plastron de Desmond. Alix, elle, a bloqué la porte extérieure avec une vieille chaise avant de fuir par l’arrière de la maison. Elle laisse la tisane qu’elle préparait et qui répand une douce odeur de fleur, sans hésiter la moindre seconde. Une ombre furtive, des petits pas dans l’herbe humide, des pas dans des flaques d’eau, un affreux juron, la voilà qui fuit désormais entre les maisons, profitant de la nuit pour trouver un refuge quelque part. N’importe où. Elle savait que fuir à tout instant était une possibilité. Là voilà désormais sans abri, à devoir trouver une solution.

Un mouvement de la tête vers la droite. Le port. Ses hangars. Ses multiples cachettes. C’est sa meilleure chance. Elle se précipite alors dans la rue, courant en levant sa jupe en piteux étant, dans l’espoir d’atteindre au moins un entrepôt, un bateau, n’importe quoi…Ne serait-ce que pour souffler.

Par la queue de Rikni, un homme ! Alors que je m’attendais à une sublime créature de sexe féminin, nue sous le drap, je découvre à la place un vieux, terrifié qui hurle à la mort. C’est à moment que je remarque l’odeur de merde qui semble l’entouré, comme s’il s'était chié dessus, ce qui est peut-être le cas.

J’entends ma cible, si proche et pourtant si loin, se barrer précipitamment et cela ne me met clairement pas de bonne humeur. Le gueux se met alors à me parler, mais je ne comprends rien à ce qu’il baragouine et il se permet même de ma cracher dessus. Très en colère, je lui mets une bonne baffe qui l’assomme à moitié et je le prends par le col. Je remarque ainsi qu’il doit être paralysé des jambes, car elles pendent misérablement en l’air.

Je le tiens à bout de bras, vis-à-vis de l’odeur et je vois le fameux indic, inquiet des bruits qu’il a entendus, alors je lui dis d'une voix forte :

Espèce d’abrutis, tu m’as indiqué la mauvaise chambre !

Je lui mets la décharge ambulante sur le dos, tout en continuant à lui parler :

Suis-moi, tu vas m’aider à réparer tes idioties.

Ainsi libéré, je dégaine mon épée, pour bien montrer que je ne suis pas là pour rigoler et une fois dehors, je regarde les environs. Le moins, que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas brillant, cet endroit est vraiment immonde, avec des petites venelles où je mettrais les pieds pour rien au monde. Je remarque un mouvement en direction du port et comme je n’ai pas d’autre piste, j’y conduis ma petite troupe.

Nous arrivons ainsi, au bout de quelques minutes, près d’un quai où est présent un vieux bateau rongé par les vers et des entrepôts abandonnés car à moitié en ruine. Il fait nuit maintenant, mais la lune est pleine et j’y vois assez bien, je peux donc dire à l’homme qui m’accompagne :

Tu peux le lâcher.

Celui qui je pense est le père ou l’ami de ma cible, s’écroule sur le sol en gémissant et je lui dis, tout en appuyant mon épée contre son ventre :

Je ne suis pas au service du maître, je ne le connais même pas. J’ai juste besoin de parler à Lilas, alors tu vas l’appeler pour moi, sinon, je prendrai plaisir à te découper en morceaux, en commençant par tes doigts, tu as bien compris ?

Comme je lui fais moyennement confiance et que je m’attends à des difficultés, je déplace mon arme vers sa main. Si j’entends autre chose que ce que je veux entendre, je lui coupe la phalange du pouce de la main gauche, continuant ainsi jusqu’à ce que j’obtienne satisfaction. Je ne crains pas vraiment l'arrivé de la Milice car elle ne fais jamais de ronde dans ce quartier et nous sommes suffisamment éloigné des logements pour que ce soit à peine audible pour eux.

J’espère juste que la prostituée sera à portée de voix, sinon, je fais tout cela pour rien, à part pour l’amusement bien sûr.

La gifle a raison de la violence du vieil homme dont les jambes demeurent en effet immobiles. C’est un poids mort que Desmond s’empresse de déposer, sans ménagement, sur le dos de l’indicateur qui rouspète en sa barbe :

- Il fouette à mort, ce vieux. S’il n’avait pas parlé, j’aurais parié qu’il était refroidi depuis un bail, il a du se faire dessus, c’est sûr…pouah, proteste le gredin.
- Alix…Alix…
- Elle s’est barrée ! Elle est où ? Messire veut un tête à tête avec elle on dirait bien…, ajoute-t-il avec véhémence.

