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 De l'expression du divin et ses voies impénétrables

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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyJeu 21 Juil 2022 - 3:12



De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

L’heure était à la chaleur. Au cours de cet après-midi ensoleillé marquant l’amorce de juin, il m’était enfin donné d’apprécier un jardinet renfloué et soigné depuis les prémices printaniers de l’an mil cent soixante-sept, plus propices à la taille du fragon et de la bourdaine. Plus de deux années de chaos et d’anarchie parmi les espaliers et leur enchevêtrement de chèvrefeuille réduisirent autrefois cet endroit à l’état de jungle échevelée, dont les noirs doigts rachitiques accrochaient le vêtement du badaud voire se laissaient à mourir sur le gravillon rond d’avoir été tant foulé. Sur le pas de la volée de marches dégueulant du salon de rez-de-jardin, tel un condor survolant ce qui n’est finalement qu’un vague coin d’herbe verte cerclé d’un anneau de haie, la culpabilité me prit aux tripes. La culpabilité d’aller de l’avant, passés ces deux années, charnières de mon deuil n’ayant jusqu’alors que rouillé sous une pluie devenue évanescente. La culpabilité de réajuster une existence à la dérive par le simple fait d’avoir ordonné, jadis, que l’on taille ces maudits buissons. Ce paysage d’ordre et de beauté simple, limpide, pourfendait mon âme d’un épieu irrégulier piquetant son sillage de pénibles échardes. Une pergola pour le moins rustique, lacée de vignes, abritait auparavant Anna et ses ribambelles d’invités dont je percevais encore la cacophonie et les rires effacés. Les ceps aujourd’hui éteints et arrachés à la terre sèche étaient tenus de ne plus orner les planches de merisier de cette arche géométrique ; deux sièges se lovaient encore sous le treillis, tristes vestiges.

L’heure était à la chaleur. Négligemment accoté à la rustre pierre de l’alcôve où je contemplai l’orgueilleux spectacle, le cuivre de ma peau se nourrissait des rais ardents de l’astre du jour dont les assauts brûlaient ma cornée smaragdine sensibilisée par une matinée en huis-clos. Le souvenir harcelait mes méninges aussi sûrement que le nez du démon avait point ; plutôt que par des murmures, ce fut par cette étrange tessiture intérieure qu’il se manifesta, la première fois. De ces dialogues secrets dont je me pensais l’auteur et pourtant se devaient être attribués à un autre dont l’inflexion, d’ailleurs, ne ressemblait guère à la mienne. Isméon en avait ce jour fait les frais, particulièrement déprécié dans le discours de cette entité indiscernable qui avait pour sûr une dent à son encontre. Sa vexation étouffée dans les carnets de bord qu’il s’évertuait à rédiger dans ses quartiers, je ne m’attendais toutefois pas à le retrouver avant la nuit tombée. Ce vieux bouc était encore plein de ressources et n’avait à ce jour pas achevé l’apprentissage de sa suite, le concis et insupportable Clovis dont j’admettais jalouser le teint de nacre. Il ne se passait pas un instant où, nécessitant ses services, cette ombre ne se faufile d’un recoin de tapisserie pour me servir. Une justesse et une rigueur dont je me délectais et pourtant frustrait le plaisir coupable de rabrouer quiconque se trouve à m’être subordonné. Là encore, ayant mandé un hanap d’eau claire, le valet avait pris soin d’en parfumer le goût ferreux par quelques feuilles de menthe broyées puis infusées à froid.

L’heure était à la chaleur. Et je savais la visite prochaine d’une invitée pour le moins particulière ; bien que novice, la jeune femme qu’il me fallait recevoir en mes appartements n’était autre qu’une représentante cléricale. De ces bigots infatués dont la présence m’était habituellement insupportable tant leurs discours débordaient de fausserie, je me devais toutefois composer avec sa présence requise pour une affaire pour le moins personnelle. Car le démon ne fut pas le seul maux des Trois qui se manifestât des conséquences d’une nuit funeste : une série d’étranges rêves poursuivirent depuis lors mes repos les plus maigres pour laisser leur empreinte malfaisante imprimée en moi comme un fer chauffé à blanc. Terreurs nocturnes, irascibilité, autant de symptômes épuisants dont la cause viscérale m’échappait telle une anguille gluante entre mes doigts patauds. Plusieurs cycles oniriques se succédèrent au point où, mon chevet muni d’un vélin et d’une plume, je parvenais à en rédiger quelques médiocres bribes au sortir de leur exploration involontaire, se mutant en une bible de pensées destructurées. Et ce manifeste se devait être lu par qui saurait interpréter, un tant soit peu, les étranges remous divins. Ma missive l’avait ardemment précisé, je n’espérais qu’une conversation et un peu de spontanéité, et je pensais la jeune Sixtine capable d’un tant soit peu d’esprit critique, ruine de son éducation nobiliaire qui ne m’était plus inconnue.

L’heure était à la chaleur. Et l’échéance de cette rencontre approchait. Je réclamai aussitôt à mon précieux domestique que l’on me porte le fascicule manuscrit tandis que je dévalais solennellement les quelques marches menant à l’herbe souple du jardin rafraîchi pour mieux m’en aller m’abriter sous la tonnelle ajourée. Ma senestre nerveuse réajustait l’orientation des sièges et les éloignait spontanément l’un de l’autre, marquant une distance respectable plutôt qu’un relent du ménage qui autrefois les occupait. La clochette montée à l’orée de mon perron principal retentit suffisamment pour raidir ma colonne vertébrale. L’apprentie prêtresse s’était déjà présentée et Clovis, ce grand et séduisant brun aux marrons glacés incrustés sous ses paupières souvent abaissées, répondit à la requête de la religieuse, mon précieux édit contre son poitrail. Il ne suffisait que de quelques instants pour que ma valetaille ne la mène aux abords du jardinet où je me trouvais, jouxtant une assise précieuse sur sa dalle de marbre où je l’attendais fièrement.

Sœur Sixtine, soyez la bienvenue. L’on vous escorte céans plutôt que de vous incarcérer dans une autre bâtisse, nonobstant, préféreriez-vous un salon plus privatif pour écrin de nos prochains échanges ?

Sur cette proposition faisant assurément allusion à cette mascarade de salon de jardin, tout lorgnant la sombre pièce qu’elle s’en venait de quitter dont les murs picorés de babioles allochtones trahissaient un héritage étranger, le valet de pied vint me tendre cet ouvrage d’épais feuillets tissés d’une ficelle de chanvre les retenant par la jointure.





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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyJeu 21 Juil 2022 - 22:16
Début juin 1167.
Manoir de Malemort, Esplanade.
Début d’après-midi.

Le milicien posté devant les grandes portes séparant l’Esplanade du reste de la ville de Marbrume telles deux cités étrangères forcées de cohabiter semblait un peu peiner à déchiffrer le petit parchemin que lui avait tendu Sixtine. Le laissez-passer que la prêtresse avait reçu du Comte une fois la date fixée pour leur rendez-vous était pourtant succinct, écrit dans un langage clair et pratique, marqué du sceau des Malemort reconnaissable à son ancre marine. Après quelques instants d’un silence presque aussi pesant que le soleil qui dardait sur son cuir chevelu, la jeune femme put reprendre son document et entrer dans les beaux quartiers. La brune adressa un petit sourire poli au soldat mais celui-ci ne semblait pas du même avis, étant déjà passé aux prochaines personnes à contrôler sans faire plus attention à la religieuse qui commençait à progresser sur les pavés réguliers.

Pour la première fois depuis longtemps, Sixtine sortait du Temple pour autre chose qu’une mission qui lui avait été attribué vis-à-vis de sa place de novice des Trois. D’ordinaire et d’autant plus depuis ses retrouvailles mouvementées avec Alban, la sœur ne sortait que rarement et, ainsi, même ses jours de repos se déroulaient entre les murs frais et protecteurs du Temple ou, tout du moins, ne quittait-elle le quartier du sanctuaire trinitaire.
La demande particulière du Comte de Malemort l’avait amené à bouleverser ses habitudes : le noble à la peau ocre ne pouvant décemment faire irruption au Temple et réclamer spécifiquement la présence de Sixtine sans que cela ne fasse inévitablement hausser des sourcils circonspects voire ne provoque l’ire des bigots les plus réfractaires à sa présence dans l’enceinte sacrée, le fait pour la brune d’utiliser un de ces jours de repos où nul n’aurait fait particulièrement attention à elle pour rejoindre le Comte dans son manoir était la solution la plus indiquée pour leur permettre à tous deux de se retrouver plusieurs mois après leur première entrevue fortuite sur les bancs de la grande nef. Sixtine avait beau suivre les préceptes du Temple avec dévotion et fidélité et respecter les directives des hommes et des femmes de foi qui l’encadraient, il n’en restait pas moins qu’elle se considérait essentiellement comme inféodée aux Trois et non aux hommes. La discrimination que le Comte subissait vis-à-vis de l’organisation cléricale ne lui plaisait guère, elle qui aspirait à permettre à la Trinité de toucher tous les esprits : l’aspirante avait déjà menti pour, si ce n’est redorer le blason comtal, au moins ne pas l’enfoncer derechef dans l’estime d’un oubliable prêtre de Serus qui n'aurait pas manqué d'en référer à sa hiérarchie ; elle était prêtre à recommencer si nécessaire, même si les humbles demandes de pardon devaient par la suite occuper maintes de ses prières aux Trois.

L’apprentie prêtresse suivait les charmantes rues de l’Esplanade, passant quasiment inaperçue avec sa mise d’une grande sobriété, la seule tenue civile qu’elle avait emporté avec elle au moment d’entrer dans les ordres des Trois. Une tension habitait ses pas, pas que la jeune femme observait davantage que les grandes maisons alentours comme de peur de reconnaitre une façade ou une personne. Sixtine se souvenait encore parfaitement où se trouvait la demeure qui avait autrefois appartenu à sa famille honnie ; par chance, elle s’en éloignait et ne risquait pas de voir l’ombre de sa mère la lorgnant depuis une fenêtre à la vitre fumeuse pour l’assaillir d’une culpabilité qu’elle portait déjà à bout de bras depuis des années. L’aspirante se pressa, les doigts légèrement crispés sur le vélin.

En s’arrêtant devant la porte du manoir Malemort, Sixtine prit le temps d’inspirer profondément la brise marine qui apportait en quantité l’iode fraichement arrachée à l’écume de la mer toute proche, expirant pour détendre ses épaules raidies par l’effroi d’être poursuivie par l’âme de sa mère prisonnière de ce quartier encorseté par des murailles supplémentaires et l’hypocrisie soignée de ses habitants. Le poignet fin de l’aspirante s’éleva en vue de faire résonner la petite cloche ; il ne se passa que peu de temps avant que la porte ne s’ouvre sur un valet de haute taille qui obligea Sixtine à relever le nez.

« - Je suis Soeur Sixtine, le Comte de Malemort m’attend. »

Le grand brun se décala pour permettre à la religieuse d’entrer, refermant le battant dans son dos. Les yeux de Sixtine s’adaptèrent difficilement à la pénombre qui recouvrait les lieux telle une chape de plomb ; le silence la frappa également malgré ce qu’elle savait de la situation du Comte, lui donnant l’impression qu’en dehors du maître des lieux et de ce majordome qui la guidait, rien ni personne d’autre n’arpentait les corridors, ce qui était sûrement vrai depuis des années. A peine les pupilles cendrées fatiguées par le contraste de lumière de la novice eurent-elles le temps de capter quelques éléments d’une décoration hétéroclite et exotique que, déjà, il était temps de retourner à l’extérieur. Elle qui s’attendait à être reçue dans un salon le fut d’une certaine manière, ce dernier se trouvant au milieu d’un jardin récemment taillé comme en attestait les traces que le lierre avait laissé sur les murets là où ses racines s’étaient profondément incrustées et la forte odeur d’herbe coupée qui se mêlait à la fragrance salée qu’avait déjà humé la brune à l’entrée de la demeure et qui persistait dans ce petit espace vert ménagé contre le manoir et la falaise qui se précipitait bien en deçà.
Sous la tonnelle, finalement, se tenait le Comte de Malemort qui l’accueillit tout en récupérant un document que son valet avait en main. Sixtine s’efforça de ne point observer trop longtemps le noble dont le teint cuivré ressortait particulièrement à la faveur des rayons estivaux, ce qui attirait inévitablement son œil certes tolérant mais dans le même temps guère habitué à telle différence qu’elle n’avait pas eu le loisir d’observer plus avant lorsqu’ils s’étaient parlés au Temple. La novice ploya la nuque pour saluer son hôte, un sourire affable aux lèvres.

« - Comme il vous conviendra, Monsieur. Le calme de l’ombre sied davantage à votre requête mais il serait dommage de ne point profiter de ce jardin fraichement dompté. »

Quitte à avoir fait arracher les mauvaises herbes et tondre le gazon, autant que cela serve à quelque chose. Si le Comte de Malemort consentait à ce qu’ils occupent le jardin, le cadre serait très différent de celui que les prêtres de Rikni et les quelques généralistes qui s’adonnaient également à l’exercice connaissaient dans le cadre des lectures de rêves. La situation était toutefois bien différente de ce que Sixtine avait pu connaitre au Temple et ce n’était pas tant une séance d’interprétation des songes qu’une simple discussion qui allait avoir lieu, justifiant ainsi le fait de délaisser le voile noir qui était censé recouvrir le divinateur et la pièce plongée au mieux dans un demi-jour terne rappelant artificiellement le crépuscule. Malgré cette perspective moins protocolaire, la noble déchue n’avait pas pu s’empêcher de consulter un certain nombre d’ouvrages traitant de la lecture des rêves à la bibliothèque une fois sa décision prise de visiter le Comte chez lui, désireuse de consolider ses connaissances afin de ne pas risquer une mauvaise traduction.
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Lazare de MalemortComte
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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptySam 23 Juil 2022 - 18:21

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

Comme il me siéra, donc.

J’invitai sans plus attendre la trinitaire à prendre place sur l’un de ces sièges à l’assise assouplie d’une épaisse mante de coton plutôt que d’en laisser le bois dur harceler ses vertèbres. Leurs dossiers droits forçaient à une rectitude certaine, mais leurs hauts accotoirs permettaient un peu plus de relâche pour peu que l’envahissant protocole de l’Étiquette soit mis de côté et qu’un ami trône sur le fauteuil voisin. Leur cannage ajouré garantissait d'ailleurs de ne pas y cuire sous les assauts ardents de l'astre du jour heureusement sur le déclin, si bien que je choisis celui des deux faisant face à la broderie flamboyante cousue sur la toile céleste. Je pris place lorsqu'enfin la religieuse dévala les degrés de marbre gris que lui imposait la situation de ma résidence, cette pente indécelable qu'il fallut égaliser d'une façon ou d'une autre en creusant le granit de nos falaises. Depuis les herbacées élaguées, il se remarquait la condescendance lugubre de la maisonnée à étage où, d’antan, je ne demeurais que quelques nuits par an, rythme bouleversé par le fléau dévastateur réajustant le quotidien de ce monde désolé. Ce protocole dont j’évoquais l’étouffante présence, je le jetai aux flammes du soleil incandescent en m’asseyant de guingois, marquant de ce fait l’aspect relativement officieux de ce rendez-vous. Le solennel des ambiances tamisées et des chorales ecclésiastiques avait pour don d’instiller un malaise nauséeux au creux de mon estomac, de ces sensations tenaces de ne pas appartenir à cette atmosphère caligineuse lorsque je n’avais vu le jour pour rien d’autre que pour les bourrasques chargées d’embruns et les flots écumants.

