Le Tortionnaire

J’ouvre l’œil, l’esprit encore embrumé. Je ne saurais dire si j’ai vu la Sainte Rikni dans quelque songe hagard, mais je sais qu’aujourd’hui sera encore parsemé d’embuches, toutes aussi inutiles les unes que les autres. Un autre mou du bulbe a dû baptiser mes draps de sa miction aux senteurs de vinasse. Cet imbécile ne comprend pas que plus il me percute, plus il me rend fort. Pourtant, cette matinée, j’étais encore emmitouflé dans des draps secs. Jean-Bizu n’avait pas fait son office. Elles étaient nombreuses, les occasions où je pouvais lui briser une rotule ou lui tordre le cou. Mais ça serait lui rendre service ; La Grande Anür serait bien trop clémente avec cette âme perdue. Cette absence d’élément perturbateur avait ce côté troublant. J’étais habitué à être sur mes gardes, à guetter le danger, à l’accueillir à bras ouverts s’il le fallait. Réchigner et refuser leur sentence, c’était donner raison à ces couards. Parce que c’est tout ce qu’ils étaient : des couards, protégés derrière une solde, au service d’un Suzerain pour qui ils éprouvaient de la crainte et non de l’Amour. Déterminé à connaître la source de ce sursis de quiétude, je me levais, les deux pieds bien ancré sur le planché, me débarbotant le visage, enfilant ma tenue de trouffion, appréciant les souvenirs d’une gloire qui naguère m’aurait permis de faire pendre ces incapables.

Confiant, je me dirigeai dans la cour intérieur de la caserne, essuyant ces regards tantôt moqueur, tantôt méprisant, rarement compatissants. J’enfouissais en moi toute ma rage, et toute mon ironie aussi. Ces nuls se sentaient puissants, investis de je ne savais quelle vertu, alors qu’ils ne connaissaient pas le moindre verset en l’honneur de Serus le Magnifique. Je me serais cru, à m’y méprendre, dans une mauvaise fable. Comme si la Fange n’était qu’un relent de terreur nocturne et comme si une divinité, au-dessus de ma tête, s’amusait à me faire croire que j’étais pourvu de ce libre-arbitre de l’indécence et de l’indifférence. Alors je tournai la tête, autour de moi, mais je ne voyais pas mon bourreau du quotidien. Pas même mes collègues. Complotaient-ils pour mettre à sac mes affaires ? J’haussai les épaules, rebroussant chemin, toujours les regards jaloux dardés sur ma petite personne.


Rien dans ma piaule non plus. Les affaires étaient en ordre. J’allai donc, parmi les bâtiments, à la recherche des collègues les moins débiles pour éclairer ma lanterne. Une vraie chasse au trésor. Mais on ne tarda pas à m’alpaguer. Et non sans violence, en plus. Je me faisais plaquer contre le mur, sans forme de procès, un postillon chatouillant ma rétine. Allait-il essayer de me casser le nez ? Il savait que je lui rendrai sa bravade au centuple — loi du talon oblige — mais mon collègue, Alphonse Danlmur, aussi con qu’un manche à balai, me faisait l’honneur de son zèle, aussi intéressant qu’un dessous de plat.

« Eh le Félon, y a Lombeth qui est complètement cassé à l’infirmerie. T’y serais pas pour quelque chose par hasard ?
Si c’était de mon crû, il serait mort. Donc ce n’est pas moi. »

Il me menaça du poing. Mais dans un élan de génie, comme s’il avait lu mes pensées et intégré la règle du centuple, il se ravisa.

« Faut trouver le fils de pute qui a fait ça.
C’est comme si c’était fait. dis-je sans broncher. »

La vérité, tout le monde la connaissait, c’est que je ne portais pas Lombeth, mon coutiller, dans mon cœur. Je savais que c’était un pourri, un vrai félon pour le coup, qui avait ses petits copains haut placés et qui s’en sortait toujours par je ne savais quelle magouille. Il n’avait pas vraiment attiré mon attention. Mais en revanche, savoir qui avait été son malfaiteur, voilà qui semblait être plus intéressant. Marbrume serait-elle investie de chevaliers noirs, à qui l’on pouvait confier la tâche d’expédier quelque punition incapacitante à quiconque chiait sur le nom du Roi ? Je ne savais pas comment j’allais faire, mais j’allais le trouver, cet homme. Peut-être qu’il était aussi con que Lombeth pour m’exploser la figure. Peut-être était-ce un anti-milicien. Ou peut-être était-ce un homme trop bon à qui je pourrais baiser les pieds. Mais j’avais ma fierté.

Alors, en bon félon-bizu que j’étais, j’avais profité du chaos causé dans ma coutillerie pour mener mon enquête seul, prétextant qu’il fallait veiller sur Lombeth de sorte à ce que son bourreau ne vienne achever son office, et que nous étions tous suspects — ce qui, en soit, n’était pas totalement faux.