Une coulée tiède roule dans la nuque du dénonciateur. Du sang coule du nez du vieil infirme tandis qu’il murmure des paroles incompréhensibles, assommé, trimballé comme un sac sur le dos d’un homme qui n’a aucun égard pour lui, pour son état ou sa pudeur. La victime est en chemise de nuit mi-longue, une chemise tâchée de partout, jaunie et poisseuse de sueur.

C’est du moins ce que pourra voir Desmond lorsque le misérable tombe au sol, dans un bruit mat. Un gémissement plaintif s’élève d’une gorge barbue, mal entretenue, et le noble sang pourra alors voir que l’homme n’est en réalité pas si âgé que cela. Il doit avoir à peu près trente-cinq ans, pas plus de quarante. Des cheveux longs, mal peignés, marrons, les yeux caves de ceux qui ne voient jamais la lumière, le teint gris et tiré de partout…il est maigre. Vraiment maigre. Recroquevillé sur son côté gauche, à même le pavé humide, il essuie son nez ensanglanté du revers de sa main décharnée, avisant l’immense épée qui le menace.

Desmond pourra également noter qu’il ne comprend pas. Il semble perdu. Qui est cet homme à l’épée immense qui en veut à Alix ? Pourquoi elle ?

La fugitive, elle, observe la scène depuis un entrepôt, les deux mains posées sur sa bouche. Il n’y a pas grand-chose de bon ni de gentil en cette femme mais ça, c’est tout simplement au-dessus de ses forces. Elle ne sait pas qui est Desmond, ni ce qu’il lui veut, elle ne l’a jamais vu et elle n’a d’yeux que pour l’infirme au sol qui est si sauvagement menacé. Elle lève le visage au plafond, inspire puis expire longuement avant de sortir de sa cachette.

- Je suis là…Laissez mon frère tranquille…

C’est une femme d’à peine plus de vingt-cinq ans, l’œil luisant de colère, le teint pâle et à la stupéfiante beauté qui s’arrête non loin d’eux avant de se précipiter vers l’infirme, qu’elle couvre de sa cape, quitte à se retrouver les épaules dénudées, les cheveux roulant sur son dos et son corsage. Elle parle d’une voix profonde et menaçante, à la semblance de ce grondement qu’ont parfois les chats prêts à se battre.

- Lorin ne vous a rien fait, c’était pas la peine de lui faire du mal, il sait même pas marcher…

Alix a un regard pour Desmond, un regard plein de mépris.

- J’vous ai dit que je payerai votre Maître. Et j’tiens mes promesses, moi…La mère Gavotte a bien voulu me prêter une piaule dans son taudis pour travailler. J’ai des pièces de côté, j’ai presque tout mais pas la totalité…

Elle serre Lorin et caresse ses cheveux, pas rebutée par l’odeur qu’il dégage.

- Laissez moi le ramener chez lui. J’ferai ce que vous voudrez juste après.

Parfois, les méthodes les plus simples sont les meilleures et avant même que je commence ma petite séance de torture, je vois une très belle brune, grande, bien proportionné, une poitrine juste parfaite et des yeux profonds sortir d’un entrepôt. Je laisse mon épée là où elle est, persuadée qu’il s’agit de la fameuse Lilas, qui est à la hauteur de sa réputation, voilà donc l’ancienne fleur de la maison close, celle qui a été la favorite avant l’arrivée de Clarence.

Dans mon esprit je compare les deux et effectivement, la sœur de Clémence est plus jolie, avec sa poitrine opulente, et surtout, elle fait beaucoup moins vulgaire, ce qui est sans aucun doute lié à son éducation bourgeoise comme elle me l’a raconté. En plus, elle est plus vieille et pour certains clients, cela doit beaucoup jouer dans leurs choix.

La jeune femme m’informe qu’il s’agit de son frère que je menace, un certain Lorin d’un ton que certain pourrait qualifier de menaçant, mais ce n’est pas mon cas. Puis elle me sort aussi une histoire à propos du maître et je ne comprends toujours pas de qui il s’agit, mais je ne vais pas m’expliquer en pleine rue et comme elle accepte de nous suivre, je fais signe à mon acolyte d’un soir de le reprendre sur les épaules et nous faisons tous les quatre le chemin en sens inverse.