Je n’avais pourtant pas l’allure de qui croquait la vie à pleines dents, puisqu’outre mon âge, le commun des mortels avait rarement été de la meilleure compagnie qui soit. Endimanché dans une tunique aile-de-corbeau, un large col brodé d’argent décorait mon torse pour toute accessoirisation autre qu’une ceinture de cordelette cirée. Je n’avais pas même pris la peine d’attacher mon épaisse tignasse raide qui ballotait au vent selon les courants assez insolents pour en lever les lourds filaments. La jeune novice des ordres elle-même ne s’était parée de son habit de cul béni, ce qui me la présentait sous un jour certes ascète mais moins désagréable que s’il m’avait fallu accueillir une chasuble monastique sous mon toit silencieux. Car non, elle n’avait pu échapper à la pesanteur du mutisme, derrière les rideaux tirés et le feutre des parquets encore vernis de leur premier patinage. L’endroit était autrement plus mortuaire que le Temple pourtant laissé à l’abandon par la majorité de ses fidèles visiteurs, une solitude sirupeuse qui s’engouffrait dans mes poumons à chaque inspiration pour mieux en embourber la fonction vitale. Je tolérais la solitude lorsqu’elle se voulait être de mon fait, et si je n’avais cœur à y mener réceptions et banquets, c’est bien que trop de mes alliés ont rejoint le domaine anüréen.

Je contemplais le manuscrit riknite entre mes doigts calleux un court instant, cherchant inconsciemment à me remémorer ce que j’y avais inscrit. Y avait-il des informations sensibles que je n’avais su rédiger ailleurs que sur ce carnet sans couverture et dont la reliure effilochée faisait peine à voir ? Mes pensées les plus spontanées se couchaient là, sur le vélin épais et parfois gondolé.

Avant que nous ne commencions, je tiens en tout premier lieu à vous remercier de vous être déclarée volontaire. Aussi, je me dois vous approvisionner en précisions ; ces rêveries récurrentes me sont apparues dès la fin de l’an mil cent soixante-quatre. Il ne s’agit guère d’un seul songe revenant me hanter à l’envi, mais d’un cycle tout–à-fait singulier dont j’ai consigné les détails les plus vivaces dans ce fascicule.

Je reposai le plat de ma paume aux doigts bagués d’argent et de pierreries contre les premières pages de ce recueil anarchique tout en jetant à la face de la novice les langues acerbes de mes émeraudes ravivées par les rais lumineux. Sous ces mêmes bijoux trônaient les sévices blanchâtres de mes nuits sans sommeil, de vilaines cicatrices marbrant mon derme d'airain sous la forme d'une terrible date que fut l'an 1164 ancré à même ma peau.

Je n’ai pas à vous rappeler que je tiens à ce que le contenu de cet ouvrage demeure parfaitement secret, ou du moins, qu’il ne soit mentionné à quiconque, et nulle part, la source de ces écrits.

Il me fallait avant tout m’assurer que cette parole soit donnée ; qu’elle soit évidente ou non, je ne prenais pas plus de risques à poser sur la table des garanties que je me viendrais collecter si les Trois le souhaitaient. Clovis fit un passage succinct pour amener avec lui un guéridon en acajou et un plateau de bronze comprenant une carafe de facture étrangère gavée d’eau mentholée pour en dissimuler l’ignoble goût naturel, ainsi qu’une paire de hanaps en cuivre gravés de bagatelles historiques.




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Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyDim 24 Juil 2022 - 14:18
D’un geste, Lazare de Malemort invita Sixtine à le rejoindre et à prendre place sur l’un des deux fauteuils se faisant face sous l’ombrage ajouré de la tonnelle, lui-même se mettant à l’aise dans le même temps sur le deuxième siège, son manuscrit toujours en main. La novice croisa le domestique sur la route qu’elle empruntait jusqu’au salon d’extérieur qu’on n’aurait su qualifier de charmant en raison de la certaine austérité qui régnait dans le décor végétal qui l’entourait, savamment domestiqué mais point embelli pour autant, ce qui correspondait finalement à un certain prolongement de ce que la jeune femme avait pu brièvement observer de l’intérieur du manoir : un jardin où personne ou presque ne vivait, un jardin peut-être taillé uniquement pour l’occasion de sa visite.

Avant de s’assoir, l’aspirante détacha l’accroche de la légère mante de coton fin qui ornait son cou et ses épaules ; cette cape aussi brune que la longue tresse qui dansait entre ses omoplates au gré de ses mouvements et des courants, elle la laissa sur le dossier en bois solidement tressé. Lorsque Sixtine s’assit sur le rembourrage cotonneux, elle hésita un peu sur la façon de poser ses bras, guère habituées à de si hauts accoudoirs là où, d’ordinaire, au Temple, elle trouvait assise sur des bancs ou des tabourets autrement moins ouvragés et plus spartiates ; une fois sa robe d’un bleu quelque peu passé correctement ramené contre elle afin d’éviter les faux plis, elle choisit finalement de garder ses mains jointes sur le haut de ses cuisses comme elle en avait l’habitude, le dos détaché du dossier de bois dans une posture légèrement avancée, preuve de son attention aux paroles du Comte qui contempla encore un moment son curieux ouvrage dépenaillé, hochant la tête à ses remerciements. Sans vouloir s’abroger la palme de la tolérance, Sixtine aurait été bien incapable de savoir quel autre de ses confrères aurait accepté une telle situation. Comment aurait-elle présenté la chose ? Quel prêtre ou prêtresse ne se serait pas offusqué de devoir officier pour un homme si clivant, bien malgré lui parfois ? Comment aurait-elle dissimulé ce curieux lien qui l’unissait au Comte de Malemort ? Car, d’une certaine façon, c’était bien ce point commun qui avait poussé la demoiselle à accepter de sortir du Temple et à remonter sur cette Esplanade qui ne lui inspirait que crainte et irritation, c’était bien l’affaire De Sarosse et les deuils qui en découlaient, auquel s’ajoutait la reconnaissance de se savoir considérée malgré son statut d’apprentie.

« - Je vois. »

La façon de procéder du Malemort était assez peu conventionnelle – comme bien des choses avec lui – mais cela permettait d’établir une dimension particulière et inattendue à ses rêveries envahissantes. Peu étaient les personnes à se souvenir si longtemps de leurs songes ou, tout du moins, à pouvoir les coucher sur un support afin d’établir de potentiels liens entre eux. C’était un signe qui pouvait être tant bon que mauvais, un avertissement comme un encouragement, pour le peu que ce genre de cas s’étaient assez présenté pour être consigné dans les registres du Temple que la jeune femme avait consulté.

Le regard gris de Sixtine fut happé par les deux jades froides du Comte qui ressortaient particulièrement entre le bronze de sa peau qui s’abreuvait à loisir des rayons du soleil et les cernes que l’aspirante ne remarqua qu’à cet instant où elle se trouvait plus proche de Lazare de Malemort qu’elle ne l’avait jamais été malgré la respectable distance qui les séparait ; un signe de fatigue qui trouvait un écho, bien plus discret, sur le visage de la jeune femme dont les deux perles étaient assorties d’un léger fard bleuté sous ses longs cils noirs.

« - Je comprends, Monsieur, vous avez ma parole que ce qui sera consulté et dit dans votre demeure y restera, les Trois m’en soient témoins. »

Bien que le cadre dans lequel elle évoluait était plus souple que ce qu’elle connaissait au Temple, Sixtine n’entendait pas pour autant s’étendre sur la question si l’on venait à l’interroger de son absence ou de ses soudains nouveaux travaux sur la lecture des rêves. Elle savait la situation particulière du Comte de Malemort et respectait bien trop la confiance qu’il plaçait en l’instant en elle pour ne serait-ce envisager de la trahir. Après tout, on lui avait appris que ce qui se déroulait dans le cadre de ses devoirs de prêtresse était et devait rester strictement confidentiel, à moins qu’un fidèle ne confesse des crimes si graves qu’ils en offenseraient les Dieux eux-mêmes, ce qui, a priori, n’était pas le cas du noble qui lui faisait face. Ce qui l’avait amené devant cet homme était une affaire entre lui, elle, et les Trois, et les hommes du Temple n’avait rien à savoir de tout cela.
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Lazare de MalemortComte
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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyMar 26 Juil 2022 - 17:59

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

Sur cet accord scellé, il était enfin temps que je me sépare de ce manuscrit apostat et ses secrets oniriques. Les feuilles reliées s’envolèrent de mon giron torsadé selon mon assise de biais pour voleter sobrement sous le nez fureteur de la religieuse dont je décortiquai malgré moi les faits et gestes, de sa posture rectiligne et scolaire à sa mise d’azur pâle. Débarrassé de mon pesant fardeau, sobrement je m’affalais contre le dossier courbe de mon assise tout en inspectant – avec bien du retard – la hauteur des brins verdoyants de ce parterre printanier. Peut-être évitais-je simplement le jugement des Trois lorsque détournant mon attention sur cette chevelure proprement taillée je me dérobais au regard de leur envoyée. Mes doigts sereins ne trahissaient pas l’intime nervosité qui aiguillonnait mes entrailles nouées, pas plus que mes traits taillés à la serpe n’en délivraient le message insondable. Ces pages, pourtant, avaient annexé la pellicule de mes nuits turpides en des boucles fluides à l’encre sombre.



☙ • ❧

Accostée aux rivages paradisiaques de cette île enclavée dans la baie des Lamentations, la Belladone s’adonne à une lascive danse au rythme du clapotis des flots échoués. Rares sont ceux qui en foulent la roche poreuse et les lagons édéniques après l’annexion de ce territoire par une brigade commerciale des moins scrupuleuses. Il est vrai, aussi, que l’infestation de ces territoires sauvages par quelque espèce d’arthropode démesuré particulièrement ravageuse a aboli les velléités touristiques d’une majeure partie du continent alentour. Ses criques abritées en font un mouillage d’exception, à deux nautiques des ports majeurs dont les convois à la panse remplie de victuailles raffolent ; et dont nous autres, forbans et pirates, chassons le trésor ingéré. Si le littoral méridional de cette merveilleuse intruse crevant nos eaux chaudes se veut dépeindre la bataille endiablée que bien des courageux ont menée en des débris de campements et nids infectieux de gigantiques crustacés, sa face boréale n’est qu’un eldorado de sources chaudes à l’eau turquoise, de cavités au plafond scintillant de reflets aqueux et autres palmeraies vierges dont le bruissement fantastique est une symphonie de délices. L’astre diurne fatigue déjà, et darde les plages crêtées de carcasses maritimes de nuances framboise et miel dont je peux observer la mouvance sensuelle depuis le quai où me séduit la carcasse de cèdre brut et ses vaguelettes joueuses.

Mon pas lourd et éreinté épuise un peu plus la passerelle usée me portant au pont de la Belle Dame. Le tillac désert favorise l’égarement de mes pensées, nos prochaines frappes fructueuses, nos prochains abordages sanglants, alors que j’en balaie la surface jusqu’à hisser mes vigies smaragdines sous le plancher des huniers. Personne. Il n’est pas inhabituel de se retrouver en compagnie des fustigations de sa conscience lorsqu’à cette heure encore trop peu avancée, l’équipage tout entier se vautre dans les puits argileux, vestiges volcaniques et leurs eaux relaxantes. Je n’ai guère cœur à m’amuser ainsi. Tout au contraire, une pesanteur lasse harasse mes épaules raides et ma nuque somnolente, fait traîner ma patte alourdie de solerets épais sur le hêtre au staccato de molles échardes. Le délectable spectacle des aurores solaires sur l’arène mouchetée d’êtres stellaires m’ennuie. Les embruns iodés et leur poudrin estival aux senteurs de passiflore et de fleur d’oranger m’écœurent. La sarabande coquine de la nef à la chevelure albâtre me désole. Je ne suis déjà plus de ces hommes à m’émerveiller des choses banales, ces mêmes petites choses qui m’ont tant dérobé à leur tour. L’entièreté de mon existence se voue encore aux assauts violents, aux vols de grande envergure, au meurtre arbitraire de qui s’oppose à mes désirs intangibles. Et ce jour, j’en ressens l’entrave dans toute ma stature : une douleur lancinante éperonne mon omoplate, le souvenir aujourd’hui vague d’un chaos du passé ancré à même mes nerfs à vif.

L’étroitesse de la coursive aux cloisons dénudées me frappe d’autant plus, ou bien est-ce l’épaisseur de ma carrure s’y engouffrant en quinconce ; un pondéreux manteau de cuir des moins affriolants la cintre et m’étouffe à petit feu. La rampe menant à l’habitacle principal de cet estomac démesuré subit l’indélicatesse de ma démarche bourrue tandis que je pénètre dans la cale des branles et hamacs brimbalants dans l’espoir final d’atteindre le mien. Et le mien j’atteins, et m’y affale avec mesure afin de ne pas en arracher les portants incertains. Alors qu’au dehors, l’endroit est l’idylle de tous, je réalise abruptement à quel point mon quotidien m’exaspère et ne m’offre ni frisson ni quiétude. Démis de ma nature de capitaine depuis plusieurs mois déjà avant de rejoindre ce bord, je me suis hissé au rôle de second avec une facilité décevante. Ma compagne elle-même, aussi dangereuse que convoitée, n’a rien de plus à m’offrir qu’une confortable ristourne sur le matériel d’artillerie qu’elle me distribue aimablement. Ce n’est pas assez. Ce n’est jamais assez. Je consens vertement à accepter l’élan mélancolique qui pousse mes jambes à me balancer mollement sur cette toile tirée me servant de couchette, avant que ne me rappelle l’intense morsure que mon dos crispé me renvoie avec la force d’une gifle.

La mécanique qui s’opère ensuite se veut savamment rodée et une seringue infiltre bien vite son aiguille mordante dans la chair trapue de mon bras pris d’élans nerveux. Sa salive translucide déversée dans le muscle saisi de spasmes affaisse tendrement mes épaules au point de laisser ma tête alourdie basculer en arrière, dans un soupir soulagé. Traduire ce sentiment en mots intelligibles est hors de ma portée ; un subtil brouillamini d’euphorie, de paresse et de plénitude dont l’effet évanescent ne dure qu’une poignée de secondes jetées au feu de la réalité. Alors je m’avachis sur mes genoux dressés en accotoirs pour mes pattes abattues, accablé bientôt par le faix de mes remords contrariés. Une pulsion indéfinie porte la pulpe calleuse de mes doigts bagués aux inscriptions voraces ayant ancré sous le derme brun de mes phalanges les quatre chiffres d’une date à l’arrière-goût vénéneux. Combien de temps dure cette contemplation mutique, ce recueillement funèbre, qui assourdit mes sens et en gêne le fonctionnement ? Car de l’instant où je relève mes dards de jade sur la silhouette féminine encarcanée de cuir et de toile sombre, mon regard carambole la paume diaphane venue harceler les mèches drues de ma chevelure goudronneuse. Le geste semble apaisé, suspendu dans le roulis aléatoire de la quille, hésitant peut-être.