J’étais donc rendu sur les lieux où on disait avoir recueilli Lombeth. Sans surprise, le pavé n’avait pas encore été débarrassé de l’hémoglobine. Il devait avoir morflé, à croire que les dieux avaient voulu le mettre à l’épreuve. Ou alors c’était simplement parce qu’il avait dû être sur un gros coup, et qu’il s’était attiré un ennemi notoire. Et honnêtement, il faut être le dernier des cons pour ne pas s’imaginer de quel ennemi il était question. J’avais ma petite idée de l’instigateur véritable de ce semblant de boucherie. J’avais vite repéré, aux alentours, un loubard qui était passé par là et qui feignait le hasard et la surprise. Il n’avait pas vu que je l’avais rodé. À des miles. Un gros chauve grassouillet, sans doute un sbire pour quelqu’un d’encore plus colossal, sinon plus nerveux. Ce gros sac se dirigeait à l’extérieur de la ville, jusque dans les Faubourgs.

Et là, ma belle, je te jure que je n’ai pas pur retenir ce petit rictus d’amusement mêlé à un mépris quant à l’ironie de la situation. Je m’imaginais déjà la scène, maintenant que j’avais une idée du faciès du tortionnaire. C’était un gros bébé, le genre d’ours à baiser des ruches et à noyer les abeilles dans son sperme. Le genre d’ennemi à ne pas se faire. Mais peut-être que l’ennemi de mon ennemi était mon ami.

Alors je m’approchai, confiant, attendant que le colosse barbu à la calvitie naissant darde le même regard de « je-vais-te-casser-en-deux » sur moi. J’étais pas amical, et lui non plus. Alors j’effaçai mon sourire, au cas où il penserait que je me paie sa tête d’office. Ça serait problématique, surtout s’il m’avait rendu un service et qu’il méritait d’être anobli pour ça.

« Bonjour, Messire de Rochemont. Je m’appelle Éon Alderman, douzième coutillerie de la cinquième sergenterie. J’ai à vous parler. »

Pas de “veuillez me suivre” pour pas paraître trop autoritaire, ni de “vous avez un instant” qui eut paru trop courtois.

Et pendant ce temps cette petite voix qui, depuis mon diaphragme, me sussurait ces psaumes mortifères…

Pourquoi les taches de sang, sont-elles si salissantes ? C’est quand même incroyable, je n’ai fait que tuer un brigand s’en prenant à une caravane avec mon épée et maintenant, je n’arrive plus à la faire partir de ma veste. C’est quand même dommage, pourquoi ce genre de chose n’arrive qu’à moi ? Je vais être obligé de l’emmener chez le teinturier, ce qui va encore me coûter de l’argent.

Que la Fange emporte cette racaille, il faudrait la nettoyer à grande eau pour s’en débarrasser définitivement. Je suis sorti de mes pensées par la venue d’un bellâtre en costume de milicien. Il possède une voix grave et demande à me parler. Je ne le renvoie pas tout de suite, il s'est présenté et m’a appelé Messire, ce qui lui permet de rester un peu plus longtemps. Son nom ne me dit rien, mais je ne m’intéresse guère aux gueux et tous les miliciens de base sont des paysans mal dégrossis.

Je lui indique donc, magnanime :

Si c’est pour le bandit que je viens d’occire, il m’avait attaqué en premier !

Voilà, ce n’est pas exactement vrai, il était plutôt en train de fuir quand il m’a vu, mais il a « attaqué » le convoi, c’est presque la même chose. De toute façon, j’ai une dizaine de témoins qui pourraient appuyer mes dires, et le fait qu’ils soient tous mes employés, n’est qu’une simple coïncidence.

Mais après réflexion, je me rends compte qu’il ne serait pas venu tout seul, si c’était pour m’arrêter, je suis quand même le meilleur épéiste à deux mains de ce qui reste du Royaume. Alors, il doit d’agir d’une embauche ! J’ai déjà recruté de nombreux miliciens et il a dû en entendre parler, alors je lui propose :

Suivez-moi, on va discuter tranquillement.

Je nous fais entrer dans un espace clôturé par une palissade où se trouve également le puits. Les lieux sont entretenus par Elodie Santana, une membre de la Guilde, qui est absente pour le moment, nous sommes donc seuls.

Le colosse ne se dégonflait pas. Il arrivait même à se justifier avec toute l’aisance du monde. Il n’avait pas peur. Le genre d’individu à justifier d’un certain contrôle. J’admirais ça. Aussi, soit il se moquait ouvertement de moi, soit il y avait en effet un quiproquo. Le malfaiteur que je recherchais n’avait pas tué mon ordure de coutiller. Il l’avait torturé jusqu’à le rendre inopérant. Mais tuer un bandit et tuer un milicien, ce n’était pas la même chose. Dans le premier cas, on honorait le Roi, dans le second cas, c’était un affront. Donc cette montagne de muscles, aussi impressionnante fût-elle, n’était pas innocente. Ni trop menaçante non plus. À croire que j’avais un semblant d’autorité à ses yeux, malgré ma dégaine de trouffion. Les charmes du Sergent au nom souillé étaient peut-être resté. Par ailleurs, ma Belle, d’aussi loin que je me souvienne, il a pas eu des problèmes de déchéance, lui non plus ?