Je vois le porteur souffler à cause du poids de sa charge, mais il se retient de se plaindre, car j’ai toujours mon épée à la main, en cas de mauvaises rencontres. Nous arrivons ainsi devant la chambre occupée il y a peu par le frérot et j’indique au délateur de le reposer sur son lit, une fois ceci fait, il regarde d’un air concupiscent la prostituée et me demande, d’une voix salace :

Je pourrais l’avoir une fois que vous en aurez fini avec elle ?

Je le regarde droit dans les yeux et d’un geste rapide je lui prends la main, lui donne une bonne claque et lui casse un doigt. Il gémit à cause de la douleur, mais ne hurle pas, mon épée étant à quelques centimètres de sa tête. Il me regarde avec incompréhension, n’arrivant plus à réfléchir à cause de la douleur et je lui dis simplement :

Je vais être sympas avec toi, je ne t’ai brisé qu’un seul os, malgré ton blasphème, maintenant dégage avant que je ne change d’avis.

Je fais signe à la prostituée de passer dans l’autre chambre et les lieux sont bien plus agréables, avec une douce odeur de fleur, venant sans doute de la tisane qui doit être froide maintenant. Une fois à l’intérieur, je prends un des tissus sur le sol et nettoie mon armure du crachat, puis je ferme les volets qui sont restés ouverts avec la barre prévue à cet effet, rengaine mon épée, dégaine ma dague et je m’assois tranquillement sur une chaise, dos à la porte.

Maintenant que j’ai tout mis en place, je lui indique d'une voix très calme :

Je vais me présenter, je suis Desmond de Rochemont, je suis là pour ce que tu as fait à Iris.

Je la regarde ensuite droit dans les yeux, me demandant qu’elle va être sa réaction, hurler, m’attaquer ou demandé mon indulgence, les paris sont ouverts !

Alix ne dira pas un mot tout le temps que durera le trajet jusqu’à sa maison. Elle sait très bien qu’appeler à l’aide, en ce quartier, ne sert strictement à rien. Au contraire, d’autres profiteraient sans doute du spectacle sans même lever le petit doigt. Coincée entre l’immense combattant et l’informateur qui porte son frère, elle se drape dans sa cape.

- Ils auraient pu attendre un ou deux jours, j’avais presque toute la somme…, pense-t-elle en grimaçant quelque peu. M’envoyer un chien de garde pareil…Sérieusement…Comme si Lorin allait s’enfuir…

Arrivés dans leur taudis, elle récupère son frère à bout de bras et l’installe comme elle peut dans son lit. Lorin, lui, ne quitte pas sa sœur des yeux, horriblement inquiet. Il ne dit rien, il n’ose pas, il se contente de regarder Desmond et l’informateur comme s’ils étaient des monstres. Sous son nez, le sang ne coule plus mais a laissé des traces, notamment sur sa chemise. Alix plisse les lèvres, avant de sortir un mouchoir de la poche de sa robe, pour essuyer son visage. Elle ne se retourne même pas aux propos de l’informateur qui demande à l’avoir pour un moment privilégié. Ces paroles, elle les a entendues des centaines de fois. Parfois avec une suite. Parfois non. Et il semble que cette fois, le grand homme désire garder le butin pour lui tout seul, au point de casser un doigt à son séide.

- Bien fait pour toi, pense-t-elle.

Elle n’a aucune réaction au bruit sinistre qui résonne dans la pièce. La violence, elle connait bien, ça aussi. Claude n’avait rien d’un amant tendre. Ses parents non plus. Son autre frère non plus. L’informateur s’en va en grondant. Alix, elle, chuchote à son frère :

- S’il te plaît. N’écoute pas. Je reviens dans pas longtemps, d’accord ?

Elle replace une mèche de cheveux sales sur le front de son frère puis s’éloigne, talonnée par Desmond, pour se rendre dans sa chambre qui est, en effet, un peu mieux tenue que le reste de la masure. Il y a une grande caisse recouverte d’un bout de tissu, une table sommaire garnie d’une nappe fantoche, un tabouret branlant l’accompagne. Il n’y a pas de rideaux aux fenêtres, le plancher craque à chaque pas, comme s’il était sur point de céder et dans un autre coin, une paillasse garnie d’un vieux drap troué laissant apparaître quelques mauvais fétus blonds. Aucun confort, aucune finesse, rien de beau ici si ce n’est Alix elle-même qui se tient toute droite face à Desmond qui joue avec sa dague, assis sur la seule chaise valable de toute la maison.

- Qu’est-ce que tu veux ?