Et je me souviens cette étrangère moissonnée sur le rebord d’une route de campagne, égarée, la mémoire biffée par un rude choc dont nous ne connaissons pas encore la nature, attelée à être la clef d’un marchandage fructueux. Négoce qui n’aboutit à rien d’autre que son engagement mal assuré au sein de notre équipage, sur mes chaudes recommandations après en avoir témoigné les raisons pour le moins pragmatiques. Cette énigmatique figure, au point de ne m’en rappeler les traits, fait montre d’un mysticisme dont elle n’appréhende pas la teneur et me pousse, dans un sursaut de volonté, à en vouloir dépêtrer l’enchevêtrement…


☙ • ❧

… Sur ces derniers éléments, je tends à m’éveiller et porter avec moi la sensation d’avoir un objectif à accomplir, un but à atteindre, terminai-je après une explication des éléments contextuels de ce premier rêve, passé la première lecture de la bonne sœur. Cette “entité” sans identité est l’élément le plus récurrent de mes égarements, et je souhaite en décrypter le message. C’est là où votre spontanéité me fait défaut, et ce pourquoi j’en réclame l’opinion.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyMar 26 Juil 2022 - 23:01
Satisfait, le Comte de Malemort daigna finalement confier son ouvrage entre les mains de Sixtine ; ses longs doigts pâles se refermèrent sur les pages passablement secouées par la brise marine et, tandis que la novice se réinstallait convenablement, ses yeux se posèrent sur ce qui semblait faire office de titre à une première série de rêveries. En-deçà, plutôt qu'une simple description détaillée de ce dont le noble aurait pu se souvenir de ses tourments nocturnes se trouvait une liste d'éléments récurrents mêlée à des pressentiments spécifiques, à une description de l'ambiance qui régnait sur ces songes… la seule lecture de cet index éveillait déjà chez l'apprentie prêtresse quelques résurgences de ses consultations et études sur le sujet, la voix du noble à la peau rendue carmin par le soleil de juin venant s'apposer par-dessus sa lecture afin de lui apporter quelques détails supplémentaires.

◈◈◈

La Mer, incontestablement, est le domaine d'Anür. Malgré le caractère immuable et perpétuel de notre Mère à Tous, le territoire marin est un milieu de changement, où tempêtes et temps calme, profusions et disettes se succèdent inexorablement. Il n'y a nul caprice à voir dans cette bascule savamment rythmée selon une fréquence dont seule l'Éternelle connait les rouages et les secrets : nos âmes se reflètent dans les embruns et leur inconstance et, ainsi, ils nous renvoient à nos faiblesses de mortels soumis à nos désirs et nos émotions.

Rêver de la mer nous renvoie sans qu'aucun doute ne soit permis à Anür la Prodigieuse, au changement, au passage, au déferlement ou à l'apaisement de nos émotions, et ce, quelque soit la manière dont l'océan peut être dépeint par notre esprit ensommeillé.


Songeries, par Mère Sibylle de Castelblanc, an 7 du règne du Duc Baudouin de Sylvrur.

◈◈◈

La senestre de Sixtine posée sur le vélin tapotait lentement ce dernier tandis que les pensées de l'aspirante tourbillonnaient, assimilant au mieux les fragments que le Comte de Malemort acceptait de lui détailler. Une île paradisiaque mais plus dangereuse qu'elle n'en avait l'air, une vie de pirate, le soleil en passe de se coucher… autant d'éléments dont les significations pouvaient varier en fonction de la facette explorée, des associations à d'autres chaînons du rêve voire aux autres rêves que le noble avait évoqué… un bref instant, l'esprit de Sixtine fut assailli par la crainte de ne pas être à la hauteur d'un tel défi dont elle n'avait, de plus, pas encore tous les éléments en main, mais la brune se rappela vite que le Comte ne souhaitait pas une lecture de rêves stricto sensu. Ne pas se perdre dans l'analyse à outrance et la tentation de tout lister, garder l'esprit clair, se focaliser sur le plus important : les sentiments que Lazare de Malemort ressentait à la suite de ces songes.

L'apprentie fronça les sourcils lorsque son vis-à-vis évoqua plus longuement l'histoire concernant cette piqûre. Outre son origine, inconnue aux yeux de la jeune femme, cette dernière était d'autant plus intriguée par la sensation de plénitude qui en découlait, un sentiment pourtant très bref qui laissa rapidement de nouveau la place au poids qui l'avait précédé, le poids du vide.
Les perles cendrées de Sixtine décrochèrent finalement du parchemin pour se relever sur le visage d'airain du Comte de Malemort lorsque celui-ci évoqua la présence féminine. Il la décrit comme il l'avait écrit, raisonnablement détaillée dès lors qu'il s'agissait du corps et si l'on omettait ce visage brouillé, effacé, absent. Dans ce rêve que le noble avait vécu à huit reprises, tout du moins pour les occurrences dont il se souvenait, il la ressentait comme une étrangère ou quasi ; pourtant, comme il le confirma par la suite, elle était un chaînon cyclique de ses songes. La dextre posée sur le premier feuillet afin de l'empêcher de se faire malmener par le vent salé, Sixtine remonta sa senestre jusqu'à ce que le dos de ses doigts effleurent son menton.

« - Vous percevez cette personne comme une femme. A partir de là, un grand nombre d'interprétations sont possibles en fonction de ce qu'elle fait ou dit. Si vous me le permettez, j'aimerai entendre et lire la suite avant de me prononcer. »

Certaines thématiques étaient particulièrement vastes à explorer dans le cadre de la lecture des rêves, le fait que voir spécifiquement une personne faisait partie de ces thèmes dont la pluralité était immense voire infinie et dont les prêtres discutaient encore parfois la signification. Sixtine espérait trouver plus de précisions dans les récits des autres rêves afin de cadrer davantage son intuition.

« - Avant que nous ne poursuivions, j'ai une question : la Manticore est votre navire ? » demanda la novice, un léger sourire aux lèvres.
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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptySam 30 Juil 2022 - 13:56

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

À l’interrogation de la jeune religieuse, j’acquiesçai sans attendre, réalisant avoir brièvement fait mention de l’ultime bâtiment des Maerle de Malemort dans ce cédule d’informations en tout genre. Des songes éphémères, captés dans le vif d’un instant d’éveil pour le moins brumeux, avaient été anarchiquement inscrits sur les robustes feuillets tels qu’ils m’avaient été soufflés en rêve. Sensations, sentiments, paysages, portraits, jusqu’au grincement peu amène d’une porte aux gonds rouillés ou au froissement nostalgique de la brise hiémale parmi les conifères, j’y avais noté les ridicules réminiscences que la conscience me permettait encore de chérir ou de maudire lorsque les rais luminescents du jour perçaient les carreaux bullés de mes quartiers. Parfois insensés, ces mots tenaient graduellement d’un rituel nocturne soumis au secret d’un battant clos, feutré, et d’un autre excité par ses visions vivaces. Réveils alarmés, suintant de transpiration, où je m’emparais de ce carnet comme une planche brisée à la dérive pour y graver les circonstances infortunées de mes émotions brutes. Et d’autres, plus doucereux, me poignant d’un fiel incompréhensible ou d’une mélancolie bilieuse.



☙ • ❧

Cette familière silhouette m’intrigue non point par son identité encore nébuleuse, mais sa nature comme spectrale, intangible, irréelle. Rien ne sait justifier le sursaut que je fomente alors pour m’en emparer d’une poigne avide, ni même l’air infiltré dans le creux de ma paume incarcérant le néant. Le plancher bascule abruptement, tandis qu’une gerbe d’iode et de sel me heurte les omoplates de toutes ses forces. Jusqu’alors, le mutisme relatif de mes instants d’introspection burinait mon être d’un fardeau inextricable, et désormais, l’oxygène des bourrasques salines agresse mes poumons libérés de leurs chaînes et les gonfle à outrance, douloureusement. Jetant une main à tâtons parmi les lames aqueuses qui me lacèrent de toute part, mes doigts captent enfin les atours effacés d’une roue de gouvernail dont je me saisis avec la vigueur instinctive d’une pulsion survivaliste. Le tillac. Le tillac de la Belladone. Un vif éclat lumineux zèbre la grisaille qui m’encercle et m’étouffe, dont l’essence se constitue de cumulus orageux et de flots abyssaux, et je constate bien vite la précarité de ma situation : une tempête d’une rare violence, vents et marées assaillent sans vergogne voilure et mâture, et me voilà à la barre de ce bâtiment luttant ardemment contre les creux gigantiques dans lesquels il pique tel un rapace. Le pont autrefois désert se constelle de figures lessivées par les vagues traîtresses, bordant une écoute rêche, projetées parfois contre le bastingage volant en échardes pernicieuses. Ma gorge sèche, irritée par les gouttelettes piquantes, vocifère des ordres atténués dans le sifflement mesquin de l’éolienne tourmente, moi-même incapable de recueillir les échos de ces vaines tentatives de réajuster le cap.

Un craquement déchirant fustige le grand mât qui soudain abat son faîte et emporte avec lui ses étais de soutènement tout autant que son aile grise. Abîmés dans le néant océanique des remous scélérats, le spectacle me tétanise car il signe l’extinction d’une épopée, le terminus d’un long périple qui pourtant avait traversé une averse de boulets, un tonnerre de caronades, de justesse échappé de ses royaux poursuivants battant pavillon ennemi. Les écueils noirâtres de la pointe de Jelako pointent déjà leurs doigts volcaniques lors du retrait de la mer déchaînée, et je pressens leur morsure lorsque voulant virer de bord, la roue désarticulée que je m’évertue à pousser ne semble plus répondre de son gouvernail. Bien de mes confrères, marins aguerris, rejoignent le domaine anüréen d’une embardée farouche de leur destrier avarié, d’un coup de vent aussitôt vilipendé par leurs camarades, d’un cordage rompu par la tension. Mais cette perspective par delà la proue signe sans autre forme de procès notre destination finale. Un choc terrible s’en vient alors emboutir le nez jusqu’alors intact de la Belle Dame, dont la poursuite incessante se tarit net ; le navire, comme mu par un esprit sournois, s’engage premièrement dans un tête-à-queue insensé qui me désoriente et vomit d’autres corps grouillant depuis le pont. Mes mains crispées au support de la roue blanchissent à vue d’œil alors que je suis moi-même enjoint à en tâter le bois de plus près. Une autre commotion, presque plus douce, frappe le flanc du deux-mâts en un bouquet de crépitements qui me glace le sang : une fissure mortelle en meurtrit les côtes et forcent le navire à se plier aussi sûrement que l’enveloppe funeste d’une missive de mauvais augure.

Plus rien. Une viduité réconfortante m’enlace et me préserve du chambardement des hurlements désespérés et des fouets aquatiques. Combien de temps cette étreinte allait encore durer… ?

Le ressac paisible berce mon palefroi et pousse mon crâne à cogner parfois la paroi brute de ma cabine. Ce staccato sourd me tire de mes songes englués et impeuplés, battant mollement les paupières sur des yeux xériques enhardis par l’irradiation de l’astre diurne. Mes lèvres crevassées par la sécheresse se fendillent lors d’une première grimace visant à me protéger des langues incendiaires. Mon premier réflexe, bien que très engourdi, est de chercher à me redresser, toutefois je réalise rapidement que mon assise est drastiquement inclinée. M’aidant de ce dénivelé en tournoyant tel une boussole sur le parquet abîmé, mes pieds nus s’appuient contre la margelle d’enceinte du gaillard d’arrière tandis que je penche sévèrement pour me maintenir debout sur ce morceau arraché du tillac. Une douleur phénoménale se réveille en mon bras gauche, dont la chemise à la toile percée dévoile la térébration sanguinolente hoquetant des flots rubescents. Et de flots rubescents, j’en perçois un océan au devant de moi lorsque mes pattes harcèlent les falaises irrégulières des planches brisées. L’écume carminée teinte encore l’arène sablonneuse, les ridules de la baie se drapant de leurs plus beaux vermillons aux liserés flavescents, tandis que flottent à la surface d’étonnantes méduses rosâtres. Il me faut un long moment, trouble, ouaté de sens insolites, pour réaliser que ces créatures portées par le courant ne sont autres que mes compères décimés dont les vêtements blancs se sont délavés de rouge. Une nausée s’empare de mon estomac, virulente, et le feu d’une bile visqueuse s’échappe de mes lèvres indurées lorsque je chois à genoux.

C’est ici que je pense mourir enfin. Roi autoproclamé sur son trône décapité, toisant une cour mutique dont les applaudissements lointains respirent l’échec et la damnation. Plusieurs dizaines de minutes s’égrènent encore sous les lances ardentes, reposant sur le pont fendu, saisi par une indicible impression d’avoir perdu plus encore que cette vie aventureuse. Une chose précieuse, inestimable, dont la nature m’échappe alors que je force la porte de biais de ma cabine renversée. Mon matérialisme me fait aussitôt songer à la cassette dont j’aperçois l’acajou, et dont je m’empare comme d’une malheureuse bouée pour la jeter par delà le garde-fou, dans le creux d’une vaguelette aréneuse. Il ne m’est plus donné grand temps pour me tirer de ce mauvais pas, et je me sais déjà livré à moi-même. Mes forces drastiquement émoussées m’obligent à plonger dans le bain sanguinolent pour y côtoyer mes frères désossés dont les membres sans vie dansent deçà delà dans de terrifiants angles, avant d’être recraché par une poussée aqueuse me chassant de leurs environs, déméritant ma place à leurs côtés. Les granulés de la plaine d’or ne m’ont jamais paru si vils et blessants que lorsque je me traîne au chevet d’un corps déjà asséché dont la camisole sert mes intérêts. D’un coup de dents, je la déchire sans vergogne, et forme une médiocre écharpe soutenant un bras sans vie dont la percée se veut bourrée de coton salin qui en ravive la peine.

De ma position, cassette sous l’aisselle, je reconnais l’étrange colline volcanique bordant le canal que nos dépouilles ont malgré elles emprunté. Et mon pas traînant de me mener le long d’un sentier forestier martelé d’embûches vers mon berceau des terres boréales.


☙ • ❧

Mes doigts calleux pincèrent tant bien que mal ma tempe, accusant le contrecoup d’un récit sans grand détail mais relatant les points essentiels de mes résumés manuscrits. Je frottai nerveusement mes mâchoires piquetées de poils drus dans un crissement faiblard, puis allai jusqu’à masser l’épaule dont j’eus décrit la douleur. Ces errances oniriques d’une vivacité extrême imprimèrent plus d’une fois leur contrecoup en ma carcasse vieillissante.

Ce fragment-ci m’affecta parfois hors de ces cycles chronologiques, qui pour la plupart suivent une même frise. Il convoie régulièrement un épuisement physique et la tenace impression d’avoir égaré une idée, un objet peut-être, dont je ne saisis jamais la nature.
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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyDim 31 Juil 2022 - 13:45
Contrairement à ce que de nombreuses personnes peuvent penser, le Trésor dans le rêve n'est pas nécessairement synonyme de richesse, à plus forte raison de richesse matérielle et pécuniaire, encore moins de fortune assurée à l'avenir. Seuls les esprits faibles appâtés par le gain ou limités intellectuellement s'arrêteraient à cette première et déplorable lecture et ne sauraient que susciter l'effet inverse suite à ce qu'ils supposeront être une prémonition de la Guerrière qui, il est certain, n'aurait pu que les tromper subtilement en sachant de quoi était faite leur âme. En ce cas, le Trésor dans le songe est le signe évident d'une grossière cupidité.

Comme tout dans les signaux que la Toute Puissante Rikni nous envoie, il est important de prêter une attention aigue à tous les détails relatif à cet élément dans la description qui est faite du rêve. Où le Trésor se trouve-t-il ? Est-il enfoui ou offert ? Est-il dispersé aux quatre vents ou refermé dans un coffret ? Est-ce de l'or, des pierres, des perles, ou autre chose que le rêveur perçoit comme tel ? En somme, le Trésor est plus qu'un simple gain : il trouve sa source dans certaines qualités, des projets de vie, nos relations aux autres et, surtout, dans des secrets qui gagneraient parfois à rester dissimulés sous le sable.


De l'interprétation des Signes de Rikni, par le Père Supérieur Enguerrand de Beaumont et de Verden, an 11 du règne du Roi Théobald [encre effacée, illisible].