Enfin, je le suivis. Dans un endroit quelque peut confiné. De quoi me donner des frissons. Je n’étais pas serein à l’idée de ne pas savoir s’il allait m’enfermer pour m’“occire” à son tour, alors je m’assurais d’avoir une issue de secours. Je restais quand même de profil, lui montrant que je n’étais pas totalement à l’aise avec la situation. Si les miliciens risquaient pour la plupart d’avoir des problèmes à me supprimer — aussi parce qu’ils étaient des lâches — le barbu à la calvitie pouvait très bien me hacher menu et balancer mes restes aux oubliettes. J’essayais déjà d’imaginer l’expérience de voir les choses sous un angle un peu plus… Fangeux.

« Je ne sais pas de quel bandit vous parlez. Et peut-être que vous faites l’objet d’un chef d’accusation courant ; peut-être qu’un de mes collègues est sur l’affaire. Mais je vous dis avec toute la quiétude du monde que je m’en badigeonne les noisettes avec les pinceaux de l’indifférence. Ce qui m’amène ici est tout autre, et puisque nous sommes à l’abri des oreilles indiscrètes, j’aimerais mieux que vous me montriez patte blanche. Ça me ferait gagner du temps, en plus de m’aider à trouver des solutions. Il se trouve que j’ai suivi un de vos hommes qui était prêt du lieu où on avait retrouvé un coutillier complètement mutilé, démembré si j’ose dire. Le genre à feindre l’ignorance, comme s’il était venu s’enquérir de quelque nouvelle. Le pavé est encore rougi par le sang de notre collègue. Il a dû passer un sale quart d’heure, apparemment quelqu’un ou un groupe de personnes l’aurait torturé à l’aide d’un chevalet, d’après le médecin légiste. Je me demandais si par hasard vous en saviez quelque chose. Votre homme, là, le gros chauve, il avait l’air de transpirer la culpabilité. Pourtant il n’avait pas une tête de tortionnaire. Mais vous, messire de Rochemont, je pensais il n’y a pas plus tard qu’au moment où je vous ai rencontré que vous avez une tête à sodomiser des ruches, si vous me prêtez l’expression. Je ne dis pas que vous êtes le tortionnaire que je cherche, mais si vous savez quelque chose qui m’aiderait à avancer, pour l’amour de la couronne, je vous en saurai gré. »

J’avais beaucoup parlé. L’idée que cet homme s’érigeait en un sauveur malgré lui me mettait dans l’inconfort. Je n’avais pas envie de le livrer à la milice, surtout s’il était responsable de l’état tétraplégique de Lombeth. Desmond de Rochemont aurait mérité une médaille dans ce cas.

Le milicien accepte de me suivre, ce qui veut signifier qu’il est courageux, ou inconscient, c’est selon le point de vue. Une fois à l’abri des oreilles indiscrètes et malgré une attitude qui reste prudente, il m’annonce de but en blanc, la raison de sa visite.

Il s’agit d’une affaire que j’avais déjà oublier, un interrogatoire musclé pour découvrir un meurtrier, d’un homme corrompu qui était accessoirement sergent. J’avais passé un moment plein de nostalgie, car Edgar, mon commanditaire, m’avait amené un véritable chevalet de torture et je l’avais utilisé, avec beaucoup d’efficacité, je dois dire.

C’est un de mes hommes qui s’est trahi en allant sur place, sans doute prendre des renseignements. Il va falloir que je lui parle, car il ne faut jamais retourner sur les lieux du crime, c’est la base des gens discrets. Je suis un peu surpris que mon interlocuteur me demande des informations et je lui dis, en prenant le maximum de pincette :

Si j’étais vous, je ne chercherais pas le coupable. Les Dieux l’ont sans aucun doute puni pour ses nombreux pêchés. Pour ma part, je n’ai aucune information à vous donner, ignorant tout de cette affaire, mais j’en parlerai à mon homme s'il sait quelque chose.

Bien sûr, je ne vais pas avouer ma participation. Je sais ce qui arrive au « interrogateur » de membre de force de l’ordre. J’ai bien pris toutes mes précautions sur ce coup-là, et je suis persuadé n’avoir laissé aucun indice. D’ailleurs, je lui demande :

Pourquoi recherchez-vous son agresseur ? C’est un de vos parents ?

Je ne vois pas d’autres raisons qui puissent pousser un être humain à vouloir venger une ordure pareille.

Malin, le gros bébé. Ou peut-être dérouté par ma prose, assez longue, je devais l’admettre. Non seulement il se dédouanait, avec une légèreté légendaire pour un poids lourd de son gabarit, mais en plus il se permettait de récolter des informations à sa manière. J’avais pas affaire au dernier des imbéciles. Cela dit, c’était à se demander s’il faisait exprès de demander si Lombeth était « un de mes parents » ou pas. Le salopard devait avoir la quarantaine, mais autant que je susse, vu sa gueule, c’était pas donné de se reproduire.

Non, gros malin. Lombeth n’était ni un parent, ni un parrain, juste un cafard que je ferais bien disparaître. Mais dans la majorité des cas sa mort me causerait des ennuis. Et j’en avais déjà assez comme ça à gérer. Pourtant, avec un géant pareil, ça ne devait pas être bien difficile de supprimer le coutillier à la loyale, ou peut-être un de ses subalternes qui me cherchait un peu trop de noises.

