[Terminé] Emmurés dans le silence

Spontanément, la lame du Pénitent jaillissait de son fourreau en un éclair. Fulgurant, un arc-de-cercle vif de mort pourpre qui aurait pu décapiter promptement la Baronne encapuchonnée, si son instrument ne venait pas frôler le sol en même temps qu'il dépassait d'une puissante foulée Léonice qui s'était immobilisée. Craquement sourd, un carreau s'enfonçant dans le bouclier orné des armoiries de Raison, brandi pour intercepter le trait meurtrier qui se serait autrement fiché dans le dos, à hauteur d'un poumon, de la rousse. Un grondement foncièrement animal franchissait la barrière des lèvres tordues de Dartigau, qui fléchissait déjà les genoux, brisant la queue du projectile dont la tête s'était profondément enfoncée dans l'acier tordu de son bouclier. Durant un instant, ses iris orageux scrutaient la silhouette noire, incertaine, qui s'était matérialisée dans le dos de sa régente, suscitant ainsi sa marche forcée vers elle. A juste titre, compte tenu du fait que la force aberrante du projectile témoignait d'un armement plus que qualifié pour mettre à bas l'ambitieuse Léonice.

Hector fait mine d'ouvrir la chasse, mais déjà, la silhouette décampait, les étoffes noires de son accoutrement dans son sillage. Réprimant un second grognement de contrariété, l'Apôtre faisait volte-face, accélérant le pas après avoir accompli son devoir, hélant sèchement Léonice.

« Suivez-moi. Je crois que vous vous êtes attirée les foudres d'un envieux. »

Inévitablement, le Chevalier menait la noble dans un sous-bois adjacent à Marbrume, dont l'orée avait été ratiboisée pour éviter d'offrir un tremplin aux Fangeux ou une source d'incendie aux Bannis. La pluie battante les faisait rapidement patauger dans la boue, sans qu'Hector ne freine, ressassant le récent évènement, et la claire tentative d'assassinat de la Baronne. Entre deux bourrasques assourdissantes, sa voix rauque s'élevait, interrogeant sa partenaire de crime.

« Une idée de qui peut avoir engagé pareil tueur ? Si vous ne l'avez pas repéré sur le chemin de la sortie, je crains que ça ne soit que le début des efforts pour vous évincer de la Cour. »

Une hallucination ; ce fut ce qui embrasa tout d´abord les oreilles de Léonice, qui ne parvenait pas à comprendre pourquoi un bruit si caractéristique d´une arme qu´elle connaissait bien partait depuis son dos. Les yeux rivés sur son chevalier, Léonice ne bougea qu´à peine, pénitente, son cerveau refusant de fonctionner alors que ses légers doigts serraient tout contre elle le coutelas prêté un peu plus tôt. Léonice se fit dépassée par Hector, et alors que la lourde réalisation lui arraché un halètement immaîtrisé, Léonice parvint tout de même à se tourner pour apercevoir la silhouette noire au milieu des gouttes de pluie. Le frisson d´abord gelé la brûla de la pointe de ses pieds à celle de ses doigts ; depuis quand ? Où ? Léonice serra la mâchoire, impuissante, vérifiant les alentours comme si elle serait capable de prévenir à temps l´assaut d´un deuxième assassin. Heureusement pour elle, seuls les bruissements des arbres arrosés aux alentours la firent quelque peu sursauter. L´homme en noir avait du la suivre depuis son domaine ; ainsi vêtue, il n´y avait pas d´autres possibilités ; quelqu´un avait-il profité du départ esseulé du Chevalier ? Pourquoi seulement maintenant ? Sourcils froncés, Léonice s´exécuta malgré le ton haché utilisé pour la faire bouger. Gênée par sa robe, la noble n´hésita pas à empoigner le tissu à deux mains avant de le relever jusqu´à ses genoux ; et tant pis pour le manque de grâce. Elle trotina comme elle le put à la suite d´Hector, rapidement essoufflée, mais désireuse de s´éloigner de l´endroit qui manqua de connaître sa fin. A la question posée, la baronne eut tout un tas d´idées qui s´alignèrent dans son esprit ; certaines furent écartées, comme une vengeance d´une femme courroucée, puisque Léonice ne fréquenta aucun lit en ces quelques années de présence à Marbrume. Le coeur battant, le souffle écourté, elle parvint à élever suffisamment la voix pour se faire entendre.