◈◈◈

Un sobre hochement de tête plus tard, il était déjà temps de poursuivre la lecture et le récit de ces rêves savamment agencés qui constituaient en soi un sujet d'étude fort intéressant, même aux yeux de Sixtine qui, sans être incompétente, était loin d'être la plus à l'aise dans l'exercice, tout du moins parmi sa génération de novices. La jeune femme n’en restait pas moins volontaire dans son désir d'apprendre et de servir tant les Dieux que leurs fidèles, alors elle tourna le feuillet non sans avoir procédé à une rapide et dernière relecture des éléments du premier rêve, histoire de s'assurer que tous les éléments étaient bien retenus afin de fluidifier sa compréhension de la suite.

Toujours dans la saga du Germe, le second rêve se révéla beaucoup plus confus dans son récit et, Sixtine le découvrira par la suite, étonnant dans son comportement d'électron libre vis-à-vis du reste des chronologies établies par le noble ; même avec le support narratif du Comte de Malemort, les actions et événements étaient bien plus décousus. C'était là quelque chose de récurrent dans les récits de rêves : ces derniers avaient rarement le bon goût de faire preuve d'une linéarité digne d'un conte pour enfants, rien d'alarmant en soi car Rikni ne saurait envoyer de signes aisés à comprendre mais cela ne facilitait guère l'analyse des prêtres.
A intervalles réguliers, les paupières de l'aspirante restèrent closes de longues secondes, l'esprit concentré afin de recoller les morceaux du songe. Une tentative pour attraper cette femme, incarnation du fameux objectif que le Comte évoquait tantôt ? Le chaos d'une tempête et d'un navire à la dérive qui rendait inexorablement le récit plus nébuleux, suivi assez logiquement du naufrage dont Lazare de Malemort se voyait seul survivant, meurtri par la crispation jusque dans le monde réel ce dont attestaient ses gestes pour tenter de relaxer ses maxillaires et son épaule.

« - Il arrive que certains éléments des songes soient simples à comprendre, il n’y a guère de sous-entendus cachés dans le fait de rêver d’une tempête, en particulier au su de ce qui vous est arrivé à l’époque où les rêves ont commencé. »

Sixtine vit le Comte se pencher sur le plateau de bronze que son valet de pied avait disposé avant de s’éclipser afin de remplir les hanaps d’une eau subtilement parfumée. La brune s’efforça de garder pour elle son étonnement de voir le noble supplanter son domestique dans ses attributions et, une fois sa coupe remplie, posa le manuscrit sur ses genoux pour s’en emparer.

« - Merci beaucoup » sourit l’apprentie avant d’avaler une gorgée désaltérante dont l’arrière-goût ferreux était bien camouflé par la menthe.

« - Sans avoir encore tout découvert de vos cycles de rêves, j’ai toutefois le sentiment qu’un chemin se dessine. De prime abord, je ne les vois pas comme une mise en garde ou des prémonitions, en particulier avec les sensations que vous décrivez au moment du réveil. »
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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyMer 3 Aoû 2022 - 8:53

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

Tout en versant le fluide mentholé dans quelque calice de cuivre finement ouvragé, j’offris mon attention aux premiers sentiments de la religieuse sur la question. Ni mise en garde, ni prémonition, pour l’heure. Cela m’était peut-être réconfortant de prime abord, tout autant que l’eau fraîche de sa saveur glaciale plus que de sa température ambiante apaisait mon gosier asséché par ces révélations pour le moins coûteuses en énergie. J’acquiesçai sobrement devant ses pertinentes impressions puis renvoyait à son plateau ridé de précieuses gravures le hanap allégé de son fardeau aqueux. D’un pincement de lèvres, peut-être laissais-je sous-entendre que je tombai en désaccord sur un détail de son avancement interprétatif, mais pas assez pour le manifester en sachant indubitablement que d’autres éléments oniriques s’en allaient s’amonceler sur ceux déjà empilés.

Je ne puis que partager cette impression, celle d’un sentier qui se croque à mesure de rêves. Est-ce toutefois une traduction des évènements de l’époque, ou puissé-ce être un bouleversement d’une différente nature que cette tragédie aurait étouffé, que je n’aurais point remarqué ? suggérais-je un instant, marquant ici cette très légère divergence de point de vue.

Ma senestre affranchie de sa charge s’égara un instant dans les mèches fourbues de mon crin noirâtre dont je n’avais pas natté l’obscure cascade, portant ces eaux abyssales à l’arrière du roc fumant d’hypothèses et de souvenirs. Une brise estivale à l’empreinte iodée en dérangea aussitôt la mise imparfaite, bise que je fustigeai d’une œillade plantée en fond de jardinet, parmi les arbustes taillés qui en composaient la parure. Naturellement, je présentai à la novice DeConques une ample esplanade de silence à peupler de mots savants et spontanés et ce faisant, lorgnai subrepticement Clovis et sa rectitude agaçante faisant office d’encadrure de fenêtre. D’un mouvement caractéristique du poignet, mes doigts pincés et ramassés en une pointe que j’agitais en maigrichonnes arabesques au train empressé traduisaient ma requête : que l’on m’apporte, nous apporte, un nécessaire d’écriture. Le jeune valet se saisit de l’occasion pour y répondre en quittant son emplacement de faction pour mieux disparaître de mon champ de vision et en repercer le voile l’instant suivant, porteur d’un encrier fait du même bronze où reposaient une plume de faisan à la pointe fendue ainsi qu’un tissu buvard parfaitement plié, et de quelques pages de parchemin vierges. Alors qu’il orientait le nécessaire de façon à ce que j’y aie accès sur un guéridon tressé de raphia comme il était fort rare d’en trouver en ces contrées trop humides, je recadrai son intention sur ma jeune invitée, vers qui il repositionna le tout.

Point que je doute des prouesses de votre mémoire, sœur Sixtine, mais je gage que prendre note vous facilitera la suite de votre tâche.

Et le dernier récit de ce premier triptyque de s’amorcer sur le prompt départ de mon valet de pied, sagement silencieux.



☙ • ❧

Bien des sensations me submergent à l’instant où je franchis le pas des bureaux de la Méphédrone. L’accomplissement déméritant d’une quête sans fin, la pesanteur du chemin irrégulier semé d’embûches et d’écorchures qu’il m’a fallu remonter, la fatigue harassante, terrassante, qui me fait poser le genou à terre, puis le second. Et parmi ce néfaste essaim, le soulagement de retrouver les contours familiers d’un confortable canapé de cuir brun, d’une moquette au duvet vermillon, des liserés flavescents cernant les colonnes d’acajou qui s’encastrent dans la voûte vertigineuse du plafond. La fragrance ferreuse de la poudre à canon me revient aux narines comme une marée noire échouée dans mes sinus et l’encens aux touches de cannelle ou de vanille de ne pas la supplanter, mais de s’y mêler dans un boléro olfactif aux tons contrastés. La tête me tourne. Une voix retentit. Cette tessiture un brin nasillarde aux inflexions mi-agacées mi-joueuses me ramène des ères immémoriales dans le passé, d’où je peux observer les notes d’hilarité et d’inquiétude qui ont autrefois tapissé le pavillon de mon oreille. Un pas sans grande délicatesse dévale une volée de degrés aux planches gémissantes lorsque je me sens petit à petit perdre de l’altitude pour mieux me vautrer de tout mon long sur la carpette rubescente ornant le vestibule de la bâtisse.

Ce qui se déroule autour de moi m’apparaît dès lors bien lointain. La course catastrophée des bottes de cuir aux larges semelles qui mangent pressamment les mètres qui nous séparent m’en fait presque sourire ; car incarcérées dans ces souliers peu féminins, une paire de maigres gambettes voilées de bas marronâtres tricotent leur approche paniquée et se jettent à genoux contre mon flanc. Une chaleur diffuse s’invite contre mon omoplate, ou bien mon épaule, et en caresse la chair cuivrée comme une langue solaire autrement plus bienveillante que celles ayant persiflé mon retour. Les boucles hirsutes couleur caramel et leurs pinceaux fourchus me chatouillent nez et pommette, humant cet affreuse mixture de sucre et de soufre. Et pourtant, je me plais là, à capter les sourdes consonnances de ses cris alarmés, les molles décharges d’énergie me repoussant pareil à ressac survolté, mon visage étiré en tout sens lorsque l’on saisit mes paupières, tapote ma joue, passe une paume contre mes lèvres. Et je m’assoupis sur les prémices anguleux d’un visage émacié au teint doré par l’astre diurne, dont les lèvres charnues me sont aussi accueillantes que le sommeil éternel.

Mon réveil est nébuleux, amantelé d’inconfort, mes mouvements pour le moins restreints. Il est fou de réaliser la lourdeur de mon corps nervuré de courbatures désagréables lorsque je reprends connaissance, engoncé dans le matelassé du sofa dont le revêtement chaud m’avalait. Je ne sais combien de temps s’est égrené depuis le moment où mes paupières ont tu leur battement, mais le soleil automnal est au zénith lorsque je m’éveille et bascule pour redresser ma carcasse ankylosée. La même femme presse la carne de son séant contre un bureau à l’empilement chaotique de plans et de croquis, ses bras croisés sous une poitrine peu volumineuse en adéquation avec sa silhouette sèche et étroite. Keres m’expose tant et tant de choses qui me traversent l’esprit d’une oreille à l’autre que je ne retiens pas la moindre de ses informations, traitant probablement des précautions que je me devais suivre à la lettre pour parfaire mon rétablissement. Je me sais avoir de l’affection pour elle, l’assurance que nous partageons bien davantage qu’une alliance politique ou un contrat professionnel. Mais une vive intention territoriale également, un sentiment possessif qui électrise mon instinct et mes désirs bestiaux, attise aussi mes travers et mes vices. Je la possède plus qu’elle ne me possède, la domine, la dévore. Elle ne sait pourtant pas faire bavarder les percussions de mon thorax comme ce qui s’ensuit.

Les battants gigantesques du centre névralgique de nos opérations s’ouvrent en fanfare sur une marée solaire, dont la lumière vive m’écorche la rétine et hisse ma paume en visière. Levé pour accueillir qui de droit, je traîne mes pieds nus sur les tapis de sol pour tenter de déceler les deux silhouettes se présentant en ombres asiatiques sur la toile de cette lueur intense. L’une, plus épaisse que la mienne, coiffée de longues boucles, me rappelle vaguement ma seconde, cette force de la nature dotée d’une puissance surhumaine. L’autre, fluette, s’avance en retrait, jusqu’à dévoiler davantage de tons, de matières, de formes à mes yeux abîmés. Cet épiderme diaphane, ces ondulations anarchiques teinte aile-de-corbeau zébrant ses épaules, une marbrure inesthétique fendant ses lippes gourmandes, et je sens mon estomac se soulever d’une violence à m’en faire peut-être pâlir. Bien au-delà d’une quelconque délivrance, l’euphorie. L’euphorie, dans sa plus simple définition. L’antidote même de mon apoplexie. Celle qui vivifiait mes sens jusqu’à leur douloureuse apogée enserrant sa poigne spectrale autour de mon cœur fané. Si nous nous confondons en palabres, je n’en écoute rien. Toutefois, nulle étreinte, nul élan de sympathie ou d’attendrissement. Nous restions tous deux à nous affronter de la sorte, baignés par l’étoile du jour.

Un crépitement. Cette revenante me tend une main légère, dans une gestuelle nébuleuse qui spontanément attira la mienne. Ce n’est toutefois pas la pulpe de ses doigts arachnéens que je sentais sous les miens, éraflés de cicatrices récentes, mais le cuir froid et souple d’une bourse au ventre gavé de piécettes. Relevant le nez, je remarque que la nuit avait hissé sa toile de fond depuis les coulisses de l’empyrée, les danseuses ardentes de l’âtre crachant leurs confettis incandescents comme autant de touches stellaires. Nous y sommes installés à même la roche froide d’une soirée humide sur les rebords de la baie de l’Arche, le ressac chuchotant son roulis à nos oreilles. Une mélancolie abrupte envahit mes tripes aussi sûrement qu’un envahisseur n’installerait ses ouailles au creux de mon estomac noué. Cette bile noire semble comme jaillir de tous mes pores alors que des palabres indicibles harcèlent mes tympans de nouvelles que je ne veux point écouter, pas même entendre. Je ressens le coup de poignard de la trahison instiller son poison dans mes veines et encolérer mes nerfs à qui la lassitude coupe l’herbe sous le pied. L’acceptation est ardue, nécessaire, mais intolérable, requise, mais déchirante. Je n’en fais pas montre, pressant ma paume contre les écus dans leur gaine de peau glaciale, tandis que la silhouette blafarde reprend un peu de hauteur pour me tourner le dos. Sa figure incolore disparaît par delà une dune, et je me lève subitement pour la poursuivre. En vain.


☙ • ❧

… puis je m’éveille, cette mélancolie tenace au corps. Il a pu m’arriver, en de rares occasions, d’être harcelé par ces images lors d’un moment d’assoupissement.

Je repris mon souffle un court instant, m’abreuvant d’une nouvelle lampée d’eau mentholée. Un souffle long, chargé, épate sensiblement mes narines alors que je rassemble mes esprits morcelés en divers souvenirs et diverses émotions. J’en allai jusqu’à étirer ma nuque d’un côté puis de l’autre, crispé au dossier de mon précieux fauteuil comme en témoignèrent les stigmates incrustés dans ma paume sèche.

Sachez également que ces errances nocturnes me sont aussi vivaces que ne le seraient des souvenirs. J’ai pour habitude de ne rêver que d’évènements dont je me détache, émotionnellement, pareillement à ne pas contrôler ma propre enveloppe ou mes propres gestes, auxquels j’assiste en retrait. C’est ici tout l’inverse.

Affalé sur mon siège ouvragé – que le diable soit de l’Étiquette ! – , le bout de mes doigts bagués d’argenteries et de pierreries précieuses s’en vint parcourir le liseré ciselé du plateau de bronze, pensivement, puis lissa les filaments drus de ma barbe fournie. Les deux lunes smaragdines baignèrent de nouveau la religieuse sous leurs glauques faisceaux, la contemplant avec intérêt non point pour sa chaste tunique à la nuance fade ou sa toison châtain sobrement apprêtée, point même pour le fard auroral nippant ses joues pâles ou la chair humide de ses lippes parfois pincées par le flot de ses songes muets. Je cherchai sans doute à en voler les pensées fugaces, les accrocher sous mes harpons d’émeraude pour en pêcher la meilleure prise.

Je me suis voué, depuis, à écumer quelques pistes de réflexion. Métaphore de mon deuil, prédiction d’un projet voué à l’échec, résurgence d’un remord, et la liste s’allonge. Il en est une que je privilégie mais, afin d’expérimenter votre opinion et constater, peut-être, un aboutissement similaire de votre part, je me garde d’en citer le détail. La séance est loin de toucher à sa fin.



Quelques précisions...:

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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyVen 5 Aoû 2022 - 21:23
Le Comte approuva les dires de la novice en y apportant toutefois une légère nuance de son cru. L'homme ayant eu bien davantage de temps que la clerc pour mûrir sa réflexion sur ses propres assauts mentaux malgré son évident parti-pris dans le processus en était venu à une première supposée conclusion, celle que lui soufflait une intuition aguerrie par l'expérience. Au récit de la métaphore de la tempête ballottant le marin dans ses embruns furieux avant de le vomir sur une terre d'accueil souillée du sang de ses camarades et sachant la place que tenait le noble dans l'affaire de Sarosse, Sixtine avait inévitablement pensé aux étapes du deuil mais Lazare de Malemort semblait envisager une autre possibilité, une éventualité que lui-même ignorerait encore à ce jour. Après s'être amplement désaltérée, l'aspirante prêtresse reposa son verre sur le guéridon de bois précieux, laissant sa dextre libérée de sa charge venir caresser sa joue blanche dans un geste pensif, le regard posé sur les mots tracés d'une main fébrile désireuse de retranscrire les songes harassants à la lueur d'une bougie de suif allumée en toute hâte quand la lune n'était point là pour assurer son office.

