Parfois, il y a des perles dans la boue | Desmond

Mi-mai 1167
Faubourgs de Marbrume
Début de l'après-midi

Elle a suivi les recommandations de l’apothicaire, mais sans y mettre du sien, donc la convalescence est encore longue. Pendant tout ce temps elle a refusé de dire le moindre mot à ce gamin de dix-huit ans qui la regardait pourtant avec des yeux tout brillant…Ce regard-là, elle connait bien aussi et elle n’a pas cherché à entretenir la flamme de ce garçon qui aurait pourtant bien volontiers passé quelques instants avec elle, elle le sait très bien. Elle n’a pas beaucoup parlé à son frère, qui mange souvent sa part de nourriture parce qu’elle n’a aucun appétit. Elle a beaucoup maigri en quelques jours, elle ne sourit plus, elle ne fait que regarder le mur, sans rien dire, muette comme une carpe, même avec l’apothicaire qui a pourtant été doux et compréhensif.

Depuis deux ou trois jours, elle parvient à se lever. Son frère est parti chez les hommes, elle lui a fait comprendre qu’il n’avait rien à faire en sa compagnie, donc il est à côté, occupé à retranscrire sans arrêt. Elle, elle essaye de marcher, en se tenant aux murs, aux meubles, pâle comme une morte.

Ce jour-là, elle a réussi à marcher un peu plus longtemps que prévu. Alix a refusé l’aide proposée de l’accompagner un peu, pour lui éviter une chute. Elle s’installe avec difficulté sur un petit banc dans le petit jardin cloîtré de hauts murs. Il n’y a aucun autre paysage sinon celui du ciel, qu’elle regarde sans sourire, pas même lorsqu’elle voit un oiseau passer entre deux nuages. La douleur lui arrache une grimace. Elle plisse les lèvres et ferme les yeux. Il n’y a personne, elle le sait, ils sont tous dehors alors…

- …

Elle laisse sortir ce qu’elle retient depuis longtemps. De petites goutes cristallines tombent sur ses mains maigres, des petites gouttes qu’elle laisse rouler sans rien dire.

Des jours et des jours sur la route m’ont rendu crasseux et je déteste être dans cet état, j’ai l’impression très désagréable d’être recouvert de poussière de la tête aux pieds et je ne rêve que d’une chose, d’un bon bain bien chaud. C’est pourquoi, j’ai demandé à Milas, mon suivant de préparer la salle d'eau, mais comme je ne veux pas rendre l’eau immédiatement noire, je décide de me débarbouiller au puits situé dans l’espèce de jardin potager situé juste à côté de l’édifice.

Je vois, en ouvrant la porte, que la blessée est également présente, signe qu’elle a retrouvé de la mobilité. Je remarque pourtant une importante perte du poids, ce qui me fait froncer les sourcils, j’avais pourtant ordonné de lui servir trois repas par jour, mes ordres ne semblent pas avoir été suivis, je vais devoir avoir une petite discussion avec Philippe d’Acier, leur gardien pendant mon absence.

Je la vois en train de pleurer, mais je ne m’inquiète pas outre mesure, les femmes sont toujours en train de verser des larmes pour une raison ou une autre. Je me dirige donc vers le puits et commence à enlever une par une les pièces de mon armure. Cela met un certain temps, surtout que je suis tout seul et je demande à Alix :

Tu es capable de marcher, c’est une bonne chose. Tu vas pouvoir m’aider à enlever ma cuirasse.

Si elle suit mes instructions, ce sera beaucoup plus rapide, je la regarde donc, espérant vraiment qu’elle va bouger son popotin, et je lui pose une nouvelle question :

Tout s’est bien passé pendant mon voyage ?

Normalement, oui, j’ai reçu des rapports très souvent de la part de son frère, mais on ne sait jamais, parfois les gens ne me disent pas tout, pour éviter de me mettre en colère, ils doivent penser que je suis quelqu’un de violent, moi qui suis doux comme un agneau, sauf quand je torture ceux qui l'ont mérités, bien sûr.

Au bruit que fait Desmond, elle ravale bien vite ces larmes là et essuie rapidement ses joues, détournant le regard. C’était bien sa veine, franchement. Pour une fois qu’elle pouvait être un peu seule et apaiser son esprit par une salutaire solitude, voilà que le seigneur de Rochemont se présente, comme si de rien n’était, en lui demandant de l’aide. Est-ce une plaisanterie ? La moindre pièce de son armure suffirait à assommer un enfant, rien que par son poids…Pourtant elle se lève, avec d’infinies précautions, prenant le temps de se remettre debout, bien droite avant de faire un pas, puis un autre, avançant sans se presser, belle et propre dans une robe du peuple qui lui sied comme un gant.