« Je n´en fais même pas encore réellement partie… mais j´ai quelques idées.»

Des idées qui feraient mieux d´être rapidement confirmées si elle voulait survivre. Etrangement, elle se trouva relativement calme pour quelqu´un dont la vie ne demeurait que sur un fil.

«Pensez-vous… pensez-vous que cela pourrait être lié à cette interaction avec ces deux roturiers, il y a trois jours ?»

L´agression avait été à la fois si banale et si spécifique. Léonice déglutit, peu à l´aise, avant de se concentrer sur des choses qui lui paraissaient toutes aussi plausibles.

« Je n´ai jamais pris position pour ou contre le duc,» souffla-t-elle d´une traite. «Mais je reste suffisamment présente dans chaque milieu pour déranger.»

Hector le savait déjà, alors Léonice ne prit pas la peine de les citer, mais ses excursions au Temple étaient notées puisque régulières ; elle passait beaucoup de temps chez différents nobles pour leur fournir divers conseils, et même la riche bourgeoise la sollicitait. Il lui arrivait de se rendre directement à la caserne et de discuter avec les miliciens, puisque Léonice s´était plusieurs fois portée garante et soutien de certaines missions. Si elle ne brillait pas par son aide envers le petit peuple, là encore, sa présence sur les marchés lui assurait des regards appréciateurs de certains qui la reconnaissaient à sa chevelure ou ses yeux bleus. Sa mâchoire claquait à cause du froid, mais Léonice tenta de rassembler tout ce qu´elle pensait de l´affaire.

«Rien de plus concret ne me vient dans l´immédiat, mais si une partie de la noblesse cherche à m´évincer… cela doit venir de quelqu´un qui me voit comme une triste arriviste. Les natifs du duché ont cette tendance… et ce ne sont pas les personnes que je connais le mieux.»

Le son de sa respiration emplissait son crâne à mesure que ses iris orageux arpentaient leur lieu de cachette, curieusement lucide lorsqu'exposé au danger. Alerte, jusqu'à aiguiser son acuité sensorielle à l'extrême, sensible au moindre bruit. Difficile de percevoir le son des branches qui cèdent sous un pas expert alors que la pluie les martèle férocement, préférant finalement prête l'oreille aux élucubrations de son interlocutrice.

« Je doute que les deux égarés que j'ai expédié à la Trinité aient suffisamment d'aptitudes cognitives pour fomenter le moindre plan, au vu de leur attitude envers vous. »

Une profonde expiration, qui trahissait l'apnée focalisée du Chevalier jusqu'à présent. La tension électrique retombait lentement, à mesure que sa lame trouvait le fourreau suspendu à son flanc. Son regard glacial scrutait toujours leurs environs avec une intensité difficilement égalée, ne se jugeant pas hors de danger malgré leur succès. Humectant ses lèvres, Hector reprenait en usant toujours de sa voix rauque, inadaptée à de telles élocutions.