« - Plus qu'un cheminement… un voyage ? Un voyage intérieur jusqu'à ce bouleversement, cette intuition qui vous étreint, afin que vous en trouviez la nature ? Comment lever le voile qui le recouvre ? Qu’est-ce qui le permettrait ?… »

Sixtine pensait à voix haute plus qu'elle n'énonçait réellement, se retenant de croquer l'ongle de son pouce comme cela pouvait encore lui arriver parfois dans l'intimité de l'étude lorsque son esprit était trop focalisé sur sa réflexion, geste qui lui avait valu mille réprimandes lorsqu'elle était enfant et, qu'en conséquence de ses souvenirs de cris d'orfraie, elle s'efforçait de ne plus reproduire.
Lisant et relisant les notes du Comte, l’apprentie ne releva le nez qu’au retour du domestique armé d’un second guéridon fait d’un bois – non, plutôt d’une sorte de tressage – que la brune n’avait encore jamais vu et d’un ensemble d’écriture.

« - Vous faites bien, Monsieur. Ce ne peut que me faciliter la tâche » sourit Sixtine, s’emparant de la plume vergetée de noir non sans avoir préalablement coincé le manuscrit du Comte de sorte à voir les commentaires du rêve suivant. Tandis que le noble entamait un nouveau récit par la description d’un lieu qu’il pressentait comme familier, chaleureux et sécurisant, la novice retraçait ses premières pistes sur le parchemin gracieusement prêté d'une écriture pressée mais encore relativement soignée grâce à des raccourcis peu esthétiques et agréables à lire, ajustant ses idées au fur et à mesure que Lazare de Malemort avançait dans son songe.

Citation :
Sur un bateau
Sentiment de pesanteur, solitude ? Après la Perte ? Ce jourd'hui ?
Figure de femme impalpable et sans visage, peur de découvrir son identité ? Chercher à savoir de qui il s'agit serait l'objectif ? Épou
Au moment de toucher la femme, tempête, flots déchainés, colère d'Anür ? Provoquée par le désir de vérité ?
Naufrage, seul survivant, mer rouge de sang. Sentiment de perte (êtres chers ? innocence ? foi ? dans le rêve, récupère un coffret, réceptacle d'un secret inavouable ? d'une promesse ?)

Autre femme, "Queres", sentiment de sûreté, amie ? Alliée tout du moins
Assoupissement, rassuré par la présence en un lieu connu, un refuge ? Accueil de la mort ? Renaissance ?
Troisième figure de femme, allégresse en la voyant. Cheveux noirs comme la femme spectre ? Sentiment qui diffère, bonheur en la voyant, âme sœur ?
Passage de la nuit, paysage paisible. Don d'une bourse par la Figure Pâle, paiement ? remboursement d'une dette ? S'accompagne d'un sentiment de tristesse mais acceptation (dédommagement symbolique du deuil ?), pourquoi ce revirement de sensation ? puis disparition de la femme, morte ?

Depuis le premier rêve, aucune parole ou dialogues sourds

Sixtine se redressa, détendant à l'aide d'un étirement des épaules son dos quelque peu tourmenté par l'assise ployée qu'elle avait adopté au-dessus du vélin et de ses mots jetés dessus avec spontanéité. Les pupilles cendrées de la novice ne se levèrent de son parchemin gribouillé que lorsque le Comte évoqua sa posture bien particulières au sein de ses songeries. Était-il en train de parler de rêves lucides ? Non, sinon, le noble aurait une maîtrise totale ou quasi sur ses messages de Rikni, or, cela ne semblait point être le cas au vu des innombrables obstacles et contrariétés qui se dressaient sur la route de son cheminement nocturne. Une particularité à la fois.

« - Il est vrai que certains détails me rappellent les différentes étapes du deuil telles qu'on me les a enseigné. Les rêveurs pris en exemple dans ce cas-là n'en sont pas jusqu'à être affectés physiquement par leurs songes, tout du moins, pas au-delà de ce que l'affliction de la perte peut naturellement provoquer. Seulement, si c'était aussi simple que cela, vous ne m'auriez pas fait mander. »

Lazare de Malemort, lui, paraissait fourbu. Ses rêves prenaient le pas sur sa réalité plus que de raison et semblaient puiser dans son énergie vitale pour continuer de subsister et de le tourmenter. Un nouveau sourire se dessina sur les lèvres charnues de l'apprentie, un ourlet dont elle ne put dissimuler le léger amusement qu'elle destinait à la propre pensée fugace qui venaient de lui traverser l'esprit.

« - J'ai le sentiment que vous vivez d'autres vies lorsque vous rêvez. Vos songes sont dotés d'une telle force que vous décrivez vous-même… ils semblent doués de leur propre énergie, davantage que n'importe quel songe. »
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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyMar 9 Aoû 2022 - 1:16

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167


[ HRP : Petit disclaimer, un passage du deuxième paragraphe italique traite de scarification. Il serait judicieux de ne pas le lire si ceci est un sujet auquel vous êtes sensible. ]

Égaré dans mes vivaces réminiscences le temps des prises de notes de la bonne sœur à l’apprentissage inachevé, je me redressai de mon siège afin de me dégourdir momentanément les jambes, comme ankylosé par le poids de ces souvenirs qui ne m’appartiennent guère. Bien sûr, j’eus cent fois songé à l’idée qu’il ne se soit agi que de la résurgence de cette nuit de cauchemar où tout m’avait été pris, mes terres ancestrales, une femme choyée et chérie, un fils encore dans la fleur de l’âge qui s’apprêtait d’ores et déjà à accomplir une étape majeure de sa vie d’homme. C’était toutefois trop simple. Oui, trop simple. Toutes les visions d’horreur dont j’avais écumé les alternatives avaient été plus réelles, crues, évidentes. Rikni n’avait pas à cœur de m’en cacher les détails, ne se privait guère d’en tordre certes la réalité, mais de me l’offrir surtout avec le moins de fioritures afin de ne pas m’épargner, moi, survivant. Alors à quoi bon drainer mon énergie ainsi en des rêves insensés d’une vie qui n’est assurément pas la mienne, bien incapable parfois de décrire les étranges objets qui me semblaient d’une autre époque, voire d’un autre monde. La présence même de la jeune novice en ces lieux en appelait à une hypothétique capacité à sortir de la personnification pour aborder les allégories divines et leurs symboles nocturnes. Il se devait y avoir un message abscons, une forme de quête indicible, quelque chose relevant de la volonté divine. Quelque chose qui s’échappa cent fois entre mes doigts engourdis comme l’albumen d’un œuf stérile, filant à la façon d’une anguille sous la surface opaque d’un lac où je n’identifiais pas mon reflet distordu. Quelque chose, quoi que ce soit, dont le déchiffrage m’affranchirait de ces incessantes visions passées et futures. Alors je contemplai le jardinet, ses mille et uns brins, arbustes et absence notable d’efflorescences outre les plants de chèvrefeuille n’ayant pas éclos.

L’épaule pressée contre un pied de soutènement de la tonnelle qui nous abritait des rais changeants de l’astre du jour, mes ongles griffaient la toison drue mordant mes mâchoires pour en dompter le poil. Quelques cumulus errants nous abritèrent de la chaleur estivale tout en amantelant le paysage bariolé d’une ternissure mélancolique. L’oreille tendue aux hypothèses de la sœur DeConques, j’acquiesce afin de lui faire montre de mon écoute attentive. Si tout cela ne représentait que le cheminement de mon deuil, il m’aurait été décevant de le découvrir, et Rikni l’Onirique aurait sans doute perdu de sa toute-puissance à mes yeux, à ne s’amuser que d’enfantillages pour perturber inutilement le cours de mon indispensable sommeil. Puis vint la suggestion d’autres vies. Une idée qui ne me parvint pas instinctivement et fit battre mes paupières sous des voûtes froncées de sourcils épais.

Je serais fort étonné d’apprendre que vos ouvrages ecclésiastiques mentionnent ces cas. Toutefois, laissez-moi vous conter la suite, celle-ci pourrait vous ouvrir à d’autres perspectives…



☙ • ❧

Nombre d’années se sont égrenées, combien, je n’en ai cure ; comme pétrifié dans la poursuite de mes objectifs, c’est entre trois cloisons et une herse que je me retrouve, à sortir d’une torpeur nauséeuse plutôt qu’un véritable sommeil réparateur. L’endroit humide réverbère l’écho de suppliques agonisantes et atroces hurlements bestiaux depuis les profondeurs caverneuses de cette immense puits creusé à même une roche grisâtre. Quelques rares flambeaux coiffés d’arceaux de fer habillent les murs creusés à la force de la pioche, ces anciennes galeries formées par l’écoulement d’une eau millénaire ont depuis longtemps été asséchées et métamorphosées en cellules d’incarcération. De multiples rumeurs ont couru les venelles des grandes cités de l’Est à propos de cette prison enclavée dans le désert noir, où l’arène brûlante érige ses canyons arides sur un continent inexploré : précédents quartiers d’une royauté tombée dans l’oubli à en croire ses façades ouvragées dans l’ocre, antique civilisation troglodyte y ayant élu domicile avant une invasion barbare, dédale de cavités secrètes habitées par un gigantesque reptile érigé en divinité auprès des populations locales… Autant de mythes et légendes ayant laissé place à cette imprenable bastille isolée parmi les dunes changeantes, souterrains où ont élu domicile d’infects gardiens voués à châtier les plus infâmes criminels de notre temps. Et de ces criminels, je fais ainsi partie.

Étendu sur une planche de bois me servant de paillasse désarticulante, je roule de côté afin de redresser ma lourde carcasse mouchetée d’ecchymoses et blessures sanguinolentes. Ma cellule autrefois partagée n’est guère plus qu’une maigre alcôve isolée du chemin de ronde, un isoloir étouffant de ténèbre tant la première torche embrasée se trouve loin de moi. Aujourd’hui marque un énième instant abrité de la lueur naturelle du jour, où les nycthémères se succèdent sans que leur paysage ne se farde d’aurore ou de crépuscule dans ces vestibules souterrains. Les repères temporels se sont évaporés aussi sûrement que les espoirs de retrouver l’astre diurne et ses dards implacables. Inutile pour moi d’affleurer les abords d’une rustre grille en fonte pour n’apercevoir que l’ombre inquiétante d’un garde parmi les plus enclins à m’infliger d’autres sévices douloureux, si bien que je traîne la pesanteur de mon corps jusqu’à un banc de pierre creusé à même la paroi humide de mon caveau funéraire. M’y asseoir déchaîne un intense spasme saisissant mon échine en une multitude de picots plantés entre mes vertèbres ; en cause, les profondes lacérations qu’une séance de flagellation a imprimé entre mes omoplates saillantes. Mes pommettes bleuies s’indignent d’une pénible grimace étirant la fente rubescente biffant ma lippe, et je viens à me rendre compte que dans la nébuleuse de mon esprit éreinté, rien ne subsiste des circonstances de ma réclusion. Seul deux choses perdurent, vivotant sur les cendres dispersées du charnier de ma mémoire : une tessiture féminine, franche et cinglante, s’évertuant à me tourmenter de l’intérieur en me susurrant calomnies, méfiances et peines. Ainsi qu’une autre, propre à la même entité et sa cruelle dualité, bien plus modulée et pénétrante et dont l’application sur les meurtrissures de mon âme se veut être un cataplasme apaisant. Et de meurtrissures, mon corps ne compte point seulement celles de mes bourreaux lorsque dans mes moments de faiblesse, ma tortionnaire sans effigie m’enjoint à m’emparer du vestige osseux d’un précédent locataire pour attiser le derme de ma cuisse sous sa pointe acharnée. Je ne comptais jusqu’alors que les plaies que l’on m’avait infligées, physiques ou psychiques, mais cet endroit réussit à bien davantage que simplement labourer ma chair, là où d’autres ont tant de fois essayé : me briser. M’anéantir au point de scarifier mon vélin cuivré de mon propre gré, espérant obscurcir mes velléités de rébellion en retournant la lame de mes oppresseurs contre moi. Car ces sévices ont un visage connu, le mien, comme placardé auprès de chaque zébrure sanguinolente gravée dans la peau la plus fine de ma jambe où rien ni personne ne saurait aisément accéder ; des marbrures trop peu profondes, mais dont l’inscription me fait grincer des dents et révolte tous mes sens.

Dans les errances sans but de ma psyché, je capte l’agitation au dehors de ma cage, remous aux échos qui sinon habituels sont ce jour imprégnés d’une étrangeté qui me fait me redresser d’un sursaut. Le cœur battant à mes tempes, j’approche la herse aux carreaux de laquelle mes phalanges se sont mille fois crochetées à s’en faire saigner les jointures. Au dehors, et dans les profondeurs verticales de cette grotte aux méandres infinis, une clameur vrombissante s’élève contre les remparts de pierre jusqu’à agresser mes esgourdes. L’on s’agite au loin, depuis le puits de lumière central suintant d’une phosphorescence bleuâtre sur la toile de laquelle je perçois, en jeu d’ombres, gardiens et prisonniers aller et venir au pas de course. Je pense instinctivement à une tentative dissidente de mutinerie, comme il s’en produit ici des dizaines par semaines. Néanmoins, le vibrato des cris et cliquetis de chaîne étouffés par la distance tord mes boyaux et fait flageoler mes genoux désossés ; mon instinct en alerte me souffle de profiter de cet élan dont je n’entrevois que le tohu-bohu inaccessible. Mais inaccessible il ne le reste guère longtemps lorsque le ramdam gravit les spirales caverneuses pour s’immiscer jusqu’à l’antre de mon impasse. Nonobstant, ce n’est pas la ruée de captifs que je m’attendais à voir, mais une fumerolle à la rapidité improbable se dirigeant droit entre le treillis de mes barreaux pour s’engouffrer dans mes narines et conquérir ma gorge, et me projeter…

… sur la selle ajustée d’un étalon bai brun, dans ce qui semble être un village déserté de ses habitants entre les falaises abruptes d’un canyon ; je porte au devant de moi une extravagante arme faite de bois et de fer, dénuée de lame, au corps creux et à la hampe courbe. Au bout de cet insolite objet, un homme agenouillé vêtu de toile marronâtre me faisant dos, clavicules articulées par des sanglots feutrés, mais aussi une silhouette qui me frappe par sa familiarité, couverte de protections de cuir souple, svelte et dont la crinière noire se couronne d’un capuchon brun. Une estafilade claire froisse ses lèvres mouvantes d’une réponse que je n’écoute pas, submergé par la violence des émotions et leur maelström brouillon. L’euphorie, encore, tournoie au centre de ce cyclone fait de crainte, d’amertume, de haine, de rancune. L’instinct me murmure de passer à l’offensive, de l’envoyer une bonne fois pour toute six pieds sous terre, de l’anéantir comme elle m’a anéanti. En effet, le timbre de ses vocalises froides et radicales me soulevait le cœur d’un déjà-vu traumatique, un frisson diabolique courant mes épaules jusqu’à mourir au creux de mes reins.

Alors j’y cédais.


☙ • ❧

Toutefois, c’est ici que s’achève le premier message de ce deuxième triptyque. Pour une obscure raison, il m’est parfaitement clair de ne point me trouver sur les continents du précédent. Bien qu’il semble s’agir de sa continuité, je me souviens une sensation de recommencement et la pénibilité d’une tâche répétitive, achevai-je alors, tout en frottant nerveusement les scarifications – elles bien réelles – ayant nervuré mes phalanges de leur date funeste en lettrines pâles.