Elle écoute alors sa présentation et le pourquoi de sa présence ici. Aussitôt elle grince des dents. Iris. Tiens donc…

- ça lui va bien de jouer à la vierge effarouchée pour ensuite m’envoyer son chien de garde…La petite garce, quelle hypocrite celle-là…

La prostituée croise les bras sur sa poitrine et ne quitte pas Desmond du regard.

- Et donc ? Quoi ? T’es là pour me tuer ? J’l’ai laissée en vie, elle aura juste une belle bosse, y a pas mort d’homme que je sache ! Tu veux quoi ? Que je m’excuse ? Ben je m’excuse là, t’es content ?

Hurler ? Non.
L’attaquer ? Elle n’est pas stupide.
Le supplier ? Jamais de la vie.

La jeune femme ne s’assoit pas sur le lit et préfère rester debout, pendant notre discussion, je l’écoute jusqu’au bout sans l’interrompre et je souris quand elle qualifie de Clarence de vierge effarouchée, je lui dis même :

Tu as de l’humour, cela te sera utile pour la suite.

Puis je réponds à son interrogation :

Normalement, je t’aurais torturé pendant des heures, puis je t’aurais tué. Iris m’a demandé de te laisser la vie sauve, comme quoi tu aurais souffert dans ta vie, le blabla habituel. Je ne vais donc pas te tuer, mais lorsque tu as indiqué que tu reviendrais voir ton frère, je dois te prévenir que cela va être difficile, car je vais te briser les deux bras et les deux jambes.

Je la regarde droit dans les yeux, toujours souriant et je précise :

Je rejette tes excuses, je ne suis pas vraiment un chien de garde, mais un chevalier qui a accepté de protéger une jeune femme durant son périple pour te sauver. Malheureusement, à cause de toi, j’ai manqué à mon engagement, ce qui me rend aussi furieux.

C’est le moins que je puisse dire, car je déteste « perdre », surtout face à une femme, et je continu mes explications :

Si j’avais assez de recul, je suppose que je pourrais en prendre ma part de responsabilité, car je l’ai laissé seule dans la chambre, sans vérifier qui était présent, mais je ne suis pas vraiment porté vers l’introspection. Un peu comme toi, je suppose, une personne me fait du tort, je l’élimine du paysage, purement et simplement.

Voilà, je pense avoir tout dit, alors j’indique du doigt la paillasse qui lui sert de couche, en lui demandant :

Si tu veux bien t’allonger, cela ne sera pas long, j’ai une certaine habitude pour faire ce genre de chose, et si tu ne te débats pas, je promets de ne pas te frapper et de faire cela vite.

De nouveau, un dilemme s’impose à mon interlocutrice, est-ce qu’il vaut mieux se laisser faire ou se battre pied à pied ? Dans le cas d’une lutte, je suis prêt, ici, dans cet espace réduit, j’ai clairement l’avantage et m’assurerai de commencer par lui péter les bras, afin de ne pas risquer un mauvais coup, la demoiselle ayant sans doute, comme toutes les fleurs de nuit, une arme dissimulée sur elle.

- …

Elle décroise les bras, effarée.

- ça revient à me tuer…Je n’ai pas les moyens de me soigner, à peine ceux de soigner mon frère.

Alix recule, avisant la pièce puis Desmond, livide.

- Tu ne peux pas me faire ça…Je ferai tout ce que tu veux, mais pas ça…

Prudemment, Alix recule, bien consciente pourtant que d’une façon ou d’une autre, elle devra payer pour avoir tenté de tuer Iris. Mais elle se l’est déjà infligée, sa punition : confier son frère qu’elle aime à une personne contre des pièces pendant son absence. Elle est la dernière de la famille à pouvoir rapporter de quoi vivre. Infirme, plus personne ne voudra d’elle. Et si elle ne peut plus travailler, en admettant qu’elle survive à cela, c’est la mort lente assurée. Les motivations de Desmond la dépassent, une panique s’empare d’elle, jusqu’à ce qu’elle heurte le mur du fond.