« M'est d'avis que votre assassin va rapporter notre sortie à son bon maître. Nous devrions nous hâter, avant que les Bannis peu scrupuleux en dépit de leur rejet ne convergent sur nous. L'or n'a pas d'odeur. »

Conclusion, malgré leur survie quasi-miraculeuse - si la Baronne n'avait pas eu le réflexe de marcher dans sa direction sans fléchir, sans doute aurait-elle reçu le carreau avant même que son protecteur ne l'atteigne -, les ennuis ne faisaient que commencer, et il lui serait difficile de mener à bien cette escapade dans ces conditions. La montre jouait contre eux ; Léonice n'était pas apte à une marche forcée pour assurer le succès de leur entreprise, elle devait être protégée, et ils ne pouvaient pas renoncer sans quoi elle y laisserait sa main, ou sa réputation. L'un dans l'autre, sa réputation était sans doute le moins primordial - si on ne tenait pas compte du fait qu'il s'agissait de la seule chose, avec l'allure du Pénitent, qui tenait en respect les loups de Marbrume. Les de Raison n'étaient plus rien, ni personne, au grand dam du vétéran arborant toujours les armoiries du défunt mari l'ayant engagé à son service.

Retenant un reniflement, il faisait volte-face sous le déluge, accélérant spontanément le pas sans pour autant distancer de manière raisonnable celle dont il était garant de la sécurité.

« Il faudra élucider ça au plus tôt. A ne pas prendre parti, vous subissez les feux croisés. »

Léonice peinait à respirer, aussi préféra-t-elle abaisser légèrement le fouloir qui lui masquer la bouche et le nez. Si elle gardait ses cheveux et le reste de son corps relativement couvert, les risques de trouver quelqu´un capable de la reconnaître à son seul visage s´amenuisaient alors qu´ils s´enfonçaient dans le sous-bois. Léonice ne savait que trop bien qu´il y avait toujours un risque, mais parler en marchant était un effort qui lui prenait déjà beaucoup d´énergie. Sans s´en rendre compte, un brin de fièvre lui donnait chaud, en plus du reste ; entre la pluie, le froid et sa main, beaucoup de signaux pouvaient rendre son état vers la dégénérative. Et au milieu de tout ça, voilà qu´on se prenait l´envie de vouloir l´assassiner.

«Nos égarés, certainement pas, mais il ne doit pas être difficile de convaincre des désemparés d´oeuvrer pour d´aussi pitoyables méfaits…»

En clair, Léonice préférait être prudente et ne se retirer aucune possibilité. Une odeur de moisissure s´emparait de ses narines, la forçant presque à ramener le tissu trempé contre son nez. L´inconfort apparaissait pourtant comme une donnée secondaire… la noble ayant vécu le pire, l´idée de se plaindre de sa situation ne lui venait pas naturellement à l´esprit. Ses jambes trop courtes peinaient à rattraper Hector, mais sa volonté l´aidait à ne pas se laisser glisser dans la fatigue qui lui creusait les traits. Elle hocha la tête, avant de réaliser qu´Hector ne devait pas la voir, ou en tout cas pas vraiment la regarder.

«Oui. Hâtons-nous mais… je vous suis. Je n´ai malheureusement aucune idée de où nous pourrions trouver un soigneur.»

Léonice pressa le pas, quitte à s´épuiser ; n´était-ce pas une chose normale quand sa vie était en danger ? Il y avait là des choses que beaucoup de nobles répudieraient mais, quelque part, Léonice avait suffisamment étudié les comportements d´Hector ou de ses feus chevaliers pour savoir que la plus grande force était celle qui nous permettait d´avancer. Bien sûr, la boue à ses chaussures la menaçait perpétuellement de se vautrer sans élégance ; le peu de denrées avalées pouvaient remonter de son estomac jusqu´à sa gorge en quelques secondes si Léonice ne faisait pas attention ; et enfin, elle serrait si fort le coutelas contre elle que si elle tombait, il serait presque assuré qu´elle s´ouvrirait le ventre avec. Mais l´abnégation comme la solidité de Dartigau devait être une force ; la sienne. Et ce bien malgré la menace d´un jour voir le gant du chevalier être une dernière sentence d´une vie embrasée.

«J´en ai bien conscience, Chevalier. Je pensais simplement avoir plus de temps, et ne faire pas suffisamment de vagues pour que l´on cherche à m´évincer de cette manière.»