Sa démarche n’est pas très assurée, elle fait pourtant tout pour ne pas le montrer. Elle ne dira par contre pas grand-chose, s’arrêtant non loin du puit, pour l’observer. Il aura tout le loisir de voir qu’en effet elle a beaucoup maigri, ses joues se sont creusées, ses yeux sont rougis et ternes, elle est encore très faible, tout simplement.

- Oui. Tout s’est bien passé, précise-t-elle.

Elle prend appui sur la margelle du puit et approche, le teint gris.

- ça s’enlève comment ton truc? , souffle-t-elle d’une voix rauque.

Cela peut paraître imbécile, mais des chevaliers, des nobles sangs, elle n’en a pas tellement côtoyé dans sa vie et ce qu’il porte lui est totalement étranger. Dans les venelles, les bordels, ou chez elle, les hommes ne s’encombrent guère de ce genre de choses. Ils s’habillent plutôt légers…

- Je peux pas tellement porter des trucs lourds mais je veux bien essayer.

Elle est super lente ! Elle se traîne littéralement comme un escargot et m’indique qu’il n’y a pas eu de problème alors que sa tête dit tout le contraire, je lui demande donc :

Tu as bien pris tes trois repas par jour et tes feuilles de tilleul ? Le rebouteux a bien précisé que c’était important.

Toujours écouter ce que dis le soigneur, c’est ce que j’ai appris lors de ma première blessure qui s'était bêtement rouverte à cause d’un faux mouvement ce qui m’a fait un mal de chien pendant des jours. Depuis cette mésaventure, je respecte scrupuleusement les instructions, ce qui explique pourquoi, je suis toujours en bonne santé, malgré mes multiples « égratignures » reçus aux cours des années.

Je réponds ensuite à sa question, lui expliquant simplement :

Tu as des boucles à chaque jointure, tu as justes à les défaire, en commençant par mon dos, tu n’auras pas besoin de porter quoi que ce soit, juste cela.

Il faudrait un jour qu’un forgeron invente une armure qui soit simple à mettre et à enlever, c’est d’ailleurs une bonne idée, j’en parlerais à Alban lors de notre prochaine rencontre. Une fois les plaques enlevées, je peux facilement soulever la chemise de maille puis dégrafé le plastron matelassé, gardant juste ma tunique. Je soupire, heureux de m’être débarrassé de tout mon équipement. Je pose ensuite à terre mon fourreau contenant mon épée à deux mains et ma dague et je me retourne vers mon interlocutrice :

Merci, je me sens bien mieux comme cela. Comme tu es à nouveau sur pied, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de toi, tu as une idée ?

Je lève la main, lui précisant avant qu’elle ne me réponde :

Evite juste une nouvelle tentative de suicide pendant notre discussion, le voyage a été long et fatiguant, je n’ai aucune envie de t’emmener encore une fois chez le rebouteux.

- J’avais pas très faim…ça me fait mal…Lorin a mangé ce que je ne pouvais pas manger. Pour pas jeter…

Lorin a, par contre, prodigieusement changé depuis qu’il est ici. Il est totalement méconnaissable. Propre, ses cheveux ont été coupés de près, sa barbe aussi, il a rajeuni et s’est un peu épaissi, ce qui lui va très bien. C’est le seul bonheur d’Alix, voir son frère se porter aussi bien. Bon, il a fallu qu’elle se plante une lame dans le ventre mais finalement, cela en valait la peine.

Elle ne dit pas un mot alors qu’elle s’applique à défaire les boucles, consciencieusement. Ce n’est guère compliqué mais la position bras tendus devant elle est difficile à tenir aussi, quand la dernière pièce tombe au sol, elle s’éloigne déjà, pour reprendre appui sur la margelle du puit.

Sa question place un froid palpable. Alix, qui n’est déjà pas bien vaillante, chancèle à l’écoute des mots de Desmond puis sa fierté lui remonte à la gorge. Elle est diminuée, convalescente et pourtant elle a encore cette rage qui ne la quitte pas.

- Tu voulais me péter les bras et les jambes. Je peux à peine marcher, me coiffer, manger…ce sera facile. Et y a personne ils sont tous sortis pour faire je sais pas quoi. Sauf Lorin. Qui copie tes trucs comme un cinglé, toute la journée.