- J’ai de l’argent, un peu…J’ai de quoi dédommager Iris. Te dédommager. J’ai besoin de mes membres…Lorin a besoin de moi…On nous laissera mourir ici si tu me fais du mal. Alors…

La petite dague qu’elle a sur elle serait inefficace sur l’armure du chevalier, elle le sait. Elle n’a plus rien, elle est totalement à la merci de Desmond, sans aucun espoir de fuite. Cela lui coute, bien sûr, mais elle n’a pas le choix. Elle se laisse tomber au sol, à genoux, et souffle :

- S’il te plaît…Je peux travailler pour toi…être ta putain gratuite, si ça te plaît…Je ferais n’importe quoi pour que tu ne fasses pas ce que tu viens de dire…

Elle se recroqueville dans un coin et ajoute, d’une voix blanche :

- Elle t’a demandé de ne pas me tuer…Elle voudrait sûrement pas que tu fasses…ça…

Je pense avoir un peu surpris la jeune femme qui ne devait pas s’attendre à pareille punition. Je me rends compte que c’est souvent le cas, quand j’annonce la sentence, une main coupée pour avoir osé m’insulter, un doigt cassé pour un blasphème, mes victimes semblent effrayé par l'ampleur du sévice corporel qu'ils vont subir, cela est peut-être le signe que je suis trop dur avec les gens. Mais je me rappelle ce qu’elle a osé faire à Iris et je me dis que finalement, c’est bien mérité.

Elle heurte le mur du fond et je reste vigilant, je ne veux surtout pas qu’elle s’échappe et si elle fait mine d’enlever la barre qui bloque le volet, je lui casse un bras pour l’empêcher de se faire la malle. Mais au lieu de cela, elle essaye de négocier d’abord avec de l’argent, puis avec du sexe, mais je lui demande calmement :

Si Iris t’avait demandé de l’épargner, te proposant les mêmes choses, est-ce que tu l’aurais fait ? Je suis sûr que non, tu ne l’aurais même pas écouté, car tu sais que certaines choses doivent être faites pour récupérer ton rang, alors, arrête de faire des histoires et allonge-toi, si tu continues à chouiner, tu vas vraiment me mettre en colère et je vais te faire bien plus mal, je te l’assure.

Je la vois se réfugier dans un des coins de la pièce, et me poser une nouvelle question, qui cette fois, fait mouche. Je pense en effet que Clarence serait contre ma décision et après quelques instants de réflexions, je lui réponds :

Tu as sans doute raison, elle ne voudrait pas que je te brise les membres un par un, mais nous savons tous les deux, qu’Iris est bien trop naïve pour son propre bien. C’est bien pour cela que je la protégeai et qu'à cause de toi, j’ai failli à ma mission, ce qui demande une certaine vengeance, alors pour la dernière fois, mets-toi sur le lit et arrête de vouloir me faire changer d'avis, c'est inutile.

Ah ces femmes, toujours à vouloir raisonner encore et encore, alors que j’ai des choses bien plus intéressantes à faire que torturer une jeune femme, comme aller boire une pinte dans une taverne dans un quartier bien plus fréquentable par exemple, je commence à avoir soif à force de tant parler !

- J’aurais pu la tuer oui…Je l’ai pas fait. J’aurais ptêtre du, tout compte fait.

Il n’y a aucune échappatoire. Il a barré toutes les sorties, il refuse de négocier, il refuse d’entendre raison. Toujours à genoux, enveloppée de sa vieille cape, Alix a un regard pour la porte, en direction de celui qui se trouve là, sur son lit, à sans doute angoisser comme jamais il ne l’a fait depuis son accident qui lui a causé cette infirmité.

Ce qu’elle a dit est l’exacte vérité. Personne, dans ce quartier, ne prendra en charge deux infirmes. Un, oui, si un membre de sa famille subvient à ses besoins, ce qu’elle fait depuis des années en essayant de jouer du coude. Deux, non. Se remettre de ses blessures lui prendra des mois, car il n’y a pas de soin, ici. Ils sont tous laissés à l’abandon, trop diminués pour se rendre dans un Temple qui ne voudrait peut-être pas d’eux tant ils sont dans un état pitoyable. Des mois durant lesquels Lorin ne sera pas soigné, durant lesquels le chef du coin viendra prendre sa part ici, se servir sur elle, sans vergogne, sans qu’elle puisse seulement se défendre. Ils seront totalement laissés pour compte et mourront de faim, avant de mourir de ses blessures.

La perspective d’une mort lente, douloureuse, commune, dans ce taudis misérable qui est pourtant son seul logis lui fait fermer les yeux. Il n’en est pas question. La perspective d’une vie de labeur au Labret vient de s’envoler. Elle aurait donné cher, pourtant, pour s’en sortir dignement et pouvoir revoir un peu d’herbe fraîche sous ses pieds.