Les choses se compliquaient alors de bien des manières ; et Léonice n´avait pas réellement d´excuses, elle savait que prendre partie trop vite aurait été… dangereux. Surtout avec les idées qui étaient les siennes, et qui tendaient en défaveur de la hiérarchie locale. Sauf que sans pouvoir, sans mari et avec une renommée ridicule qui les faisait pourtant survivre, Léonice ne pouvait qu´à peine compter sur sa petite influence auprès de la noblesse et du petit peuple.

«Je regrette de nous mettre ainsi dans cette situation par ma négligence, ou peut-être une forme de naïveté. Mais j´espère que vous me croirez quand je vous assure que si mes liens m´auraient poussé à prendre un parti plutôt qu´un autre, ce genre de situations serait arrivé beaucoup plus vite…»

La pénible progression était ponctuée des répliques de Léonice, qui, malgré la tempête qui semblait poindre, la pluie battante les accablant à mesure qu'ils s'éloignaient de Marbrume. Régulièrement, le Pénitent, malgré qu'il soit indubitablement peu galant et, en toute honnêteté, peu concerné par la faiblesse physique évidente de la Baronne qui lui emboitait le pas en évitant racines traîtresses et pierres glissantes qui auraient tôt fait d'éjecter Hector au sol s'il n'était pas muni des crampons sous ses croquenots de plaque. Porté par un vent de rage phénoménale, il se surprenait à étouffer le courroux qui avait jailli dans ses veines de concert avec l'adrénaline, à l'instant précis où le carreau avait sifflé. Était-il si avide de conflit ? L'exultation du combat ne lui était plus étrangère, preuve en était du funeste destin des roturiers ayant levé la main sur sa Baronne.

S'épargnant davantage de tergiversations, il répliquait par-dessus son épaule, empoignant une branche basse qu'il brisait d'une torsion du poignet pour épargner à la rousse d'y être confrontée, l'éjectant plus loin dans le sous-bois à mesure qu'il s'exprimait.

« Je n'en doute pas. Ne m'en déplaise, vous n'êtes pas incompétente, dans ce domaine. »

Ses iris orageux arpentaient de nouveau les silhouettes qu'on devinait entre les arbres, ombres distordues projetées là autant par hallucination, anticipation, qu'à cause du climat qui se détériorait, les baignant d'humidité glaciale en faisant courber l'échine aux plus vaillants des chênes qui se grandissaient par défiance. Les bourrasques sifflaient sous la canopée verdoyante, se faisant l'écho du carreau qui s'était éclaté contre son bouclier dans un réflexe fulgurant. Plissant le nez, sous son casque, le Chevalier grondait en réponse à l'orage conjuré par sa Sainte, rappelant ses caresses réprouvées à ce dernier, qui accusait le manque avec une ferveur religieuse revitalisée.

« Une fois démasqué, il faudra en faire un exemple. Une démonstration de force, et une menace à l'égard de vos futurs détracteurs. Voilà quelque chose dans mes cordes. »

Cette journée ne serait pas sous le signe de la tendresse. L´esprit aussi malmené que le corps, Léonice profitait des longs silences de son partenaire alors qu´ils s´enfonçaient toujours plus loin dans une tangible désolation. L´air était presque garnis des méfaits que subiraient le binome s´ils trainaient trop en place ; l´aventure n´était pas sans leur rappeler l´hiver 1164. Et pourtant, tout avait changé. Léonice n´était plus aussi heurtée par le changement, capable de l´embrasser et de le provoquer comme jamais elle n´en avait été capable du temps de son époux ; Hector, vitalisé, n´était plus le déserteur mollasson inquiet du moindre bruissement de feuilles ; l´ironie voulait qu´ils soient encore là avec leurs besognes en signe terrible contre leurs épaules, et qu´un monde semblait autant les rapprocher qu´un autre venait les éloigner. Un étirement dans la gorge de la noble manqua de la faire tousser ; étouffant le bruit entre ses doigts bandés, un reniflement fut heureusement couvert par le clipotis de la pluie battante tout autour d´eux. Le compliment pourtant voilé de cette agressivité latente de la part d´Hector fit sourire sa régente ; il ne s´agissait là que de la reconnaissance d´un ingrat menaçant, mais qui lui était au moins fidèle. Léonice préféra passer outre le ton employé ; voilà quelques jours qu´elle se confirmait que Dartigau ne serait jamais un champion d´étiquette lorsqu´ils étaient ensemble et, quelque part, trouvait-elle une appréciation toute unique en présence de son protecteur attitré.