Je me demande ce que tu en penses, ma Belle.

« Un milicien n’est pas coupable de quoi que ce soit, il est le représentant de la justice, l’un des nombreux bras armés de Son Altesse Royale, Sigfroi de Sylvrur. Et j’aime autant vous dire que j’apprécie moyennement le fait que vous vous payiez ma tête, messire de Rochemont. Personne ne sait que je suis là, vous pourriez me casser en deux, tout le monde s’en porterait forcément mieux. Mais c’est aussi la raison pour laquelle je me présente à vous. Il y a plein d’imbéciles au dehors qui ne comprennent pas encore que je n’ai plus rien à perdre. Je crois savoir ce que vous recherchez, et je peux peut-être vous aider à l’obtenir. Mais pour cela, il va falloir arrêter de vous défiler et me dire la vérité. Est-ce bien vous qui avez torturé le coutillier Dracus Lombeth ? Auquel cas vous m’avez rendu un grand service sur le plan personnel. Et j’essaie de voir si je peux faire en sorte que vous en ressortiez impuni. Qu’en dites-vous ? »

Un autre semblant de monologue. J’espérais que le colosse ne s’épuise pas, à bout de patience. Et puis peut-être qu’il était bel et bien innocent, àprès tout.

Ce qui serait bien dommage…

Le milicien commence par me rappeler qu’il est le représentant du Roi, ce que je n’ai jamais contesté, puis pense que je me fiche de sa trogne. Je dois dire qu’il n’a pas tort, mais j’apprends qu’il veut m’aider à quoi, ce n’est pas encore très clair. D’après ce que je comprends, l’officier était un de ses ennemis et il est prêt à me couvrir.
Je réfléchis une bonne minute, guère pressé par le temps, examinant mes nombreuses options, je peux le tuer maintenant, lui dire toute la vérité ou prendre une solution intermédiaire. Finalement, je me décide pour cette dernière, si les choses se passent mal, je pourrais toujours revenir à la première :

Imaginons que je vous crois. Imaginons que j’ai torturé Dracus pour lui soutirer une confession sur un crime horrible qu’il a réalisé il y a longtemps de cela. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis juste que c’est une possibilité, comment pouvez-vous m’aider ?

Je lui précise le fond de ma pensée :

Si j’ai commis cet acte, je peux vous assurer que j’ai couvert mes traces, en ayant un alibi et aucun témoin. De plus, le coutilier n’a pas vu mon visage et est incapable de m’identifier.

Je ne dis pas que j’ai commis le crime parfait, mais je n’en suis pas loin. Mon principal point faible, ce sont mes propres hommes, ce sont des mercenaires aguerris, mais on ne sait jamais. Je pense que je vais devoir en envoyer certain en mission, cela évitera toutes divulgations futures. Concernant le chevalet, il est en pièce détachée dans le sous-sol de ma guilde, je vais le déplacer cette nuit dans un autre lieu, bien caché dans un bâtiment des faubourgs en ruine.

Avec tout cela, je devrais être irréprochable, ce qui est forcement une bonne chose.

J’en n’avais pas vu beaucoup, des comme lui, durant ma fulgurante carrière. Mais ce que j’arrivais à deviner, c’est qu’il voulait éviter les ennuis autant que moi. C’était une cible de choix autant que moi. On avait ça de commun et j’étais tenu de jouer là-dessus, Le Grand Sérus me le sussurait, pour rester en vie. Il avoue donc son meurtre à demi-mot et cela fait de moi un complice. Comme je l’ai été vis-à-vis de toi, ma Belle. Le problème, c’est que n’en déplaise à Son Altesse Royale, je suis tout sauf un traitre. Ce qui ne veut pas dire que je trouverai le moyen de blanchir le bourreau. J’espère qu’il louera plus tard les Trois que je le trouvasse le premier ; il aurait pu s’attirer de plus lourds ennuis, à moins d’occire les miliciens par dizaine, mais il serait vite devenu l’ennemi numéro un de la couronne. Mon plan était tout indiqué, j’étais confiant. Alors je me mis face à lui, lui faisant comprendre que je ne cherchais plus à fuir.