Elle s’éloigne de Desmond pour s’asseoir sur le petit banc, le souffle court, les mains posées sur ses genoux, les yeux clos.

- Qu’on en finisse, c’est cruel, de me faire venir ici, de me soigner et de me traiter aussi bien pour ensuite me briser. Même les gredins de basses fosses ne font pas ça.

Et elle s’y connait, en canailles. Ici, elle a vécu entre espoirs et damnation, toujours à se demander ce que cache cette bonté soudaine, perpétuellement angoissée à l’idée qu’on jette son frère dehors. Qu’elle meure, elle, n’est pas tellement un problème. A la limite, ça l’arrangerait bien, en réalité.

- Fais juste pas ça devant mon frère. C’est un crétin. Mais c’est un gentil crétin. Ça le tuerait certainement.

Elle aurait pu se forcer un peu à manger, c’est vrai que je n’ai jamais reçu un coup de couteau dans le bide, mais ça ne peut pas faire si mal que cela. Je ressens assez peu la douleur, en tout cas, je n’ai jamais manqué d’appétit à cause de mes blessures, je suppose que c’est typiquement féminin.

Mes paroles suivantes semblent l’affecter, car elle vacille quelque peu, avant de se reprendre et de s’assoir sur le petit banc, m’indiquant ensuite qu’elle est prête à subir sa juste punition et me trouvant mon comportement cruel. Je la regarde droit dans les yeux et je vois toujours ce même courage qui m’a impressionné lors de notre première rencontre. Je lui dis donc :

Je vais me laver rapidement le torse, et donc enlever ma tunique, merci de te tourner.

J’attends donc qu’elle s’exécute avant d’enlever mon dernier vêtement et d’enlever la poussière qui est comme imprégnée dans la peau. Je me frotte vigoureusement pour faire partir la crasse, tout en parlant à son dos :

J’avoue être embêté par ton comportement, d’ordinaire, je ne change jamais d’avis, mais ton acte de bravoure m’amène à reconsidérer la question. Après tout, tu t’es punie toi-même et très sérieusement, alors on va peut-être dire que l’on est quitte.

Après tout, elle a été gravement blessée et ma colère, d’avoir échoué lors de ma mission est parti avec le temps. Je continue donc sur le même registre :

Tu as raison, je suis quelqu’un de cruel, voir sadique, mais je sais reconnaître la valeur des gens. Je ne t’ai pas bien traité, j’ai juste payer un de mes employés à la hauteur de son travail, c’est tout. Donc, maintenant, tu as plusieurs choix possibles, partir avec ton frère, le laisser ici et travailler pour moi également, nourrie, logement, blanchis avec une prime si tu donnes satisfaction ou aller cherche une activité ailleurs.

J’espère qu’elle va choisir la seconde option, je pense à un travail qui lui ira comme un gant. Tout en parlant, j'ai fini de me laver, je remets ma tunique et je lui indique:

C'est bon, je suis de nouveau présentable.

Blessée, Alix n’en demeure pas moins caustique, peut-être même l’est-elle encore plus depuis qu’elle souffre en silence. A sa demande de se tourner, elle essaye de rire, un rire qui s’arrête net tandis que sa main se pose sur son flanc.

- ça va peut-être te surprendre, mais j’ai déjà vu un homme nu hein…

La jeune femme se tourne pourtant même si elle sait que lui ne s’est pas spécialement gêné pour la déshabiller et la rhabiller ensuite. Lorin lui a tout raconté, et en constatant le peu de personnel, il y avait donc fort à parier qu’en effet le Seigneur de Rochemont avait du allègrement se rincer l’œil en lui passant une nouvelle chemise alors qu’elle était inconsciente. Cela ne l’avait guère surprise, c’est typiquement masculin, ce genre de fourberie dégoutante juste pour avoir satisfaction. Cela étant, cela l’avait tout de même déstabilisée. C’est une chose de se déshabiller parce qu’on vous paye pour le faire, c’en est une autre de l’être sans votre accord et alors que vous êtes dans l’incapacité de vous défendre.

Lorsqu’il commence à se laver, elle a un regard pour le ciel, attendant qu’il dise quelque chose, qu’il agisse, mais en fait non. Il renonce, non sans laisser de surcroît une porte de sortie pour son frère et pour elle. Elle hausse un sourcil puis l’autre.

Ne pas mourir ?
Repartir avec son frère, vivre ici ou chercher du travail ailleurs ?