«Tant mieux. Qu´ils comprennent que la fragilité apparente d´un corps n´est pas un paramètre à prendre en compte de manière esseulée.»

Léonice s´exprimait de manière linéaire, presque détendue, mais une pointe de brusquerie s´échappa de sa gorge. Elle revit les deux roturiers décimés et… l´étrange satisfaction qu´elle en avait ressenti. Elle passa au travers du chemin dégagé par Hector, mais ses jambes faillissaient bien malgré Léonice ; ni crampion ni bottes adaptées ne lui permettaient de marcher correctement, et plusieurs fois la noble manqua de percuter Dartigau par un glissement inopportun. Se reprenant, elle laissa le silence les distancer ; Hector n´était pas un grand bavard, et si Léonice faisait aisément résonner sa voix pour des raisons aussi superficielles que la satisfaction d´être écoutée, elle ne ressentait pas le besoin de combler les vides. Il y avait bien quelques sujets qui prirent le chemin pour germer dans son esprit ; entre la fatigue, la faim et le stress, l´hésitation ne prit pas beaucoup de place dans son esprit.

«Chevalier… y avait-il une raison, ce jour là, pour que vous reveniez au domaine ?»

Elle chercha la prochaine formulation, consciente qu´elle n´obtiendrait peut-être pas de réponse satisfaisante.

«Contrairement à ce que d´autres pensent, j´ai choisi délibérément de vous faire confiance, et je continuerais de le faire. Mais j´ai aussi conscience que vous ne m´êtes pas loyal ; vous l´êtes au nom que j´ai emprunté par mon mariage.»

Le Chevalier ne se formalisait pas lorsque la sang-bleu glissait, manquant de le percuter, pas plus qu’il n’avait envisagé de l’aider lorsque l’évènement se déroulait. C’était une distance froidement instaurée, contraire à l’étiquette et aux attentes, sans doute, de la Baronne. Hector se surprenait à se méfier d’elle malgré leur relation symbiotique de parasite, l’un dépendant de l’autre pour se défendre, et le second nécessitant les mensonges de la première pour survivre. La voix dans son dos n’était autre chose qu’une distraction, à mesure qu’il gravissait une pente anormalement raide, bénissant les crampons dont Rikni l’avait récompensé afin de franchir l’obstacle sans apparente difficulté autre que son souffle sonore, caractéristique des pénibles labeurs devenus besognes. La végétation s’éclaircissait – au contraire du temps – et, alors que Léonice lui posait la fatidique question, Hector s’immobilisait.

Une litanie de haine gravitait dans son être en permanence – et soudainement, elle fut réduite au silence alors qu’il contemplait le vaste plateau baigné d’une pluie battante sous un ciel d’argent terni. La canopée nuageuse, domaine de sa Sainte, ne lui avait jamais semblé si proche, la tempête si proche du sol qu’on l’aurait aisément confondue pour une tentative d’asphyxier la terre ayant déçu la divine. Toute la fatigue quittait ses membres, une curieuse vitalité emplissant sa poitrine à mesure qu’il embrassait son immobilité statique, ses iris orageux baignés d’une adoration sans borne qui contrastait avec son habituelle cruauté martiale, la malveillance inhumaine dominant ses psychoses à tendance destructrice. Malgré tout, il envisageait d’ignorer la rousse qui le rejoindrait sous peu, loin du couvert du sous-bois, tandis qu’elle s’explicitait. Les secondes s’égrenaient péniblement à l’image de leur traversée fouettée par le vent et les branches basses, avant qu’il ne réplique de son éternelle voix rauque, à peine au-dessus de la cacophonie de la pluie.