« Le coutillier n’a pas pu vous identifier, Messire de Rochemont. Mais moi je vous ai trouvé, sans grande difficulté. Cependant, comme je vous l’ai dit, vous avez rendu un service immense à la communauté. Le problème, c’est que Lombeth est protégé par un sergent encore plus pourri que lui. La seule manière pour le coutillier de finir dans cet état, c’était en se faisant un ennemi comme vous. Mais ne craignez-vous pas les représailles de la couronne ? Notre roi est impitoyable et je doute que vous eussiez voulu vous écarter de ses bonnes grâces. Alors voilà ce que je vous propose : vous me refaites le portrait, vous me déboîtez un bras tout au plus, et je reviens parmi les miens en vous dénonçant. Par la suite, vous vous rendrez sans faire de vague et vous aurez recours aux traditionnelles ordalies pour blanchir votre nom. Étant infirme, je ne serai pas votre adversaire ; je ne tiens pas à l’être. Beaucoup de mes collègues veulent me voir disparaître. Mais si vous me mettez dans un état assez minable sans laisser de séquelles, je peux vous garantir que je ferai en sorte de concilier vos intérêts et ceux de la couronne ; vous n’aurez qu’à occire un “champion” de la milice, ce sera sans doute un de mes nombreux bourreaux que je ne peux assassiner moi-même sans être soupçonné de quelque supercherie. Je vous conterai mon histoire à cœur joie une fois que nous aurons convenu de cet accord, comprenez bien que mon amour de la couronne prévaut sur tout le reste et jamais je ne trahirai mon roi. Cela ne m’empêche pas de réfléchir avant d’agir, et si je peux vous éviter la peine capitale tout en agissant dans les grâces de mon suzerain, je le ferai. »

J’haussai les épaules, détendu.

« De mon côté, je n’aurai aucun crédit de mes collègues, car comme je vous l’ai dit, même si j’ai retrouvé le Tortionnaire, je suis celui qu’on surnomme “Le Félon” dans la milice ; quoi de plus ironique lorsqu’on sait que je suis l’un des atouts les plus fiables de Son Altesse Royale… Enfin. Si vous êtes d’accord avec cet arrangement, ne retenez pas vos coups. »

Le fameux plan du milicien me laisse sans voix, et je le regarde quelques minutes, sans rien dire, pour savoir s’il se paye ma tête ou pas. Finalement, j’éclate de rire et je lui tape gentiment sur l’épaule, lui disant une fois que je suis calmé :

Tu me plais bien, petit.

Oui, je le tutoie, car il me semble tellement inoffensif que je le considère comme un gars sympa. Je lui propose même :

Allons à l’intérieur, nous pourrons boire une ch’tite bière.

Nous quittons donc le petit jardin pour nous rendre à l’étage de mon quartier général. Je prends place dans mon siège spécialement renforcé et je lui fais signe de s’asseoir en face de moi. Je demande à Alix, une très belle femme qui auparavant, excercait le plus vieux métier du monde de nous apporter deux chopes.

J’attends qu’elle revienne avec sa précieuse cargaison, puis une fois que nous sommes à l’abri de toute écoute, je lui dis gentiment :

C’est donc ça, ton plan, que je te frappe, me rende, combatte, tue un champion, tout ça pour en revenir à la situation initiale, c’est bien cela ?

J’attends qu’il me confirme bien la chose, avant de continuer :

Je ne comprends pas en quoi la couronne sera bien plus avancée avec tout cela. Le coutilier blessé va prendre sa retraite avec un peu d’avance ce qui est une bonne chose pour tout le monde. Je ne sais pas pourquoi on te nomme le félon, mais si tu veux vraiment aider le Roi, je suis prêt à t’accorder mes services gratuitement. Je travailles déjà beaucoup avec la Milice et j’ai tué des cultisites, des bandits, bref pas mal de gens très méchants.

Je le regarde droit dans les yeux et lui indique :

Si tu es vraiment innocent de ce dont on t’accuse, je peux même t’aider à retrouver ton honneur. Cela sera certainement plus efficace que te déboîter un bras, alors que tu ne m’as rien fait.

Je lui plaisais bien. Il m’a même appelé « petit ». Il m’a tutoyé sans vergogne. C’était pas comme si j’étais un Sergent déchu. J’aurais pu monter jusqu’au grade de Capitaine si ces foutus purificateurs ne t’avaient pas fauchée, ma belle. Admettre qu’ils ont été plus intelligents que moi n’était pas chose aisée. Mais ça me donnait de la hargne pour revenir et frapper encore plus fort. Et ce gros bébé m’y aiderait sans doute. Lui, au moins, il m’accordait de l’affection, au point que l’idée de me casser la gueule ne l’enchantait guère. Il préfèrait sans doute se farcir des ordures comme Lombeth ou des bandits de seconde zone.

Pas de danger. Je pouvais lui faire confiance.

Une fois à l’intérieur, bien installé, au soin avec une femme qu’il devait avoir, à n’en pas douter, arrachée à une ancienne maison de passe, je me vis servi d’une bière, sans doute pas coupée. L’homme savait recevoir. Il n’a pas une particule pour rien. Il était pas vulgaire. J’aimais beaucoup cette attention.

Bon, il ne fallait pas baisser sa garde pour autant. Il avait ses intérêts à me graisser la patte, et j’avais mes intérêts à m’allier à lui, sans doute. J’étais un homme du Roi, même si Son Altesse Royale me considérait encore comme un traitre pour être tombé amoureux de la femme la plus merveilleuse au monde. Marcelle…

« Revenir à la situation initiale, excepté le fait que je ne serais pas soupçonné d’une enième félonie, Messire de Rochemont. Je suis ce qu’on appelle communément un “bouc-émissaire” dans la milice. J’étais naguère aux commandes d’une sergenterie qui faisait des merveilles. Et vous devez savoir autant que moi que plus l’on grimpe haut, plus violente est la chute. »

J’esquissai un sourire en coin, amusé par cette douce ironie, et tendait la bière à mon hôte pour le remercier, avant d’en boire une gorgée.