S’en aller d’ici alors que Lorin est enfin en paix et heureux de faire quelque chose de ce qu’il lui reste – ses dix doigts – est inenvisageable. Il est nourri, blanchi, lavé et bien traité en cet endroit, cent fois, mille fois plus qu’il ne le serait en leur logis avec les maigres soins qu’elle peut offrir en contrepartie de son travail. Non, Lorin est utile, il est apaisé, elle ne peut pas lui demander de quitter tout ça.

Alors travailler ici ? Ce serait peut-être une option à ne pas négliger. Mais…

- Et ce serait quoi ce travail ?

Alix n’est pas douée en cuisine, elle n’a aucun gout pour l’intendance domestique, elle sait à peine coudre pour repriser ses vêtements…Ce n’est guère une femme d’intérieur c’est le moins qu’on puisse dire. Tout ce qu’elle fait de mieux c’est juste d’être une putain. Comme des dizaines d’autres femmes de Marbrume. A la différence, c’est qu’ici les hommes sont des soldats, pas des paysans. C’est une autre catégorie d’hommes, à la main lourde souvent brutaux, traitant leur compagne d’une heure comme s’ils étaient à cheval en campagne : sans ménagement. Elle se rappelle bien les pleurs et les sanglots d'autres fleurs de nuit passées entre les mains de ces hommes là...

Elle se retourne lentement et l’observe, propre lui aussi.

Je ne réponds même pas à la remarque déplacée de la jeune femme sur ma nudité, car cela n’a rien à voir avec le moment présent, je tiens à ma pudeur, c’est bien normal, en plus, elle risque de se faire des idées si je commence à me déshabiller devant elle.

Une fois que je lui ai indiqué que je suis de nouveau présentable, elle se retourne et me pose une question, ce qui est une bonne chose, car cela prouve qu’elle est intéressée, je me mets donc en mode commercial et je m’approche d’elle en souriant. J’ai laissé près du puits mes pièces d’armure et mes armes et une fois arrivé à un mètre d’elle, je m’arrête et lui dit :

Voilà donc ma proposition, j’ai besoin d’une personne au visage agréable pour accueillir les clients, leurs servir à boire, les amener à mon bureau ou leurs demandés ce qu’ils souhaitent confier comme travail à notre guilde, ce genre de chose. Tu l’as sans doute remarqué, mais je ne suis pas souvent présent et j’ai besoin d’une personne de confiance quand je ne suis pas là.

Je m’arrête quelques instants pour scruter sa réaction, avant de continuer :

Ton frère est intelligent et il a une belle écriture, dans ses lettres il m’a fait diverses propositions d’amélioration et je compte le passer intendant, c’est lui qui va gérer toute la partie administrative, il aura besoin de quelqu’un pour vérifier les livraisons et s’assurer que tout est en place. Pour cette nouvelle tâche, il recevra une paye et sa prime sera également augmenté.

D’ailleurs, en parlant de cela, je me souviens d’un certain paquet alors je retourne là où j’ai laissé mes affaires et reviens avec mon sac à dos. Je farfouille un peu dedans et sors une robe de petite-bourgeoise, très classique et pas du tout vulgaire, précisant à mon interlocutrice :

Lorin m’a demandé comme première prime, une robe pour toi, j’ai acheté celle-ci à une couturière de Sombrebois, j’espère qu’elle te plaira, j’ai essayé de me souvenir de tes mensurations de mémoire.

Je n’ai jamais été doué en mode et j’ignore complètement ce qui est va au teint ou d’autre chose du même genre, mais moi, je l’ai trouvé jolie. Après cet intermède, je continue ma présentation du poste :

Il ne reste plus quelques précisions à te donner et tu pourras faire ton choix. La première est que tu devras apprendre à lire et à écrire pour les différents documents que tu auras à recevoir où à donner aux clients. La seconde est que je te donnerai des cours d’étiquette, tu en as bien besoin et la troisième est que tu devras arrêter toute prestation sexuelle tarifée, tu seras le visage de ma guilde et je te demanderai donc un comportement irréprochable.

Voilà, je pense avoir tout dit, il ne me reste plus qu’à attendre sa réponse, qui j’espère ne sera pas trop longue, je rêve d’un bon bain bien chaud.