« Votre mari a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, au même titre que Rikni a façonné mon vécu. Vous me percevez sûrement comme erratique, violent, excessif et sans doute fou. »

Elle n’aurait pas tout à fait tort, à dire vrai. Lentement, sa cape en lambeaux soulevée comme un étendard durant la charge déliée d’un cavalier monté, un éclair dans le lointain zébrant l’anthracite céleste, le baignant d’un halo électrique singulier, ils étaient engloutis par le roulement du tonnerre. Et avec le même calme mortel, glacial, le Chevalier achevait son trait de pensée.

« Mais je leur suis infiniment redevable, à l’un comme l’autre. J’ai failli ma Déesse en fuyant le front. Je n’allais pas faire défaut à Enguerrand dans le même délai. Ma pénitence débutait avec votre salvation, Madame. »

Car, sans elle, l’Apôtre n’aurait eu aucune occasion d’apporter la tempête purificatrice qu’il incarnait sur Marbrume. Tous, en temps et en heure, se rappelleraient leur devoir à l’égard de l’Humanité, et de la Trinité, le moment venu.

Il y eut bien quelques moments où la baronne eut l´espoir de recevoir une aide quelconque ; mais la frustration de sa propre incompétence physique passé, Léonice préférait savoir Hector attentif à un environnement agressif plutôt qu´à la jeune femme qui naviguait difficilement dans son dos. Peut-être s´agissait-il d´un véritable tour de force, quelque part, d´ainsi parvenir à avancer sans se bloquer dans la boue. Léonice remontait parfois un peu plus sa robe à ses mollets, dans une naïve tentative d´abîmer le moins possible ses vêtements. Une main se portait à son front qui, sans être brûlant, attestait de symptomes qui la coucheraient probablement au lit pendant quelques jours s´ils parvenaient à revenir à Marbrume en un seul morceau. Concentrée sur le pénible chemin qu´empruntaient ses pieds, Léonice passa quelques secondes la tête penchée en avant ; trop pour ne pas voir le dos immobilisé de l´homme en armure, contre lequel son crâne rebondit dans un bruit stupidement douloureux. Sonnée, la rousse tomba à la renverse jusqu´à finir assise dans la boue ; heureusement que son équilibre ne fut pas suffisamment mis en péril pour lui valoir de dévaler la pente tout juste gravit. Elle cligna des yeux, écoutant la réponse de Dartigau qui avait tout de même peiné à arriver ; une pointe de chagrin lui gonfla la poitrine alors que Léonice revoyait sans mal son feu mari aux côtés de ses chevaliers. Quand elle comprit qu´Hector ne se retournerait probablement pas pour l´aider, Léonice laissa tomber toute l´élégance qui la façonnait en tant que noble. Les deux mains plongées dans la bouillasse devant elle, elle chercha à retrouver son équilibre en se portant sur ses genoux.

«… Non, c´est inexact,» souffla-t-elle entre deux assertions du chevalier.

Alors que Léonice se redressait progressivement, malmenée par les intempéries mais toujours en un seul morceau, elle se demanda s´il était pertinent d´ainsi parler à son chevalier. Si elle ne savait pas à quel point il se méfiait d´elle, il ne lui était pas impossible d´imaginer que son manque de douceur à son égard était nourri par un violent mépris envers sa personne, pour peu que ça ne soit pour toute la noblesse en générale. Mais dans le fond, ils ne s´étaient jamais suffisamment parler pour en savoir autant l´un sur l´autre au delà de spéculations tardives et inhérentes à leur collaboration presque forcée. Léonice parvenait à se redresser, la robe et les tissus sans dessus dessous, dans une indifférence qui ferait douter de sa pourtant haute naissance ; elle comprenait.