Oui, elle n’était pas coupée. Cet homme était un génie.

« Je ne peux pas revenir à la caserne et vous dénoncer comme cela, alors que Le Grand Sérus sait au fond de son cœur que vous avez non seulement épargné cette ordure de Lombeth, mais qu’en plus vous rendez un service à Son Altesse Royale. Je suspecte qu’il y ait de la corruption qui gangrène les Hautes-Sphères du pouvoir. Je suis un miraculé et mes ennemis ne sont pas les plus affables, si j’ose dire. Pour ce qui est du coutiller Lombeth, le voir prendre sa retraite serait à la fois un échec et une réussite. Il ne mérite rien de mieux que d’être pendu haut et court. C’est lui qui mérite d’être condamné. Pas vous. Je suspecte également que son sergent est tout aussi corrompu. Pour ce qui est du reste… »

Il me parlait de retrouver mon honneur. Là, j’allais devoir faire attention. Lui raconter toute mon histoire était extrêmement risqué à l’heure actuelle. Je devais m’assurer pleinement de ses bonnes intentions. Lombeth en premier, le reste viendrait. J’esquivais alors le sujet, certain d’y revenir plus tard, par son intermédiaire ou simplement par le mien.

Il ne fallait pas bouillir de fureur maintenant à l’idée que je pourrais m’aider de cet ogre pour occir l’Épurateur même !

« Que suggérez-vous de faire pour Lombeth ? »

Mon interlocuteur commence doucement à se confier, sans doute l’effet de la bonne bière que je lui aie fait servir. J’ai devant moi un ancien gradé qui a chuté de haut. Il est vraiment mal considéré par ses collègues, ce qu’on lui rapproche a dû être particulièrement grave, car d’habitude, ils sont plutôt solidaires entre eux. Il me fait ensuite un topo de la situation, il semble avoir perdu l’envie de me dénoncer, ce qui est une bonne chose.

Il me dit que son sergent est corrompu, mais c’est le cas de la plupart des miliciens que j’ai rencontré, ce qui me va totalement, agissant parfois à la limite de la légalité. Quand il me demande ce qu’il faut faire pour Lombeth, je lui réponds en toute transparence :

Je ne compte pas le tuer, je n'élimine pas les représentants de la Loi.

C’est absolument vrai que je n’ai jamais assassiné un seul responsable de la sécurité, j’en ai laissé mourir plusieurs, tués par des Fangeux, alors que j’en profitai pour m’enfuir, mais leurs sacrifices ne fut pas inutile, puisque je suis en vie. À la place, je lui propose :

Nous pouvons toutefois suivre tes pistes, concernant ton sergent par exemple, mais je ne suis pas sûr que cela te permettra d’être mieux vu.

Les gens détestent les indics et autres balances. J’ai une meilleure idée que je lui expose :

Il y a une cible qui fait l’unanimité contre elle, qui plaît à la population, au religieux et au Roi, ce sont les cultistes, si nous arrivons à en arrêter quelques-uns, ton prestige et le mien augmenteront en conséquence.

En plus, j’ai un compte à régler avec cette organisation, car je suis persuadé que ce sont eux qui ont murmuré à l’oreille du Roi et qui ont été la cause de mon temporaire bannissement.

Je commence à me détendre un peu plus. Je te concède que j’étais davantage sur mes gardes de prime abord. Lâcher du lest est une décision à double tranchant : je peux jouir d’une meilleure analyse de la situation et prendre les bonnes décisions, mais si je baisse trop ma garde, sans doute que la grande égide du Saint Serus ne pourrait plus rien pour mon être. Il me fallait tout le temps être aux aguets, anticiper la moindre invective, le moindre courroux. Ici, c’était différent. Desmond de Rochemont était un personnage qui semblait avoir vécu les mêmes tourments que ma personne. Malheureusement, j’étais assez mal placé pour ressentir ce que pouvaient vivre les nobles, mais cela devait être quelqu’un qui avait un sens de l’honneur profond, à sa manière.

Je buvais une autre gorgée, histoire de me détendre un peu plus. Il me parle de nous en prendre de concert directement au Sergent Lucifer. J’aime cet enthousiasme. Mais il me fait presque sursauter lorsqu’il me fait comprendre, à demi-mots, que nous avons potentiellement un ennemi commun.

Parce que mon sang ne fait qu’un tour, et parce que j’ai des restes de commanditaire en moi, je hèle machinalement la belle donzelle qui plus tôt m’avait fait l’honneur d’un breuvage bien brassé, et lui enjoint de me fournir du matériel d’écriture. Je devais être prudent en ce qui concernait cette information : un pas de travers et j’étais littéralement fichu. Ce n’était pas cet imbécile de Langlois après qui j’en avais — s’il n’était pas capable de supprimer des sergents pourris comme Lucifer et m’avoir dans le colimateur, c’était son problème, pas le mien. Ma cible était bien, bien plus dangereuse. Pour le roi comme pour le peuple.