Une personne de confiance ? Est-ce bien ce qu’il vient de dire ? Elle, une personne de confiance ? Ici ? Pour …pour recevoir des gens ? Elle ne sait pas s’il se moque ou s’il est sérieux. Quoiqu’il en soit, la jolie brune plisse les yeux, toujours à se demander où se trouve l’entourloupe. Y a toujours une entourloupe, quand elle traite avec quelqu’un. Surtout avec des hommes. Elle n’a jamais vraiment passé de marché honnête avec qui que ce soit, on a toujours voulu profiter de sa beauté et de son corps, parfois avec son consentement, souvent sans ce consentement. Alors tout ceci lui semble bien trop beau pour être vrai, il y a sûrement une arnaque.

Et pourtant, plus il parle, plus elle est surprise. Pas par les aptitudes de Lorin, il a toujours été infiniment plus cérébral que manuel, lui, c’est sûr. Et c’est cette déficience en aptitude physique qui lui a valu cette chute du haut du toit, jamais soignée correctement, qui lui cause cette infirmité terrible à vivre pour sa dignité. Non, ce ne sont pas les recommandations de son frère qui la surprennent, c’est surtout d’entendre ce qu’il lui demanderait, si elle restait.

- Apprendre à lire ? Et à écrire ? Mais…Mais c’est difficile ! Lorin a déjà essayé de m’apprendre, j’y comprends rien, je ne retiens rien…

Elle n’a jamais bien compris l’intérêt de savoir lire et écrire. Compter oui, ça c’est important. Compter les pièces qui tombent sur la table après chaque client. Compter les parts de pain pour quelques jours. Compter les réserves et faire un petit plan pour chaque semaine, ce qu’on peut manger, ce qu’on doit garder pour ne pas crever de faim. Voilà, ça c’est important. Lire et écrire, on s’en fout. Personne ne lit ou écrit là où elle habite, à part Lorin, dont c’est le seul petit prestige.

Elle regarde la robe qu’il lui a tendue. On dirait une de ces robes simples que porte Iris quand elle arrive au Jardin, en moins beau. Un truc de bourgeoise.

- De mémoire, hein ? Bien sûr…Lorin m’a dit que c’est toi qui m’a déshabillée pour me changer. Le spectacle t’a plu j’espère.

Elle plie la robe comme elle peut et la dépose sur ses genoux, une main maigre s’assurant qu’elle ne tombe pas sur le sol.
La suite est encore plus étonnante. Des cours d’étiquoi ? Elle cherche en sa mémoire à quoi cela correspond. Sans succès.

- C’est quoi ça encore, des cours d’étiquette ?

Quoiqu’il en soit, il semble qu’elle peut rester ici sans monnayer ses charmes. Et c’est bien cela qui la stupéfie, bien plus que tout le reste réuni. Elle reste sans voix, un petit moment, à regarder cette robe sur ses genoux, pensive. Ce serait la fin de cette misère corporelle, de cette dépendance des autres, pour pouvoir enfin, peut-être, parvenir à son objectif secret. Ça voudrait dire aussi que tout l’argent gagné ces derniers temps, elle pourrait l’investir dans ce projet. Elle passe une main sur son visage, n’osant sourire par crainte de s’emballer trop vite.

- Plus de clients alors ?

Plus de clients, ça veut dire retrouver une vie plus ou moins normale et ça l’effraye énormément tout autant que cela la réjouit. Plus de coups, plus d’insultes, plus de larmes à cacher après des moments difficiles où elle était contrainte de faire des choses qu’elle déteste. De l’argent gagné honnêtement qu’elle pourra thésauriser. Et peut-être enfin toucher son petit rêve du bout du doigt. Peut-être. Après autant d’années de servitude, la perspective d’une certaine liberté la galvanise. Cela étant, elle ne peut s’empêcher de se méfier. Il lui offre ce qu’elle veut sur un plateau. Y a sûrement anguille sous roche pour Alix qui plisse à nouveau les yeux.

- Y a des tas de femmes plus jolies, plus douces et plus faciles à vivre que moi. Pourquoi tu m’offres tout ça ?

Je déteste quand les jeunes femmes me regardent en plissant les yeux, comme si elles avaient du mal à comprendre ce que je dis. D’ailleurs, la plupart du temps, leurs réactions sont négatives, de toute façon, à chaque fois que je pose des questions à une jolie fille, elle dit non et je suis souvent obligé d’utiliser de la violence pour obtenir ce que je veux. J’espère que je n’aurais pas à le faire cette fois encore, c’est pourquoi je réponds calmement à toutes ces remarques, la première concernant la maîtrise des compétences nécessaires à son travail :

Je suis bien d’accord avec toi, lire et écrire est très loin d’être facile, mais c’est indispensable. Étant jeune, je recevrais des coups de fouets pour que cela rentre dans la tête, mais je pense que tu peux y arriver sans, et pour te rassurer, si moi, j’ai réussi, tout le monde peut y arriver.