Ce qu´elle craignait, quelque part. La compréhension étant l´étape dangereuse qui ne devait jamais trop lié les dirigeants et leurs subalternes. Un hochement de tête, un silence alors qu´elle se hissait non plus derrière mais tout juste sur le côté du chevalier.

« Je ne puis prétendre être aussi fermement pieuse que vous, Chevalier Dartigau.»

Elle ferma les yeux, dans un sourire soupiré alors qu´elle rabattait la capuche au-dessus de sa tête ; cette dernière lui collait tellement aux oreilles qu´elles en bourdonnaient.

« Mais je veux bien croire qu´au moins un des Trois ait délibérément choisi de nous faire survivre ensemble, oui.»

Restait à savoir s´il s´agissait d´une pénitence pour Hector ou pour Léonice ; peut-être un peu des deux, quelque part.

« Je préfère croire que vous n´êtes ni erratique, ni violent, ni excessif, ni fou, Chevalier. Cela serait me reconnaître cruelle, inhumaine, mauvaise, manipulatrice, et au moins aussi folle pour vous avoir à mon service.»

Elle ponctua, tout en déplissant le bas de sa robe ;

« Laissez-moi donc nous croire encore suffisamment sains d´esprit pour mener à bien nos affaires, voulez-vous ?»

Derrière le refuge de son ventaille, une esquisse de sourire qui évinçait le rictus malsain défigurant son faciès déjà hideux. Un souffle nasal indéchiffrable, à mi-chemin en l'hilarité et une compassion inédite. Sa posture s'altérait légèrement, sa vigilance troquée pour une momentanée accalmie, un instant de paix sereine qui était parfaitement étrangère au Pénitent. Ses iris orageux scrutaient les plateaux désolés, baignés par la pluie diluvienne et la lumière malade qui parvenait à filtrer au travers de la canopée anthracite, avant qu'il ne réplique à l'adresse de Léonice, sans lui adresser un regard, dans une confession inavouée.

« Aye. Ce devrait être dans ma corde, ça. »

Sans doute que dans une autre réalité, la faille dans sa vigilance se serait transformée en froid carreau d'acier dans son flanc, perforant les renforts en cuir à mesure qu'il n'aurait vacillé, étouffant un râle de douleur sourd. Frisson glacial, titubant vers l'avant, ses appuis menaçant de lui faire défaut. Alors, seulement, son croquenot se serait interposé, le maintenant debout pour que dans un chuintement feutré, sa lame ne jaillisse de son fourreau. Ses iris orageux auraient harponné une Léonice intacte, découvrant ainsi être devenu la cible principale de leur bourreau. La souffrance se serait propagée dans son système nerveux comme une onde brûlante qui transcendait les limites de ses inhibiteurs, réprimant ses halètements douloureux car chaque inspiration lui aurait coûté, devinant ainsi une côte fêlée à l'impact, protégeant poumons et organes vitaux. Sa mobilité se serait inévitablement réduite, et un affrontement hardu se serait amorcé.

Au lieu de quoi, après un signe de tête entendu à l'adresse de sa voisine, Dartigau amorçait sa pénible progression en direction du Plateau, reléguant ses appréhensions au monde agraire qui s'ouvrait à eux. Si les nobles étaient de réguliers vacanciers, là-bas, à la recherche de distraction et de chasse, il y avait peu de chance que Léonice, mineure dans son statut, ne soit reconnue. Quelques menaces suffirait amplement à faire ploire un guérisseur de crainte des représailes, et leur malvenue escapade toucherait à sa fin.

Tout du moins l'espérait-il.