Alors qu’on me gratifia d’un encrier et d’une plume de je ne sais quel volatile, je trempais l’appendice et, dans un silence religieux, je griffonais d’une calligraphie toute sensuelle le patronyme de ma Némesis, de celui que je voulais voir tomber, comme si je signais son arrêt de mort à l’intention d’un exécuteur. Mais espérais-je trouver en la personne de Desmond de Rochemont un colosse salvateur, ou simplement un allié de choix ?

Je pliais soigneusement, fidèle à l’étiquette d’un homme ès manières, le bout de parchemin que je portai, toujours par l’intermédiaire de cette jolie créature, à mon hôte. Avant qu’il ne pût comprendre l’objet véritable de ma requête, je lui posai cette question :

« Qu’est-ce qu’un fier guerrier de votre trempe fait en dehors de l’armée royale ? Même si l’utilité de la guilde des Boucliers de Marbrume est indiscutable, je vois en vous l’esquisse d’un capitaine respecté. »

Spoiler:

Mon invité demande à mon employée de quoi écrire et je laisse faire curieux, de savoir pourquoi. C’est déjà rare de voir une personne du peuple sachant manier la plume, en plus, il écrit mieux que moi ! Il me pose ensuite une question sous forme de compliment et je dois dire qu’il a tout à fait raison ! C’est pourquoi je lui réponds en souriant :

Tu as l’œil ! J’ai été chevalier pendant très longtemps, toute ma vie si je peux m’exprimer ainsi et j’ai participé à de nombreuses batailles ! Mais j’ai tout perdu en l’espace d’une nuit à cause des Fangeux.

Cet instant est pour toujours gravé dans ma mémoire, comme une blessure indélébile. Je ne pourrais jamais m’en débarrasser, mais j’ai appris depuis mon enfance que les Trois ont un plan pour chacun et je continu :

Pour répondre à ta question, l’armée Royale n’a toujours pas été reconstituée. Je prends régulièrement des cours de stratégie avec un général à la retraite pour être prêt. Si le Roi décide de reformer cette organisation, je serai bien entendu volontaire.

Je prends ensuite le document, et je le lis, il n’y a qu’un seul mot inscrit : ‘l’Épurateur. Ce nom ne me dit rien, mais je lui demande :

Est-ce que cela à un lien avec les Cultistes ?

C’est ce genre de secte qui a plein de noms bizarres. Je connais bien ce groupe, car je les ai affrontés de nombreuses fois. Je suis même sûr que c’est à d’eux que j’ai été banni, sûrement une vengeance de leur part. Mon allié Victor de Rougelac, lui a été promu gouverneur des provinces du sud. J’attends donc sa réponse pour savoir si mon intuition est bonne. En plus, je ne comprends pas vraiment ce qu’il veut vraiment et mon visage doit refléter ma perplexité.

J’étais définitivement à mon aise, le dos bien calé contre mon dossier, les jambes croisées, une choppe de bonne bière à la main, surpris un peu plus chaque seconde par la vivacité de mon interlocuteur. Je réprimais une grimace alors qu’il avouait avoir tout perdu à cause de la crise. Lui dire que pour moi la crise avait été l’opportunité de m’engager dans la milice n’aurait sans doute pas été la meilleure idée du siècle. Après tout, j’ai aussi fini par tout perdre, toi inclue, à cause de ces salopards, ma Belle. Mais ne t’en fais pas, je te vengerai, et il se trouve que cette personne saurait m’aider.

Cela dit, lorsqu’il évoqua le nom des « Cultistes », même si je compris qu’il parlait en fait de la secte des Purificateurs, c’était à se demander s’il s’agissait d’une marque d’ignorance de sa part ou bien d’un subterfuge pour ne pas les nommer. C’était à mon tour de rester évasif, au cas où on m’écoutait. J’espérais qu’il saurait quoi faire de l’inscription une fois notre entrevue terminée.

Je me redressai de mon fauteuil et je me penchai vers lui, mes yeux droits dans les siens, et prit une posture plus prompte à la confidence.

« J’ai moi aussi tout perdu du jour au lendemain. Non pas à cause de la Fange, mais des Cultistes, et en particulier de la personne dont je vous ai fait grâce du patronyme. Lorsque le serpent s’écorche contre le rocher, ses écailles se reforment, se renforcent parfois. Pire : il est doué de la capacité de muer. Alors tout ce qui m’intéresse, n’en déplaise à la Grâcieuse Rikni pour cette métaphore, tout ce qui m’intéresse, c’est de lui trancher la tête. »

Je me raffalai, confiant.

« Il est là, le lien, Messire de Rochemont. Vous êtes maintenant bien informé de ce qui me fait le plus vibrer au jour le jour ; les assauts répétés des miliciens véreux à mon encontre ne sont que des petites égratignures à mes propres écailles. Ma cible ne doit savoir sous aucun prétexte que je lui cours après. Il est bien, bien plus à craindre que la plupart de vos ennemis. Cela ne m’étonnerait guère qu’il appartienne aux Hautes-Sphères, hors de portée de ma personne. La seule raison pour laquelle je suis en vie, c’est qu’il ne soupçonne pas ma volonté de le découvrir. »

Je finis ma bière et posa la choppe vide sur la table d’appoint.