Demeuré debout face à mon royaume végétal, dardé par l'astre déclinant et ses javelots émoussés, je contemplai sa lente et inéluctable reddition à la faveur d'une empyrée assombrie. La bise gonflait en ces heures tardives de la journée, emportant avec elle embruns et chevelures, retournant les pages de la religieuse et son étude. Alors j'en inspirai une grande goulée, déployant ma cage thoracique pour mieux engloutir ces courants d'air joueurs, et apaiser un palpitant malmené par mes réminiscences. Me recoiffant de nouveau, éternellement dépeigné par les bras sépulcraux de la brise maritime, j'en revins d'un regard à la posture studieuse de la DeConques et songeai à son cancrelat de père, dont elle n'avait finalement rien hérité autrement que l'arc d'un sourcil ou la courbure de l'hélix. Qu'aurait eu mon fils à hériter de moi, mes manigances et mes ambitions ? In fine, n'était-il simplement pas plus en paix auprès du divin ? Rikni m'appelait-elle à le rejoindre par le biais de ces tortures nocturnes ? Un frémissement mordit ma nuque, fit courir ses doigts griffus le long de ma mâchoire crispée, et mourut sur la chair de mes lèvres.

S'il vous est plus confortable d'étudier hors des conditions capricieuses du temps, faites-le-moi savoir. Un salon a d'ores et déjà été préparé pour cela, à l'abri de mes murs.

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Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyJeu 11 Aoû 2022 - 0:19
L’ourlet d’autodérision qui ornait les lèvres de Sixtine s’étira un peu plus lorsqu’elle constata la perplexité que son hypothèse farfelue avait provoqué chez le Comte. Celui-ci s’étonna qu’une telle spéculation puisse avoir été inventorié dans les innombrables codex du Temple, ce que lui confirma l’aspirante d’un hochement de tête : il s’agissait bien là d’une supposition purement personnelle qui aurait sûrement fait dresser les cheveux sur quelques nuques bigotes de la grande bibliothèque. Beaucoup lui auraient sûrement reproché son manque d’imagination pour légitimer ainsi ce qu’elle ne pouvait comprendre ou expliquer des rêves de Lazare de Malemort, les plus puristes se seraient sûrement étranglés d’accusations plus graves ; cependant, au contact du noble, la jeune femme savait pouvoir se permettre plus aisément ce genre de digressions, digressions qui étaient d’autant plus admises dans un contexte d’interprétation des rêves. Après tout, n’était-ce pas le domaine par excellence où ce qui était écrit pouvait être rapidement modifié, raturé, discuté ? La novice avait vite arrêté de compter le nombre d’ouvrages qu’elle avait parcouru tout au long de son apprentissage ou même plus récemment, en vue de cet entretien, où elle avait pris connaissance de débats entre auteurs se réfutant les uns les autres, leurs hypothèses supplantant celles de leurs prédécesseurs sur la bases d’exemples nouveaux plus ou moins bien référencés.

Le Comte de Malemort désirant poursuivre sur sa lancée, Sixtine recouvrit son sérieux et, en découvrant un nouveau titre à une nouvelle série de rêves que l’endeuillé souhaitait décrypter, l’apprentie traça une fine ligne sur le vélin dédié à sa prise de note, un trait juste suffisant pour lui faire comprendre qu’elle empruntait un nouveau chemin qui n’était, toutefois, pas forcément complètement dissociable de la saga du Germe. Elle en profita d’ailleurs pour inscrire les deux titres choisis par le noble, s’imaginant déjà quelques liens possibles, certains plus évidents que d’autres.

◈◈◈

Rêver de Sang n’est pas anodin car il s’agit d’un élément indissociable du corps et est donc intrinsèquement lié à Serus. Lorsque ses humeurs sont équilibrées, l’homme doué de cette vivacité peut honorer le Père de toute chose par sa force. Ainsi, être blessé en rêve est un mauvais présage car cela renvoie à une plaie ouverte dans le monde tangible, que celle-ci soit physique ou cachée, elle symbolise une perte de cette force d’origine divine, un déséquilibre des humeurs qu’il est urgent de soigner.

Il est, d’après moi, une seconde interprétation qu’il est important de connaitre : le Sang étant ce qui nous lie, certains rêves peuvent renvoyer à l’idée de maison, d’héritage, de lignée. Dès lors que le songe implique un membre de la famille, le Sang peut être associé à la passation, la transmission, la descendance ou l’ascendance.


De la place de Serus et d’Anür dans le domaine de Rikni, par Frère Émilion Brugge, an 19 du règne du Duc Friedrich de Sylvrur dit ‘le Fol’.

◈◈◈

Si les premiers rêves n’avaient déjà guère brillé par leur optimisme, celui que conta le Comte de Malemort à Sixtine atteignit des abysses particulièrement profonds. Rapidement, toute trace de son sourire avait déserté le visage moucheté de la jeune femme pour ne laisser place qu’à un froncement de sourcils. A l’écoute du récit de cet emprisonnement d’une dureté sans égal, de ces blessures d’une rudesse terrible et de cette pulsion meurtrière assouvie, la religieuse se souvint pourquoi, au Temple, les prêtres et prêtresses chargés de lire les rêves des visiteurs étaient affublés d’un voile noir dissimulant leur visage : outre le fait de faire en sorte que l’homme ou la femme qui officie perde toute forme d’individualité pour ne plus devenir que l’interprète de la volonté de Rikni, son plus stricte et neutre intermédiaire, cela permettait également au clerc de dissimuler ses éventuelles réactions à l’écoute des détails des songes qui pouvaient parfois se révéler crus et violents. De temps à autre, Sixtine levait un bref regard en direction du noble, plus pour voir s’il observait ses réactions que pour réellement épier les siennes ; lorsqu’elle ne se livrait pas à ces discrets coups d’œil, sa dextre griffonnait le parchemin de son écriture petite et allongée.

Citation :
Du Germe au Chiendent ? Le premier précurseur/terreau du second ?
_____________________________

Emprisonnement sans raison connue, blessures commises par tortionnaires, blessures commises par soi – Enfermement métaphorique, physique, culpabilité, honte ?
Entourés de criminels, sentiment d’en être un lui-même, culpabilité derechef
Isolement strict, seule compagnie : voix dissonantes, antagonistes l’une blesse l’autre soigne mais même personne, une des femmes des premiers rêves ?
Évasion, pas de son fait (fuite de la situation ?)
Retrouvailles avec la Figure Pâle (celle qu’il entendait en prison ?) Sentiment d’euphorie encore présent mais noyé, retour du sentiment de trahison du dernier rêve
Exécution d’une revanche ?

Une bourrasque plus puissante que les précédentes figea le poignet de la clerc, ses mains posées sur ses divers manuscrits n’eurent à retenir les feuillets qu’à l’aide d’une simple pression plus appuyée sur les parchemins ; une fois le vent retombé, la jeune femme put utiliser sa senestre pour replacer sa tresse entre ses omoplates, se redressant en entendant la voix du Comte succéder à la tourmente. Bien que celui-ci frappait avec force sur sa columelle et s’engouffrait sans ménagement dans ses sinus, Sixtine devait admettre que l’air chargé de sel l’aidait à pacifier son esprit devant les lourdes chroniques de son interlocuteur.

« - D’accord. Si cela ne vous dérange pas également, il m’est encore agréable de profiter de l’air extérieur. »

La religieuse relut en diagonale ses derniers écrits puis appuya son échine contre le dossier de son siège dans l’optique de détendre ses lombaires, sa dextre restant toutefois prudemment posée sur le guéridon pour retenir les feuillets d’un éventuel enlèvement élémentaire.

« - Vous savez, la prison ou l’enfermement plus globalement est un élément commun dans le Rêve que tous les hommes ou presque expérimentent au moins une fois dans leur vie. Elle marque un arrêt dans notre vie et, dans certain cas, une retranscription d’un étouffement que le rêveur subit dans le monde éveillé. »

Évidemment, ce n’était pas à cet angle que pensait Sixtine concernant Lazare de Malemort : son rêve de prison était bien différent de celui que la jeune femme avait expérimenté au moment de ses fiançailles, où elle se voyait en songe emprisonnée dans une chambre à la décoration suffocante, dans l’impossibilité d’en sortir jusqu’à ce qu’une silhouette qui lui rappelait souvent bien trop douloureusement son père n’ouvre la porte et ne s’enferme avec elle dans la pièce.

« - La culpabilité rejoint ce sentiment de sur-place et de récurrence que vous décrivez et est une signature marquante des rêves d’emprisonnement et de cette identification à des criminels. »

La novice releva des perles légèrement tourmentées sur le Comte, rendues orageuses par sa propre peine qui venait la hanter à intervalles réguliers et qui, en l’instant, s’était invitée dans leur conciliabule.

« - Vous savez, ce qu’il s’est passé ce jour-là… ce n’était pas de votre faute. »

D’ordinaire, Sixtine veillait à ne pas aller au-devant des sentiments des autres pour ne pas faire d’erreurs évitables et éviter de froisser ses interlocuteurs. Cette fois, pourtant, elle avait le sentiment d’être dans le juste et disait cela sans considération politique, seulement avec ses tripes et son cœur.
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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptySam 13 Aoû 2022 - 20:47

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

La suggestion pour le moins pertinente — quoiqu’effrontément éloignée des préceptes trinitaires admis des hautes autorités cléricales — résonnait encore en mon esprit embué de souvenirs avec une bien étrange familiarité. Une note qu’il m’était ardu de saisir, mais vibrait d’une tonalité si péculière que j’aurais su en reconnaître la mélodie entre mille. Tant et si bien qu’il me fallut marquer une pause momentanée soutenue par les hypothèses de la jeune religieuse, retournant à mon siège pour m’y installer avec langueur. J’accédai à la requête de mon invitée de marque en ne réclamant pas la présence de ce cher Clovis, poursuivant nos allégations brouillonnes sous les rais agréables de l’astre dégoulinant sur la toile des cieux. Sœur Sixtine aborda ainsi l’évocation de cette cellule dont je lui avais conté les détails l’instant d’avant : cette allégorie de l’inertie, d’une période d’immobilisme au sein des évènements, eux, bien réels de la vie d’un homme. Jusqu’alors, et si je n’avais eu aucune idée de ce qui patientait encore sur les feuillets parcheminés dont elle n’avait pas encore parcouru les lignes manuscrites, j’aurais pu accepter l’éventualité que tout ce cheminement intangible ne soit que la sadique transcription de mes déboires concrets. Tout ceci concordait avec une magnificence insolente aux troubles de l’an mil cent soixante-quatre et son funèbre sillage, et j’eus assurément cette intime conviction lors des premières occurrences de ces inconcevables rêveries. Et la réflexion pour le moins personnelle qui jaillit des lèvres contrites de la novice alla en ce sens, et me fit projeter deux aiguillons de jade dans sa direction. Fut-ce d’outrage, au regard du rôle qu’elle se devait revêtir ici ? Fut-ce de déplaisir, alors qu’elle accosta sur les rives d’un sujet encore brûlant, lequel n’eut pas encore trouvé de réponse adéquate ? Fut-ce d’appréhension, enfin, à la désagréable idée d’être lu comme dans un livre ouvert… ?

… Ma part de responsabilité, et je ne nierai pas en avoir eu une, ne fait guère le poids face à la culpabilité qui devrait alourdir d’autres épaules.

Osais-je ainsi jeter ma rancune bouillonnante sur la tête couronnée de Sigfroi de Sylvrur ? Car j’en crevais, moi, de culpabilité. J’en crevais, pour toute mention de ce misérable jour où les Trois ne montrèrent une once de miséricorde. J’en crevais, point seulement pour mes ouailles les plus proches, mais tous ces individus pour la survie desquels je m’étais placé plus bas que terre, en vain. J’en crevais, pour la honte non pas que j’eus ressentie à supplier pour leur vie sauve, mais celle qui s’abattit sur la noblesse en présence crachant du dédain sur son humanité pour se ranger au côté d’un enfant-roi la maintenant aujourd’hui par les parties honteuses. J’en crevais, chaque fois que le silence mortuaire de mes quartiers autrefois animés se voulait plus pesant et inextricable. J’en crevais, enfin, pour ne pas avoir encore assouvi ma soif de justice et de revanche en réduisant à néant le pathétique orgueil de ce souverain n’ayant pour allure que celle d’un chefaillon. Sur lui seul devait peser la responsabilité d’un tel drame.

Je réalisai mon égarement lorsque la tension accumulée dans mes serres blanchies sur les angles secs de mes accotoirs en vint à être douloureuse. Alors j’avalai une goulée d’air iodé, désaltérant mes poumons comprimés par l’apnée colérique qui m’eut passagèrement statufié. Le sang se remit à circuler en fourmillements au bout de mes doigts tout juste desserrés, dont je frottais la chair ankylosée dans laquelle s’était imprimé le cannage de mon siège. Mon déni obscurcit les réactions de la prêtresse, dont je m’affairai à éviter l’observation pour mieux rassembler mes esprits et mobiliser mes souvenirs afin d'amorcer la suite de ces récits.

À l’instar de l’opus du naufrage passé un instant d’inertie, celui succédant à l’emprisonnement est également tumultueux. Ce dernier me fit réaliser qu’il s’agît vraisemblablement d’un cercle vicieux, et j’y pressens, je le crois, une forme d’avertissement ou de prémonition…




☙ • ❧

L’aube a étendu ses ailes luminescentes sur le petit village enclavé dans l’ocre des canyons orientaux depuis des heures déjà, la course du char solaire en bonne voie pour atteindre son zénith. À travers les meurtrières voilées de la spacieuse yourte, ses lances ardentes titillent ma pommette exposée et me font grogner d’agacement lorsque se réveille l’inconfort de ma posture accidentée étendue sur un divan bien trop étroit pour mes larges dimensions. Mes sens tout juste en éveil capturent les essences d’un repas fait de miel et de fromage, de piments doux et de baies, de sucre et de sel ; mon ouïe se froisse d’un mouvement affleurant le plancher en une volée de pas légers. Je ne me lève pas. Ma senestre assoupie sur mon estomac glisse plutôt et heurte mes phalanges abîmées sur le bois fatigué du sol, et m’arrache un grondement léonin. Je ne souhaite pas me lever. D’un soubresaut soudain, je tâche de me replacer de façon à m’épargner les plaisanteries solaires et poursuivre vainement mon sommeil entaché de trop de sensations. Inutile. Je peste et bascule mon corps engourdi à la verticale, la plante de mes pieds nus éprouvant la sécheresse rêche des lattes sans tapisserie pour en adoucir la rudesse. Les paupières lourdes d’un repos peu réparateur, je balaie l’unique pièce dont les cloisons faites de paravents m’offrent une vue imprenable sur bien des espaces plus privés : en particulier, ce grand lit aux draps virides et carmins, défaits, piquetés de mouches d’or et froissés aussi sûrement que les oreillers dispersés sur sa largeur. Une couche dont je n’avais guère eu l’usage, car habitée par la propriétaire des lieux, dont je ressentais la présence par delà mon épaule gauche jusqu’à la confirmer d’un regard en coulisse. Sa silhouette menue et athlétique se devine sous les contours cintrés d’une robe blanchâtre aux manchons d’argent noirci, et dont les volants alourdis par la toile épaisse affleurent ses cuisses obscurcies de collants opaques. Sa nuque joue de discrétion, chafouine derrière les boucles noires d’une chevelure volumineuse, mais je repère toutefois la carnation albuginée de ses mains graciles disposant de vigoureuses dattes sur un plateau.