C’est complètement vrai, je sais que je ne comprends pas toujours tout, mais je m’accroche. Le second sujet est complètement différent et je ne souris même pas à sa remarque :

Tu pourrais avoir un beau corps, mais j’ai vu tes marques. Iris m’a raconté que tu avais été frappé par ton compagnon et après l’attaque, j’ai cru que c’était encore un mensonge de ta part pour la tromper, mais je les ai vues de mes propres yeux. Ce n’est pas beau à voir, je commence à avoir une bonne expérience dans ce genre de chose et je peux te garantir, qu’il te restait un mois à vivre, deux au maximum avant que tu ne meures.

C’est la triste réalité, les femmes battues succombent à plus ou moins long terme, tuées par l’homme qui est sensé les aimés, ce qui n’a guère de sens finalement. Arrive la troisième question et je lui réponds en étant tout à fait sérieux :

L’étiquette c’est connaître les conventions sociales et la façon adéquate de se comporter et de s'exprimer convenablement dans la plupart des situations que l'on peut rencontrer dans le « beau monde ». Vous allez agir avec des nobles et clairement, il y a du travail à faire là-dessus.

Mon interlocutrice n’a aucune manière, contrairement à Clarence, comme quoi l’éducation est très importante. Sa quatrième interrogation me fait froncer les sourcils, bien sûr qu’elle aura des clients et je m’apprête à la réprimander pour n’avoir rien compris quand d’un coup, je crois comprendre le sens de la question, mais je m’assure quand même de la chose :

Par clients tu veux dire, comme ton ancien métier ? Si c’est le cas, la réponse est non, tu ne devras plus te coucher devant personne, qu’importe son rang ou son argent. Tu représenteras la guilde, et même si je sais que tu voudrais gagner plus d’argent, ce sera à toi de faire tes preuves en tant qu’agent d’accueil pour avoir la prime. Une des conditions de ce travail, c’est que je t’interdis de continuer à réaliser des prestations tarifées, la réputation de ma guilde en dépend.

Pour adoucir mes paroles un peu directives, je lui précise :

Je sais que cela peut être une perte sérieuse de revenu, mais avec ce que vous aller gagner, toi et ton frère, cela devrait vous permettre de vous en sortir, et de mettre de côté.

Arrive la dernière question, et je bois un peu d’eau de ma gourde sortit de mon sac à dos, car notre discussion m’a donné soif, avant de répondre :

Tu as raison, il y en a des tas surtout des plus gentilles, mais j’ai vu que tu tiens énormément à ton frère, allant même à te rendre quand il a été en danger, alors je sais très bien que tant que ton frère se portera bien, tu seras irréprochable. Et je suppose que l’inverse est vrai, car comme je te l’ai dit, j’ai besoin de personnes de confiance.

Alix fait la moue. Apprendre à lire et à écrire, à coups de fouets…Sérieusement. Ils sont timbrés, dans la haute. Quoiqu’il en soit elle frémit à l’idée de subir un traitement pareil juste pour apprendre. Donc elle fera un effort. Mine de rien, la jolie brune n’aime pas tellement souffrir et elle fera sans doute tout pour l’éviter.

- ça prendra du temps, j’espère que t’as pas besoin que je sache lire dès demain…

Elle dit cela juste après les allusions à ce qu’il a vu. Non, elle n’a pas menti, non. Claude est charismatique et brutal. Les clients du bas de la cité ne sont en rien des jolis cœurs pleins de poésie et de compliments charmants. Ce sont des hommes primaires et rudes, qui cherchent à assouvir un besoin immédiat, avec des désirs tout aussi primaires, violents. Avec le temps, elle a appris à se soigner seule, même si parfois il lui fallait le soutien et les bons soins d’un apothicaire qui sait fermer les yeux et qui ne pose pas de questions.

Alors oui, la perte financière sera sans doute conséquente, mais elle n’aura plus à subir cela. Elle trouvera toujours bien une autre combine pour combler le manque à gagner, elle ne manque après tout pas de ressources.

- Tant que mon frère sera bien ici, je resterai. J’ferai ce que tu voudras.