- Pardon Lorin…

Elle n’a fait que murmurer. De sous la cape, qu’il ne verra pas bouger, il y aura un geste rapide, un petit bruit innocent de tissu qui se déchire doucement. Alix prend appui contre le mur et serre la cape contre elle, les yeux clos. Elle ne dit plus rien, elle ne bouge plus.

Dans la pièce s’élève alors une épouvantable odeur de sang. Un sang qui s’amoncelle sous la putain, en une flaque de carmin sombre. Une petite lame tombe au sol, en un éclat mat qui signe le geste de Lilas, un geste désespéré qui pourtant arrache un sourire faible à la mourante.

- Les hommes ne me feront plus jamais de mal…

Cette petite a de la suite dans les idées, car elle regrette de ne pas avoir tué mon ami, ; ce qui me plaît moyennement, puis elle murmure quelques paroles que je ne comprends pas, sans doute des insanités avant de ne plus bouger. Je me lève donc, exaspéré par son manque de coopération, et alors que je m’apprêtais à lui prendre le bras pour le casser en deux, comme je lui avais promis, je sens une forte odeur de sang et entends une dague qui tombe.

Je soulève la cape de la demoiselle et remarque qu’elle c’est enfoncé profondément la lame dans la chair, la plaie est importante et je perds quelques secondes à me demander ce que je vais bien pouvoir faire. La solution de facilité serait de la laisser là, se vider de son sang, ma vengeance accomplie, mais d’un autre côté, je suis assez admiratif de son geste, elle m’a tenu tête jusqu’au bout cette jeune femme.

Alors, je prends ma décision et décide de lui sauver la vie, ne serait-ce que pour lui briser les membres plus tard. Je fais donc rapidement un garrot en déchirant un bout de sa cape comme je l’ai vu faire sur bien des champs de bataille et je la soulève facilement, elle est vraiment légère comme une plume.

Je sors rapidement de la chambre, bien décidé à ne pas perdre de temps, mais je prends quand même la décision d’ouvrir la chambre du frère de la prostituée pour lui indiquer :

Un de mes mercenaires va passer demain matin, il va t’emmener là où sera ta sœur. Si tu veux prendre des affaires, tu n’auras qu’à lui indiquer.

Je souhaite en effet, bénéficier d’un moyen de pression, ne voulant pas que ma cible ne s’enfuit à nouveau. Il est hors de question que je remette les pieds dans ce cloaque, je suis une personne trop raffinée. Une fois cette précaution prise, je sors de la bâtisse et comme je connais un rebouteux non loin, je lui amène pour qu’il puisse soigner Lilas.

Il faut que je le sorte du lit, mais il me reconnaît et obéit à mes consignes sans discuter, l’ayant aidé à se débarrasser d’une petite frappe qui le rackettais. Il fait donc de son mieux pour nettoyer puis soigner la plaie, pendant que je vais me coucher dans son lit. À l’aube, la blessée étant toujours inconsciente, je retourne à mon Quartier Général dans les Faubourgs où je demande à Jean de louer une charrette et de me ramener la fratrie, et surtout de faire prendre un bain à l’homme.

J’attends donc sur place, prenant un solide petit déjeuner, toute cette aventure m’ayant donné faim et je vois arriver Jean. Il s’occupe de l’homme, l’emmenant dans la salle de bain. Elle est chauffée par un grand feu disposant d’un grand bac d’eau et d’un plus petit pour la lessive, une étagère contenant des vêtements basiques de lin blanc est à disposition des invités. Pour ma part, je m’occupe de la femme, jetant ces vêtements souillés de sang et lui mettant une tunique blanche. Je peux ainsi voir ses formes et je me rends qu’elle est vraiment très jolie, même si pour le moment, elle est blanche comme la neige, suite à sa perte massive de sang.

Je les fais installer tous les deux, sur des couches, dans le dortoir des femmes, la seule mercenaire féminine Alana Vieillegarde, n’étant pas présente. Je demande ensuite à Jacques Lepetit, un autre mercenaire qui ne connaît pas les bonnes manières, ne cessent de m'appeler boss et qui s’est improvisé cuisinier de leur apporter un repas chaud, composé essentiellement de légume avec quelques traces de viande, grâce à un paiement en nature d’un marchand.

Une fois, ceci fait, je les laisse se reposer, allant travailler dans mon bureau et donnant comme consigne de me prévenir quand la demoiselle est réveillée pour que j’aille la voir.