Il sommeille encore en moi un maelström de sensations contraires menant un bras de fer acharné à qui remporterait le monopole de mon cœur. Tantôt une colère vrombissante me ramenant au harcèlement de cette figure pâle dans le secret déshumanisé de ma cellule, cette créature de sable et d’argent ravivant tous les aiguillons de mes châtiments quotidiens, une peur indicible me nouant les boyaux. Tantôt une reconnaissance tacite pour m’avoir tiré d’un pas dont je n’aurais pu réchapper seul, une motivation supplémentaire quant à atteindre l’extrémité de cette corde jetée à l’aveuglette dans le puits de mes tourments. Je dévie mes observations sur ses manigances à même la table préparée, me redresse du sofa enfoncé non sans porter avec moi la fragrance musquée d’une pénible nuit jetant sur ma peau d’airain une pellicule satinée. Mes ébauches cauchemardesques me portrayaient encore en surplomb de la silhouette anoblie d’une quiétude nocturne, observant les vallons soyeux que le drap diaphane formait sur ses courbes sereines, dont je souhaitais ardemment figer la posture de mes mains crochetant sa gorge pour l’offrir à une ultime retraite. Estompant ces pulsions dont il me faut taire la nature, nous échangeons quelques banalités et salutations, je crois, car le cristallin de sa voix s’étouffe dans le tambourinement saccadé de mes mâchoires mastiquant la chair sucrée d’un fruit pioché aux abords du festin offert. Je me rappelle la luisance humide des ondulations ténébreuses cajolant son faciès vitreux, et le parfum de…


☙ • ❧

Mon récit s’interrompit abruptement lorsqu’une réalisation inattendue vint percuter ma mémoire. Un parfum… de jasmin. Il m’avait été donné, récemment, d’en reconnaître les effluves floraux. J’étais néanmoins incapable d’accuser un évènement particulier qui aurait su éclairer mes lanternes quant à ce souvenir si frais, réel et incisif. À la façon d’un mot dont je comprendrais l’essence sans pouvoir en former les syllabes, l’élégante émanation n’était qu’un concept abstrait entre mes tempes et n’accrochait pas le moindre détail tangible de ces derniers jours, semaines, peut-être mois. Basculé en avant pour imposer à mes genoux écartelés la piqûre désagréable de mes coudes fléchis, je prêtais à mon menton la tribune de mes mains jointes incarcérant mes lèvres pincées derrière leurs barreaux de chair. Il me fallut une longue minute de contemplation embrumée d’un jardinet dont je ne percevais que le coloris verdoyant pour réaliser la pesanteur du silence qui s’était imposé à la religieuse. Lui adressant une œillade de biais, je regagnai contenance en rectifiant la courbe de mon dos d’une voûte à une droite.

… Ma mémoire me joue de désagréables tours. J’allais donc aborder…

☙ • ❧

La conversation qui se tient a tout d’anodin, et la matinée déjà bien avancée aurait parfaitement pu se poursuivre sur la note ennuyeuse du quotidien de notre étrange ménage. Nonobstant, les confidences de la Blafarde entonnent un chant devenu soudainement désagréable à mon oreille ; un mot tout particulier aux syllabes aussi doucereuses que le crissement d’ongles sur un tableau noir raidit tout mon être. Un homme, chasseur si j’en crois ce qu’elle me dévoile, dont le prénom agresse mes sens. Nonchalant, je remets aussitôt en question l’entièreté de ses intentions à l’égard de mon hôte dont je sais le passé nébuleux, encore teinté d’une amnésie tenace dont elle n’a écorché que la surface miroitante. Si je refuse d’avouer le fond de mon sentiment névrosé, je sais pertinemment qu’une kyrielle d’éclats jaloux agace mes nerfs en pelote — tout particulièrement à la lisière de mon réveil. Ce “collaborateur” prétend prendre soin d’Elle et son estomac d’oisillon en lui laissant parfois les résultats fructueux de son braconnage, et se joue assurément de ses réminiscences incomplètes pour lui insuffler l’idée qu’ils auraient été compagnons, dans une vie antérieure dont elle n’a que le familier pour en appuyer l’argument. Tout en moi hurle de traquer ce faquin et graver le relief de mes phalanges dans les flancs de ses pommettes, le suspendre à une croix à la merci des charognards. Je me sais enclin à ces vénéneuses pensées, et l’Opaline de les attiser plus encore en me rapportant les babillages incertains que ce crotale parvenu lui avait susurré à l’oreille, sans doute.

Et la voilà perdre pied. Le doute que je me plais à instiller dans son quotidien réglé comme du papier à mesure prend racine et croît en ronces pernicieuses dans son mental dérangé. Je dois l’admettre, la sombre part ma personnalité savoure ce regain de contrôle, cette mainmise dont j’avais été départi à mon incarcération, ce rôle de juge et de bourreau qu’il me manquait depuis. De nouveau, j’attaque : s’est-elle seulement posé les bonnes questions ? L’a-t-elle filé ? Surveille-t-elle ses arrières ? La gestuelle adverse s’agite, alors que nous nous retrouvons tous deux debout, à nous affronter par delà les mètres protecteurs qui nous séparent encore. Elle m’accuse sans vergogne, rejetant son insécurité sur mon absence, reprochant mes sermons ; de sombres tâches mouchettent le parquet apâli à mesure de sanglots nouant ses inflexions éraillées.

Ces larmes limpides ne freinent pas mes invectives, à contrario, le renouveau de mon caractère enflammé dévore les vestiges de ma crainte comme un incendie de brousse et fait bouillir mon sang chaud. Cette jalousie m’aveugle, enténèbre la mesure habituellement modérée de mes mots. Le sentiment d’avoir été remplacé, pire, surpassé, frustre mon for intérieur et humilie mon ego. De nouveau, oui, j’attaque. Mais sa réponse, fustigeant mon orgueil, s’accompagne d’une chaise jetée à mon encontre. Je reçois contre l’épaule le bois sculpté dont elle est constituée, allégée d’un canevas de raphia pondérant le choc. C’en est trop. J’enjambe le meuble aux pattes cassées et m’apprête à fondre sur elle tel un ours mal luné. Ses poings clos pleuvent, harassent mon torse, mes bras, mon estomac, mes trapèzes, et y imposent leur fer rouge. Et dans cette tempête de coups portés dans la cécité de la rage, ses phalanges ramassées de cogner l’angle de ma mâchoire. Furieux, ma poigne crochète son avant-bras le plus douloureux, l’autre s’empare du poignet opposé, et d’une rude pression du bassin, j’en coince les reins contre le rebord de la table apprêtée dont les mets basculent pour se répandre au sol dans un fracas assourdissant. Cette fois, indubitablement, la Figure Pâle est matérielle, palpable, et sous mes doigts calleux, je puis compter les battements insatiables d’un cœur exaspéré.


… Misérable ! … faire à TA place ! … te venger … être LIBRE … LÀ, c’est une esclave !

C’est à peine si je souhaite retenir les javelots révoltés qui m’échappent en bribes assassines, frappant méthodiquement ma geôlière dont je bride maintenant les mouvements erratiques. En coulisse de ce siège, tant d’acteurs s’entrechoquent… Cette rivalité rémanente, indéfrisable, que j’entretiens avec la simple mention d’un autre protecteur, d’un autre homme capable de lui être d’importance, m’irrite férocement. Tout en moi souhaite l’éliminer, reprendre la place qui est la mienne, écraser ce médiocre cloporte parasitant l’existence de ma protégée. Mais une effervescence d’une toute autre nature en combat le remous, une pulsion masculine réveillée par le contact incandescent de mon corps pesant sur le sien avec vigueur. Rien d’aussi primaire qu’un désir charnel, non, un émoi dont la conflagration me réduit au silence, passée l’euphorie, l’allégeance. Un sentiment d’appartenance inscrit dans chaque fibre de mes muscles tendus et colériques, l’assurance inéluctable de me trouver là où je dois l’être. Un sentiment qui, je le crois, résonne également dans les souffles abrégés d’un faciès flou aux lèvres entrouvertes, l’enveloppe paralysée contre la mienne sous la chappe du calme revenu.

☙ • ❧

Mais avant que je ne puisse la libérer de ses fers, je m’éveille.

Un soupir m’échappa, pressant une paume contre mon front fiévreux. De multiples frissons s’échappèrent le long de ma nuque telle une nuée de reptiles chassés d’un mouvement subreptice.

Cet épisode fut, pour moi, le plus marquant de tous. Celui où, peut-être, j’eus voulu déceler le plus de réponses. Il n’est guère question de sentiment amoureux, dont je voue toute l’intensité à feu mon épouse — les Trois aient pitié de son âme —, mais d’une connexion d’un tout autre acabit. Je ne suis pas enclin à croire en la destinée, c’est pourtant le concept auquel je l’associerais. Une notion d’avenir, de but à atteindre, sur le chemin duquel l’homme évoqué est un rude obstacle.

La novice ne soupçonnait guère une prémonition, et pourtant, je ne ressentais guère la présence noueuse d’un tel enchevêtrement infranchissable sur mon chemin. Devais-je toutefois le redouter ? Les messages abscons de la déesse ophidienne triturèrent tant et tant de fois mes nerfs épuisés qu’il me fallait recueillir d’autres hypothèses, d’autres suggestions qui peut-être sauraient faire sens.

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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyDim 14 Aoû 2022 - 21:19
Elle s'était attendue à être confrontée au regard du Comte après une telle sortie mais, malgré cela, Sixtine due prendre une lente et profonde inspiration pour parvenir à soutenir les deux lances d'émeraudes qui vinrent se planter dans ses perles d'empathie, la pulpe de ses doigts accentuant quelque peu inutilement leur pression sur les parchemins pour l'aider à garder contenance plus que pour les garder d'une bourrasque trop impétueuse. L'apprentie prêtresse avait beau s'être imaginée que la réaction du noble devant un rappel si brûlant des événements de septembre 1164 ne serait pas simple à encaisser, le fait qu'elle ne parvenait même pas à identifier clairement ce que Lazare de Malemort pensait l'empêchait de prédire à quel point elle avait outrepassé son rôle.
Après quelques pesantes secondes au cours desquelles la novice se battit longuement contre son envie de faire maladroitement marche arrière pour étouffer à rebours cette spontanéité que le Comte avait fait mander mais qu'il n'attendait sûrement pas si effrontée, plus que la simple et insupportable culpabilité de ne pas avoir su protéger sa famille dont il ne se déferait pas à l'aide d'une simple phrase, fut-elle emplie de compassion, ce fut une rancœur difficilement contenue qui répondit, une rancœur dont la cible était on-ne-peut plus claire et dont l'image crispa Lazare de Malemort sur son siège sans que son regard ne dévia du visage de l'aspirante ; un instant, cette dernière regretta l'absence de voile sur ses traits contractés en une expression qu'elle s'efforçait de garder neutre. Finalement, le poids de ces deux pierres glauques et le crissement plaintif des accoudoirs malmenés par la poigne du Comte eurent raison de la relative assurance de Sixtine qui baissa les yeux sur le guéridon tressé qui lui avait été alloué, craignant plus encore que son jugement le fait que l'endeuillé puisse lire en elle un secret qu'on lui avait sommé de taire, un secret dont elle était l'infortunée tributaire elle, la première religieuse à avoir mis les pieds dans le domaine de Malemort depuis des années peut-être.

Sixtine pensa s'excuser platement pour son audace mais, tout juste après avoir perçu un mouvement du coin du regard, elle entendit de nouveau la voix de l'aristocrate : comme faisant fi de ce qui venait de se passer, il posa les bases du rêve suivant, revenant sur les précédentes allégations de la novice concernant le potentiel prémonitoires de ses songes, les réfutant. Une inspiration, quelques battements de cils, l'apprentie reprit sa plume et, une fois le feuillet associé sous les yeux, s'employa à repousser la brûlure de cet instant suspendu et de ce secret qui lui pesait tant afin que son esprit puisse reprendre son cheminement, rectifier la trajectoire initialement empruntée et épouser les sentiments du Comte pour essayer d'en déchiffrer les méandres.

Citation :
Paysage/architecture exotique
Sommeil troublé/constamment perturbé même dans les rêves, crainte de passer à côté de quelque chose
Retour de la Figure Pâle, sentiment amical de prime abord rapidement mêlé à de la colère et de la peur ? Changements nombreux autour de cette entité, qu'est-ce qui les provoque ?
Discussion pacifique bien que toujours aucune parole audible et claire

Alors que la dextre de Sixtine se figeait après avoir griffonné ces derniers mots, elle prit conscience qu'un petit silence venteux s'était installé sous la tonnelle. La novice ne s'en alarma d'abord pas, le Comte ayant déjà parfois opéré quelques répits de cet acabit depuis le début de leur entretien afin de lui permettre, elle l'imaginait, d'assimiler ou d'écrire un maximum d'informations ou encore de marquer un tournant dans la trame de ses songes. Pourtant, malgré le fait que le poignet de la scribe s'était immobilisé depuis de longues secondes, le récit ne reprenait pas son cours ; la brune releva légèrement le nez pour découvrir Lazare de Malemort ployé au-dessus de ses genoux, les yeux plissés sous ses cils ombrageux et les arcs froncés de ses sourcils, plongé selon toute vraisemblance dans une réflexion si profonde que son esprit avait oblitéré tout ce qui l'entourait. La tête subtilement penchée au-dessus de son papier, Sixtine observa l'intensité de la contemplation du noble, peu désireuse de l'interrompre non pas tant par crainte de l'offenser que parce qu'elle avait appris que le silence avait parfois ses bienfaits propres ; alors la jeune femme s'empara de nouveau de sa coupe et y but une gorgée d'eau mentholée et, au moment où le Comte revint de sa rêverie réveillée, la brune reposa son hanap et, tout en secouant doucement la tête pour signifier au noble que cela ne l'avait pas dérangé, reprit sa retranscription.

Citation :
Le parfum de jasmin rappelle quelque chose en particulier, quelque chose de réel ? Sentiment de déjà-vu ? Pas dans les précédents rêves
Évocation d'un homme par la Figure Pâle, contrariété, colère, accusation sur ses réelles intentions (jalousie vis-à-vis d'un autre prétendant ? désir de protection ? sentiment de domination)
Résistance, altercation virant au choc, premier contact physique avec la Figure Pâle
Puissant sentiment s'éveille à ce contact, "allégeance", appartenance mutuelle ? l'un ayant du pouvoir sur l'autre et inversement ?

Lazare de Malemort marqua la fin de sa narration et, cette fois encore, parut ployer sous le poids que ce récit apposait sur son esprit fébrile et ses épaules harassées. Sixtine leva sur le noble un regard quelque peu soucieux tout en reposant sa plume de biais sur les parchemins après avoir distraitement recadrés ces derniers en un rangement qui lui convenait mieux. Le personnage de la Figure Pâle commençait à prendre de plus en plus d’ampleur et de consistance, au sens propre comme au figuré, ce qui permettait à la novice de préciser son idée sur la question.

◈◈◈

Quel vaste sujet que celui de la Femme dans le Rêve.
Qu’il s’agisse d’une mère, d’une sœur, d’une épouse, d’une fille, d’une aïeule ou même d’une inconnue, rêver d’une Femme, a fortiori si celle-ci est un élément se répétant régulièrement de songes en songes, revenant à l’envi dispenser conseils ou silences, douceur ou douleur, rappelle indubitablement que c’est bel et bien Rikni qui règne sur notre sommeil et qui décide si celui-ci doit nous être bénéfique ou fatal.
L’homme qui rêve ainsi d’une Femme doit prendre garde aux détails les plus récurrents, que cela soit ses paroles, son attitude ou même sa simple présence car, si ces éléments, quels qu’ils soient, viennent à se reproduire à chaque nouveau songe reçu de la Tisseuse de Rêves, c’est que cette dernière attend de lui qu'il y trouve un message essentiel, une information à même de l'éclairer sur sa situation ou sur son avenir. Ainsi, en globalité, la Femme est synonyme d’expérience et d’apport de connaissances nouvelles sur le monde qui nous entoure ou sur nous-même. Dans les cas les plus exceptionnels qui, d’après mon expérience, ne se sont jusqu’à présent produit que chez les femmes aux destins glorieux, il pourrait même s’agir de notre âme qui s’adresserait directement à nous afin de nous faire comprendre la Volonté de Rikni.
Il est donc, d’après moi, pas de signe plus grand que la Reptilienne ne puisse nous envoyer en rêve qu’une personnification de sa Grandeur en l’incarnation d’une Femme, une aide providentielle ou un châtiment divin mais, toujours, une messagère.