Elle l’observe boire à sa gourde. Quel drôle d’homme celui-ci. Un jour il veut vous péter les genoux, le lendemain il vous offre du travail.

- J’ai une demande.

Elle caresse la robe, toujours aussi pensive.

- J’peux avoir une chambre pour moi ? Je me sens pas en sécurité dans ce dortoir, avec tout ce va-et-vient dans les couloirs. J’ai b’soin d’un peu d’intimité. Pas besoin d’une pièce immense, un réduit avec une paillasse une commode et une fenêtre ce sera bien. Tant que je puisse fermer la porte et me dire que c’est mon chez-moi…Je sais pas si tu comprends…

Et ça négocie, encore et encore, cette femme est quand même incroyable, mais son premier argument est valable et je lui dis en souriant d’un air faussement innocent :

Pas de problème, prends le temps qu’il te faudra, mais tant que tu n’as pas appris, tu ne toucheras pas une prime complète.

Après tout, cette récompense est offerte que si on effectue correctement son travail et elle ne pourra pas le faire tant qu’elle ne sait pas lire et écrire. Je suis sûr que cela va la motiver un peu, mon père me disant souvent que l’argent était le nerf de la guerre, je peux maintenant dire que cela fonctionne aussi pour les guildes.

En tout cas, elle semble accepter, puisque, comme je le suspectais, le bien-être de son frère est plus important que ses propres désirs. C’est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à comprendre, cet amour entre membres de la même famille, mon propre frère n’ayant jamais été tendre avec moi, je l’ai même décapité avec un certain plaisir.

Mais ce n’est pas encore fini, car elle fait une nouvelle demande ! Jamais je ne pourrais prendre mon bain et je lui indique d’ailleurs, en souriant, car cette jeune personne a quand même une forte volonté, et cela, me plaît :

J’ai une baignoire remplie d’eau chaude qui m'attend, alors je te propose de continuer dans mon bureau un peu plus tard une fois que je me serais délassé. Toutefois, je vais te répondre, car je comprends ta demande, quand j’ai fui de chez moi, je me suis retrouvé dans une toute petite chambre dans une auberge, mais au moins, c’était à moi. Tu peux donc aménager les lieux comme tu le sens, coupant le dortoir des femmes en deux si tu le souhaites, voit avec Lorin pour les travaux et les meubles, mais la moitié devra être payé de ta poche dans un délai de six mois.

Voilà, je ne fais pas la charité et je m’apprête à quitter le jardin, à moins que mon interlocutrice ai une dernière demande qui ne puisse pas attendre.

Alix plisse les lèvres.

- Cela ne fait que deux jours que je peux me lever, je crois pas que je pourrai continuer cette conversation dans ton…bureau. Je suis fatiguée et j’ai mal.

Elle serre le vêtement, dans un geste de crispation intense. Cela n’est peut-être rien aux yeux de Desmond, mais c’est déjà un petit miracle qu’elle puisse se tenir debout aussi vite. Elle se relève d’ailleurs, en hochant la tête et en ne répondant rien, dans un premier temps, juste pour s’assurer qu’elle parviendra à marcher sans tomber.
Quand elle sera sûrement campée sur ses deux pieds, la brune dira, tout simplement :

- J’ai de l’argent de côté, je peux déjà avancer les frais pour meubler une pièce. Faut juste que j’aille récupérer mes sous…A plus tard patron.

Il a envie d’aller prendre un bain, et elle de s’allonger, donc elle s’éloigne d’un pas lent, hésitant et peu assuré. Le retour en son lit sera long mais elle s’y allonge en prenant toutes les précautions d’usage. Plus tard, l’apothicaire viendra pour changer ses pansements et froncera les sourcils.

- J’avais dit « pas d’efforts », pourtant.
- J’ai besoin de bouger, j’aime pas rester là comme ça…

L’homme secoue la tête et ne répond rien, désapprouvant en silence tout en replaçant des bandages propres. La plaie est encore rouge. La suture est saine mais elle est douloureuse et il suffira d’un rien pour qu’elle s’ouvre. Alix replace le drap sur sa chemise et murmure:

- J'ai pas encore eu l'occasion de vous dire merci. Alors merci.

L'apprentissage de la politesse...Faut bien commencer quelque part, non?

La jeune femme recommence à se plaindre à cause de sa petite blessure comme quoi elle a mal, mais elle se lève et m’indique qu’elle doit récupérer son argent, ce qui m’inquiète quelque peu, pourtant, je la regarde partir, elle m’appelle patron, signe qu’elle a donc accepté ma proposition.