« Alors je vous retourne l’offre au centuple : ce n’est pas de simples sbires que je vous propose de chasser. Ceux-là ne sont que du menu fretin. Si nous travaillons à deux, je souhaite que nous nous débarrassions du problème à la source… »

Mon interlocuteur m’indique bien qu’il s’agit de la même organisation, avant de commencer à parler de serpent qui fait sa mue, mais en vérité par vraiment. Bref, je suis un peu perdu, mais il revient, heureusement pour moi, sur ses objectifs. Il souhaite faire profil bas, sans doute pour éviter ce qu’il m’est arrivé.

Quand il me parle de trouver le chef des cultistes, je lui réponds en toute honnêteté :

Je veux bien, mais ce personnage est insaisissable. J’ai bien cherché, suivit de multiples pistes. J’ai même suivi un des leurs dans les égouts…

Je m’arrête brusquement en prononçant ses mots, car j’essaye de me souvenir d’une Dame de la Haute société que j’ai arrêtée dans les égouts, avec un milicien nommé Bucéphale Riparia. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais il ne devrait pas être difficile pour l’homme au service de la loi, de le savoir, je continue donc :

J’ai débusqué un véritable repaire, nous en avons tué pas mal avec un ancien soldat excellant à la Sigfroi. Nous avons, à cette occasion, fait une prisonnière, Dame Rainerius, une jeune femme de la Haute société. Je me souviens qu’elle n’a pas été exécutée comme les autres. Si tu pouvais te renseigner sur sa localisation actuelle, je suis sûre qu’elle pourrait nous en dire beaucoup.

Voilà, c’est ma seule piste sérieuse et je me lève pour faire signe à mon employé de nous resservir deux autres bières. Je pose la seconde chope devant mon invité, puis je me rassois et je lui indique :

Si tu as d’autres idées, je suis preneur. Il n’est pas facile de remonter cette organisation. Je ne sais pas grand-chose de leur organisation actuelle. J’ignorais même le titre de leur chef, car je les ai toujours confiés immédiatement à la Milice.

À l’époque, je voulais vraiment montrer ma bonne foi à tous. J’ai accompli de très nombreuses missions, mais cela n’a servi strictement à rien. Maintenant, je suis plus prudent, j’agis avant tout dans mon intérêt.

Au moment où les choses prenaient une tournure aussi intéressante que surprenante, je sentais mon poids s’affaiser et ma tête s’alléger. J’étais en proie aux prémices d’effluves insupportables, qui me feraient sans doute perdre mon contrôle. Alors, lorsque le gros bébé me faisait l’honneur de remplir ma choppe, j’esquissai un geste de refus, poli, dans les codes qu’il comprendrait, en honnête homme admiratif de « La Haute » et des us et coutumes qui leur étaient propres. Mais ces gens-là, aussi raffinés fussent-ils, n’avaient pas ta valeur, Ma Belle.

J’apprends donc, toujours avec surprise, que le légendaire Desmond de Rochemont a lui aussi suivi les traces de l’Épurateur, mais sans doute pas pour les mêmes raisons que moi. Lui recherche la gloire ; moi, la vengeance. Peut-être réussirons-nous à concilier nos envies vers un but commun. Pour sûr il ne vaut mieux pas être son ennemi au vu de ce qu’il a pu faire — ou faire faire — à ce pourri de Lombeth. Je me demande si lui et moi pourrions réussir à mettre Lucifer dans le même état. Cela ne changera pas la haine que Son Altesse Royale Sigfroi, roi de Langres, porte pour moi. Mais cela rendra son armée un peu moins corrompue. C’était tout ce qui importait.

Mais mes pensées se réorientèrent vers ce que me disait mon interlocuteur. Un repaire, une prisonnière du nom de Rainerius. J’étais sans doute trop occupé à éviter quelque passage à tabac pour concentrer mon attention sur les captifs qui allaient et venaient, parce que ce nom ne me disait absolument rien.

« Dame Rainerus. Je note. lui dis-je. Pour le reste, j’aimerais revenir sur cette histoire de torture. Je n’ai jamais discuté avec vous aujourd’hui, et je n’ai jamais appris que vous étiez le tortionnaire du véreux Dracus Lombeth. Mais par acquit de conscience, s’ils découvrent ce qu’ils ont à découvrir à votre sujet, je ne vous serai d’aucun secours. Parce que non seulement mon aide serait trop mauvaise, mais les interprétations sur une félonie qui ne me correspond pas seraient d’autant plus prostituée de la bouche de ces nigauds. Je vous fais confiance sur votre propension à servir les intérêts de la couronne, mais sachez que je prends un risque. Je me renseignerai sur cette Dame Rainerus, et reviendrai sûrement vers vous pour envisager de faire payer au sergent véreux ce qu’il mérite. Sommes-nous d’accord sur ce point, Messire de Rochemont ? »

Dans le doute, je m’étais légèrement redressé de mon fauteuil, lui indiquant que j’étais sur le point de prendre congés après que nous aurons trouvé un accord.