Mourir, c’est plus facile que s’endormir. C’est ce que se dit Alix alors qu’elle sent sa propre essence vitale couler hors de son corps pour se répandre à ses pieds. Une douce langueur s’empare d’elle, elle sombre dans l’inconscience, jetant un ultime regard pour cette tisane qu’elle n’a pas eu le temps de boire. Le seul petit plaisir qu’elle a pu s’offrir ces dernières semaines. Un petit plaisir qui va rester là, sottement, devant un cadavre qui se décompose. L’ironie de la chose aurait pu la faire sourire si elle n’était pas présentement en train de mourir. Un voile sombre se pose devant ses yeux, tandis que des murmures lui parviennent, la voix de son frère qui supplie et qui pleure…La voix d’un homme qu’elle ne connait pas…Et enfin les rêves, alors qu’elle sent son corps quitter le plancher poussiéreux qui l’abritait il y a encore quelques secondes…

Totalement inconsciente de son environnement, l’esprit d’Alix vagabonde au fil de souvenirs tandis qu’une forte fièvre s’empare d’elle. Marbrume…avant la Fange. Sa mère, belle comme le jour, qui chante une chanson tandis qu’elle répare une vieille robe pour sa fille qui l’écoute, assise sur le sol, les jambes croisées, fascinée. Plus tard, son père, mort…La Fange…La lutte pour survivre…L’accident de Lorin, tombé d’un échafaudage…Infirme pour la vie. Les pleurs de sa mère qui ne parvenait plus à nourrir sa famille…Ses premiers clients…Claude…Tout cela tourbillonne en son esprit tourmenté…Et au-delà de cela il y a Lui. Le seul qui ait jamais compté et qui pourtant a convolé avec une autre fille. Dans ses rêves, il y a ce sourire si beau. Ces grands yeux sombres, magiques. Une voix profonde et chaude. Elle aurait tout fait pour lui…elle ne l’a jamais revu.

Tout cela agite considérablement la blessée qui est transportée d’un endroit à l’autre, sans qu’elle ne se rende compte de quoi que ce soit. Lorin, lui, assiste à tout sans pouvoir réagir. Il a hurlé comme un dément en voyant le corps de sa sœur dans les bras du géant. Il a pleuré comme un enfant, en appelant sa cadette qui ne répondait rien, pleine de sang, pâle comme une morte. La plaie infligée à l’abdomen est conséquente. C’est déjà un miracle qu’elle ne soit pas morte mais elle en aura pour de nombreux jours de convalescence, en admettant que la fièvre tombe.

Lorin ne comprend plus rien, il ne sait pas où il est, où ils vont, pourquoi on lui fait prendre un bain, pourquoi on le place dans un lit propre. Il ne sait rien, il ne demande rien, par crainte d’être battu par ce géant qui portait sa sœur…Est-ce lui qui lui a fait du mal ? Pourquoi la soigner alors ? Cela n’a pas de sens…Il est totalement perdu et seule la nourriture apportée, un geste humain, le premier depuis bien des mois, le réconforte un peu, pas assez cependant pour empêcher ses larmes de couler.

Lorsque Desmond s’occupera d’Alix, il pourra voir la plaie bandée et sanguinolente qui a ouvert son flanc gauche. Sur son corps, les traces de sévices anciens apparaissent, des hématomes conséquents, certains récents, d’autres plus anciens, essentiellement sur son dos, le haut de ses bras, ses reins, et ses cuisses…Une cicatrice ourle son mollet droit, blanchie par les années. Propre, toute drapée de blanc dans un lit sommaire, Alix a l’air bien plus jeune, le visage pâle, le front humide d’une fièvre qui a beaucoup de mal à baisser. Elle a l’air beaucoup plus sereine aussi. Vraiment belle.

- …

Ce sera la voix de Lorin qui la fera sortir, péniblement, de l’inconscience. Elle ne verra que de la lumière et du blanc.

- Lorin…

Elle tourne la tête et le petit mouvement que cela occasionne la fait crier. La plaie à son flanc est très douloureuse. Elle ne reprend la parole que quelques courtes respirations plus tard, une main crispée sur le drap, en totale panique.

- …Lorin…mon frère…que…quel est cet endroit ?

On frappe à ma porte et je vois Jean entrer et toujours aussi peu loquace, me dire simplement :

Elle est réveillée.