Je ne l’aide pas, car elle ne m’a rien demandé, je la laisse donc partir, se traînant comme une petite vieille, mais j’ai appris au cours de mes différents combats, qu’il faut toujours marcher après avoir reçu des soins, sinon, on perd la masse musculaire. Enfin, vu comment elle est maigre, elle ne doit plus en avoir beaucoup.

Je hausse les épaules devant cet acharnement, décidément, je ne comprendrais jamais rien aux femmes et je pars prendre mon bain, préparé par Milas. Je demande à ce dernier de récupéré mon armure et mes autres affaires et je peux me délasser un peu, prenant même un bout de savon donné en guise de paiement par un des marchands.

Une fois lavé de près, je vais voir Lorin pour lui expliquer quels seront ses futures tâches et je suis rassuré par ses compétences. Je lui laisse donc une bonne partie de la gestion afin que, malgré mes absences répétées, ma guilde puisse tourner convenablement et me rapporter de l’argent. Actuellement, après quelques semaines d’existence, j’ai pu réaliser quelques petits bénéfices, mais ce n’est pas fameux et je dois continuer à mettre la main à la pâte.

À l’heure du souper, je frappe au dortoir des femmes, ou des filles comme aime à l’appeler les mercenaires et une fois que je suis autorisé à entrer, je dépose le bol de soupe devant la couche d’Alix avant de lui dire :
Vous pouvez rester allongée et mangée, moi j’ai déjà pris ma part. Votre médication habituelle est déjà dedans.
Je m’assois par terre également, ma tunique craquant un peu à cause de ma masse, mais elle tient globalement, il faudra juste que je demande à la renforcer un peu avec du fil plus résistant. Je lui indique donc :

Je viens pour deux petites choses et après, je vous laisse vous reposer, la première est que je me suis rendu compte, en rédigeant votre contrat, que je ne connais toujours pas votre nom de famille et Alix, c’est un diminutif d’Alexandra ?

Je la laisse répondre, et j’enchaîne sur l’autre raison de ma venue :

La deuxième, c’est que vous m’avez dit que vous alliez récupérer votre pécule. Alors je ne sais pas exactement où vous l’avez laissé, mais il est hors de question que vous alliez le chercher, alors dites-moi où il est et je vous l’apporte.

Ma future agente d’accueil va bientôt être opérationnelle, je ne peux la laisser être une nouvelle fois blessée.

Alix regarde l’apothicaire s’éloigner, il salue même le seigneur de Rochemont avant de sortir, pour laisser ensuite entrer l’immense homme qui approche de sa couche. La prostituée inspire longuement avant de tourner la tête un bref instant. Que vient-il faire ici, bon sang ? N’a-t-elle pas expliqué qu’elle ne se sent pas bien ? Puis ça rime à quoi de venir ici avec un petit bol de soupe tout mignon et de s’asseoir par terre pour faire la causette ? On dit que les femmes sont livrées sans mode d’emploi et que s’il y en avait un il serait sans doute aussi épais que la muraille extérieure. Parole d’Alix, le mode d’emploi des hommes serait sans doute aussi compliqué, si ce n’est plus, surtout au chapitre Desmond.

Il vient juste poser des questions. Encore. Dont une qui est effectivement essentielle. Son nom de famille. Elle grimace.

- Alix c’est mon vrai prénom. Mon nom de famille, c’est Montazac. Marbruméen pure souche.

Elle n’en dira pas plus. De toute façon, il n’y a pas grand-chose à dire à propos de sa famille. Ce sont des pécores depuis des générations, si on excepte sa mère qui a servi dans les grandes familles de l’Esplanade avant d’en être chassée pour elle ne sait quelle raison, c’était avant sa naissance.

- Quant à mon pécule…Je refuse que tu y ailles. J’irai quand je serai sur pieds. Et y a pas à discuter trois mille ans là-dessus, je te vois venir à dix lieues à la ronde avec tes remontrances.

Elle le regarde droit dans les yeux cette fois, une détermination sans faille au fond de ses grandes prunelles marrons.

- Je connais l’endroit, les gens, les coins qui sont dangereux, ceux qui le sont moins. Pas toi. J’irai seule. C’est tout. Ce sont mes affaires, pas les tiennes.

Elle ferme les yeux. Elle n’est pas une prisonnière, pas plus qu’un bel oiseau à mettre en cage. La prostituée ira seule, elle ne changera pas d’avis là-dessus.

- Y a autre chose ?