Principes Élémentaires du Rêve, par Mère Supérieure Clémence de Malvoisin, an 6 du règne de la Régente Béatrix de Sylvrur.

◈◈◈

« - Ces mots d’une Haute-Prêtresse de Rikni ne sont qu’un extrait d’un ouvrage beaucoup plus volumineux et détaillé mais ce sont les premiers qui me viennent à l’esprit à présent que le portrait que vous m’avez fait de celle que vous appelez la Figure Pâle se concrétise de plus en plus. »

Sixtine marqua une brève pause le temps de faire passer sa tresse par-dessus son épaule et d’en resserrer machinalement le nœud.

« - Il se peut donc que je me sois initialement trompée et que votre intuition concernant une éventuelle prémonition soit la bonne. »

En l’instant, l’apprentie prêtresse n’avait pas la même peine que les autres prêtres à reconnaitre ses torts là où nombre de ses confrères auraient souffert d’admettre qu’ils avaient failli dans leur devoir de savoir et d’interprétation des signes divins. La jeune femme voyait le tableau se reconstituer morceau par morceau et devait concéder le fait que certains éléments ne prenaient leur sens que maintenant, sachant qu’il restait encore une page du cycle à découvrir dont elle avait entraperçu les éléments principaux gravés à l’encre noire par le maître des lieux.

« - Cela ne signifie pas forcément que la Figure Pâle existe dans notre monde tangible, les chances sont même assez faibles en définitive. Toutefois, j’ai le sentiment qu’un détail vous l’a rendu plus… concrète. »

Certains diraient que le diable était dans les détails mais, dans le cadre de l’interprétation des rêves, c’était parfois là que tout se jouait et, outre le rapprochement brutal opéré dans le dernier songe conté par Lazare de Malemort, c’était au parfum de jasmin que Sixtine pensait.

« - Peut-être que cette personne est plus proche de vous que vous ne le croyez, que ce soit physiquement ou métaphoriquement. Peut-être l’avez-vous déjà rencontré ou en avez-vous humé l’essence à la période où ces rêves vous sont apparus. »
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Lazare de MalemortComte
Lazare de Malemort



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MessageSujet: Re: De l'expression du divin et ses voies impénétrables   De l'expression du divin et ses voies impénétrables EmptyMar 16 Aoû 2022 - 12:16

De l'expression du divin et ses voies impénétrables | Fin printemps 1167

Forcené du pragmatisme, il m’était inconcevable de capturer la réalité courant sous mon derme cuivré en d’indicibles soubresauts. Les ressouvenances dont je contais le canevas depuis désormais plus de deux heures n’avaient rien d’égarements oniriques, quoiqu’il me fallut les mentionner sous cette étiquette erronée. Cette expression du divin et ses voies impénétrables ne pouvaient être anodines. Si jusqu’alors je n’eus jamais sauté le pas de prononcer ces palabres, de graver ces sensations dans le basalte de mes mots, leur concrétisation en cette après-midi ensoleillée de juin appela à de toutes nouvelles saveurs. L’intuition du noviciat, bien qu’en aucune occasion acertainée par sa hiérarchie obtuse, s’affirma à mesure de récits. Je réalisai bien tard l’engourdissement pâteux de ma bouche asséchée, humectant mes lèvres d’un coup de langue subreptice tout en m’emparant de mon hanap d’eau parfumée dont je pinçai le corps entre pouce et majeur. De nouveau, je prêtai une oreille académique au discours de la religieuse dont les lectures sagement retenues évoquèrent la place de la figure féminine dans la lecture du rêve. Il allait sans dire que l’hypothétique omniprésence de la déesse reptilienne entre mes tempes pulsantes glissa une goutte glaciale le long de mon échine, et je m’osai à ne pas arborer cet étrange mal-être. La Femme figure maternelle, la Femme perfide matrone, la Femme reflet de l’âme, la Femme messagère. Avais-je été confronté à toutes ces facettes, en dépit de ma nature inéluctable d’homme ? De la compassion de cette main tendue effleurant ma crinière dans le ventre chaud d’un navire à ce poignant sentiment irréfragable que nous nous appartenions, je pondérai les mots de la Mère Supérieure avec soin. Avant de reprendre la parole à mon tour, j’abreuvai ma gorge aride d’une lampée mentholée.

Il est indubitable que le propos de cette étude y corresponde. Néanmoins, peut-être ne vous êtes vous pas tout-à-fait trompée. L’intervention de ce chasseur est jusqu’à présent le seul élément qui m’inspire un sentiment de danger à venir.

La pulpe de mon pouce lut le braille des gravures de ma coupe de bronze pour toute pause dans mon discours, mesurant cette fois l’importance que prit le vivace souvenir de cette fragrance que je ne parvenais à situer. Je me trouvai persuadé — peut-être même ardemment convaincu — que cette scène centrale de mes harcèlements impalpables ne s’était pas manifestée hasardeusement ; toute la géométrie de ce moment me poussait âprement à adhérer à sa primauté.

Je partage votre intuition quant à la concrétisation de cette entité. Tant à l’écoute de mes propres souvenirs ainsi récités, qu’au regard de ce que j’en ressens encore. Père Ignace Béliveau fut le premier dépositaire de mes interrogations à ce propos. La conjecture de l‘été mil cent soixante-cinq au Labret eut raison de cette session trop absconse, mais il fut à l’origine du projet de coucher sur papier les bribes de ce message à l’époque plus qu’incomplet.

Quelques éclaircissements sur les balbutiements de cette démarche, désormais, ne se voulurent plus de trop. Après tout, la première occurrence de ce message à la fermeté saisissante n’apparut qu’au fort de cet été troublé où le Duc de Sylvrur essuya une tentative — et je regrettai son désamorçage — d’assassinat. Il était une hypothèse que je ne pus formuler : celle de l’exécution d’une vengeance qui me prenait encore aux tripes, où l’entité blafarde se voulut incarner la complétion de mon désir, et son chasseur, la raison ou bien la couardise venue me barrer le chemin. La jeune femme installée en quinconce de ma position ne pouvait que se navrer des cendres de mon deuil, je ne ressentais en elle pas la moindre démonstration de rancœur ou de sentiment d’injustice à l’encontre des faits nous ayant pourtant privé tous deux de bien des choses à chérir. Et puis, le relatif risque de m’épancher librement sur mes motivations destructrices se dut être calculé, et je n’avais guère vocation à amplifier l’allègre rumeur de mon ressentiment à l’égard d’une famille ducale qui m’était déjà par le passé rivale.

S’il s’agit toutefois d’une personne bien réelle, je crains ne pas saisir le détail de son identité encore, ni même la raison pour laquelle Rikni m’aiguillerait dans sa direction. Pas plus, d’ailleurs, s’il s’agit d’un individu tentateur qui voudrait attenter à mon intégrité, ou bien d’un discutable allié. Je n’omets pas l’éventualité que mon attraction à son égard se pourrait être fondée sur un terreau néfaste… mais laissez-moi achever la bête tant qu’elle respire encore.

Et de bête, une autre s’imprima dans le discours que j’allais alors tenir, lui encore reflet de son homonyme du premier triptyque, tandis que j’achevai le second volet de mes déboires avec un récit bien moins précis, bien moins majeur — oserais-je prétendre fade — en comparaison de son prédécesseur.



☙ • ❧

La claudication régulière des fers équins sur ce chemin de terre battue, mille fois foulé, rythmait notre vive chevauchée d’une percussion sèche. L’Opale suit le convoi dont je mène le galop, deux autres confrères en composant le corps désossé de ce cortège de sabots poussiéreux et de crins en goguette. Ce convoi lancé à vive allure traverse les reliefs escarpés d’une chaîne de montagne où un sentier serpente, avide de regagner les territoires boisés des peuples séculaires du Méridien. Combien d’heures ont passé, alors que nos montures damaient le parterre herbeux du bas-côté ? L’astre d’or sur le déclin nuance le canevas azuré d’aurores rosâtres et orangées, et l’heure pour nous de marquer une étape dans notre voyage sonne. Le roulis des eaux claires d’un fleuve au courant assoupi borde notre trot léger et une pente douce au duvet verdoyant y plonge depuis la route commerciale que nous avons entrepris d’arpenter. À l’orée d’un détroit marquant l’approche des rapides du torrent que nous allions remonter, une bicoque en ruines jaillit depuis l’arène piquetée de brins frémissants ; je crois reconnaître une ancienne scierie, peut-être un dépôt de charpente et de travail du bois, laissé à l’abandon, à la merci d’une nature recouvrant ses droits immémoriaux. C’est ici que nous décidons de faire halte, cet homme encapuchonné, sa geôlière, la Diaphane et moi-même. Si je me souviens notre destination et le propre de notre mission — escorter cet homme à bon port, par delà les plateaux arides d’ocre et de safran — je suis bien incapable de citer la menace lointaine qui semble sur nos traces, ni même l’identité de nos accompagnateurs. Tous deux semblent évoluer de concert, de la même façon que je me vois appairé à la frêle silhouette au derme hyalin et son escorte d’ondulations occultes dont les nœuds formaient le fatras indélicat.

Le bivouac installé fait bien peine à voir. Munis tout au plus de quelques vivres, nous ne bénéficions d’aucun auvent, aucune tente, pas même un linge à tendre au-dessus de nos têtes. Je ne fais guère confiance à cette estrade de planches rongées par l’humidité, dont les murs branlants sont le terreau fertile d’un lierre touffu. Toutefois, parmi les paquetages, l’encapuchonné s’est installé non sans devoir tolérer la présence étouffante de sa gardienne qui semble refuser de relâcher son attention prédatrice. Tout marin qu’il m’ait été donné d’être auparavant, j’aborde plutôt le lit moussu affleurant les humeurs aqueuses de la montagne, m’adossant confortablement contre un rocher érodé par les crues que la région se devait régulièrement connaître. Il règne ce jour une sérénité rare, tout juste perturbée par l’approche timide de mon propre maton en l’effigie de la femme à la figure indécise, dont la fine moue faisait miroiter la marbrure écorchant sa lippe. Ayant les velléités de partager son repas, je n’ai guère à cœur de la rejeter ; de plus, mon animosité intestine à son égard s’estompe au profit d’une sobre acceptation, et sa présence à mes côtés trahit un juste retour à la “normale”. Une norme dont je ne puis définir les termes, mais m’évoque l’ordre naturel des choses, l’inévitabilité que nous devions entretenir des liens sinon proches, au moins tolérables. Alors agenouillée sur la paillasse gazonneuse, ses doigts arachnéens tricotent leur passage sous les pans d’un torchon sec renfermant en son ventre un trésor de viande séchée dont elle arrache subtilement une feuille. Cette chiffonnade m’est présentée, supposément offerte à une patte qui s’en emparerait comme les serres d’un rapace, néanmoins, j’ouvre plutôt une gueule béante et affamée en dressant le menton, au demeurant avachi contre mon dossier froid. La Blafarde proteste, s’indigne presque, à en croire la rondeur de ses lèvres figées dans une expression que je devine outrée. Pourtant, sa dextre s’anime et porte aux miennes cette carne froissée pour me nourrir tel un roi révéré. Mes dents claquent, arrachent l’offrande, paresseux en tout point tandis que sa patte fuit mes abords. Je me souviens une confidence.

La toile noircie étendue en voûte clairsemée d’astres tombe bien vite, rien ne sait la chahuter outre le flambeau lointain d’une tour de guet. Un animal renâcle, plus haut, sur les abords obscurcis d’une route aux parois peinturlurées d’ombres menaçantes approchant le campement de fortune. Binômes assoupis, essaimés dans les décombres, quatre chevaux n’auraient pu être dissimulés habilement. Nos visiteurs posent pied à terre, visages enténébrés par leurs couvre-chefs, et amorcent aussitôt une fouille judicieuse des environs. Débâcle. Au terracotta se mêle le carmin, au silence les sifflements métalliques, une palette piétinée par le chaos de notre fuite, rejoignant nos montures pour quitter aussitôt les lieux souillés par la mort. Et plusieurs jours, plusieurs étapes, s’égrènent en miettes de pain sur notre sentier cahoteux. Les abords de la cité, érigée en pic de maisonnées couleur tabac et brique jurant sur les eaux azurées cernant l’îlot qui en compose l’écrin, me renvoient à autant de nostalgie que de pesanteur. Celle de nos adieux fomentés à l’orée d’une caverne isolée, où il me fallut demeurer dans ma traque afin de survivre à mes détracteurs. C’est ainsi que la Figure Pâle…


☙ • ❧

…disparut, définitivement si je puis le mentionner ainsi. Puisque le second triptyque s’achève sur cette confusion dont je n’ai guère tiré grand détail. Mais qui m’évoque toutefois le même cheminement vers un point de départ, la même prétendue quiétude, et la même conclusion, que son homologue.

Cette fois encore, la mélancolie de ce souvenir ne m’affectait que subtilement, et je reposai mon hanap sur le plateau offert, pour mieux en remplir le ventre, ainsi que celui de son jumeau. L’astre déclinant tissait une mèche auréoline dans le ciel estival, s’amarrait petit à petit par delà les toitures et créneaux irréguliers du rempart ; il aurait été judicieux d’en appeler à mon insoutenable valet afin qu’il embrase une lanterne, un photophore ou bien une torche si tant est qu’il en prenne l’initiative. Je levai une main ferme à son encontre, sans aller jusqu’à en guetter l’approche féline par delà mon épaule, convaincu qu’il répondrait à l’appel. Et lui stipulant ma demande d’un simple mais efficace « Lumière », l’irrespirable gentilhomme de s’exécuter jusqu’à apporter un flambeau qu’il glissa dans une paire d’anneaux cloués à la structure de cèdre de la tonnelle.

Au regard de l’heure avancée, votre retour sera placé sous bonne escorte, lui indiquai-je en aparté, tandis que Clovis s’affaira à quitter la terrasse. À la distance de nouveau imposée, je repris.
Il est indéniable que ces triades se superposent avec une étrange fluidité : un temps d’inertie, un temps de chaos, un temps d’acceptation, puis une séparation. Forte présence d’éléments répétitifs, outre mon visiteur, comme la présence de deux autres témoins, qui qu’ils soient, en fin de cycle. Cette femme, serait-elle la personnification d’un dangereux projet, d’une prise de risque ? Un fantasme dont je chéris la nature mais implique non seulement une menace, mais aussi des embûches, lorsque présentée en public ? Ces choses du rêve m’ont donné bien du grain à moudre.

Les bourrasques affaiblies laissèrent enfin ma crinière démise en paix, dont je recoiffai les mèches dissidentes en les rassemblant contre ma nuque. Nous avions enfin parcouru les deux premiers tiers de ce voyage à travers mes réincarnations, et l’épuisement ne manquait pas de me frapper lorsque j’en vins à presser tendrement mes doigts contre les écrins parcheminés de mes yeux secs. Et si ce présage était de bien mauvais augure ? Quel obstacle allai-je bien pouvoir encore rencontrer qu’il ne m’eut déjà été donné d’enjamber depuis quelques années…



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