Je hoche la tête pour montrer que j’ai bien compris et comme j’ai déjà eu le temps d’enlever mon armure, revêtant mon habituel vêtement composé d’un pantalon noir et d’une chemise noire également et brodé avec des fils d’argent, symbole de jour meilleur, je me dirige vers le dortoir féminin.

Par habitude, je frappe à la porte, laissant passer quelques secondes, puis j’entre, pour les découvrir tous les deux couchés dans leurs couchettes respectives. Ce n’est certes pas aussi confortable qu’un lit, mais de nombreuses couvertures « tombés de la charrette » et achetées au marché noir sont empilées l’une sur l’autre, ce qui fais une certaine épaisseur, comme un matelas.

La jeune femme est bien réveillée et je lui indique, prenant la seule et unique chaise de la pièce, les lieux étant assez spartiates, la guilde ne rapportant pas encore beaucoup :

Le rebouteux a bien indiqué que tu devais bouger le moins possible, alors reste allongé.

Puis je montre son bol :

Tu devras en boire trois fois par jour, et à la fin de ton repas, tu mâcheras les feuilles de tilleuls qui sont dans le petit sachet près de toi, apparemment cela devrait faire baisser ta température.

Je n’ai jamais été doué en médecine, connaissant juste les gestes basiques de premiers secours, en ayant appris sur le tas et sur moi-même. Je me tourne ensuite vers son frère :

Quant à toi, je t’ai apporté ces documents, car j’ai remarqué que tu avais apporté un nécessaire à écriture parmi tes affaires, alors tu vas travailler. Il faut recopier en dix exemplaires les documents, laissant les vides là où je les ai laissés.

J’espère qu’il comprendra ce que j’ai marqué, car même si je m’applique, je fais encore de gros pâtés, j’ai vraiment besoin d’un scribe ! Je lui précise donc :

Comme salaire, toi et ta sœur pourrez dormir ici, trois repas par jour pour elle, deux pour toi, l’accès aux bains, plus les soins avec une apothicaire qui passera chaque jour pour vous deux. Et si tu te comportes bien, une prime.

J’aime beaucoup parler des primes, je trouve que cela motive toujours plus les employés. C’est l’avantage de bosser pour des marchands, on peut avoir des paiements en nature très intéressants. Voilà, je pense avoir tout dit, alors je leur demande :

Des questions ?

Je suis sûr qu’il n’y en aura pas, j’ai été parfaitement clair dans mes explications.

- Alix…Tu es enfin réveillée…comment tu te sens ?

Elle ne répond rien, la gorge sèche, les yeux brûlant de fièvre.

- J’en déduis que je suis pas morte donc…
- Grâce aux Trois, non, tu es toujours là…J’ai cru que tu étais morte, tu étais toute pleine de sang, toute blanche quand il t’a sortie de ta chambre…et…

Elle n’écoute plus ce que dit son frère. Elle se contente de regarder ailleurs en tâchant de ne pas songer à la douleur lancinante qui lui dévore les entrailles. Respirer est douloureux. Parler l’est d’autant plus, donc elle se tait. Elle ne regarde même pas Desmond quand il rentre dans la pièce…Parce qu’elle reconnaît sa voix, elle la reconnait évidemment et d’instinct sa main se contracte à nouveau sur le drap.

Que dit-il ? Un remède ? Alors qu’il venait pour lui casser les bras et les jambes ? Pourquoi ne pas l’avoir laisser mourir ? Elle ferme les yeux, elle ne répond rien, elle a bien trop mal pour répondre de toute façon, même si par fierté elle n’en montre rien. Lorin, par contre, écarquille les yeux devant l’énormité de l’offre de Desmond. Comment ? A manger ? Tous les jours ? Pour eux deux ? des bains ? Et un lit propre ??? Les étoiles dans les yeux de l’infirme valent absolument toutes les réponses.

- Monseigneur, vous êtes trop bon ! Quand…Comment ? Si vous me donnez une planche de bois, je peux commencer de suite ! Alix, tu entends ça ?

Pour Lorin, c’est un espoir phénoménal. Pour la prostituée par contre, ça sent l’entourloupe. La belle brune ne répond rien. Les hommes, elle les connait bien. Plus que bien. Et une charité pareille, ça sent le service en contrepartie, elle le sait. A moins que ce ne soit pour mieux la briser après, ce qui est également une possibilité. Une cruelle possibilité. Et des dingues qui songent comme cela, il y en a plein les rues…

- Moi j’ai pas de question, Alix est sûrement trop émue pour parler, c’est sans doute ça !